Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie XII/04

Méline, Cans et compagnie (7-8p. 46-60).
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Douzième partie : La panthère noire de Java


IV


Amour.


Mademoiselle de Cardoville était transfigurée : pour la première fois, sa beauté éclatait dans tout son lustre. Jusqu’alors voilée par l’indifférence, ou assombrie par la douleur, un éblouissant rayon de soleil l’illuminait tout à coup.

La légère irritation causée par la perfidie de Rodin avait passé comme une ombre imperceptible sur le front de la jeune fille. Que lui importaient maintenant ces mensonges, ces perfidies ? N’étaient-elles pas déjouées ?

Et à l’avenir… quel pouvoir humain pourrait se mettre entre elle et Djalma, si sûrs l’un de l’autre ? Qui oserait lutter contre ces deux êtres résolus et forts de la puissance irrésistible de la jeunesse, de l’amour et de la liberté ? Qui oserait tenter de les suivre dans cette sphère embrasée où ils allaient, eux si beaux, eux si heureux, se confondre dans un amour si inextinguible, protégés et défendus par leur bonheur, armure à toute épreuve ?

À peine Florine sortie, Adrienne s’approcha de M. de Montbron d’un pas rapide ; elle semblait grandie ; à la voir s’avancer légère, triomphante et radieuse, on eût dit une divinité marchant sur des nuées.

— Quand le verrai-je ?

Tel fut son premier mot à M. de Montbron.

— Mais… demain, il faut le préparer à tant de bonheur ; chez une nature si ardente… une joie si soudaine, si inattendue… peut être terrible.

Adrienne resta un moment pensive, et dit tout à coup :

— Demain… oui… pas avant demain… j’ai une superstition de cœur.

— Laquelle ?

— Vous le saurez… il m’aime… ce mot dit tout, renferme tout, comprend tout… est tout… et pourtant, j’ai mille questions sur les lèvres… à propos de lui ;… je ne vous en ferai aucune avant demain… non, parce que, par une adorable fatalité… demain est, pour moi… un anniversaire sacré… D’ici là, je vivrai un siècle… Heureusement… je puis attendre… Tenez…

Puis, faisant signe à M. de Montbron, elle le conduisit près du Bacchus indien.

— Comme il lui ressemble !… dit-elle au comte.

— En effet, s’écria celui-ci, c’est étrange !

— Étrange ? reprit Adrienne en souriant avec une douce fierté, étrange qu’un héros, qu’un demi-dieu, qu’un idéal de beauté ressemble à Djalma ?…

— Combien vous l’aimez !… dit M. de Montbron profondément ému et presque ébloui de la félicité qui resplendissait sur le visage d’Adrienne.

— Je devais bien souffrir, n’est-ce pas ? lui dit-elle après un moment de silence.

— Mais si je ne m’étais pas décidé à venir ici aujourd’hui, en désespoir de cause, que serait-il arrivé ?

— Je n’en sais rien ;… je serais morte peut-être… car je suis frappée là… d’une manière incurable. (Et elle mit la main à son cœur.) Mais ce qui eût été ma mort… sera ma vie…

— C’était horrible ! dit le comte en tressaillant, une passion pareille concentrée en vous-même, fière comme vous l’êtes…

— Oui, fière !… mais non orgueilleuse… Aussi, en apprenant son amour pour une autre ;… en apprenant que l’impression que j’avais cru lui causer, lors de notre première entrevue, s’était aussitôt effacée… j’ai renoncé à tout espoir, sans pouvoir renoncer à mon amour ; au lieu de fuir son souvenir, je me suis entourée de ce qui pouvait me le rappeler… À défaut de bonheur, il y a encore une amère jouissance à souffrir par ce qu’on aime.

— Je comprends maintenant votre bibliothèque indienne…

Adrienne, sans répondre au comte, alla prendre sur le guéridon un des livres fraîchement coupés, et, l’apportant à M. de Montbron, lui dit en souriant, avec une expression de joie et de bonheur céleste :

— J’avais tort de nier ; je suis orgueilleuse. Tenez… lisez cela… tout haut… je vous en prie ;… je vous dis que je puis attendre à demain.

Et du bout de son doigt charmant, elle indiqua au comte le passage, en lui présentant le livre.

