Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XVI/17

Méline, Cans et compagnie (9-10p. 239-258).
Seizième partie


XVII


Une rencontre.


Adrienne et Djalma étaient morts le 30 mai.

La scène suivante se passait le 31 du même mois, veille du jour fixé pour la dernière convocation des héritiers de Marius de Rennepont.

On se souvient sans doute de la disposition de l’appartement que M. Hardy avait occupé dans la maison de retraite des révérends pères de la rue Vaugirard, appartement sombre, isolé, et dont la dernière pièce donnait sur un triste petit jardin planté d’ifs et entouré de hautes murailles. Pour arriver dans cette pièce reculée, il fallait traverser deux vastes chambres, dont les portes, une fois fermées, interceptaient tout bruit, toute communication du dehors.

Ceci rappelé, poursuivons.

Depuis trois ou quatre jours, le père d’Aigrigny occupait cet appartement ; il ne l’avait pas choisi, mais il avait été amené à l’accepter sous des prétextes d’ailleurs parfaitement plausibles que lui avait donnés le révérend père économe, à l’instigation de Rodin.

Il était environ midi.

Le père d’Aigrigny, assis dans un fauteuil auprès de la porte-fenêtre qui donnait sur le triste petit jardin, tenait à la main un journal du matin, et lisait ce qui suit aux nouvelles de Paris :

« Onze heures du soir. — Un événement aussi horrible que tragique vient de jeter l’épouvante dans le quartier Richelieu. Un double assassinat a été commis sur une jeune fille et sur un jeune artisan. La jeune fille a été tuée d’un coup de poignard ; on espère sauver les jours de l’artisan. On attribue ce crime à la jalousie. La justice informe. À demain les détails. »

Après avoir lu ces lignes, le père d’Aigrigny jeta le journal sur la table et devint pensif.

— C’est incroyable, dit-il avec une envie amère, songeant à Rodin. Le voici arrivé au but qu’il s’était proposé ;… presque aucune de ses prévisions n’a été trompée… Cette famille est anéantie par le seul jeu des passions, bonnes ou mauvaises, qu’il a su faire mouvoir… Il l’avait dit ! Oh ! je le confesse, ajouta le père d’Aigrigny avec un sourire jaloux et haineux, le père Rodin est un homme dissimulé, habile, patient, énergique, opiniâtre et d’une rare intelligence… Qui m’eût dit, il y a quelques mois, lorsqu’il écrivait sous mes ordres, humble et discret socius… que cet homme était déjà depuis longtemps possédé de la plus audacieuse, de la plus énorme ambition, qu’il osait jeter les yeux jusque sur le saint-siège… et que, grâce à des intrigues merveilleusement ourdies, à une corruption poursuivie avec une incroyable habileté, au sein du sacré collège, cette visée… n’était pas déraisonnable… et que bientôt peut-être cette ambition infernale eût été réalisée, si, depuis longtemps, les sourdes menées de cet homme étonnamment dangereux n’eussent pas été surveillées à son insu, ainsi que je viens de l’apprendre ?… Ah !… reprit le père d’Aigrigny avec un sourire d’ironie et de triomphe, ah ! vous, crasseux personnage, vous voulez jouer au Sixte-Quint ? Et non content de cette audacieuse imagination, vous voulez, si vous réussissez, annuler, absorber notre compagnie dans votre papauté, comme le sultan a absorbé les janissaires ! Ah ! nous ne sommes pour vous qu’un marchepied !… Ah ! vous m’avez brisé, humilié, écrasé sous votre insolent dédain… Patience…, ajouta le père d’Aigrigny avec une joie concentrée, patience, le jour des représailles approche ;… moi seul suis dépositaire de la volonté de notre général ; le père Caboccini, envoyé ici comme socius, l’ignore lui-même… Le sort du père Rodin est donc entre mes mains. Oh ! il ne sait pas ce qui l’attend. Dans cette affaire Rennepont qu’il a admirablement conduite, je le reconnais, il croit nous évincer et n’avoir réussi que pour lui seul ;… mais demain…

Le père d’Aigrigny fut soudain distrait de ces agréables réflexions ; il entendit ouvrir les portes des pièces qui précédaient la chambre où il se trouvait.

