Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XIV/08

Méline, Cans et compagnie (7-8p. 12-27).
Quatorzième partie : Le choléra



VIII


Les meurtrières.


Le carrier, suivi de la bande, courant vers Gabriel, qui avait fait quelques pas de plus en avant de la grille du chœur, s’écria les yeux étincelants de rage :

— Où est l’empoisonneur ? Il nous le faut…

— Et qui vous a dit qu’il fût empoisonneur, mes frères ? reprit Gabriel de sa voix pénétrante et sonore. Un empoisonneur !… et où sont les preuves ?… les témoins ?… les victimes ?…

— Assez !… nous ne sommes pas ici à confesse…, répondit brutalement le carrier en s’avançant d’un air menaçant. Rendez-nous notre homme ; il faut qu’il y passe… sinon vous payerez pour lui…

— Oui !… oui !… crièrent plusieurs voix.

— Ils s’entendent !…

— Il nous faut l’un ou l’autre !

— Eh bien, me voici, dit Gabriel en relevant la tête et s’avançant avec un calme rempli de résignation et de majesté. Moi ou lui, ajouta-t-il, que vous importe ? Vous voulez du sang : prenez le mien, et je vous pardonnerai, mes frères, car un funeste délire trouble votre raison.

Ces paroles de Gabriel, son courage, la noblesse de son attitude, la beauté de ses traits, avaient impressionné quelques assaillants, lorsque soudain une voix s’écria :

— Eh ! les amis !… l’empoisonneur est là… derrière… la grille…

— Où ça ?… où ça ?… cria-t-on.

— Tenez… là… voyez-vous… étendu sur le carreau…

À ces mots, les gens de cette bande qui jusque-là s’étaient à peu près tenus en masse compacte dans l’espèce de couloir qui sépare les deux côtés de la nef où sont rangées les chaises, ces gens se dispersèrent de tous côtés, afin de courir à la grille du chœur, dernière et seule barrière qui défendît le père d’Aigrigny.

Pendant cette manœuvre, le carrier, Ciboule et d’autres s’avancèrent droit vers Gabriel, en criant avec une joie féroce :

— Cette fois, nous le tenons… À mort l’empoisonneur !

Pour sauver le père d’Aigrigny, Gabriel se fût laissé massacrer à la porte de la grille ; mais plus loin, cette grille, haute de quatre pieds au plus, allait être en un instant abattue ou escaladée.

Le missionnaire perdit tout espoir d’arracher le jésuite à une mort affreuse… Pourtant il s’écria :

— Arrêtez !… pauvres insensés…

Et il se jeta au-devant de la foule en étendant les mains vers elle.

Son cri, son geste, sa physionomie, exprimèrent une autorité à la fois si tendre et si fraternelle, qu’il y eut un moment d’hésitation dans la foule ; mais à cette hésitation succédèrent bientôt ces cris de plus en plus furieux :

— À mort ! à mort !

— Vous voulez sa mort ?… dit Gabriel en pâlissant encore.

— Oui !… oui !…

— Eh bien ! qu’il meure…, s’écria le missionnaire saisi d’une inspiration subite, oui, qu’il meure à l’instant…

Ces mots du jeune prêtre frappèrent la foule de stupeur.

Pendant quelques secondes, ces hommes, muets, immobiles, et pour ainsi dire paralysés, regardèrent Gabriel avec une surprise ébahie.

— Cet homme est coupable, dites-vous, reprit le jeune missionnaire d’une voix tremblante d’émotion, vous l’avez jugé, sans preuves, sans témoins ; qu’importe ?… il mourra… Vous lui reprochez d’être un empoisonneur ;… et ses victimes ? où sont-elles ? Vous l’ignorez… Qu’importe ? il est condamné… Sa défense, ce droit sacré de tout accusé… vous refusez de l’entendre ;… qu’importe encore ?… son arrêt est prononcé. Vous êtes à la fois accusateurs, juges et bourreaux… Soit !… vous n’avez jamais vu cet infortuné, il ne vous a fait aucun mal, vous ne savez s’il en a fait à quelqu’un… et devant les hommes, vous prenez la terrible responsabilité de sa mort… vous entendez bien… de sa mort. Qu’il en soit donc ainsi, votre conscience vous absoudra ;… je le veux croire… Le condamné mourra ; il va mourir ; la sainteté de la maison de Dieu ne le sauvera pas…

— Non… non…, crièrent plusieurs voix avec acharnement.

