Le Juif errant est arrivé/Les soldats du grand Mufti

Albin Michel (p. 266-278).

XXIV

LES SOLDATS DU GRAND MUFTI


Il faut raconter Hébron et raconter Safed.

Hébron est en Judée, c’est-à-dire dans les pierres. Dix-huit mille Arabes, mille Juifs, mille vieux Juifs non tous âgés, mais tous vieux : Juifs de l’autre temps, papillotes et caftans !

On est dans Hébron. Rien de plus oriental à offrir au voyageur. Des rues pour drames cinématographiques. Très bien ! Mais tout cela est arabe. Où est le ghetto ? Vous regardez et ne le voyez pas. On vous a dit cependant qu’il était ici, dans ce bazar couvert, entre ce carrefour et cette basse mosquée. Pas de ghetto ! Aucun Juif !

Vous retournez aux renseignements. Alors, on vous donne un guide. Le guide vous ramène dans le bazar couvert et vous arrête entre l’échoppe d’un marchand de babouches et un vendeur d’agneaux écorchés. Là, dans le mur, un trou : c’est une porte, la porte du ghetto.

Vous la franchissez courbé en deux ; vous vous redressez, et alors, si jusqu’ici vous n’aviez rien vu, vous voyez maintenant quelque chose. Il ne suffit pas de voir, il faut croire aussi. Ce qui s’offre aux regards est incroyable. Ce ghetto est une montagne de maisons, une vraie montagne avec ses crêtes, ses cols, ses ravins, une petite montagne mal fichue, hargneuse, sans un centimètre carré de terre : toute couverte de maisons, toute ! Pour atteindre le rez-de-chaussée de la deuxième bicoque, il faut passer par le toit de la première. Du toit de la seconde, vous voici de plain-pied dans la troisième. Ainsi pour chacune. Où sont les rues ? Au fait, où sont-elles ? Pas de rues ! Pourtant, je marche et je ne marche pas toujours sur les toits ! Non ! Mais je grimpe des escaliers, j’emprunte un couloir, je me perds dans des labyrinthes. Croyant déboucher sur une place, je me trouve dans une chambre à coucher. Un Juif de grande taille, étendu sur le seuil de sa maison, aurait la tête chez lui, les pieds chez le voisin… un voisin à qui il voudrait du mal, un bras ailleurs et l’autre dans la synagogue ! Trois synagogues communiquant entre elles couronnent le fol État. Le soleil n’a rien de plus extravagant à chauffer sur toute la surface de la terre !

Là vivent mille Hébreux.

Non de ceux qui déployèrent le drapeau au mur des Lamentations ; non mille gaillards de Tel-Aviv ; non plus ces colons durs et décidés de la plaine de Jesraël. Mille Hébreux qui n’étaient point venus en Palestine dans un bateau, mais dans un berceau, mille Juifs éternels. Une famille, une seule, était arrivée récemment de Lithuanie pour vivre en sainteté et non en conquérante sur la terre des ancêtres. Tragique famille !

Amis des Arabes ? Presque. En tous cas, point ennemis. Se connaissant tous, même par leurs noms, se saluant depuis dix ans, depuis toujours. L’Hébron juif était célèbre, non par ses sentiments nationaux, mais par son école talmudique.

Or les Arabes n’attaquèrent pas Tel-Aviv, mais Hébron… mais Safed. Je n’ignore pas que Ragheb bey El Nashashibi, franc comme l’épée, s’excuse en disant : « À la guerre comme à la guerre. On ne tue pas ce qu’on veut, mais ce qu’on trouve. La prochaine fois, tous y passeront, jeunes comme vieux. » Nous faisons expressément remarquer à Ragheb bey que nous ne le mettons pas au défi de tenir sa parole. Il en serait fort capable. Mais l’avenir, aujourd’hui, n’est pas notre affaire.

Le 23 août, le jour du grand mufti, deux étudiants talmudistes sont égorgés. Ils ne faisaient pas de discours politiques, ils cherchaient le Sinaï du regard, dans l’espoir d’y découvrir l’ombre de Dieu !

Le lendemain, dès le matin, des Arabes marquent leur inquiétude sur le sort des Juifs. Tous les Arabes ne font pas partie des fanatiques. La virginité d’esprit n’est heureusement pas générale en terre d’Islam.

— Sauvez-vous ! disent-ils aux Juifs.