Au moment où il détournait la tête pour voir qui entrait chez lui, la porte roula sur ses gonds…

Le père d’Aigrigny fit un brusque mouvement et devint pourpre.

Le maréchal Simon était devant lui…

Et derrière le maréchal… dans l’ombre… le père d’Aigrigny aperçut la figure cadavéreuse de Rodin.

Celui-ci, après avoir jeté sur le père d’Aigrigny un regard empreint d’une joie diabolique, disparut rapidement ; la porte se referma, le père d’Aigrigny et le maréchal Simon restèrent seuls.

Le père de Rose et de Blanche était presque méconnaissable : ses cheveux gris avaient complètement blanchi ; sur ses joues pâles, marbrées, décharnées, pointait une barbe drue, non rasée depuis quelques jours ; ses yeux, caves, rougis, ardents et extrêmement mobiles, avaient quelque chose de farouche, de hagard ; un ample manteau l’enveloppait, et c’est à peine si sa cravate noire était nouée autour de son cou…

Rodin en sortant avait comme par inadvertance fermé au dehors la porte à double tour.

Lorsqu’il fut seul avec le jésuite, le maréchal fit d’un geste brusque tomber son manteau de dessus ses épaules, et le père d’Aigrigny put voir, passées à un mouchoir de soie qui servait de ceinture au père de Rose et de Blanche, deux épées de combat nues et affilées.

Le père d’Aigrigny comprit tout.

Il se rappela que, plusieurs jours auparavant, Rodin lui avait opiniâtrement demandé ce qu’il ferait si le maréchal le frappait à la joue… Plus de doute, le père d’Aigrigny, qui avait cru tenir le sort de Rodin entre ses mains, était joué et acculé par lui dans une effrayante impasse ; car il le savait, les deux pièces précédentes étant fermées, il n’y avait aucune possibilité de se faire entendre du dehors en appelant au secours, et les hautes murailles du jardin donnaient sur des terrains inhabités.

La première idée qui lui vint, et elle ne manquait pas de vraisemblance, fut que Rodin, soit par ses intelligences avec Rome, soit par une incroyable pénétration, ayant appris que son sort allait dépendre entièrement du père d’Aigrigny, espérait se défaire de lui en le livrant ainsi à la vengeance inexorable du père de Rose et de Blanche.

Le maréchal, gardant toujours le silence, détacha le mouchoir qui lui servait de ceinture, déposa les deux épées sur une table, et, croisant ses bras sur sa poitrine, s’avança lentement vers le père d’Aigrigny.

Ainsi se trouvèrent face à face ces deux hommes qui, pendant toute leur vie de soldat, s’étaient poursuivis d’une haine implacable ; et qui, après s’être battus dans deux camps ennemis, s’étaient déjà rencontrés dans un duel à outrance ; ces deux hommes, dont l’un, le maréchal Simon, venait demander compte à l’autre de la mort de ses enfants…

À l’approche du maréchal, le père d’Aigrigny se leva ; il portait ce jour-là une soutane noire qui fit paraître plus grande encore la pâleur qui avait succédé à une rougeur subite.

Depuis quelques secondes, ces deux hommes se trouvaient debout, face à face, et aucun n’avait encore dit un mot.

Le maréchal était effrayant de désespoir paternel ; son calme, inexorable comme la fatalité, était plus terrible que les fougueux emportements de la colère.

