Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XIII/Texte entier

Méline, Cans et compagnie, 1844 (7, pp. 136-194)


TREIZIÈME PARTIE.

LE CONCILE.






X


Le voyageur.


Il est nuit.

La lune brille, les étoiles scintillent au milieu d’un ciel d’une mélancolique sérénité ; les aigres sifflements d’un vent du nord, brise funeste, sèche, glacée, se croisent, serpentent, éclatent en violentes rafales ; de leur souffle âpre et strident… elles balayent les hauteurs de Montmartre.

Au sommet le plus élevé de cette colline, un homme est debout.

Sa grande ombre se projette sur le terrain pierreux éclairé par la lune…

Ce voyageur regarde la ville immense qui s’étend à ses pieds…

Paris… dont la noire silhouette découpe ses tours, ses coupoles, ses dômes, ses clochers sur la limpidité bleuâtre de l’horizon, tandis que du milieu de cet océan de pierres s’élève une vapeur lumineuse qui rougit l’azur étoilé du zénith…

C’est la lueur lointaine des mille feux qui, le soir, à l’heure des plaisirs, éclairent joyeusement la bruyante capitale.

— Non, disait le voyageur, cela ne sera pas ;… le Seigneur ne le voudra pas.

« C’est assez de deux fois.

« Il y a cinq siècles, la main vengeresse du Tout-Puissant m’avait poussé du fond de l’Asie jusqu’ici… Voyageur solitaire, j’avais laissé derrière moi plus de deuil, plus de désespoir, plus de désastres, plus de morts… que n’en auraient laissé les armées de cent conquérants dévastateurs… Je suis entré dans cette ville… et elle a été aussi décimée…

Il y a deux siècles, cette main inexorable qui me conduit à travers le monde m’a encore amené ici, et, cette fois comme l’autre, ce fléau que, de loin en loin, le Tout-Puissant attache à mes pas, a ravagé cette ville et atteint d’abord mes frères, déjà épuisés par la fatigue et par la misère.

« Mes frères à moi… l’artisan de Jérusalem, l’artisan maudit du Seigneur, qui, dans ma personne, a maudit la race des travailleurs, race toujours souffrante, toujours déshéritée, toujours esclave, et qui, comme moi, marche, marche, sans trêve ni repos, sans récompense ni espoir, jusqu’à ce que les femmes, hommes, enfants, vieillards, meurent sous un joug de fer… joug homicide que d’autres reprennent à leur tour et que les travailleurs portent ainsi d’âge en âge sur leur épaule docile et meurtrie.

« Et voici que, pour la troisième fois depuis cinq siècles, j’arrive au faîte d’une des collines qui dominent cette ville.

« Et peut-être j’apporte encore avec moi l’épouvante, la désolation, et la mort.

« Et cette ville, enivrée du bruit de ses joies, de ses fêtes nocturnes, ne sait pas… oh ! ne sait pas que je suis à sa porte…

« Mais non, non, ma présence ne sera pas une calamité nouvelle…

« Le Seigneur, dans ses vues impénétrables, m’a conduit jusqu’ici à travers la France, en me faisant éviter sur ma route jusqu’au plus humble hameau ; aussi aucun redoublement de glas funèbre n’a signalé mon passage.

« Et puis le spectre m’a quitté…

« Ce spectre livide… et vert… aux yeux profonds et sanglants… Quand j’ai foulé le sol de la France… sa main humide et glacée a abandonné la mienne ;… il a disparu…

« Et pourtant… je le sens… l’atmosphère de mort m’entoure encore.

« Ils ne cessent pas, les sifflements aigus de ce vent sinistre qui, m’enveloppant de son tourbillon, semblait de son souffle empoisonné propager le fléau…

« Sans doute la colère du Seigneur s’apaise…

« Peut-être ma présence ici est une menace… dont il donnera conscience à ceux qu’il doit intimider…

« Oui, car sans cela il voudrait donc, au contraire, frapper un coup d’un retentissement plus épouvantable… en jetant tout d’abord la terreur et la mort au cœur du pays, au sein de cette ville immense !

« Oh non !… non ! le Seigneur aura pitié…

« Non… il ne me condamnera pas à ce nouveau supplice…

« Hélas ! dans cette ville, mes frères… sont plus nombreux et plus misérables qu’ailleurs…

« Et c’est moi… qui leur apporterais la mort…

« Non, le Seigneur aura pitié, car, hélas ! les sept descendants de ma sœur sont enfin réunis dans cette ville…

« Et c’est moi qui leur apporterais la mort ?

« La mort… au lieu du secours pressant qu’ils réclament ?…

« Car cette femme qui comme moi erre d’un bout du monde à l’autre, après avoir une fois encore brisé les trames de leurs ennemis… cette femme a poursuivi sa marche éternelle…

« En vain elle a pressenti que de grands malheurs menaçaient de nouveau ceux-là qui me tiennent par le sang de ma sœur…

« La main invisible qui m’amène… chasse devant moi la femme errante…

« Comme toujours, emportée par l’irrésistible tourbillon, en vain elle s’est écriée, suppliante, au moment d’abandonner les miens :

« — Qu’au moins, Seigneur… je finisse ma tâche.

« — Marche !!!

« — Quelques jours, par pitié, rien que quelques jours !

« — Marche !!!

« — Je laisse ceux que je protège, au bord de l’abîme.

« — Marche !… marche !…

« Et l’astre errant s’est élancé de nouveau dans sa route éternelle…

« Et sa voix a traversé l’espace, m’appelant au secours des miens…

« Quand sa voix est arrivée jusqu’à moi, je le sentais… les rejetons de ma sœur étaient encore exposés à d’effrayants périls… Ces périls augmentent encore…

« Oh ! dites, dites, Seigneur ! les descendants de ma sœur échapperont-ils à la fatalité qui, depuis tant de siècles, s’appesantit sur ma race ?

« Me pardonnerez-vous en eux ? me punirez-vous en eux ?

« Oh ! faites qu’ils obéissent aux dernières volontés de leur aïeul.

« Faites qu’ils puissent unir leurs cœurs charitables, leurs vaillantes forces, leurs nobles intelligences, leurs grandes richesses.

« Ainsi ils travailleront au bonheur futur de l’humanité… Ainsi ils rachèteront peut-être ma vie éternelle !

« Ces mots de l’Homme-Dieu : Aimez-vous les uns les autres… seraient leur seule fin, leurs seuls moyens.

« À l’aide de ces paroles toutes-puissantes ils combattraient, ils vaincraient ces faux prêtres qui ont renié les préceptes d’amour, de paix et d’espérance de l’Homme-Dieu, pour des enseignements remplis de haine, de violence et de désespoir.

« Ces faux prêtres… qui, soudoyés par les puissants et par les heureux de ce monde… leurs complices de tous les temps… au lieu de demander ici-bas un peu de bonheur pour mes frères qui souffrent, qui gémissent depuis des siècles, osent dire en votre nom, Seigneur, que le pauvre est à jamais voué aux tortures de ce monde… et que le désir ou l’espérance de moins souffrir sur cette terre est un crime à vos yeux… parce que le bonheur du petit nombre… et le malheur de presque toute l’humanité… telle est votre volonté. Ô blasphème !… N’est-ce pas le contraire de ces paroles homicides qui est digne de la volonté divine ?

« Par pitié ! écoutez-moi, Seigneur… Arrachez à leurs ennemis les descendants de ma sœur… depuis l’artisan jusqu’au fils de roi… Ne laissez pas détruire le germe d’une puissante et féconde association, qui, grâce à vous, datera peut-être dans les fastes du bonheur de l’humanité.

« Laissez-moi, Seigneur, les réunir, puisqu’on les divise ; les défendre, puisqu’on les attaque ;… laissez-moi faire espérer ceux-là qui n’espèrent plus, donner du courage à ceux qui sont abattus, relever ceux dont la chute menace, soutenir ceux qui persévèrent dans le bien…

« Et peut-être leurs luttes, leur dévouement, leur vertu, leurs douleurs expieront ma faute… à moi que le malheur, oh ! que le malheur seul avait rendu injuste et méchant.

« Seigneur ! puisque votre main toute-puissante m’a conduit ici… dans un but que j’ignore… désarmez enfin votre colère ;… que je ne sois plus l’instrument de vos vengeances !…

« Assez de deuil sur la terre ! Depuis deux années, vos créatures tombent par milliers… sur mes pas…

« Le monde est décimé, un voile de deuil s’étend par tout le globe…

« Depuis l’Asie jusqu’aux glaces du pôle… j’ai marché… et l’on est mort…

« N’entendez-vous pas ce long sanglot qui de la terre monte vers vous, Seigneur ?…

« Miséricorde pour tous et pour moi…

« Qu’un jour, qu’un seul jour… je puisse réunir les descendants de ma sœur… et ils sont sauvés… »

En disant ces paroles, le voyageur tomba à genoux ;… il levait vers le ciel ses mains suppliantes.

