Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XVI/09

Méline, Cans et compagnie (9-10p. 130-143).
Chapitre X  ►
Seizième partie


IX


Souvenirs.


Djalma, n’ayant jamais jusqu’alors rencontré chez Adrienne madame de Saint-Dizier, avait d’abord paru assez surpris de sa présence. La princesse, gardant un moment le silence, contemplait tour à tour avec une haine sourde et une envie implacable ces deux êtres si beaux, si jeunes, si amoureux, si heureux ; tout à coup elle tressaillit comme si un souvenir d’une grande importance s’offrait à son esprit, et, durant quelques secondes, elle resta profondément absorbée.

Adrienne et Djalma profitèrent de ce moment pour se couver des yeux, avec une sorte d’idolâtrie ardente qui remplissait leurs yeux d’une flamme humide ; puis, à un mouvement de madame de Saint-Dizier qui parut sortir de sa préoccupation momentanée, mademoiselle de Cardoville dit en souriant au jeune Indien :

— Mon cher cousin, je vais réparer un oubli, je vous l’avoue, très-volontaire (vous en saurez la cause), en vous parlant, pour la première fois, d’une de mes parentes à laquelle j’ai l’honneur de vous présenter… madame la princesse de Saint-Dizier.

Djalma s’inclina.

Mademoiselle de Cardoville reprit vivement au moment où sa tante allait répondre :

— Madame de Saint-Dizier venait me faire très-gracieusement part d’un événement on ne peut plus heureux pour moi… et dont je vous instruirai plus tard, mon cousin, à moins que cette bonne princesse ne veuille me priver du plaisir de vous faire cette confidence.

L’arrivée inattendue de Djalma, les souvenirs qui venaient subitement frapper l’esprit de la princesse, modifièrent sans doute beaucoup ses premiers projets, car, au lieu de poursuivre l’entretien à l’endroit de la ruine d’Adrienne, madame de Saint-Dizier répondit en souriant d’un air doucereux, qui cachait une odieuse arrière-pensée :

— Je serais désolée, prince, de priver mon aimable et chère nièce du plaisir de vous annoncer bientôt l’heureuse nouvelle dont elle parle, et dont, en bonne parente… je me suis hâtée de venir l’instruire… Voici à ce sujet quelques notes (et la princesse remit un papier à Adrienne) qui, je l’espère, lui démontreront jusqu’à la plus entière évidence… la réalité de ce que je lui annonce.

— Mille grâces, ma chère tante, dit Adrienne en prenant le papier avec une souveraine indifférence, cette précaution, cette preuve étaient superflues ; vous le savez, je vous crois toujours sur parole… lorsqu’il s’agit de votre bienveillance envers moi.

Malgré son ignorance des perfidies raffinées, des cruautés perlées de la civilisation, Djalma, doué d’un tact très-fin comme toutes les natures un peu sauvages et violemment impressionnables, ressentait une sorte de malaise moral en entendant cet échange de fausses aménités ; il n’en devinait pas le sens détourné ; mais, pour ainsi dire, elles sonnaient faux à son oreille ; puis, instinct ou pressentiment, il éprouvait une vague répulsion pour madame de Saint-Dizier.

En effet, la dévote, songeant à la gravité de l’incident qu’elle s’apprêtait à soulever, contenait à peine son agitation intérieure, que trahissaient la coloration croissante de son visage, son sourire amer et l’éclat méchant de son regard ; aussi, à la vue de cette femme, Djalma, ne pouvant vaincre une antipathie croissante, resta silencieux, attentif, et ses traits charmants perdirent même de leur sérénité première.

La Mayeux se sentait aussi sous le coup d’une impression de plus en plus pénible ; elle jetait tour à tour des regards craintifs sur la princesse, implorant vers Adrienne, comme pour supplier celle-ci de cesser un entretien dont la jeune ouvrière pressentait les suites funestes.

Mais, malheureusement, madame de Saint-Dizier avait alors trop d’intérêt à prolonger cette entrevue, et mademoiselle de Cardoville, puisant un nouveau courage, une nouvelle et audacieuse confiance, dans la présence de l’homme qu’elle adorait, ne voulait que trop jouir du cruel dépit que causait à la dévote la vue d’un amour heureux, malgré tant de complots infâmes tramés par elle et par ses complices.