Puis, elle alla, pour ainsi dire, se blottir au fond de la causeuse, et là, dans une attitude profondément attentive, recueillie, le corps penché en avant, ses mains croisées sur le coussin, son menton appuyé sur ses mains, ses grands yeux attachés, avec une sorte d’adoration, sur le Bacchus indien qui lui faisait face, elle sembla, dans cette contemplation passionnée, se préparer à entendre la lecture de M. de Montbron.

Celui-ci, très étonné, commença, après avoir regardé Adrienne, qui lui dit de sa voix la plus caressante :

— Et bien doucement… je vous en conjure…

M. de Montbron lut le passage suivant du journal d’un voyageur dans l’Inde :


« … Lorsque je me trouvais à Bombay, en 1829, on ne parlait dans toute la société anglaise que d’un jeune héros, fils de… »


Le comte s’étant interrompu une seconde, à cause de la prononciation barbare du nom du père de Djalma, Adrienne lui dit vivement de sa douce voix :

— Fils de Kadja-Sing.

— Quelle mémoire ! dit le comte en souriant.

Et il reprit :


« … Un jeune héros, le fils de Kadja-Sing, roi de Mundi. Au retour d’une expédition lointaine et sanglante dans les montagnes contre ce roi indien, le colonel Drake était revenu rempli d’enthousiasme pour le fils de Kadja-Sing, nommé Djalma. Sortant à peine de l’adolescence, ce jeune prince a, dans cette guerre implacable, fait preuve d’une intrépidité si chevaleresque, d’un caractère si noble, que l’on a surnommé son père le Père du Généreux. »

— Cette coutume est touchante…, dit le comte. Récompenser pour ainsi dire le père en lui donnant un surnom glorieux pour son fils, cela est grand… Mais quelle rencontre bizarre que ce livre ! dit le comte surpris ; il y a de quoi, je le comprends, exalter la tête la plus froide…

— Oh !… vous allez voir… vous allez voir !… dit Adrienne.

Le comte poursuivit sa lecture.


« … Le colonel Drake, l’un des plus valeureux et des meilleurs officiers de l’armée anglaise, disait hier devant moi que, blessé grièvement et fait prisonnier par le prince Djalma, après une résistance énergique, il avait été emmené au camp établi dans le village de… »


Ici, même hésitation de la part du comte, à l’endroit d’un nom bien autrement sauvage que le premier ; aussi, ne voulant pas tenter l’aventure, il s’interrompit et dit à Adrienne :

— Quant à celui-ci… j’y renonce.

— C’est pourtant facile ! reprit Adrienne

Et elle prononça avec une inexprimable douceur le nom suivant, d’ailleurs fort doux :

— Dans le village de Shumshabad.

— Voilà un procédé mnémonique infaillible pour retenir les noms géographiques, dit le comte.

Et il continua :


« … Une fois arrivé au camp, le colonel Drake reçut l’hospitalité la plus touchante, et le prince Djalma eut pour lui les soins d’un fils. Ce fut là que le colonel eut connaissance de quelques faits qui portèrent à son comble son enthousiasme pour le prince Djalma. Il a raconté devant moi les deux suivants :

« À l’un des combats, le prince était accompagné d’un jeune Indien d’environ douze ans, qu’il aimait tendrement et qui lui servait de page, le suivant à cheval pour porter ses armes de rechange ; cet enfant était idolâtré par sa mère ; au moment de l’expédition, elle avait confié son fils au prince Djalma en lui disant avec un stoïcisme digne de l’antiquité : Qu’il soit votre frère. — Il sera mon frère, avait répondu le prince. Au milieu d’une sanglante déroute, l’enfant est grièvement blessé, son cheval tué ; le prince, au péril de sa vie, malgré la précipitation d’une retraite forcée, le dégage, le prend en croupe et fuit ; on les poursuit ; un coup de feu atteint leur cheval ; mais il peut atteindre un massif de jungles, au milieu duquel, après quelques vains efforts, il tombe épuisé. L’enfant étant incapable de marcher, le prince l’emporte, se cache avec lui au plus épais du taillis. Les Anglais arrivent, fouillent les jungles ; les deux victimes échappent. Après une nuit et un jour de marches, de contre-marches, de ruses, de fatigues, de périls inouïs, le prince, portant toujours l’enfant, dont l’une des jambes était à demi brisée, parvient à gagner le camp de son père, et dit simplement : J’avais promis à sa mère qu’il serait mon frère, j’ai agi en frère. »


— C’est admirable ! s’écria le comte.

— Continuez… oh ! continuez, dit Adrienne en essuyant une larme, sans détourner ses yeux du bas-relief qu’elle continuait de contempler avec une admiration croissante.