Quelques-uns offrent aux futures victimes l’hospitalité de leur toit. L’un d’eux, même, ami d’un rabbin, marche toute la nuit et vient se planter devant la maison de son protégé. Il en défend l’entrée aux fous de sa race.

Lisez.

Une cinquantaine de Juifs et de Juives s’étaient réfugiés, hors du ghetto, à la Banque anglopalestinienne, dirigée par l’un des leurs, le fils du rabbin Slonin. Ils étaient dans une pièce. Les Arabes, les soldats du grand mufti, ne tardèrent pas à les renifler. C’était le samedi 24, à neuf heures du matin. Ayant fait sauter la porte de la banque… Mais voici en deux mots : ils coupèrent des mains, ils coupèrent des doigts, ils maintinrent des têtes au-dessus d’un réchaud, ils pratiquèrent l’énucléation des yeux. Un rabbin, immobile, recommandait à Dieu ses Juifs : on le scalpa. On emporta la cervelle. Sur les genoux de Mme Sokolov, on assit tour à tour six étudiants de la Yeschiba et, elle vivante, on les égorgea. On mutila les hommes. Les filles de treize ans, les mères et les grand’mères, on les bouscula dans le sang et on les viola en chœur.

Mme X… est à l’hôpital de Jérusalem. On a tué son mari à ses pieds, puis saigné son enfant dans ses bras. « Toi, tu resteras vivante… » lui répétaient ces hommes du vingtième siècle !

Aujourd’hui, elle regardait par la fenêtre, d’un regard fixe et sans larme !

Le rabbin Slonin, si noir, si Vélasquez, est là aussi. Il parle :

— Ils ont tué mes deux fils, ma femme, mon beau-père, ma belle-mère.

Ce rabbin dit cela naturellement, d’une voix de greffier lisant un rapport.

Mais il va pleurer :

— En 1492, ajoute-t-il, les Juifs chassés d’Espagne avaient apporté un rouleau de la Loi à Hébron, un saint rouleau, une divine thora. Les Arabes ont brûlé ma thora.

Et le rabbin Slonin essuie deux larmes sur ses joues d’acier bruni.

Vingt-trois cadavres dans la pièce de la banque. Le sang recouvre encore le carrelage comme d’une gelée assez épaisse.


La religion de Mahomet
Défend son droit par l’épée.


Et vous n’avez nulle idée de la grâce, de la jeunesse, de la douceur, du charme et du teint clair du grand mufti…



Safed est en Haute-Galilée, à mille mètre dans les airs. Trois cônes de montagnes coiffés de maisons, les maisons fardées au lait de chaux, lait de chaux bleu, ou rose, ou jaune, ou blanc. Au loin, dans un trou, deux cents mètres plus bas que le niveau de la mer, un miroir en forme de lyre : le lac de Tibériade. Miroir ! Lyre ! Tendres couleurs ! Attendez.

Comme ceux d’Hébron, les Juifs de Safed sont des Juifs de l’ancien temps cultivant… le Zohar ! Vieux hassidistes, ils chantent et dansent en l’honneur du Seigneur. Ceux qui, en supplément, tiennent des boutiques dans le ghetto ont fermé leurs boutiques depuis six jours. Nous sommes au 29 août. Ils ne veulent pas exciter les Arabes qui, depuis le 23, se promènent processionnellement poignard et gourdin à la main, et aux lèvres le serment de tuer bientôt les Juifs. Depuis six jours ? Alors, et les Anglais ? Interrogés, ils répondent de Jérusalem que tout va bien. Le 29 août…

Mais voici l’histoire telle qu’on me la conte dans les rues du ghetto de Safed, cure d’air :

— Pardon, monsieur, je suis le fils du vice-consul de Perse…

— Parfaitement ! répondis-je à ce jeune homme. Ils ont bien arrangé votre maison.

— J’étais en vacances chez mes parents. Je fais mes études en Syrie chez les pères français d’Antoura. Depuis dix jours, les Arabes…

— Je sais. Après ?

— Alors, le 29, nous étions tous réunis à la maison. Nous entendons frapper. Mon père va à la fenêtre. Il voit une cinquantaine d’Arabes. Que voulez-vous, mes amis ? leur demande-t-il. – Descends ! Nous voulons te tuer avec ta famille. Mon père les connaît presque tous. Comment ? Vous êtes mes voisins ; je vois, dans votre groupe, plusieurs de mes amis. Depuis vingt ans, nous nous serrons la main. Mes enfants ont joué avec vos enfants. — Aujourd’hui, il faut qu’on te tue !