— Non…, reprit Gabriel avec une chaleur croissante, non, vous voulez répandre le sang, et vous le répandrez jusque dans le temple du Seigneur… C’est, dites-vous, votre droit… Vous faites acte de terrible justice… Mais alors pourquoi tant de bras robustes pour achever cet homme expirant ? Pourquoi ces cris ? ces fureurs ? ces violences ? Est-ce donc ainsi que s’exercent les jugements du peuple, du peuple équitable et fort ? Non, non, lorsque, sûr de son droit, il frappe son ennemi… il le frappe avec le calme du juge qui, en son âme et conscience, rend un arrêt… Non, le peuple équitable et fort ne frappe pas en aveugle, en furieux, en poussant des cris de rage comme s’il voulait s’étourdir sur quelque lâche et horrible assassinat… Non, ce n’est pas ainsi que doit s’accomplir le redoutable droit que vous voulez exercer à cette heure… car vous le voulez…

— Oui, nous le voulons, s’écrièrent le carrier, Ciboule, et plusieurs des plus impitoyables, tandis qu’un grand nombre restaient muets, frappés des paroles de Gabriel, qui venaient de leur peindre, sous de si vives couleurs, l’acte affreux qu’ils voulaient commettre.

— Oui, reprit le carrier, c’est notre droit ; nous voulons tuer l’empoisonneur…

Ce disant, le misérable, l’œil sanglant, la joue enflammée, s’avança à la tête d’un groupe résolu, et, marchant en avant, il fit un geste comme s’il eût voulu repousser et écarter de son passage Gabriel, debout et toujours en avant de la grille.

Mais, au lieu de résister au bandit, le missionnaire fit vivement deux pas à sa rencontre, le prit par le bras, et lui dit d’une voix ferme :

— Venez…

Et entraînant pour ainsi dire à sa suite le carrier stupéfait, que ses compagnons abasourdis par ce nouvel incident n’osèrent suivre tout d’abord… Gabriel parcourut rapidement l’espace qui le séparait du chœur, en ouvrit la grille, et amenant le carrier, qu’il tenait toujours par le bras, jusqu’au corps du père d’Aigrigny étendu sur les dalles, il s’écria :

— Voici la victime  ;… elle est condamnée… frappez-la !…

— Moi ! s’écria le carrier en hésitant, moi… tout seul…

— Oh ! reprit Gabriel avec amertume, il n’y a aucun danger, vous l’achèverez facilement ;… voyez… il est anéanti par la souffrance… il lui reste à peine un souffle de vie… il ne fera aucune résistance… Ne craignez rien !

Le carrier restait immobile, pendant que la foule, étrangement impressionnée par cet incident, se rapprochait peu à peu de la grille, sans oser la franchir.

— Frappez donc ! reprit Gabriel en s’adressant au carrier, et lui montrant la foule d’un geste solennel, voici les juges… et vous êtes le bourreau…

— Non, s’écria le carrier en se reculant et détournant les yeux, je ne suis pas le bourreau… moi !

La foule resta muette… Pendant quelques secondes, pas un mot, pas un cri, ne troubla le silence de l’imposante cathédrale.

Dans un cas désespéré, Gabriel avait agi avec une profonde connaissance du cœur humain.

Lorsque la multitude, égarée par une rage aveugle, se rue sur une victime en poussant des clameurs féroces, et que chacun frappe son coup, cette espèce d’épouvantable meurtre en commun semble à tous moins horrible, parce que tous en partagent la solidarité ;… puis les cris, la vue du sang, la défense désespérée de l’homme que l’on massacre, finissent par causer une sorte d’ivresse féroce. Mais que, parmi ces fous furieux qui ont trempé dans cet homicide, on en prenne un, qu’on le mette seul en face d’une victime incapable de se défendre, et qu’on lui dise : Frappe ! presque jamais il n’osera frapper.

Il en était ainsi du carrier ; ce misérable tremblait à l’idée d’un meurtre commis par lui seul et de sang-froid.

La scène précédente s’était passée très-rapidement ; parmi les compagnons du carrier les plus rapprochés de la grille, quelques-uns ne comprirent pas une impression qu’ils eussent ressentie comme cet homme indomptable, si comme à lui on leur avait dit : Faites l’office du bourreau.

Plusieurs hommes de sa bande murmurèrent donc en le blâmant hautement de sa faiblesse.

— Il n’ose pas achever l’empoisonneur, disait l’un.

— Le lâche !

— Il a peur.

— Il recule.

En entendant ces rumeurs, le carrier courut à la grille, l’ouvrit toute grande, et montrant du geste le corps du père d’Aigrigny, il s’écria :

— S’il y en a un plus hardi que moi, qu’il aille l’achever… qu’il fasse le bourreau… voyons…

À cette proposition, les murmures cessèrent.