Tout à coup, le vent rugit avec un redoublement de violence, ses sifflements aigus se changèrent en tourmente…

Le voyageur tressaillit.

D’une voix épouvantée, il s’écria :

— Seigneur, le vent de mort mugit avec rage… Il me semble que son tourbillon me soulève… Seigneur, vous n’exaucez donc pas ma prière ? Le spectre… oh ! le spectre… le voilà… le voilà encore… sa face verdâtre est agitée de mouvements convulsifs ;… ses yeux rouges tournent dans leur orbite… Va-t’en !… va-t’en !… Sa main !… oh ! sa main glacée a saisi la mienne… Seigneur, pitié !…

Marche !

— Oh ! Seigneur… ce fléau, ce terrible fléau ; le porter encore dans cette ville !… Mes frères vont périr les premiers !… eux, si misérables… Grâce !…

Marche !

— Et les descendants de ma sœur… grâce ! grâce !

Marche !

— Oh !… Seigneur, pitié !… Je ne peux plus me retenir au sol ;… le spectre m’entraîne sur le penchant de cette colline ;… ma marche est rapide comme le vent de mort qui souffle derrière moi… Déjà je vois les murailles de la ville… Oh ! pitié, Seigneur, pitié pour les descendants de ma sœur ! Épargnez-les ;… faites que je ne sois pas leur bourreau, et qu’ils triomphent de leurs ennemis !

Marche !… marche !…

— Le sol fuit toujours derrière moi… Déjà la porte de la ville… oh ! déjà !… Seigneur… Il est temps encore… Oh ! grâce pour cette ville endormie !… Que tout à l’heure elle ne se réveille pas à des cris d’épouvante, de désespoir et de mort ! Seigneur, je touche au seuil de la porte… vous le voulez donc… C’en est fait… Paris !… le fléau est dans ton sein !… Ah ! maudit, toujours maudit !

Marche !… marche !… marche !


En 1346, la fameuse peste noire ravagea le globe ; elle offrait les mêmes symptômes que le choléra, et le même phénomène inexplicable de sa marche progressive et par étapes selon une route donnée. En 1660 une autre épidémie analogue décima encore le monde.

On sait que le choléra s’est d’abord déclaré à Paris, en interrompant, si cela peut se dire, sa marche progressive par un bond énorme et inexplicable ; on se souvient aussi que le vent de nord-est a constamment soufflé pendant les plus grands ravages du choléra.




XI


La collation.


Le lendemain du jour où le sinistre voyageur, descendant des hauteurs de Montmartre, était entré dans Paris, une assez grande activité régnait à l’hôtel de Saint-Dizier.

Quoiqu’il fût à peine midi, la princesse, sans être parée, elle avait trop bon goût pour cela, était cependant mise avec plus de recherche qu’à l’ordinaire ; ses cheveux blonds, au lieu d’être simplement aplatis en bandeaux, formaient deux touffes crêpées, qui seyaient fort bien à ses joues grasses et fleuries, son bonnet était garni de frais rubans roses ; enfin, en voyant madame de Saint-Dizier se cambrer presque svelte dans sa robe de moire grise, on devinait que madame Grivois avait dû requérir l’assistance et les efforts d’une autre des femmes de la princesse pour entreprendre et pour obtenir ce remarquable amincissement de la taille replète de leur maîtresse.

Nous dirons bientôt la cause édifiante de cette légère recrudescence de coquetterie mondaine.

La princesse, suivie de madame Grivois, sa femme de charge, donnait ses derniers ordres, relativement à quelques préparatifs qui se faisaient dans un vaste salon. Au milieu de cette pièce, était une grande table ronde, recouverte d’un tapis de velours cramoisi et entourée de plusieurs chaises, au milieu desquelles on remarquait, à la place d’honneur, un fauteuil de bois doré.

Dans l’un des angles du salon, non loin de la cheminée, où brûlait un excellent feu, se dressait une sorte de buffet improvisé ; l’on y voyait les éléments variés de la plus friande, de la plus exquise collation. Ainsi, sur des plats d’argent, là s’élevaient en pyramides les sandwichs de laitances de carpe au beurre d’anchois, émincées de thon mariné et de truffes de Périgord (on était en carême) ; plus loin, sur des réchauds d’argent à l’esprit-de-vin, afin de les conserver bien chaudes, des bouchées de queues d’écrevisses de la Meuse à la crème cuite fumaient dans leur pâte feuilletée, croustillante et dorée, et semblaient défier en excellence, en succulence, de petit pâtés aux huîtres de Marennes, étuvées dans du vin de Madère et aiguisées d’un hachis d’esturgeon aux quatre épices.

À côté de ces œuvres sérieuses venaient des œuvres plus légères, de petits biscuits soufflés à l’ananas, des fondantes aux fraises, primeur alors fort rare, des gelées d’oranges servies dans l’écorce entière de ces fruits artistement vidés à cet effet ; rubis et topazes, les vins de Bordeaux, de Madère et d’Alicante étincelaient dans de larges flacons de cristal, tandis que le vin de Champagne et deux aiguières de porcelaine de Sèvres remplies, l’une de café à la crème et l’autre de chocolat à la vanille ambrée, arrivaient presque à l’état de sorbets, plongés qu’ils étaient dans un grand rafraîchissoir d’argent ciselé, rempli de glace.

Mais ce qui donnait à cette friande collation un caractère singulièrement apostolique et romain, c’étaient certains produits de l’office religieusement élaborés. Ainsi on remarquait de charmants petits calvaires en pâte d’abricot, des mitres sacerdotales pralinées, des crosses épiscopales en massepain auxquelles la princesse avait joint, par une attention toute pleine de délicatesse, un petit chapeau de cardinal en sucre de cerise, orné de cordelières en fil de caramel ; la pièce la plus importante de ces sucreries catholiques, le chef-d’œuvre du chef d’office de madame de Saint-Dizier, était un superbe crucifix en angélique avec sa couronne d’épine-vinette candie[1].

Ce sont là d’étranges profanations dont s’indignent avec raison même les gens peu dévots. Mais depuis l’impudente jonglerie de la tunique de Trèves jusqu’à la plaisanterie effrontée de la châsse d’Argenteuil, les gens pieux à la façon de la princesse de Saint-Dizier semblent prendre à tâche de ridiculiser, à force de zèle, des traditions respectables.

Après avoir jeté un coup d’œil des plus satisfaits sur la collation ainsi préparée, madame de Saint-Dizier dit à madame Grivois, en lui montrant le fauteuil doré qui semblait destiné au président de cette réunion :

— A-t-on mis ma chancelière sous la table, pour que son Éminence puisse y reposer ses pieds ? Il se plaint toujours du froid…

— Oui, madame, dit madame Grivois après avoir regardé sous la table, la chancelière est là…

— Dites aussi que l’on remplisse d’eau bouillante une boule d’étain, dans le cas où son Éminence n’aurait pas assez de la chancelière pour réchauffer ses pieds…

— Oui, madame.

— Mettez encore du bois dans le feu.

— Mais, madame… c’est déjà un vrai brasier… voyez donc ? Et puis, si Son Éminence a toujours froid, monseigneur l’évêque de Halfagen a toujours trop chaud ; il est continuellement en nage.

La princesse haussa les épaules et dit à madame Grivois :

— Est-ce que Son Éminence monseigneur le cardinal de Malipieri n’est pas le supérieur de monseigneur l’évêque d’Halfagen ?

— Si madame.

— Eh bien ! selon la hiérarchie, c’est à monseigneur à souffrir de la chaleur, et non pas à Son Éminence à souffrir du froid… Ainsi donc, faites ce que je vous dis, remettez du bois dans le feu. Du reste, rien de plus simple. Son Éminence est italienne, monseigneur appartient au nord de la Belgique ; il est fort naturel qu’ils soient habitués à des températures différentes.

— Comme madame voudra, dit madame Grivois en mettant deux énormes bûches au feu ; mais à la chaleur qu’il fait ici, monseigneur est capable de tomber suffoqué.

— Eh ! mon Dieu ! moi aussi je trouve qu’il fait trop chaud ici ; mais notre sainte religion ne nous enseigne-t-elle pas le sacrifice et la mortification ? dit la princesse avec une touchante expression de dévouement.

On connaît maintenant la cause de la toilette un peu coquette de la princesse de Saint-Dizier. Il s’agissait de recevoir dignement des prélats qui, réunis au père d’Aigrigny et à d’autres dignitaires de l’Église, avaient déjà tenu chez la princesse une espèce de concile au petit pied.

Une jeune mariée qui donne son premier bal, un mineur émancipé qui donne son premier dîner de garçon, une femme d’esprit qui fait la première lecture de sa première œuvre inédite, ne sont pas plus radieux, plus fiers et en même temps plus soigneusement empressés auprès de leurs hôtes que ne l’était madame de Saint-Dizier auprès de ses prélats.