— Mes enfants sont morts, dit-il enfin au jésuite d’une voix lente et creuse en rompant le premier le silence, il faut que je vous tue…

— Monsieur, s’écria le père d’Aigrigny, écoutez-moi… ne croyez pas…

— Il faut que je vous tue…, reprit le maréchal en interrompant le jésuite ; votre haine a poursuivi ma femme jusque dans l’exil, où elle a péri ; vous et vos complices avez envoyé mes enfants à une mort certaine… Depuis vingt ans vous êtes mon mauvais démon… C’est assez, il me faut votre vie… je l’aurai.

— Ma vie appartient d’abord à Dieu, répondit pieusement le père d’Aigrigny, ensuite à qui veut la prendre.

— Nous allons nous battre à mort dans cette chambre, dit le maréchal, et comme j’ai à venger ma femme et mes enfants… je suis tranquille.

— Monsieur, répondit froidement le père d’Aigrigny, vous oubliez que mon caractère me défend de me battre… Autrefois, j’ai pu accepter le duel que vous m’avez proposé ;… aujourd’hui ma position a changé.

— Ah !… fit le maréchal avec un sourire amer, vous refusez de vous battre maintenant parce que vous êtes prêtre ?

— Oui… monsieur, parce que je suis prêtre.

— De sorte que, parce qu’il est prêtre, un infâme comme vous est certain de l’impunité, et qu’il peut mettre sa lâcheté, ses crimes à l’abri de sa robe noire ?

— Je ne comprends pas un mot à vos accusations, monsieur. En tout cas, il y a des lois, dit le père d’Aigrigny en mordant ses lèvres blêmes de colère, car il ressentait profondément l’injure que venait de lui adresser le maréchal ; si vous avez à vous plaindre… adressez-vous à la justice ;… elle est égale pour tous.

Le maréchal Simon haussa les épaules avec un dédain farouche.

— Vos crimes échappent à la justice ;… elle les punirait, que je ne lui laisserais pas encore le soin de me venger… après tout le mal que vous m’avez fait, après tout ce que vous m’avez ravi…

Et, au souvenir de ses enfants, la voix du maréchal s’altéra légèrement ; mais il reprit bientôt son calme terrible :

— Vous sentez bien que je ne vis plus que pour la vengeance… moi ;… mais il me faut une vengeance que je puisse savourer… en sentant votre lâche cœur palpiter au bout de mon épée… Notre dernier duel… n’a été qu’un jeu ;… mais celui-ci… oh ! vous allez voir celui-ci…

Et le maréchal marcha vers la table où il avait posé les épées.

Il fallait au père d’Aigrigny un grand empire sur lui-même pour se contraindre ; la haine implacable qu’il avait toujours éprouvée contre le maréchal Simon, ses provocations insultantes, réveillaient en lui mille ardeurs farouches ; pourtant il répondit d’un ton assez calme :

— Une dernière fois, monsieur, je vous le répète, le caractère dont je suis revêtu m’empêche de me battre.

— Ainsi… vous refusez ? dit le maréchal en se retournant, revenant vers lui et s’approchant.

— Je refuse.

— Positivement ?

— Positivement ; rien ne saurait m’y forcer.

— Rien ?

— Non, monsieur, rien.

— Nous allons voir, dit le maréchal.

Et sa main tomba d’aplomb sur la joue du père d’Aigrigny.

Le jésuite poussa un cri de fureur ; tout son sang reflua sur sa face si rudement souffletée ; la bravoure de cet homme, car il était brave, se révolta ; son ancienne valeur guerrière l’emporta malgré lui, ses yeux étincelèrent ; et les dents serrées, les poings crispés, il fit un pas vers le maréchal en s’écriant :

— Les épées… les épées…

Mais soudain se rappelant l’apparition de Rodin, et l’intérêt que celui-ci avait eu à amener cette rencontre, il puisa dans la volonté d’échapper au piège diabolique que lui tendait son ancien socius le courage de contenir un ressentiment terrible.

À la fougue passagère du père d’Aigrigny succéda donc subitement un calme rempli de contrition, et voulant jouer son rôle jusqu’au bout, il s’agenouilla, et baissant la tête, il se frappa la poitrine avec componction en disant :

— Pardonnez-moi, Seigneur, de m’être abandonné à un mouvement de colère… et surtout pardonnez à celui qui m’outrage.