Un silence profond régna de nouveau dans la cathédrale ; toutes ces physionomies, naguère irritées, devinrent mornes, confuses, presque effrayées ; cette foule égarée commençait surtout à comprendre la lâcheté féroce de l’acte qu’elle voulait commettre.

Personne n’osait plus aller frapper isolément cet homme expirant.

Tout à coup, le père d’Aigrigny poussa une sorte de râle d’agonie, sa tête et l’un de ses bras se relevèrent par un mouvement convulsif, puis retombèrent aussitôt sur la dalle comme s’il eût expiré.

Gabriel poussa un cri d’angoisse et se jeta à genoux auprès du père d’Aigrigny en disant :

— Grand Dieu ! il est mort…

Singulière mobilité de la foule si impressionnable pour le mal comme pour le bien.

Au cri déchirant de Gabriel, ces gens, qui un instant auparavant, demandaient à grands cris le massacre de cet homme, se sentirent presque apitoyés.

Ces mots : Il est mort ! circulèrent à voix basse dans la foule, avec un léger frémissement, pendant que Gabriel soulevait d’une main la tête appesantie du père d’Aigrigny, et, de l’autre, cherchait son pouls à travers son épiderme glacé.

— M. le curé, dit le carrier en se penchant vers Gabriel, vraiment, est-ce qu’il n’y a plus de ressource ?…

La réponse de Gabriel fut attendue avec anxiété au milieu d’un silence profond ; à peine si l’on osait échanger quelques paroles à voix basse.

— Soyez béni, mon Dieu ! s’écria tout à coup Gabriel, son cœur bat…

— Son cœur bat…, répéta le carrier, en retournant la tête vers la foule pour lui apprendre cette bonne nouvelle.

— Ah ! son cœur bat, redit tout bas la foule.

— Il y a de l’espoir… nous pourrons le sauver…, ajouta Gabriel avec une expression de bonheur indicible.

— Nous pourrons le sauver, répéta machinalement le carrier.

— On pourra le sauver…, murmura doucement la foule.

— Vite, vite, reprit Gabriel en s’adressant au carrier, aidez-moi, mon frère ; transportons-le dans une maison voisine ;… on lui donnera là les premiers soins…

Le carrier obéit avec empressement. Pendant que le missionnaire soulevait le père d’Aigrigny par-dessous les bras, le carrier prit par les jambes ce corps presque inanimé ; à eux deux ils le transportèrent en dehors du chœur.

À la vue du redoutable carrier, aidant le jeune prêtre à secourir cet homme qu’elle poursuivait naguère de cris de mort, la multitude éprouva un soudain revirement de pitié. Ces hommes, subissant la pénétrante influence de la parole et de l’exemple de Gabriel, se sentirent attendris : ce fut alors à qui offrirait ses services.

— M. le curé, il sera mieux sur une chaise que l’on porterait à bras, dit Ciboule.

— Voulez-vous que j’aille chercher un brancard à l’Hôtel-Dieu ? reprit un autre.

— M. le curé, j’vas vous remplacer. Ce corps est trop lourd pour vous.

— Ne vous donnez pas la peine, dit un homme vigoureux en s’approchant respectueusement du missionnaire, je le porterai bien, moi.

— Si je filais chercher une voiture, M. le curé, dit un affreux gamin en ôtant sa calotte grecque.

— Tu as raison, dit le carrier, cours vite, moutard.

— Mais, avant, demande donc à M. le curé s’il veut que tu ailles chercher une voiture, dit Ciboule en arrêtant l’impatient messager.

— C’est juste, reprit un des assistants, nous sommes ici dans une église, c’est M. le curé qui commande. Il est chez lui.

— Oui ! oui ! allez vite, mon enfant, dit Gabriel à l’obligeant gamin.

Pendant que celui-ci perçait la foule, une voix dit :

— J’ai une bouteille d’osier avec de l’eau-de-vie dedans, ça peut-il servir ?

— Sans doute, répondit vivement Gabriel ; donnez, donnez… on frottera les tempes du malade avec ce spiritueux, et on le lui fera respirer…

— Passez la bouteille…, cria Ciboule, et surtout ne mettez pas le nez dedans…

La bouteille, passant de mains en mains avec précaution, parvint intacte jusqu’à Gabriel.