Voir de très-graves intérêts s’agiter, se débattre, chez elle et devant elle, entendre des gens fort capables lui demander son avis sur certaines dispositions pratiques relatives à l’influence des congrégations de femmes, c’était pour la princesse à en mourir d’orgueil, car leurs Éminences et leurs Grandeurs consacraient ainsi à jamais sa prétention d’être considérée… environ comme une sainte mère de l’Église… Aussi pour ces prélats indigènes ou exotiques avait-elle déployé une foule d’onctueuses câlineries et de benoîtes coquetteries.

Rien de plus logique, d’ailleurs, que les transfigurations successives de cette femme sans cœur, mais aimant sincèrement, passionnément, l’intrigue et la domination de coterie. Elle avait, selon les progrès de l’âge, naturellement passé de l’intrigue amoureuse à l’intrigue politique, et de l’intrigue politique à l’intrigue religieuse.

Au moment où madame de Saint-Dizier terminait l’inspection de ses préparatifs, un bruit de voitures, retentissant dans la cour de l’hôtel, l’avertit de l’arrivée des personnes qu’elle attendait ; sans doute ces personnes étaient du rang le plus élevé, car, contre tous les usages, elle alla les recevoir à la porte de son premier salon.

C’était en effet le cardinal Malipieri, qui avait toujours froid, et l’évêque belge Halfagen, qui avait toujours chaud ; le père d’Aigrigny les accompagnait.

Le cardinal romain était un grand homme, plus osseux que maigre, et à la physionomie hautaine et rusée, à la figure jaunâtre et bouffie ; il louchait beaucoup, et ses yeux noirs étaient profondément cernés d’un cercle brun. L’évêque belge était un petit homme court, gros, trapu, à l’abdomen proéminent, au teint apoplectique, au regard délibéré, à la main potelée, molle et douillette.

Bientôt la compagnie fut rassemblée dans le grand salon ; le cardinal alla bientôt se coller à la cheminée, tandis que l’évêque, commençant à suer et à souffler, lorgnait de temps à autre le chocolat et le café glacé qui devaient l’aider à supporter les ardeurs de cette canicule artificielle.

Le père d’Aigrigny, s’approchant de la princesse, lui dit à demi-voix :

— Voulez-vous donner ordre que l’on introduise ici l’abbé Gabriel de Rennepont, qui viendra vous demander ?

— Ce jeune prêtre est donc ici ? demanda la princesse avec une vive surprise.

— Depuis avant-hier. Nous l’avons fait mander à Paris par ses supérieurs… Vous saurez tout… Quant au père Rodin, madame Grivois ira, comme l’autre jour, le faire entrer par la petite porte de l’escalier dérobé.

— Il viendra aujourd’hui ?

— Il a des choses fort importantes à nous apprendre. Il a désiré que monseigneur le cardinal et monseigneur l’évêque soient présents à l’entretien, car ils ont été mis à Rome au fait de tout par le père général, en leur qualité d’affiliés…

La princesse sonna, donna ses ordres, et, revenant auprès du cardinal, lui dit avec l’accent de la sollicitude la plus empressée :

— Votre Éminence commence-t-elle à se réchauffer un peu ? Votre Éminence veut-elle une boule d’eau chaude sous ses pieds ? Votre Éminence désire-t-elle que l’on fasse encore plus de feu ?

À cette proposition, l’évêque belge, qui étanchait son front ruisselant, poussa un soupir désespéré.

— Mille grâces, madame la princesse, répondit le cardinal à madame de Saint-Dizier, en fort bon français, mais avec un accent italien intolérable, je suis vraiment confus de tant de bontés.

— Monseigneur n’acceptera-t-il rien ? dit la princesse à l’évêque en lui indiquant le buffet.

— Je prendrai, madame la princesse, si vous voulez le permettre, un peu de café à la glace.

Et le prélat fit un prudent circuit afin d’approcher de la collation sans passer devant la cheminée.

— Et Votre Éminence ne prendra-t-elle pas un de ces petits pâtés aux huîtres ? Ils sont brûlants, dit la princesse.

— Je les connais déjà, madame la princesse, dit le cardinal en chafriolant d’un air gourmet ; ils sont exquis, et je ne résiste pas.

— Quel vin aurai-je l’honneur d’offrir à Votre Éminence ? reprit gracieusement la princesse.

— Un peu de vin de Bordeaux, madame, si vous le voulez bien.

Et comme le père d’Aigrigny s’apprêtait à verser à boire au cardinal, la princesse lui disputa ce plaisir.

— Votre Éminence m’approuvera sans doute, dit le père d’Aigrigny au cardinal pendant que celui-ci dégustait gravement les petits pâtés aux huîtres, je n’ai pas cru devoir convoquer pour aujourd’hui monseigneur l’évêque de Mogador, non plus que monseigneur l’archevêque de Nanterre et notre sainte mère Perpétue, supérieure du couvent de Sainte-Marie, l’entretien que nous devons avoir avec Sa Révérence le père Rodin et avec l’abbé Gabriel étant tout à fait particulier et confidentiel.

— Notre très-cher père a eu parfaitement raison, dit le cardinal, car bien que par ses conséquences possibles cette affaire Rennepont intéresse toute l’Église apostolique et romaine, il est certaines choses qu’il faut tenir dans le secret.

— Aussi je saisirai cette occasion de remercier encore Votre Éminence d’avoir daigné faire une exception en faveur d’une très-obscure et très-humble servante de l’Église, dit la princesse en faisant au cardinal une respectueuse et profonde révérence.

— C’était chose juste et due, madame la princesse, répondit le cardinal en s’inclinant, après avoir déposé son verre vide sur la table ; nous savons combien l’Église vous doit pour la direction salutaire que vous imprimez aux œuvres religieuses dont vous êtes patronne.

— Quant à cela, Votre Éminence peut être certaine que je fais refuser tout secours à l’indigent qui ne peut pas justifier d’un billet de confession.

— Et c’est seulement ainsi, madame, reprit le cardinal en se laissant tenter cette fois par l’appétissante tournure d’une bouchée aux queues d’écrevisses, c’est seulement ainsi que la charité a un sens ; je me soucie peu que l’impiété ait faim ;… la piété… c’est différent.

Et le prélat avala prestement la bouchée.

— Du reste, reprit-il, nous savons aussi avec quel zèle ardent vous poursuivez inexorablement les impies et les rebelles à l’autorité de notre saint-père.

— Votre Éminence peut être convaincue que je suis romaine de cœur, d’âme et de conviction ; je ne fais aucune différence entre un gallican et un Turc, dit bravement la princesse.

— Madame la princesse a raison, dit l’évêque belge ; je dirai plus, un gallican doit être plus odieux à l’Église qu’un païen, et je suis à ce sujet de l’avis de Louis XIV. On lui demandait une faveur pour un homme de sa cour.

« — Jamais, dit le grand roi, cet homme-là est janséniste.

« — Lui, sire ? il est athée.

« — Alors, c’est différent, j’accorde la faveur, » dit le roi.

Cette petite plaisanterie épiscopale fit assez rire. Après quoi le père d’Aigrigny reprit sérieusement en s’adressant au cardinal :

— Malheureusement, ainsi que je le dirai tout à l’heure à Votre Éminence à propos de l’abbé Gabriel, si l’on n’y veillait fort, le bas clergé s’infecterait de gallicanisme et d’idées de rébellion contre ce qu’ils appellent le despotisme des évêques.

— Pour obvier à cela, reprit durement le cardinal, il faut que les évêques redoublent de sévérité et qu’ils se souviennent toujours qu’ils sont Romains avant d’être Français, car en France ils représentent Rome, le saint-père et les intérêts de l’Église, comme un ambassadeur représente à l’étranger son pays, son maître et les intérêts de sa nation.

— C’est évident, dit le père d’Aigrigny ; aussi espérons que, grâce à l’impulsion vigoureuse que Votre Éminence vient de donner à l’épiscopat, nous obtiendrons la liberté d’enseignement. Alors au lieu de jeunes Français infectés de philosophie et de sot patriotisme, nous aurons de bons catholiques romains, bien obéissants, bien disciplinés, qui deviendront ainsi les respectueux sujets de notre saint-père.

— Et de la sorte, dans un temps donné, reprit l’évêque belge en souriant, si notre saint-père voulait, je suppose, délier les catholiques de France de leur obéissance au pouvoir existant, il pourrait, en reconnaissant un autre pouvoir, lui assurer ainsi un parti catholique considérable et tout formé.

Ce disant, l’évêque s’essuya le front et alla chercher un peu de Sibérie au fond d’une des aiguières remplies de chocolat glacé.

— Or, un pouvoir se montre toujours reconnaissant d’un pareil cadeau, dit la princesse en souriant à son tour, et il accorde alors de grandes immunités à l’Église.