Malgré sa résignation apparente, la voix du jésuite était profondément altérée ; il lui semblait sentir un fer brûlant sur sa joue ; car, pour la première fois de sa vie, de sa vie de soldat ou de prêtre, il subissait une pareille insulte ; il s’était jeté à genoux, autant par mômerie que pour ne pas rencontrer le regard du maréchal, craignant, s’il le rencontrait, de ne pouvoir plus répondre de soi, et de se laisser entraîner à ses impétueux ressentiments.

En voyant le jésuite tomber à genoux, en entendant son hypocrite invocation, le maréchal, qui avait déjà mis l’épée à la main, frémit d’indignation et s’écria :

— Debout… fourbe… infâme, debout, à l’instant !

Et de sa botte, le maréchal crossa rudement le jésuite.

À cette nouvelle insulte, le père d’Aigrigny se redressa et bondit comme s’il eût été mû par un ressort d’acier. C’était trop ; il n’en pouvait supporter davantage. Emporté, aveuglé par la rage, il se précipita vers la table où était l’autre épée, la saisit, et s’écria en grinçant des dents :

— Ah !… il vous faut du sang !… eh bien !… du sang… et le vôtre… si je peux…

Et le jésuite, dans toute la vigueur de l’âge, la face empourprée, ses grands yeux gris étincelants de haine, tomba en garde avec l’aisance et l’aplomb d’un gladiateur consommé.

— Enfin !… s’écria le maréchal en s’apprêtant à croiser le fer.

Mais la réflexion vint encore une fois éteindre la fougue du père d’Aigrigny ; il songea de nouveau que ce duel hasardeux comblerait les vœux de Rodin, dont il tenait le sort entre les mains, qu’il allait écraser à son tour et qu’il exécrait plus encore peut-être que le maréchal ; aussi, malgré la furie qui le possédait, malgré son secret espoir de sortir vainqueur de ce combat, car il se sentait plein de force, de santé, tandis que d’affreux chagrins avaient miné le maréchal Simon, le jésuite parvint à se calmer, et à la profonde stupeur du maréchal, il baissa la pointe de son épée en disant :

— Je suis ministre du Seigneur, je ne dois pas verser de sang. Cette fois encore, pardonnez-moi mon emportement, Seigneur, et pardonnez aussi à celui de mes frères qui a excité mon courroux.

Puis, mettant aussitôt la lame de l’épée sous son talon, il ramena vivement la garde à soi, de sorte que l’arme se brisa en deux morceaux.

Il n’y avait plus ainsi de duel possible.

Le père d’Aigrigny se mettait lui-même dans l’impuissance de céder à une nouvelle violence, dont il ressentait l’imminence et le danger.

Le maréchal Simon resta un moment muet et immobile de surprise et d’indignation, car lui aussi voyait alors le duel impossible ; mais, tout à coup, imitant le jésuite, le maréchal mit comme lui la lame de son épée sous son talon et la brisa à peu près à sa moitié, ainsi qu’avait été brisée l’épée du père d’Aigrigny ; puis ramassant le tronçon pointu, long de dix-huit pouces environ, il détacha sa cravate de soie noire, l’enroula autour de ce fragment du côté de la cassure, improvisa ainsi une poignée et dit au père d’Aigrigny :

— Va pour le poignard…

Épouvanté de tant de sang-froid, de tant d’acharnement, le père d’Aigrigny s’écria :

— Mais, c’est donc l’enfer !…

— Non… c’est un père dont on a tué les enfants, dit le maréchal d’une voix sourde en assurant son poignard dans sa main, et une larme fugitive mouilla ses yeux, qui redevinrent aussitôt ardents et farouches.