En attendant l’arrivée de la voiture, le père d’Aigrigny avait été momentanément assis sur une chaise ; pendant que plusieurs hommes de bonne volonté soutenaient soigneusement l’abbé, le missionnaire lui faisait aspirer un peu d’eau-de-vie ; au bout de quelques minutes, ce spiritueux agit puissamment sur le jésuite ; il fit quelques mouvements, et un profond soupir souleva sa poitrine oppressée.

— Il est sauvé… il vivra, s’écria Gabriel d’une voix triomphante, il vivra… mes frères.

— Ah ! tant mieux !… dirent plusieurs voix.

— Oh ! oui, tant mieux ! mes frères, reprit Gabriel, car, au lieu d’être accablés par les remords d’un crime, vous vous souviendrez d’une action charitable et juste… Remercions Dieu de ce qu’il a changé votre fureur aveugle en un sentiment de compassion ! Invoquons-le… pour que vous-mêmes et tous ceux que vous aimez tendrement ne courent jamais l’affreux danger auquel cet infortuné vient d’échapper… Ô mes frères, ajouta Gabriel en montrant le Christ avec une émotion touchante et rendue plus communicative encore par l’expression de sa figure angélique, ô mes frères, n’oublions jamais que celui qui est mort sur cette croix pour la défense des opprimés, obscurs enfants du peuple comme nous, a dit ces tendres paroles, si douces au cœur : Aimons-nous les uns les autres !… Ne les oublions jamais ! aimons-nous, mes frères ! secourons-nous, et nous autres, pauvres gens, nous en deviendrons meilleurs, plus heureux et plus justes ! Aimons-nous !… aimons-nous, mes frères, et prosternons-nous devant le Christ, ce Dieu de tout ce qui est opprimé, faible et souffrant en ce monde !

Ce disant, Gabriel s’agenouilla.

Tous l’imitèrent respectueusement, tant sa parole simple, convaincue, était puissante.

À ce moment, un singulier incident vint ajouter à la grandeur de cette scène :

Nous l’avons dit, peu d’instants avant que la bande du carrier eût fait irruption dans l’église, plusieurs personnes qui s’y trouvaient avaient pris la fuite ; deux d’entre elles s’étaient réfugiées dans l’orgue, et, de cet abri, avaient assisté, invisibles, à la scène précédente. L’une de ces personnes était un jeune homme chargé de l’entretien des orgues, assez bon musicien pour en jouer ; profondément ému du dénoûment inespéré de cet événement d’abord si tragique, cédant enfin à une inspiration d’artiste, ce jeune homme, au moment où il vit le peuple s’agenouiller comme Gabriel, ne put s’empêcher de se mettre au clavier.

Alors, une sorte d’harmonieux soupir, d’abord presque insensible, sembla s’exhaler du sein de l’immense cathédrale, comme une aspiration divine ; puis, aussi suave, aussi aérienne que la vapeur embaumée de l’encens, elle monta et s’épandit jusqu’aux voûtes sonores ; peu à peu, ces faibles et doux accords, quoique toujours voilés, se changèrent en une mélodie d’un charme indéfinissable, à la fois religieux, mélancolique et tendre, qui s’élevait au ciel comme un chant ineffable de reconnaissance et d’amour.

Ces accords avaient d’abord été si faibles, si voilés, que la multitude agenouillée s’était, sans surprise, peu à peu abandonnée à l’irrésistible influence de cette harmonie enchanteresse.

Alors bien des yeux, jusque-là secs et farouches, se mouillèrent de larmes ;… bien des cœurs endurcis battirent doucement, en se rappelant les mots prononcés par Gabriel avec un accent si tendre : Aimons-nous les uns les autres.

Ce fut à ce moment que le père d’Aigrigny revint à lui… et ouvrit les yeux.

Il se crut sous l’impression d’un rêve…

Il avait perdu les sens à la vue d’une populace en furie, qui, l’injure et le blasphème aux lèvres, le poursuivait de cris de mort jusque dans le saint temple. Le jésuite rouvrait les yeux… et à la pâle clarté des lampes du sanctuaire, aux sons religieux de l’orgue, il voyait cette foule naguère si menaçante, si implacable, alors agenouillée, silencieuse, émue, recueillie, et courbant humblement le front devant la majesté du saint lieu.

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Quelques minutes après, Gabriel, porté presque en triomphe sur les bras de la foule, montait dans la voiture au fond de laquelle était étendu le père d’Aigrigny, qui avait peu à peu complètement repris ses esprits.

Cette voiture, d’après l’ordre du jésuite, s’arrêta devant la porte d’une maison de la rue de Vaugirard ; il eut la force et le courage d’entrer seul dans cette demeure, où Gabriel ne fut pas introduit et où nous conduirons le lecteur.