— Et ainsi l’Église reprend la place qu’elle doit occuper, et qu’elle n’occupe malheureusement pas en France, dans ces temps d’impiété et d’anarchie, dit le cardinal. Heureusement j’ai vu sur ma route bon nombre de prélats dont j’ai gourmandé la tiédeur et ranimé le zèle… leur enjoignant, au nom du saint-père, d’attaquer ouvertement, hardiment, la liberté de la presse et des cultes, quoiqu’elle soit reconnue par d’abominables lois révolutionnaires.

— Hélas ! Votre Éminence n’a donc pas reculé devant les terribles dangers… devant les cruels martyres auxquels seront exposés nos prélats en lui obéissant ? dit gaiement la princesse. Et ces redoutables appels comme d’abus, monseigneur ! Car enfin, Votre Éminence résiderait en France, elle attaquerait les lois du pays… comme dit cette race d’avocats et de parlementaires… eh bien ! chose terrible… le conseil d’État déclarerait qu’il y a abus dans votre mandement… monseigneur. Il y a abus ! Votre Éminence comprend-elle ce qu’il y a d’effrayant pour un prince de l’Église qui, assis sur son trône pontifical, entouré de ses dignitaires et de son chapitre, entend au loin quelques douzaines de bureaucrates athées, à livrée noire et bleue, crier sur tous les tons, depuis le fausset jusqu’à la basse : « Il y a abus ! il y a abus ! » En vérité, s’il y a abus quelque part, c’est abus de ridicule… chez ces gens-là.

Cette plaisanterie de la princesse fut accueillie par une hilarité générale.

L’évêque belge reprit :

— Moi je trouve que ces fiers défenseurs des lois, tout en faisant les fanfarons, agissent avec une humilité parfaitement chrétienne ; un prélat soufflette rudement leur impiété, et ils répondent modestement, en faisant la révérence : « Ah ! monseigneur, il y a abus… »

De nouveaux rires accueillirent cette plaisanterie.

— Il faut bien les laisser s’amuser à ces innocentes criailleries d’écoliers incommodés par la rude férule du maître, dit en souriant le cardinal. Nous serons toujours chez eux, malgré eux, et contre eux… D’abord parce que plus qu’eux-mêmes nous tenons à leur salut, et ensuite parce que les pouvoirs auront toujours besoin de nous pour les consacrer et pour brider le populaire. Du reste, pendant que les avocats, les parlementaires et les athées universitaires poussent des cris d’une haine impuissante, les âmes vraiment chrétiennes se rallient et se liguent contre l’impiété… À mon passage à Lyon… j’ai été profondément touché… Mais c’est une véritable ville romaine, confréries, pénitents, œuvres de toutes sortes… rien n’y manque… et, qui mieux est, plus de trois cent mille écus de donation au clergé en une année… Ah ! Lyon est la digne capitale de la France catholique… Trois cent mille écus de donation… voilà de quoi confondre l’impiété ;… trois cent mille écus ! Que répondront à cela messieurs les philosophes ?

— Malheureusement, monseigneur, reprit le père d’Aigrigny, toutes les villes de France ne ressemblent pas à Lyon ; je dois même prévenir Votre Éminence qu’un fait très-grave se manifeste : quelques membres du bas clergé prétendent faire cause commune avec le populaire, dont ils partagent la pauvreté, les privations, et se préparent à réclamer, au nom de l’égalité évangélique, contre ce qu’ils appellent la despotique aristocratie des évêques.

— S’ils avaient cette audace, s’écria le cardinal, il n’y aurait pas d’interdiction, pas de peines assez sévères, contre une pareille rébellion.

— Ils osent plus encore, monseigneur : quelques-uns songent à faire un schisme, à demander que l’Église française soit absolument séparée de Rome, sous le prétexte que l’ultramontanisme a dénaturé, corrompu la pureté primitive des préceptes du Christ. Un jeune prêtre, d’abord missionnaire, puis curé de campagne, l’abbé Gabriel de Rennepont, que j’ai fait mander à Paris par ses supérieurs, s’est fait le centre d’une sorte de propagande ; il a rassemblé plusieurs desservants des communes voisines de la sienne, et tout en leur recommandant une obéissance absolue à leurs évêques, tant que rien ne serait changé dans la hiérarchie existante, il les a engagés à user de leurs droits de citoyens français pour arriver légalement à ce qu’ils appellent l’affranchissement du bas clergé. Car, selon lui, les prêtres de paroisses sont livrés au bon plaisir des évêques qui les interdisent et leur ôtent leur pain sans appel ni contrôle[2].

— Mais c’est un Luther catholique que ce jeune homme ! dit l’évêque.

Et, marchant sur ses pointes, il alla se verser un glorieux verre de vin de Madère, dans lequel il humecta lentement un massepain en forme de crosse épiscopale.

Invité par l’exemple, le cardinal, sous le prétexte d’aller réchauffer au feu de la cheminée ses pieds toujours glacés, jugea à propos de s’offrir un verre d’excellent vin vieux de Malaga, qu’il huma par gorgées avec un air de méditation profonde ; après quoi il reprit :

— Ainsi, cet abbé Gabriel se pose en réformateur. Ce doit être un ambitieux. Est-il dangereux ?

— Sur nos avis, ses supérieurs l’ont jugé tel ; on lui a ordonné de se rendre ici ; il viendra tout à l’heure, et je dirai à Votre Éminence pourquoi je l’ai mandé ; mais auparavant, voici une note qui, en quelques lignes, expose les funestes tendances de l’abbé Gabriel. On lui a adressé les questions suivantes sur plusieurs de ses actes ; il y a répondu de la sorte, et c’est en suite de ses réponses que ses supérieurs l’ont rappelé.

Ce disant, le père d’Aigrigny prit dans son portefeuille un papier qu’il lut en ces termes :

Demande :

« — Est-il vrai que vous ayez rendu les devoirs religieux à un habitant de votre paroisse, mort dans l’impénitence finale la plus détestable, puisqu’il s’était suicidé ? »

Réponse de l’abbé Gabriel :

« — Je lui ai rendu les derniers devoirs, parce que, plus que tout autre, en raison de sa fin coupable, il avait besoin des prières de l’Église ; pendant la nuit qui a suivi son enterrement, j’ai encore imploré pour lui la miséricorde divine. »

Demande :

« — Est-il vrai que vous ayez refusé des vases sacrés en vermeil et divers embellissements dont une de vos ouailles, obéissant à un zèle pieux, voulait doter votre paroisse ? »

Réponse :

« — J’ai refusé ces vases de vermeil et ces embellissements, parce que la maison du Seigneur doit toujours être humble et sans faste, afin de rappeler sans cesse au fidèle que le divin Sauveur est né dans une étable ; j’ai engagé la personne qui voulait faire à ma paroisse ces inutiles présents à employer cet argent en aumônes judicieuses, l’assurant que cela serait plus agréable au Seigneur. »

— Mais c’est une amère et violente déclamation contre l’ornement des temples ! s’écria le cardinal. Ce jeune prêtre est des plus dangereux… Continuez, mon très-cher père.

Et dans son indignation, Son Éminence avala coup sur coup plusieurs fondantes aux fraises.

Le père d’Aigrigny continua :

Demande :

« — Est-il vrai que vous ayez retiré dans votre presbytère et soigné pendant plusieurs jours un habitant du village, Suisse de naissance et appartenant à la communion protestante ? Est-il vrai que non-seulement vous n’ayez pas tenté de le convertir à la religion catholique, apostolique et romaine, mais que vous ayez poussé l’oubli de vos devoirs jusqu’à enterrer cet hérétique dans le champ du repos consacré à ceux de notre sainte communion ? »

Réponse :

« — Un de mes frères était sans asile. Sa vie avait été honnête et laborieuse. Vieillard, les forces lui ont manqué pour le travail, puis la maladie est venue… Alors, presque mourant, il a été chassé de sa misérable demeure par un homme impitoyable auquel il devait une année de loyers ; j’ai recueilli ce vieillard dans ma maison, j’ai consolé ses derniers jours. Cette pauvre créature avait toute sa vie souffert et travaillé ; au moment de mourir elle n’a pas prononcé une parole d’amertume contre son sort ; elle s’est recommandée à Dieu, elle a pieusement baisé le crucifix. Et son âme, simple et pure, s’est exhalée dans le sein du Créateur… J’ai fermé ses paupières avec respect, je l’ai enseveli moi-même, j’ai prié pour lui, et, quoique mort dans la foi protestante, je l’ai cru digne d’entrer dans le champ du repos. »

— De mieux en mieux, dit le cardinal, c’est une tolérance monstrueuse, c’est une attaque horrible contre cette maxime qui est le catholicisme tout entier : Hors l’Église, pas de salut.