Le jésuite surprit cette larme… Il y avait dans ce mélange de haine vindicative et de douleur paternelle quelque chose de si terrible, de si sacré, de si menaçant, que, pour la première fois de sa vie, le père d’Aigrigny éprouva un sentiment de peur… de peur lâche… ignoble… de peur pour sa peau… Tant qu’il s’était agi d’un combat à l’épée dans lequel la ruse, l’adresse et l’expérience sont de si puissants auxiliaires du courage, il n’avait eu qu’à réprimer les élans de sa fureur et de sa haine ; mais devant ce combat corps à corps, face à face, cœur contre cœur, un moment il trembla pâlit, et s’écria :

— Une boucherie à coups de couteau… jamais.

L’accent, la physionomie du jésuite trahissaient tellement son effroi, que le maréchal en fut frappé et s’écria avec angoisse, car il redoutait de voir sa vengeance lui échapper :

— Mais il est donc vraiment lâche ?… Ce misérable n’avait donc que le courage de l’escrime ou de l’orgueil… ce misérable renégat, traître à son pays… que j’ai souffleté… crossé, car je vous ai souffleté… marquis de vieille roche ! je vous ai crossé… marquis de vieille souche !… vous, la honte de votre maison, la honte de tous les braves gentilshommes anciens ou nouveaux… Ah ! ce n’est pas par hypocrisie, ou par calcul… comme je le croyais, que vous refusez de vous battre… c’est par peur… Ah ! il vous faut le bruit de la guerre ou les regards des témoins d’un duel pour vous donner du cœur…

— Monsieur… prenez garde ! dit le père d’Aigrigny, les dents serrées et en balbutiant, car, à ces écrasantes paroles, la rage et la haine lui firent oublier sa peur.

— Mais il faut donc que je te crache à la face, pour y faire monter le peu de sang qui te reste dans les veines !… s’écria le maréchal exaspéré.

— Oh ! C’est trop ! c’est trop ! dit le jésuite.

Et il se précipita sur le morceau de lame acérée qui était à ses pieds en répétant :

— C’est trop !

— Ce n’est pas assez, dit le maréchal d’une voix haletante ; tiens, Judas…

Et il lui cracha à la face.

— Et si tu ne te bats pas maintenant, ajouta le maréchal, je t’assomme à coups de chaise, infâme tueur d’enfants…

Le père d’Aigrigny, en recevant le dernier outrage qu’un homme déjà outragé puisse recevoir, perdit la tête, oublia ses intérêts, ses résolutions, sa peur, oublia jusqu’à Rodin ; une ardeur de vengeance effrénée, voilà tout ce qu’il ressentit ; puis, une fois son courage revenu, au lieu de redouter cette lutte, il s’en félicita en comparant sa vigoureuse carrure à la maigreur du maréchal, presque épuisé par le chagrin ; car, dans un pareil combat, combat brutal, sauvage, corps à corps, la force physique est d’un avantage immense.

En un instant le père d’Aigrigny eut enroulé son mouchoir autour de la lame d’épée qu’il avait ramassée, et il se précipita sur le maréchal Simon, qui reçut intrépidement le choc.

Pendant le peu de temps que dura cette lutte inégale, car le maréchal était depuis quelques jours en proie à une fièvre dévorante qui avait miné ses forces, les deux combattants, muets, acharnés, ne dirent pas un mot, ne poussèrent pas un cri. Si quelqu’un eût assisté à cette scène horrible, il lui eût été impossible de dire où et comment se portaient les coups : il aurait vu deux têtes effrayantes, livides, convulsives, s’abaisser, se redresser, ou se renverser en arrière selon les incidents du combat, les bras se roidir comme des barres de fer ou se tordre comme des serpents, et puis, à travers les brusques ondulations de la redingote bleue du maréchal et de la soutane noire du jésuite, parfois luire et reluire comme un vif éclair d’acier ;… il eût enfin entendu un piétinement sourd, saccadé, ou de temps à autre quelque aspiration bruyante…

Au bout de deux minutes au plus, les deux adversaires tombèrent et roulèrent l’un sur l’autre.