Après un instant de silence, madame de Saint-Dizier prit la parole et dit d’un ton doucereux et insinuant :

— Mon Dieu, prince, vous ne sauriez croire combien j’ai été ravie d’apprendre par le bruit public (car on ne parle pas d’autre chose, et pour raison), d’apprendre, dis-je, votre adorable affection pour ma chère nièce, car, sans vous en douter, vous me tirez d’un furieux embarras.

Djalma ne répondit pas, mais il regarda mademoiselle de Cardoville d’un air surpris et presque attristé, comme pour lui demander ce que voulait dire sa tante.

Celle-ci, s’étant aperçue de cette muette interrogation, reprit :

— Je vais être plus claire, prince ; en un mot, vous comprenez que, me trouvant la plus proche parente de cette chère et mauvaise petite tête… (elle désigna Adrienne du regard), j’étais plus ou moins responsable de son avenir aux yeux de tous ;… et voici, prince, que vous arrivez justement de l’autre monde pour vous charger candidement de cet avenir qui m’effrayait si fort ;… c’est charmant, c’est excellent ; aussi, en vérité, l’on se demande ce qu’il y a de plus à admirer en vous, de votre bonheur ou de votre courage.

Et la princesse, jetant un regard d’une méchanceté diabolique sur Adrienne, attendit sa réponse d’un air de défi.

— Écoutez bien ma bonne tante, mon cher cousin, se hâta de dire la jeune fille en souriant avec calme ; depuis un instant que cette tendre parente nous voit, vous et moi, réunis et heureux, son âme est tellement inondée de joie, qu’elle a besoin de s’épancher ; et vous ne pouvez vous imaginer ce que sont les épanchements d’une si belle âme… Un peu de patience… et vous en jugerez…

Puis Adrienne ajouta le plus naturellement du monde :

— Je ne sais pourquoi, à propos de ces épanchements de ma chère tante, car cela y a peu de rapport, je me souviens de ce que vous me disiez, mon cousin, de certaines espèces de vipères de votre pays : souvent, dans une morsure impuissante, elles se brisent les dents qui filtrent le venin, et l’absorbent ainsi mortellement, de sorte qu’elles sont elles-mêmes victimes du poison qu’elles distillent… Voyons, ma chère tante, vous qui avez un si bon, un si noble cœur… je suis sûre que vous vous intéressez tendrement à ces pauvres vipères…

La dévote jeta un regard implacable à sa nièce, et reprit d’une voix altérée :

— Je ne vois pas beaucoup le but de cette histoire naturelle ; et vous, prince ?

Djalma ne répondit pas ; accoudé à la cheminée, il jetait un regard de plus en plus sombre et pénétrant sur la princesse ; une haine involontaire pour cette femme lui montait au cœur.

— Ah ! ma chère tante, reprit Adrienne d’un ton de doux reproche, aurais-je donc trop présumé de votre cœur ? vous n’avez pas de sympathie, même… pour les vipères ; pour qui en aurez-vous donc ? mon Dieu ! Après tout, cela se conçoit, ajouta Adrienne comme se parlant à elle-même par réflexion, elles sont si minces… Mais laissons ces folies, reprit-elle gaiement en voyant la rage contenue de la dévote. Dites-nous donc vite, bonne tante, toutes les tendres choses que vous inspire la vue de notre bonheur.

— Mais, je l’espère bien, mon aimable nièce ; d’abord, je ne saurais trop féliciter ce cher prince d’être venu du fond de l’Inde pour se charger de vous… en toute confiance… les yeux fermés… le digne nabab… de vous, pauvre chère enfant, que l’on a été obligé de renfermer comme folle (afin de donner un nom décent à vos débordements), vous savez bien… à cause de ce beau garçon que l’on a trouvé caché chez vous ;… mais aidez-moi donc… est-ce que vous auriez déjà oublié jusqu’à son nom ? vilaine petite infidèle ; un très-beau garçon et poëte, s’il vous plaît ; un certain Agricol Baudoin, que l’on a découvert dans un réduit secret attenant à votre chambre à coucher… ignoble scandale dont tout Paris s’est occupé ;… car vous n’épousez pas une femme inconnue, cher prince… le nom de la vôtre est dans toutes les bouches.