— Tout ceci est d’autant plus grave, monseigneur, reprit le père d’Aigrigny, que la douceur, la charité, le dévouement tout chrétien de l’abbé Gabriel ont exercé non-seulement dans sa commune, mais dans les communes environnantes, un véritable enthousiasme. Les desservants des paroisses voisines ont cédé à l’entraînement général, et, il faut l’avouer, sans sa modération un véritable schisme eût commencé.

— Mais qu’espérez-vous en l’amenant ici devant nous ? dit le prélat.

— La position de l’abbé Gabriel est complexe : d’abord comme héritier de la famille Rennepont…

— Mais il a fait cession de ses droits ? demanda le cardinal.

— Oui, monseigneur, et cette cession, d’abord entachée de vices de formes, a été depuis peu, et de son consentement, il faut le dire encore, parfaitement régularisée, car il avait fait serment, quoi qu’il arrivât, de faire abandon à la compagnie de Jésus de sa part de ces biens. Néanmoins, Sa Révérence le père Rodin croit que si Votre Éminence, après avoir montré à l’abbé Gabriel qu’il allait être révoqué par ses supérieurs, lui proposait une position éminente à Rome… on pourrait peut-être lui faire quitter la France et éveiller en lui des sentiments d’ambition qui sommeillent sans doute, car Votre Éminence l’a dit fort judicieusement, « tout réformateur doit être ambitieux. »

— J’approuve cette idée, dit le cardinal après un moment de réflexion ; avec son mérite, avec sa puissance d’action sur les hommes, l’abbé Gabriel peut arriver très-haut… s’il est docile ; et s’il ne l’est pas… il vaut mieux pour le salut de l’Église qu’il soit à Rome qu’ici ;… car, à Rome… nous avons, vous le savez, mon très-cher père… des garanties que vous n’avez malheureusement pas en France[3].

Après quelques instants de silence, le cardinal dit tout à coup au père d’Aigrigny :

— Puisque nous parlons du père Rodin… franchement, qu’en pensez-vous ?…

— Votre Éminence connaît sa capacité… dit le père d’Aigrigny d’un air contraint et défiant ; notre révérend père général…

— Lui a donné mission de vous remplacer, dit le cardinal ; je sais cela ; il me l’a dit à Rome ; mais que pensez-vous… du caractère du père Rodin ?… Peut-on avoir en lui une foi complètement aveugle ?

— C’est un esprit si tranchant, si entier, si secret, si impénétrable… dit le père d’Aigrigny avec hésitation, qu’il est difficile de porter sur lui un jugement certain…

— Le croyez-vous ambitieux ?… dit le cardinal après un nouveau moment de silence. Ne le supposez-vous pas capable d’avoir d’autres visées… que celle de la plus grande gloire de sa compagnie ?… Oui… j’ai des raisons pour vous parler ainsi… ajouta le prélat avec intention.

— Mais, reprit le père d’Aigrigny non sans défiance, car, entre gens de même sorte, on joue toujours au fin, que Votre Éminence en pense-t-elle, soit par elle-même, soit par les rapports du père général ?

— Mais je pense… que si son apparent dévouement à son ordre cachait quelque arrière-pensée, il faudrait à tout prix la pénétrer ;… car avec les influences qu’il s’est ménagées à Rome depuis longtemps… et que j’ai surprises… il pourrait être un jour, et dans un temps donné… bien redoutable.

— Eh bien !… s’écria le père d’Aigrigny, emporté par sa jalousie contre Rodin, je suis, quant à cela, de l’avis de Votre Éminence ; car quelquefois j’ai surpris en lui des éclairs d’ambition aussi effrayante que profonde ; et puisqu’il faut tout dire… à Votre Éminence…

Le père d’Aigrigny ne put continuer.

À ce moment madame Grivois, après avoir frappé, entre-bâilla la porte et fit un signe à sa maîtresse.

La princesse répondit par un mouvement de tête.

Madame Grivois ressortit.

Une seconde après, Rodin entra dans le salon.




XII


Le bilan.


À la vue de Rodin, les deux prélats et le père d’Aigrigny se levèrent spontanément, tant la supériorité réelle de cet homme imposait ; leurs visages, naguère contractés par la défiance et par la jalousie, s’épanouirent tout à coup et semblèrent sourire au révérend père avec une affectueuse déférence ; la princesse fit quelques pas à sa rencontre.

Rodin, toujours sordidement vêtu, laissant sur le moelleux tapis les traces boueuses de ses gros souliers, mit son parapluie dans un coin, et s’avança vers la table, non plus avec son humilité accoutumée, mais d’un pas délibéré, la tête haute, le regard assuré ; non-seulement il se sentait au milieu des siens, mais il avait la conscience de les dominer par l’intelligence.

— Nous parlions de Votre Révérence, mon très-cher père, dit le cardinal avec une affabilité charmante.

— Ah !… fit Rodin en regardant fixement le prélat, et que disait-on ?

— Mais… reprit l’évêque belge en s’essuyant le front, tout le bien que l’on peut dire de Votre Révérence…

— N’accepterez-vous pas quelque chose, mon très-cher père ? dit la princesse à Rodin en lui montrant le buffet splendide.

— Merci, madame, j’ai mangé ce matin mes radis.

— Mon secrétaire, l’abbé Berlini, qui a assisté ce matin à votre repas, m’a, en effet, fort édifié sur la frugalité de Votre Révérence, dit le prélat ; elle est digne d’un anachorète.

— Si nous parlions affaires ? dit brusquement Rodin, en homme habitué à dominer, à conduire la discussion.

— Nous serons toujours très-heureux de vous entendre, dit le prélat ; Votre Révérence a fixé elle-même ce jour, pour nous entretenir de cette grande affaire Rennepont… si grande, qu’elle entre pour beaucoup dans mon voyage en France ;… car soutenir les intérêts de la très-glorieuse compagnie de Jésus, à laquelle je tiens à honneur d’être affilié, c’est soutenir les intérêts de Rome, et j’ai promis au révérend père général que je me mettrais entièrement à vos ordres.

— Je ne puis que répéter ce que vient de dire Son Éminence, dit l’évêque. Partis de Rome ensemble, nos idées sont les mêmes.

— Certes, dit Rodin en s’adressant au cardinal, Votre Éminence peut servir notre cause… et beaucoup… Je lui dirai tout à l’heure comment…

Puis s’adressant à la princesse :

— J’ai fait dire au docteur Baleinier de venir ici, madame, car il sera bon de l’instruire de certaines choses.

— On le fera entrer, comme d’habitude, dit la princesse.

Depuis l’arrivée de Rodin, le père d’Aigrigny avait gardé le silence ; il semblait sous le coup d’une amère préoccupation et subir une lutte intérieure assez violente ; enfin, se levant à demi, il dit d’une voix aigre-douce en s’adressant au prélat :

— Je ne viens pas prier Votre Éminence d’être juge entre Sa Révérence le père Rodin et moi ; notre général a parlé, j’ai obéi. Mais Votre Éminence devant bientôt revoir notre supérieur, je désirerais, si elle m’accordait cette grâce, qu’elle pût lui reporter fidèlement les réponses de Sa Révérence le père Rodin à quelques-unes de mes questions.

Le prélat s’inclina.

Rodin regarda le père d’Aigrigny d’un air étonné, et lui dit sèchement :

— C’est chose jugée ;… à quoi bon ces questions ?

— Non pas à m’innocenter, reprit le père d’Aigrigny, mais à bien préciser l’état des choses aux yeux de Son Éminence.

— Alors parlez ;… et surtout pas de paroles inutiles.

Puis Rodin, tirant sa grosse montre d’argent, la consulta et ajouta :

— Il faut qu’à deux heures je sois à Saint-Sulpice.

— Je serai aussi bref que possible, dit le père d’Aigrigny avec un ressentiment contenu.

Et il reprit en s’adressant à Rodin :

— Lorsque Votre Révérence a cru devoir substituer son action à la mienne, en blâmant… bien sévèrement peut-être, la manière dont j’avais conduit les intérêts qui m’avaient été confiés… ces intérêts, je l’avoue loyalement, étaient compromis…

— Compromis ? reprit Rodin avec ironie. Dites donc… perdus… puisque vous m’aviez ordonné d’écrire à Rome qu’il fallait renoncer à tout espoir.

— C’est la vérité, dit le père d’Aigrigny.

— C’est donc un malade désespéré, abandonné des… meilleurs médecins, continua Rodin avec ironie, que j’ai entrepris de faire vivre. Poursuivez…

Et plongeant ses deux mains dans les goussets de son pantalon, il regarda le père d’Aigrigny bien en face.

— Votre Révérence m’a durement blâmé, reprit le père d’Aigrigny, non pas d’avoir cherché par tous les moyens possibles à rentrer dans des biens odieusement dérobés à notre compagnie…

— Tous nos casuistes vous y autorisent avec raison, dit le cardinal ; les textes sont clairs, positifs ; vous avez parfaitement le droit de récupérer per fas aut nefas un bien traîtreusement dérobé.