L’un d’eux, c’était le père d’Aigrigny, faisant un violent effort, parvint à se dégager des bras qui l’étreignaient, et à se mettre à genoux… Ses bras retombèrent alourdis ; puis la voix expirante du maréchal murmura ses mots :

— Mes enfants !… Dagobert !…

— Je l’ai tué…, dit le père d’Aigrigny d’une voix affaiblie ; mais… je le sens… je suis blessé à mort…

Et, s’appuyant d’une main sur le sol, le jésuite porta son autre main à sa poitrine. Sa soutane était labourée de coups ;… mais les lames, dites de carrelet, qui avaient servi au combat, étant triangulaires et très-acérées, le sang, au lieu de s’épancher au dehors, se résorbait au dedans.

— Oh ! je meurs… j’étouffe !… dit le père d’Aigrigny, dont les traits décomposés annonçaient déjà les approches de la mort.

À ce moment la clef de la serrure tourna deux fois avec un bruit sec : Rodin parut sur le seuil de la porte, et avança la tête en disant d’une voix humble et d’un air discret :

— Peut-on entrer ?

À cette épouvantable ironie, le père d’Aigrigny fit un mouvement pour se précipiter sur Rodin ; mais il retomba sur une de ses mains en poussant un sourd gémissement : le sang l’étouffait.

— Ah ! monstre d’enfer ! murmura-t-il en jetant sur Rodin un regard effrayant de rage et d’agonie. C’est toi qui causes ma mort…

— Je vous avais toujours dit, mon très-cher père, que votre vieux levain de batailleur vous serait fâcheux…, répondit Rodin avec un affreux sourire. Il y a peu de jours encore… je vous ai prévenu… en vous recommandant de vous laisser patiemment souffleter par ce sabreur… qui ne sabrera plus rien du tout… et c’est bien fait : parce que, d’abord, qui tire le glaive… périt par le glaive, dit l’Écriture. Et puis ensuite, le maréchal Simon… héritait de ses filles… Voyons, là… entre nous, comment vouliez-vous que je fisse, mon très-cher père ?… Il fallait bien vous sacrifier à l’intérêt commun ; d’autant plus que je savais ce que vous me ménagiez pour demain. Or, moi, on ne me prend pas sans vert.

— Avant d’expirer…, dit le père d’Aigrigny d’une voix affaiblie, je vous démasquerai…

— Oh ! que non point, dit Rodin en hochant la tête d’un air futé, que non point !… moi seul je vous confesserai, s’il vous plaît…

— Oh !… cela m’épouvante, murmura le père d’Aigrigny, dont les paupières s’appesantissaient ; que Dieu ait pitié de moi… s’il n’est pas trop tard… Hélas !… je suis à ce moment suprême… je… suis un grand coupable…

— Et surtout… un grand niais, dit Rodin en haussant les épaules et contemplant l’agonie de son complice avec un froid mépris.

Le père d’Aigrigny n’avait plus que quelques minutes à vivre, Rodin s’en aperçut et se dit :

— Il est temps d’appeler du secours.

Ce que fit le jésuite en courant d’un air épouvanté, effaré, alarmé, dans la cour de la maison.

À ces cris on arriva.

Ainsi qu’il l’avait dit, Rodin ne quitta pas le père d’Aigrigny, jusqu’à ce que celui-ci eût rendu le dernier soupir.

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Le soir, seul au fond de sa chambre, à la lueur d’une petite lampe, Rodin était plongé dans une sorte de contemplation extatique devant la gravure représentant le portrait de Sixte-Quint.

Minuit sonna lentement à la grande horloge de la maison.

Lorsque le dernier coup eut vibré, Rodin se redressa dans toute la sauvage majesté de son triomphe infernal, et s’écria :

— Nous sommes au 1er juin… il n’y a plus de Rennepont !… Il me semble entendre sonner l’heure à Saint-Pierre de Rome !…