Le comte poursuivit :


« … Une autre fois, le prince Djalma, suivi de deux esclaves noirs, se rend, avant le lever du soleil, dans un endroit très-sauvage, pour s’emparer d’une portée de deux petits tigres âgés de quelques jours. Le repaire avait été signalé. Le tigre et sa femelle étaient encore au dehors à la curée. L’un des noirs s’introduit dans la tanière par une étroite ouverture ; l’autre, aidé de Djalma, abat à coups de hache un assez gros tronçon d’arbre afin de disposer un piége pour prendre le tigre ou sa femelle. Du côté de l’ouverture, la caverne était presque à pic. Le prince y monte avec agilité afin de disposer le piège, avec l’autre noir ; tout à coup, un rugissement effroyable retentit ; en quelques bonds la femelle, revenant de curée, atteint l’ouverture de la tanière. Le noir qui tendait le piége avec le prince a le crâne ouvert d’un coup de dent, l’arbre tombe en travers de l’étroite entrée du repaire, empêche la femelle d’y pénétrer, et barre en même temps le passage au noir qui accourait avec les petits tigres…

« Au-dessus, à vingt pieds environ, sur une plate-forme de roches, le prince, couché à plat ventre, considérait cet affreux spectacle. La tigresse, rendue furieuse par les cris de ses petits, dévorait les mains du noir, qui, de l’intérieur du repaire, tâchait de maintenir le tronc d’arbre, son seul rempart, et poussait des cris lamentables. »


— C’est horrible ! dit le comte.

— Oh ! continuez… continuez…, s’écria Adrienne avec exaltation ; vous allez voir ce que peut l’héroïsme de la bonté.

Le comte poursuivit :


« Tout à coup, le prince met son poignard entre ses dents, attache sa ceinture à un bloc de roc, prend la hache d’une main, de l’autre se laisse glisser le long de ce cordage improvisé, tombe à quelques pas de la bête féroce, bondit jusqu’à elle, et, rapide comme l’éclair, lui porte coup sur coup deux atteintes mortelles, au moment où le noir, perdant ses forces, abandonnant le tronc d’arbre, allait être mis en pièces. »


— Et vous vous étonniez de sa ressemblance avec ce demi-dieu, à qui la fable même ne prête pas un dévouement aussi généreux ! s’écria la jeune fille avec une exaltation croissante.

— Je ne m’étonne plus, j’admire, dit le comte d’une voix émue, et, à ces deux nobles traits, mon cœur bat d’enthousiasme comme si j’avais vingt ans.

— Et le noble cœur de ce voyageur a battu comme le vôtre à ce récit, dit Adrienne ; vous allez le voir.


« … Ce qui rend admirable l’intrépidité du prince, c’est que, selon les principes des castes indiennes, la vie d’un esclave n’a aucune importance ; aussi un fils de roi, en risquant sa vie pour le salut d’une pauvre créature si infime, obéissait à un héroïque instinct de charité véritablement chrétienne, jusqu’alors inouïe dans ce pays.

« Deux traits pareils, disait avec raison le colonel Drake, suffisent à peindre un homme ; c’est donc avec un sentiment de respect profond et d’admiration touchante que moi, voyageur inconnu, j’ai écrit le nom du prince Djalma sur ce livre de voyage, éprouvant toutefois une sorte de tristesse en me demandant quel sera l’avenir de ce prince, perdu au fond de ce pays sauvage, toujours dévasté par la guerre. Si modeste que soit l’hommage que je rends à ce caractère digne des temps héroïques, son nom du moins sera répété avec un généreux enthousiasme par tous les cœurs sympathiques à ce qui est généreux et grand. »


— Et tout à l’heure, en lisant ces lignes si simples, si touchantes, reprit Adrienne, je n’ai pu m’empêcher de porter à mes lèvres le nom de ce voyageur.

— Oui… le voilà bien tel que je l’avais jugé, dit le comte, de plus en plus ému en rendant le livre à Adrienne, qui se levant grave et touchante, lui dit :

— Le voilà tel que je voulais vous le faire connaître, afin que vous compreniez… mon adoration pour lui ; car ce courage, cette héroïque bonté, je l’avais devinée, lors d’un entretien surpris malgré moi, avant de me montrer à lui… De ce jour, je le savais aussi généreux qu’intrépide, aussi tendre, aussi sensible qu’énergique et résolu ;… mais lorsque je le vis si merveilleusement beau… et si différent, par le noble caractère de sa physionomie, par ses vêtements même, de tout ce que j’avais rencontré jusqu’alors… quand je vis l’impression que je lui causai… et que j’éprouvai, plus violente encore peut-être… je sentis ma vie attachée à cet amour.