— Aussi, reprit le père d’Aigrigny, Sa Révérence le père Rodin m’a seulement reproché la brutalité militaire de mes moyens, leur violence, en dangereux désaccord, disait-il, avec les mœurs du temps… Soit… Mais d’abord… je ne pouvais être légalement l’objet d’aucune poursuite, et enfin, sans une circonstance d’une fatalité inouïe, le succès consacrait la marche que j’avais suivie, si brutale, si grossière qu’elle fût. Maintenant… puis-je demander à Votre Révérence ce qu’elle…

— Ce que j’ai fait de plus que vous ? dit Rodin au père d’Aigrigny en cédant à son impertinente habitude d’interruption, ce que j’ai fait de mieux que vous ? Quel pas j’ai fait faire à l’affaire Rennepont, après l’avoir reçue de vous absolument désespérée ? Est-ce cela que vous voulez savoir ?

— Positivement, dit sèchement le père d’Aigrigny.

— Eh bien ! je l’avoue, reprit Rodin d’un ton sardonique, autant vous avez fait de grandes choses, de grosses choses, de turbulentes choses,… autant, moi, j’en ai fait de petites, de puériles, de cachées ! Mon Dieu oui ! moi qui osais me donner pour un homme à larges vues, vous ne sauriez imaginer le sot métier que je fais depuis six semaines.

— Je ne me serais jamais permis d’adresser un tel reproche à Votre Révérence… si mérité qu’il parût, dit le père d’Aigrigny avec un sourire amer.

— Un reproche ? dit Rodin en haussant les épaules, un reproche ? vous voilà jugé. Savez-vous ce que j’écrivais de vous il y a six semaines ? Le voici : « Le père d’Aigrigny a d’excellentes qualités, il me servira beaucoup (et dès demain je vous emploierai très-activement, dit Rodin en manière de parenthèse), mais, ajoutais-je, il n’est pas assez grand pour savoir à l’occasion se faire petit… » Comprenez-vous ?

— Pas très-bien, dit le père d’Aigrigny en rougissant.

— Tant pis pour vous, reprit Rodin ; cela prouve que j’avais raison. Eh bien ! puisqu’il faut vous le dire, j’ai eu, moi, assez d’esprit pour faire le plus sot métier du monde pendant six semaines… Oui, tel que vous me voyez, j’ai fait la causette avec une grisette ; j’ai parlé progrès, humanité, liberté, émancipation de la femme… avec une jeune fille à tête folle ; j’ai parlé grand Napoléon, fétichisme bonapartiste, avec un vieux soldat imbécile ; j’ai parlé gloire impériale, humiliation de la France, espérance dans le roi de Rome, avec un brave homme de maréchal de France qui, s’il a le cœur plein d’adoration pour ce voleur de trônes qui a tiré le boulet à Sainte-Hélène, a la tête aussi creuse, aussi sonore qu’une trompette de guerre ;… aussi, soufflez dans cette boîte sans cervelle quelques notes guerrières ou patriotiques, et voilà que ça donne des fanfares ahuries sans savoir pour qui, pour quoi, ni comment. J’ai bien fait plus, sur ma foi !… j’ai parlé amourette avec un jeune tigre sauvage. Quand je vous le disais, que c’était lamentable de voir un homme un peu intelligent s’amoindrir, comme je l’ai fait, par tous ces petits moyens, s’abaisser à nouer si laborieusement les mille fils de cette trame obscure ! Beau spectacle, n’est-ce pas ? voir l’araignée tisser opiniâtrement sa toile… comme c’est intéressant, un vilain petit animal noirâtre tendant fil sur fil, renouant ceux-ci, renforçant ceux-là, en allongeant d’autres ! Vous haussez les épaules, soit… mais revenez deux heures après ;… que trouvez-vous ? le petit animal noirâtre bien gorgé, bien repu, et dans sa toile, une douzaine de folles mouches si enlacées, si garrottées, que le petit animal noirâtre n’a plus qu’à choisir à son aise l’heure et le moment de sa pâture…

En disant ces mots, Rodin sourit d’une manière étrange ; ses yeux, ordinairement à demi voilés par ses flasques paupières, s’ouvrirent tout grands et semblèrent briller plus que de coutume ; le jésuite sentait en lui depuis quelques instants une sorte d’excitation fébrile ; il l’attribuait à la lutte qu’il soutenait devant ces éminents personnages, qui subissaient déjà l’influence de sa parole originale et tranchante.

Le père d’Aigrigny commençait à regretter d’avoir engagé cette lutte ; pourtant il reprit avec une ironie mal contenue :

— Je ne conteste pas la ténuité de vos moyens. Je suis d’accord avec vous ; ils sont très-puérils… ils sont très-vulgaires ; mais cela ne suffit pas absolument pour donner une haute idée de votre mérite… Je me permettrai donc de vous demander…

— Ce que ces moyens ont produit ? reprit Rodin avec une exaltation qui ne lui était pas habituelle ; regardez dans ma toile d’araignée, et vous y verrez cette belle et insolente jeune fille, si fière, il y a six semaines, de sa beauté, de son esprit, de son audace ;… à cette heure, pâle, défaite, elle est mortellement blessée au cœur.

— Mais cet élan d’intrépidité chevaleresque du prince indien, dont tout Paris s’est ému, dit la princesse, mademoiselle de Cardoville en a dû être touchée ?…

— Oui, mais j’ai paralysé l’effet de ce dévouement stupide et sauvage en démontrant à cette jeune fille qu’il ne suffit pas de tuer des panthères noires pour prouver que l’on est un amant sensible, délicat et fidèle.

— Soit, dit le père d’Aigrigny. Ceci est un fait acquis, voici mademoiselle de Cardoville blessée au cœur.

— Mais qu’en résulte-t-il pour les intérêts de l’affaire Rennepont ? reprit M. le cardinal avec curiosité en s’accoudant sur la table.

— Il en résulte d’abord, dit Rodin, que lorsque le plus dangereux ennemi que l’on puisse avoir est dangereusement blessé, il quitte le champ de bataille ; c’est déjà quelque chose, ce me semble ?

— En effet, dit la princesse, l’esprit, l’audace de mademoiselle de Cardoville pouvaient en faire l’âme de la coalition dirigée contre nous.

— Soit, reprit obstinément le père d’Aigrigny ; sous ce rapport elle n’est plus à craindre, c’est un avantage. Mais cette blessure au cœur ne l’empêchera pas d’hériter ?

— Qui vous l’a dit ? demanda froidement Rodin avec assurance. Savez-vous pourquoi j’ai tant fait pour la rapprocher, d’abord malgré elle, de Djalma, et ensuite pour l’éloigner de lui encore malgré elle ?

— Je vous le demande, dit le père d’Aigrigny, en quoi cet orage de passions empêchera-t-il mademoiselle de Cardoville et le prince d’hériter ?

— Est-ce d’un ciel serein ou d’un ciel d’orage que part la foudre qui éclate et qui frappe ? Soyez tranquille, je saurai où placer le paratonnerre. Quant à M. Hardy, cet homme vivait pour trois choses : pour ses ouvriers, pour un ami, pour une maîtresse ! Il a reçu trois traits en plein cœur. Je vise toujours au cœur, moi ; c’est légal, et c’est sûr.

— C’est légal, c’est sûr et c’est louable, dit l’évêque, car si j’ai bien entendu, ce fabricant avait une concubine… or, il est bien de faire servir une passion mauvaise à la punition du méchant…

— Ceci est évident, ajouta le cardinal, ils ont de mauvaises passions… on s’en sert… c’est leur faute…

— Notre sainte mère Perpétue, dit la princesse, a concouru de tous ses moyens à la découverte de cet abominable adultère.

— Voici M. Hardy frappé dans ses plus chères affections, je l’admets, dit le père d’Aigrigny qui ne cédait le terrain que pied à pied ; le voilà frappé dans sa fortune… mais il en sera d’autant plus âpre à la curée de cet immense héritage…

Cet argument parut sérieux aux deux prélats et à la princesse ; tous regardèrent Rodin avec une vive curiosité ; au lieu de répondre, celui-ci alla vers le buffet, et, contre son habitude de sobriété stoïque, et malgré sa répugnance pour le vin, il examina les flacons et dit :

— Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ?

— Du vin de Bordeaux et de Xérès,… dit madame de Saint-Dizier, fort étonnée de ce goût subit de Rodin.

Celui-ci prit un flacon au hasard, et il se versa un verre de vin de Madère qu’il but d’un trait. Depuis quelques moments, il s’était senti plusieurs fois frissonner d’une façon étrange. À ce frisson avait succédé une sorte de faiblesse ; il espéra que le vin le ranimerait.

Après avoir essuyé ses lèvres du revers de sa main crasseuse, il revint auprès de la table, et s’adressant au père d’Aigrigny :

— Qu’est-ce que vous me disiez à propos de M. Hardy ?