Mon père ferme la fenêtre et, confiant dans la solidité de notre porte, il se retire avec maman, mes deux sœurs, mon petit frère et moi dans une chambre du premier.

Bientôt des coups de hache dans la porte. Puis un grincement : la porte a cédé. Mon père dit : « Ne bougez pas. Je vais encore aller leur parler. » Il descend. Au bas de l’escalier, en tête de l’invasion est un Arabe, son ami. Mon père lui ouvre les bras et va vers lui pour l’embrasser en lui disant : « Toi, au moins, tu ne me feras pas de mal, ni à ma famille. » L’Arabe tire son couteau de sa ceinture et, d’un seul coup fend la peau du crâne de mon père. Je descendais derrière, je ne pus me retenir. Je brisai une chaise sur la tête de notre ami.

Mon père s’affaissa. L’Arabe se baissa et lui redonna onze coups de poignard. Après il le regarda, le jugea mort et partit rejoindre les autres qui pillaient dans la pièce à côté.

— Bien !

— Après avoir pillé ils mirent le feu à la maison. Je fis sortir maman, mes sœurs, mon petit frère enfermés dans l’armoire. Nous allions traîner le père hors de l’incendie quand les furieux revinrent. Voyant du sang dans l’escalier ils dirent : « Les autres l’ont égorgé, cherchons son corps. » Alors, me tournant vers ma grande sœur, je criai en arabe : « Donne-moi le revolver, Ada ! » C’était une ruse. Nous n’avions pas de revolver. Ma sœur fait mine de chercher. Ils ont eu peur ! ils sont partis. »

Voici maintenant un vieillard qui larmoie dans sa blanche barbe. Il tient à me dire qu’il s’appelle Salomon Youa Goldchweig, qu’il a soixante-douze ans, qu’il est né à Safed, qu’il n’avait jamais fait de mal à personne, qu’on est venu chez lui, qu’on a tué sa femme, qu’on a voulu l’assassiner et que c’est quatre de ses voisins qu’il connaissait bien qui ont fait toutes ces choses. Et il me demande : « Pourquoi ? »

Surgit un jeune homme :

C’est Habib David Apriat. Son père était professeur d’hébreu, de français et d’arabe. Trois des anciens élèves de son père, sont entrés chez lui, ont tué son papa, ont tué sa maman, ont coupé les doigts à sa sœur qui a fait la morte sur la maman.

David Apriat s’en va, court. Où va-t-il ? Il revient avec sa sœur — moins deux doigts, et tous deux ils me regardent et le jeune homme répète : « Voilà ! Voilà ! »

Un autre apparaît.

— Je m’appelle Abraham Lévy, je suis sujet français. Algérien. Je suis gardien à l’École de l’Alliance israélite. J’ai tout vu. Quand ils sont entrés à l’école, ils ont dit : « Abraham est de nos amis, il ne faut pas le tuer, mais seulement lui couper les mains. » Je m’étais enfui sur le toit. « Abraham ! criaient-ils, où es-tu ? Tu es notre ami, nous ne voulons que te couper une main ! »

Je les connaissais tous. Tous étaient de bons camarades. J’ai pu me sauver.

Et le grand rabbin Ismaël Cohen ?

Trois mois auparavant, me promenant dans le ghetto de Safed, j’avais rendu visite au vieillard. Depuis dix ans, il n’avait plus touché de son pied le raide escalier de son nid de pierres. Quatre-vingt-quatre ans d’âge, une fière tête, un fameux savant du Talmud.

Ils l’ont égorgé aussi !

Je repris le chemin de sa maison. Je gravis l’escalier. La porte n’était plus fermée. Sur le divan où naguère il était assis pour me recevoir, des loques ensanglantées traînaient. Une mare de sang séché, comme une glace vue de dos qui se serait brisée là, tachait le carrelage. Au mur, l’empreinte de ses doigts sanglants.

— Monsieur le grand rabbin, lui avais-je dit, à cette même place, permettez que mon ami Rouquayrol fasse un croquis de vous.

— Chers visiteurs, avait-il répondu, la loi de Moïse le défend, mais Ismaël Cohen ne voit plus clair, il n’en saura certainement rien !

Et il nous avait tendu sa main blanche.

Sa main est là, aujourd’hui, sur le mur, toute rouge !

C’est ce que l’on appelle un mouvement national !