— Et maintenant vos projets ?

— Divins, radieux comme mon cœur… En apprenant son bonheur, je veux que Djalma éprouve ce même éblouissement dont je suis frappée et qui ne me permet pas encore de regarder… mon soleil en face… car, je vous le répète… d’ici à demain j’ai un siècle à vivre. Oui, chose étrange ! j’aurais cru, après une telle révélation, sentir le besoin de rester seule plongée dans cet océan de pensées enivrantes. Eh bien ! non, d’ici à demain, je redoute la solitude… J’éprouve je ne sais quelle impatience fébrile… inquiète… ardente… Oh ! bénie serait la fée qui, me touchant de sa baguette, m’endormirait à cette heure jusqu’à demain.

— Je serai cette bienfaisante fée, dit tout à coup le comte en souriant.

— Vous ?

— Moi.

— Et comment ?

— Voyez la puissance de ma baguette : je veux vous distraire d’une partie de vos pensées en vous les rendant matériellement visibles…

— Expliquez-vous, de grâce.

— Et de plus mon projet aura encore pour vous un autre avantage. Écoutez-moi : vous êtes si heureuse, que vous pouvez tout entendre… votre odieuse tante et ses odieux amis répandent le bruit que votre séjour chez M. Baleinier…

— A été nécessité par la faiblesse de mon esprit, dit Adrienne en souriant. Je m’y attendais.

— C’est stupide ; mais comme votre résolution de vivre seule vous fait des envieux et des ennemis, vous sentez pourquoi, il ne manquera pas de gens parfaitement disposés à donner créance à toutes les stupidités possibles.

— Je l’espère bien… Passer pour folle aux yeux des sots… c’est très-flatteur.

— Oui, mais prouver aux sots qu’ils sont des sots, et cela à la face de tout Paris, c’est assez amusant ; or, on commence à s’inquiéter de votre disparition ; vous avez interrompu vos promenades habituelles en voiture ; ma nièce paraît seule depuis longtemps dans notre loge aux Italiens ; vous voulez tuer, brûler le temps jusqu’à demain… voici une occasion excellente : il est deux heures ; à trois heures et demie ma nièce est ici en voiture ; la journée est splendide ;… il y aura un monde fou au bois de Boulogne ; vous faites une charmante promenade ; on vous voit déjà là ;… puis le grand air, le mouvement calmeront votre fièvre de bonheur… Et ce soir, c’est là que commence ma magie, je vous conduis dans l’Inde.

— Dans l’Inde ?…

— Au milieu de ces forêts sauvages où l’on entend rugir les lions, les panthères et les tigres… Ce combat héroïque qui vous a tant émue tout à l’heure… nous l’aurons sous nos yeux, réel et terrible…

— Franchement, mon cher comte, c’est une plaisanterie.

— Pas du tout, je vous promets de vous faire voir de véritables bêtes farouches, redoutables hôtes du pays de notre demi-dieu… tigres grondants… lions rugissants… Cela ne vaudra-t-il pas vos livres ?

— Mais encore…

— Allons, il faut vous donner le secret de mon pouvoir surnaturel ; au retour de votre promenade, vous dînez chez ma nièce, et nous allons ensuite à un spectacle fort curieux qui se donne à la Porte-Saint-Martin… Un dompteur de bêtes des plus extraordinaires y montre des animaux parfaitement féroces au milieu d’une forêt (ici seulement commence l’illusion), et simule avec eux, tigres, lions et panthères, des combats formidables. Tout Paris court à ces représentations, et tout Paris vous y verra plus belle et plus charmante que jamais.

— J’accepte, j’accepte, dit Adrienne avec une joie d’enfant. Oui… vous avez raison :… j’éprouverai un plaisir étrange à voir ces monstres farouches, qui me rappelleront ceux que mon demi-dieu a si héroïquement combattus. J’accepte encore, parce que, pour la première fois de ma vie, je brûle du désir d’être trouvée belle… même par tout le monde… J’accepte… enfin… parce que…

Mademoiselle de Cardoville fut interrompue, d’abord par un léger coup frappé à la porte, puis par Florine, qui entra en annonçant M. Rodin.