Et comme à ces paroles imprévues, effrayantes, Adrienne, Djalma et la Mayeux, quoique obéissant à des ressentiments divers, restèrent un moment muets de surprise, la princesse, ne jugeant plus nécessaire de contenir et sa joie infernale et sa haine triomphante, s’écria en se levant, les joues enflammées, les yeux étincelants, s’adressant à Adrienne :

— Oui, je vous défie de me démentir ; a-t-on été forcé de vous enfermer sous prétexte de folie ? a-t-on, oui ou non, trouvé cet artisan… votre amant d’alors, caché dans votre chambre à coucher ?

À cette horrible accusation, le teint de Djalma, transparent et doré comme de l’ambre, devint subitement mat et couleur de plomb ; ses yeux, fixes, grands ouverts, se cerclèrent de blanc ; sa lèvre supérieure, rouge comme du sang, se relevant par une sorte de rictus sauvage, laissa voir ses petites dents blanches convulsivement serrées ; enfin sa physionomie devint à ce moment si épouvantablement menaçante et féroce, que la Mayeux frissonna d’effroi.

Le jeune Indien, emporté par l’ardeur, par la violence du sang, éprouvait un vertige de rage irréfléchie, involontaire, une commotion fulgurante, pareille à celle qui de son cœur fait jaillir le sang à ses yeux qu’il trouble, à son cerveau qu’il égare, lorsque l’homme d’honneur se sent frappé au visage…

Si pendant ce moment terrible, rapide comme la clarté de la foudre qui sillonne la nue, l’action avait remplacé la pensée de Djalma, la princesse, Adrienne, la Mayeux et lui-même eussent été anéantis par une explosion aussi effroyable, aussi soudaine, que celle d’une mine qui éclate.

Il eût tué la princesse parce qu’elle accusait Adrienne d’une trahison infâme, Adrienne parce qu’on pouvait la soupçonner de cette infamie, la Mayeux parce qu’elle était témoin de cette accusation ; lui-même enfin se fût tué pour ne pas survivre à une si horrible déception.

Mais, ô prodige !… son regard sanglant, insensé, a rencontré le regard d’Adrienne, regard rempli de dignité calme et de sereine assurance, et voilà que l’expression de rage féroce qui transportait l’Indien a passé… fugitive comme l’éclair.

Bien plus, à la profonde stupeur de la princesse et de la jeune ouvrière, à mesure que les regards que Djalma jetait sur Adrienne devenaient plus profonds, plus pénétrants, et, pour ainsi dire, plus intelligents de cette âme si belle, si pure, non-seulement l’Indien s’apaisa, mais, se transfigurant, sa physionomie, d’abord si violemment troublée, se rasséréna, et bientôt refléta comme un miroir la noble sécurité du visage de la jeune fille.

Maintenant, traduisons pour ainsi dire physiquement cette révolution morale, si charmante pour la Mayeux, d’abord si épouvantée, si désespérante pour la dévote.

À peine la princesse venait-elle de distiller son atroce calomnie de sa lèvre venimeuse, que Djalma, alors debout devant la cheminée, avait, dans le paroxysme de sa fureur, fait brusquement un pas vers la princesse ; puis, comme s’il eût voulu se modérer dans sa rage, il s’était, pour ainsi dire, retenu au marbre de la cheminée qu’il semblait pétrir de sa main d’acier ; un tressaillement convulsif agitait tout son corps ; ses traits, contractés, méconnaissables, étaient devenus effrayants…

De son côté, en entendant la princesse, Adrienne, cédant à un premier mouvement d’indignation courroucée, de même que Djalma avait cédé à un premier mouvement de fureur aveugle, Adrienne s’était brusquement levée, le regard étincelant de fierté révoltée ; mais presque aussitôt apaisée par la conscience de sa pureté, son charmant visage était redevenu d’une adorable sérénité… Ce fut alors que ses yeux rencontrèrent ceux de Djalma. Pendant une seconde, la jeune fille fut encore plus affligée qu’effrayée de l’expression menaçante, formidable, de la physionomie de l’Indien… « Une stupide indignité l’exaspère à ce point, s’était dit Adrienne, il me soupçonne donc ?… » Mais, à cette réflexion, aussi rapide que cruelle, succéda une joie folle lorsque, les yeux d’Adrienne s’étant longuement arrêtés sur ceux de l’Indien, elle vit instantanément ces traits si farouches s’adoucir comme par magie, et redevenir radieux et enchanteurs comme ils l’étaient naguère.