— Qu’étant frappé dans sa fortune, il n’en serait que plus âpre à la curée de cet immense héritage, répéta le père d’Aigrigny, intérieurement outré du ton impérieux de son supérieur.

— M. Hardy penser à l’argent ? dit Rodin en haussant les épaules, est-ce qu’il pense, seulement ? Tout est brisé en lui. Indifférent aux choses de la vie, il est plongé dans une stupeur dont il ne sort que pour fondre en larmes ; alors il parle avec une bonté machinale à ceux qui l’entourent des soins les plus empressés (je l’ai mis entre bonnes mains). Il commence cependant à se montrer sensible à la tendre commisération qu’on lui témoigne sans relâche… Car il est bon… excellent, aussi excellent que faible, et c’est à cette excellence… que je vous adresserai, père d’Aigrigny, afin que vous accomplissiez ce qui reste à faire.

— Moi ? dit le père d’Aigrigny fort étonné.

— Oui, et alors vous reconnaîtrez si le résultat que j’ai obtenu… n’est pas considérable… et…

Puis, s’interrompant, Rodin, passant la main sur son front, se dit à lui-même :

— Cela est étrange !

— Qu’avez-vous ? lui dit la princesse avec intérêt.

— Rien, madame, reprit Rodin en tressaillant ; c’est sans doute ce vin… que j’ai bu ;… je n’y suis pas accoutumé… Je ressens un peu de mal de tête ;… cela passera.

— Vous avez, en effet, les yeux bien injectés, mon cher père, dit la princesse.

— C’est que j’ai regardé trop fixement dans ma toile, reprit le jésuite avec son sourire sinistre, et il faut que j’y regarde encore pour faire bien voir au père d’Aigrigny, qui fait le myope… mes autres mouches… les deux filles du général Simon, par exemple, de jour en jour plus tristes, plus abattues, en sentant une barrière glacée s’élever entre elles et le maréchal… Et celui-ci… depuis la mort de son père, il faut l’entendre, il faut le voir, tiraillé, déchiré entre deux pensées contraires, aujourd’hui se croyant déshonoré s’il fait ceci… demain déshonoré s’il ne le fait pas ; ce soldat, ce héros de l’Empire, est à présent plus faible, plus irrésolu qu’un enfant. Voyons… qui reste-t-il encore de cette famille impie ?… Jacques Rennepont ? Demandez à Morok dans quel état d’hébétement l’orgie a jeté ce misérable et vers quel abîme il roule !… Voilà mon bilan… voilà dans quel état d’isolement, d’anéantissement se trouvent aujourd’hui tous les membres de cette famille qui réunissaient, il y a six semaines, tant d’éléments puissants, énergiques, dangereux, s’ils eussent été concentrés !… Les voilà donc ces Rennepont qui, d’après le conseil de leur hérétique aïeul, devaient unir leurs forces pour nous combattre et nous écraser… et ils étaient grandement à craindre… Qu’avais-je dit ? que j’agirais sur leurs passions. Qu’ai-je fait ? j’ai agi sur leurs passions ; aussi, en vain à cette heure ils se débattent dans ma toile… qui les enlace de toutes parts… Ils sont à moi, vous dis-je… Ils sont à moi…

Depuis quelques moments et à mesure qu’il parlait, la physionomie et la voix de Rodin subissaient une altération singulière : son teint, toujours si cadavéreux, s’était de plus en plus coloré, mais inégalement et comme par marbrures ; puis, phénomène étrange ! ses yeux, en devenant de plus en plus brillants, avaient paru se creuser davantage ; sa voix vibrait saccadée, brève, stridente.

L’altération des traits de Rodin, dont il ne paraissait pas avoir conscience, était si remarquable, que les autres acteurs de cette scène le regardaient avec une sorte d’effroi.

Se trompant sur la cause de cette impression, Rodin, indigné, s’écria d’une voix çà et là entrecoupée par des élans d’aspiration profonde et embarrassée :

— Est-ce de la pitié pour cette race impie, que je lis sur vos visages ?… De la pitié !… pour cette jeune fille qui ne met jamais le pied dans une église, et qui élève chez elle des autels païens ?… De la pitié ! pour ce Hardy, ce blasphémateur sentimental, cet athée philanthrope qui n’avait pas une chapelle dans sa fabrique, et qui osait accoler le nom de Socrate, de Marc-Aurèle et de Platon à celui de notre Sauveur, qu’il appelait Jésus le divin philosophe ?… De la pitié ! pour cet Indien sectateur de Brahma !… De la pitié ! pour ces deux sœurs qui n’ont pas reçu le baptême ?… De la pitié ! pour cette brute de Jacques Rennepont ?… De la pitié ! pour ce stupide soldat impérial, qui a pour dieu Napoléon et pour évangile les bulletins de la grande armée ?… De la pitié ! pour cette famille de renégats dont l’aïeul, relaps infâme, non content de nous avoir volé notre bien, excite encore du fond de sa tombe, au bout d’un siècle et demi, sa race maudite à relever la tête contre nous ?… Comment ! pour nous défendre de ces vipères, nous n’aurions pas le droit de les écraser dans le venin qu’elles distillent !… Et je vous dis, moi, que c’est servir Dieu, que c’est donner un salutaire exemple que de vouer, à la face de tous, et par le déchaînement même de ses passions… cette famille impie à la douleur, au désespoir, à la mort !…

Rodin était effrayant de férocité en parlant ainsi ; le feu de ses yeux devenait plus éclatant encore ; ses lèvres étaient sèches et arides ; une sueur froide baignait ses tempes, dont on remarquait les battements précipités ; de nouveaux frissons glacés coururent par tout son corps. Attribuant ce malaise croissant à un peu de courbature, car il avait écrit une partie de la nuit, et voulant remédier à une nouvelle défaillance, il alla au buffet, se versa un autre verre de vin qu’il avala d’un trait, puis il revint au moment où le cardinal lui disait :

— Si la marche que vous suivez à l’égard de cette famille avait eu besoin d’être justifiée, mon très-cher père, vous l’eussiez justifiée victorieusement par vos dernières paroles ;… non-seulement selon nos casuistes, je le répète, vous êtes dans votre plein droit, mais il n’y a là rien de répréhensible aux yeux des lois humaines ; quant aux lois divines, c’est plaire au Seigneur que de combattre et de terrasser l’impie par les armes qu’il donne contre lui-même.

Vaincu, ainsi que les autres assistants, par l’assurance diabolique de Rodin, et ramené à une sorte d’admiration craintive, le père d’Aigrigny lui dit :

— Je le confesse, j’ai eu tort de douter de l’esprit de Votre Révérence ; trompé par l’apparence des moyens que vous avez employés, les considérant isolément, je n’avais pu juger de leur ensemble redoutable, et surtout des résultats qu’ils ont en effet produits. Maintenant, je le vois, le succès, grâce à vous, n’est pas douteux.

— Et ceci est une exagération, reprit Rodin avec une impatience fiévreuse ; toutes ces passions sont à cette heure en ébullition ; mais le moment est critique ;… comme l’alchimiste penché sur son creuset, où bouillonne une mixture qui peut lui donner des trésors ou la mort… moi seul je puis, à cette heure…

Rodin n’acheva pas, il porta brusquement ses deux mains à son front avec un cri de douleur étouffée.

— Qu’avez-vous ? dit le père d’Aigrigny ; depuis quelques instants… vous pâlissez d’une manière effrayante.

— Je ne sais ce que j’ai, dit Rodin d’une voix altérée ; ma douleur de tête augmente, une sorte de vertige m’a un instant étourdi.

— Asseyez-vous, dit la princesse avec intérêt.

— Prenez quelque chose, ajouta l’évêque.

— Ce ne sera rien, reprit Rodin en faisant un effort sur lui-même ; je ne suis pas douillet, Dieu merci !… J’ai peu dormi cette nuit… c’est de la fatigue ;… rien de plus. Je disais donc que moi seul pouvais à cette heure diriger cette affaire… mais non l’exécuter… Il me faut disparaître… mais veiller incessamment dans l’ombre, d’où je tiendrai tous les fils, que moi seul… puis… faire agir…, ajouta Rodin d’une voix oppressée.

— Mon très-cher père, dit le cardinal avec inquiétude, je vous assure que vous êtes assez gravement indisposé… Votre pâleur devient livide.

— C’est possible, répondit courageusement Rodin ; mais je ne m’abats pas pour si peu… Revenons à notre affaire… Voici l’heure, père d’Aigrigny, où vos qualités, et vous en avez de grandes, je ne les ai jamais niées… me peuvent être d’un grand secours… Vous avez de la séduction… du charme… une éloquence pénétrante ;… il faudra…

Rodin s’interrompit encore.