Ainsi l’abominable trame de madame de Saint-Dizier tombait devant l’expression digne, confiante et sincère de la physionomie d’Adrienne.

Ce ne fut pas tout.

Au moment où, témoin de cette scène muette si expressive qui prouvait la merveilleuse sympathie de ces deux êtres, qui, sans prononcer une parole et grâce à quelques regards muets, s’étaient compris, expliqués et mutuellement rassurés, la princesse suffoquait de dépit et de colère, Adrienne, avec un sourire adorable et un geste d’une coquetterie charmante, tendit sa belle main à Djalma, qui, s’agenouillant, y imprima un baiser de feu dont l’ardeur fit monter un léger nuage rose au front de la jeune fille.

L’Indien, se plaçant alors sur le tapis d’hermine aux pieds de mademoiselle de Cardoville, dans une attitude remplie de grâce et de respect, appuya son menton sur la paume de l’une de ses mains et, plongé dans une adoration muette, il se mit à contempler silencieusement Adrienne qui, penchée vers lui, souriante, heureuse, mirait, comme dit la chanson, dans ses yeux ses yeux, avec autant d’amoureuse complaisance que si la dévote étouffant de haine n’eût pas été là.

Mais bientôt Adrienne, comme si quelque chose eût manqué à son bonheur, appela d’un signe la Mayeux, et la fit asseoir auprès d’elle ; alors, une main dans la main de cette excellente amie, mademoiselle de Cardoville, souriant à Djalma en adoration devant elle, jeta sur la princesse, de plus en plus stupéfaite, un regard à la fois si suave, si ferme, si serein, et qui peignait si noblement l’invincible quiétude de sa félicité et l’inabordable hauteur de ses dédains pour la calomnie, que madame de Saint-Dizier, bouleversée, hébétée, balbutia quelques paroles à peine intelligibles d’une voix frémissante de colère, puis, perdant complètement la tête, se dirigea précipitamment vers la porte.

Mais, à ce moment, la Mayeux, qui redoutait quelque embûche, quelque complot ou quelque perfide espionnage, se résolut, après avoir échangé un coup d’œil avec Adrienne, de suivre la princesse jusqu’à sa voiture.

Le désappointement courroucé de madame de Saint-Dizier, lorsqu’elle se vit ainsi accompagnée et surveillée par la Mayeux, parut si comique à mademoiselle de Cardoville, qu’elle ne put s’empêcher de rire aux éclats ; ce fut donc au bruit de cette dédaigneuse hilarité que la dévote, éperdue de rage et de désespoir, quitta cette maison, où elle avait espéré apporter le trouble et le malheur.

Adrienne et Djalma restèrent seuls.

Avant de poursuivre la scène qui se passa entre eux, quelques mots rétrospectifs sont indispensables.

L’on croira sans peine que du moment où mademoiselle de Cardoville et l’Indien furent rapprochés l’un de l’autre après tant de traverses, leurs jours s’écoulèrent dans un bonheur indicible ; Adrienne s’appliqua surtout à faire naître l’occasion de mettre en lumière, et pour ainsi dire une à une, toutes les généreuses qualités de Djalma, dont elle avait lu dans les livres des voyageurs de si brillants récits.

La jeune fille s’était imposé cette tendre et patiente étude du caractère de Djalma, non-seulement pour justifier l’amour exalté qu’elle éprouvait, mais encore parce que cette espèce de temps d’épreuve auquel elle avait assigné un terme l’aidait à tempérer, à distraire les emportements de l’amour de Djalma… tâche d’autant plus méritoire pour Adrienne, qu’elle ressentait les mêmes impatients enivrements, les mêmes ardeurs passionnées ;… chez ces deux êtres, si complètement doués par le Créateur, les brûlants désirs des sens et les aspirations de l’âme les plus élevées s’équilibraient, se soutenaient merveilleusement dans leur mutuel essor, Dieu ayant doué ces deux amants de la plus rare beauté du corps et de la plus adorable beauté du cœur, comme pour légitimer l’irrésistible attrait qui les attachait l’un à l’autre.

Quel devait être le terme de cette épreuve si pénible qu’Adrienne imposait à Djalma et à elle-même ? C’est ce que mademoiselle de Cardoville projette d’apprendre à Djalma dans l’entretien qu’elle va avoir avec lui, après le brusque départ de madame de Saint-Dizier.