Son front ruisselait d’une sueur froide ; il sentit ses jambes se dérober sous lui, et dit, malgré son opiniâtre énergie :

— Je l’avoue… je ne me sens pas bien ; cependant, ce matin, je me portais aussi bien que jamais ;… je tremble malgré moi… je suis glacé…

— Rapprochez-vous du feu ; c’est un malaise subit, dit l’évêque en lui offrant le bras avec un dévouement héroïque, cela n’aura pas de suite.

— Si vous preniez quelque boisson chaude, une tasse de thé ? dit la princesse. M. Baleinier doit venir bientôt heureusement ; il nous rassurera… sur cette indisposition…

— En vérité… c’est inexplicable, dit le prélat.

À ces mots du cardinal, Rodin, qui s’était péniblement approché du feu, tourna les yeux vers le prélat et le regarda fixement d’une façon étrange pendant une seconde ; puis, fort de son indomptable énergie, malgré l’altération de ses traits, qui se décomposaient à vue d’œil, Rodin dit d’une voix brisée qu’il tâcha de rendre ferme :

— Ce feu m’a réchauffé ; ce ne sera rien ;… j’ai bien, par ma foi ! le temps de me dorloter… Quel à-propos !… tomber malade au moment où l’affaire Rennepont… ne peut réussir que par moi seul !… Revenons donc à notre affaire… je vous disais, père d’Aigrigny, que vous pourriez beaucoup nous servir… et vous aussi, madame la princesse, car vous avez épousé cette cause comme si elle était la vôtre ; et…

Rodin s’interrompit encore.

Cette fois il poussa un cri aigu, tomba sur une chaise placée près de lui, se rejeta convulsivement en arrière, et appuyant ses deux mains sur sa poitrine, il s’écria :

— Oh ! que je souffre !…

Alors, chose effroyable ! à l’altération des traits de Rodin succéda une décomposition cadavéreuse presque aussi rapide que la pensée ;… ses yeux, déjà caves, s’injectèrent de sang et semblèrent se retirer au fond de leur orbite, dont l’ombre ainsi agrandie forma comme deux trous noirs du creux desquels luisaient deux prunelles de feu ; des tiraillements nerveux saccadés tendirent et collèrent sur les moindres saillies des os du visage la peau flasque, humide, glacée, qui devint instantanément verdâtre ; de ses lèvres, bridées par le rictus d’une douleur atroce, s’échappait un souffle haletant, de temps à autre interrompu par ces mots :

— Oh !… je souffre… je brûle…

Puis, cédant à un transport furieux, Rodin, du bout de ses ongles, labourait sa poitrine nue, car il avait fait sauter les boutons de son gilet et à demi déchiré sa chemise noire et crasseuse, comme si la pression de ces vêtements eût augmenté la violence des douleurs sous lesquelles il se tordait.

L’évêque, le cardinal et le père d’Aigrigny se rapprochèrent vivement de Rodin et l’entourèrent pour le contenir ; il éprouvait d’horribles convulsions ; tout à coup, rassemblant ses forces, il se dressa sur ses pieds, droit et roide comme un cadavre ; alors, ses vêtements en désordre, ses rares cheveux gris hérissés autour de sa face verte, attachant ses yeux rouges et flamboyants sur le cardinal, qui, à ce moment, se penchait vers lui, il le saisit de ses deux mains convulsives, et, avec un accent terrible, il s’écria d’une voix strangulée :

— Cardinal Malipieri… cette maladie est trop subite ;… on se défie de moi à Rome ;… vous êtes de la race des Borgia… et votre secrétaire… était chez moi ce matin…

— Malheureux !… qu’ose-t-il dire ?… s’écria le prélat, aussi stupéfait qu’indigné de cette accusation.

Ce disant, le cardinal tâchait de se débarrasser de l’étreinte du jésuite, dont les doigts crispés avaient la roideur du fer.

— On m’a empoisonné…, murmura Rodin.

Et, s’affaissant sur lui-même, il retomba dans les bras du père d’Aigrigny.

Malgré son effroi, le cardinal eut le temps de dire tout bas à celui-ci :

— Il croit qu’on veut l’empoisonner ;… il machine donc quelque chose de bien dangereux ?

La porte du salon s’ouvrit ; c’était le docteur Baleinier.

— Ah ! docteur ! s’écria la princesse, pâle, effrayée, en courant à lui, le père Rodin vient d’être attaqué subitement de convulsions affreuses ;… venez… venez.

— Des convulsions… ce n’est rien, calmez-vous, madame, dit le docteur en jetant son chapeau sur un meuble et en s’approchant à la hâte du groupe qui entourait le moribond.

— Voici le docteur…, s’écria la princesse.

Tous s’écartèrent, moins le père d’Aigrigny qui soutenait Rodin, affaissé sur une chaise.

— Ciel… quel symptôme !… s’écria le docteur Baleinier en examinant avec une terreur croissante la face de Rodin, qui de verte devenait bleuâtre.

— Qu’y a-t-il donc ? demandèrent les spectateurs tout d’une voix.

— Ce qu’il y a ?… reprit le docteur en se rejetant en arrière comme s’il eût marché sur un serpent ; c’est le choléra, et c’est contagieux.

À ce mot effrayant, magique, le père d’Aigrigny abandonna Rodin qui roula sur le tapis.

— Il est perdu ! s’écria le docteur Baleinier, pourtant je cours chercher ce qu’il faut pour tenter un dernier effort.

Et il se précipita vers la porte.

La princesse de Saint-Dizier, le père d’Aigrigny, l’évêque et le cardinal se précipitèrent éperdus à la suite du docteur Baleinier.

Tous se pressaient à la porte que personne, tant le trouble était grand, ne pouvait ouvrir.

Elle s’ouvrit pourtant, mais du dehors… et Gabriel parut.

Gabriel, le type du vrai prêtre, du saint prêtre, du prêtre évangélique, que l’on ne saurait assez environner de respect, d’ardente sympathie, de tendre admiration.

Sa figure d’archange, d’une sérénité si douce, offrit un contraste singulier avec tous ces visages contractés, bouleversés par l’épouvante…

Le jeune prêtre faillit être renversé par les fuyards, qui, se précipitant par l’issue qu’il venait d’ouvrir, s’écriaient :

— N’entrez pas… il meurt du choléra… sauvez-vous !

À ces mots, repoussant dans le salon l’évêque qui, resté le dernier de tous, tâchait de forcer la porte, Gabriel courut à Rodin, pendant que le prélat s’échappait par la porte laissée libre.

Rodin, couché sur le tapis, les membres contournés par des crampes affreuses, se tordait dans des douleurs intolérables ; la violence de sa chute avait sans doute réveillé ses esprits, car il murmurait d’une voix sépulcrale :

— Ils me laissent… mourir… là… comme un chien… Oh ! les lâches !… au secours !… personne…

Et le moribond, s’étant renversé sur le dos par un mouvement convulsif, tournant vers le plafond sa face de damné où éclatait un désespoir infernal, répétait encore :

— Personne !… Personne !…

Ses yeux, tout à coup flamboyants et féroces, rencontrèrent les grands yeux bleus de l’angélique et blonde figure de Gabriel, qui, s’agenouillant auprès de lui, lui dit de sa voix douce et grave :

— Me voici, mon père… je viens vous secourir, si vous pouvez être secouru… priez pour vous, si le Seigneur vous rappelle à lui.

— Gabriel !… murmura Rodin d’une voix éteinte, pardon… pour le mal… que je vous ai fait… Pitié !… ne m’abandonnez pas !… ne…

Rodin ne put achever ; il était parvenu à se soulever sur son séant ; il poussa un cri et retomba sans mouvement.

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Le même jour, dans les journaux du soir, on lisait :

« Le choléra est à Paris… le premier cas s’est déclaré aujourd’hui, à trois heures et demie, rue de Babylone, à l’hôtel Saint-Dizier. »



  1. Une personne parfaitement digne de foi nous a affirmé avoir assisté à un dîner d’apparat chez un prélat fort éminent, et avoir vu au dessert une pareille exhibition, ce qui fit dire par cette personne au prélat en question. « Je croyais, monseigneur, que l’on mangeait le corps du Sauveur sous les deux espèces, mais non pas en angélique. » Il faut reconnaître que l’invention de cette sucrerie apostolique n’était pas du fait du prélat, mais était due au catholicisme un peu exagéré d’une pieuse dame qui avait une grande autorité dans la maison de Monseigneur.
  2. Un ecclésiastique aussi honorable qu’honoré nous a cité le fait d’un pauvre jeune prêtre de paroisse qui, interdit par son évêque sans aucune raison valable, mourant de faim et de misère, a été réduit (en cachant son saint caractère, bien entendu) à servir comme garçon de café à Lille, dans un établissement où son frère exerçait le même emploi.
  3. On sait qu’à cette heure (1845) l’inquisition, les réclusions en in pace, etc., existent encore à Rome.