Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie X/07

Méline, Cans et compagnie (5-6p. 272-291).
Dixième partie : Le protecteur


VII


Le secrétaire du père d’Aigrigny.


À peine le magistrat et le docteur Baleinier eurent-ils disparu, que mademoiselle de Cardoville, dont le visage rayonnait de bonheur, s’écria en regardant Rodin avec un mélange de respect et de reconnaissance :

— Enfin, grâce à vous, monsieur… je suis libre… Libre !… Oh ! je n’avais jamais senti tout ce qu’il y a de bien-être, d’expansion, d’épanouissement dans ce mot adorable… liberté !

Et le sein d’Adrienne palpitait ; ses narines roses se dilataient, ses lèvres vermeilles s’entr’ouvraient comme si elle eût aspiré avec délices un air vivifiant et pur.

— Je suis depuis peu de jours dans cette horrible maison, reprit-elle ; mais j’ai assez souffert de ma captivité pour faire vœu de rendre chaque année quelques pauvres prisonniers pour dettes à la liberté. Ce vœu vous paraît sans doute un peu moyen âge, ajouta-t-elle en souriant, mais il ne faut pas prendre à cette noble époque seulement ses meubles et ses vitraux… Merci donc doublement, monsieur, car je vais vous faire complice de cette pensée de délivrance qui vient d’éclore, vous le voyez, au milieu du bonheur que je vous dois, et dont vous paraissez ému, touché. Ah ! que ma joie vous dise ma reconnaissance, et qu’elle vous paye de votre généreux secours ! reprit la jeune fille avec exaltation.

Mademoiselle de Cardoville, en effet, remarquait une complète transfiguration dans la physionomie de Rodin. Cet homme, naguère si dur, si tranchant, si inflexible à l’égard du docteur Baleinier, semblait sous l’influence des sentiments les plus doux, les plus affectueux. Ses petits yeux de vipère, à demi voilés, s’attachaient sur Adrienne avec une expression d’ineffable intérêt… Puis comme s’il eût voulu s’arracher tout à coup à ces impressions, il dit, en se parlant à lui-même :

— Allons, allons, pas d’attendrissement. Le temps est trop précieux :… ma mission n’est pas remplie… non, elle ne l’est pas… ma chère demoiselle, ajouta-t-il en s’adressant alors à Adrienne, ainsi… croyez-moi… nous parlerons plus tard de reconnaissance… Parlons vite du présent si important pour vous et pour votre famille… Savez-vous ce qui se passe ?

Adrienne regarda le jésuite avec surprise et lui dit :

— Que se passe-t-il donc, monsieur ?

— Savez-vous le véritable motif de votre séquestration dans cette maison ?… Savez-vous ce qui a fait agir madame de Saint-Dizier et l’abbé d’Aigrigny ?

En entendant prononcer ces noms détestés, les traits de mademoiselle de Cardoville, naguère si heureusement épanouis, s’attristèrent, et elle répondit avec amertume :

— La haine, monsieur… a sans doute animé madame de Saint-Dizier contre moi…

— Oui… la haine… et de plus le désir de vous dépouiller impunément d’une fortune immense…

— Moi… monsieur, et comment ?

— Vous ignorez donc, ma chère demoiselle, l’intérêt que vous aviez à vous trouver le 13 février rue Saint-François pour un héritage ?

— J’ignorais cette date et ces détails, monsieur ; mais je savais incomplètement par quelques papiers de famille, et grâce à une circonstance assez extraordinaire, qu’un de nos ancêtres…

— Avait laissé une somme énorme à partager entre ses descendants, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur…

— Ce que malheureusement vous ignoriez, ma chère demoiselle, c’est que les héritiers étaient tenus de se trouver réunis le 13 février à heure fixe ; ce jour et cette heure passés, les retardataires devaient être dépossédés. Comprenez-vous maintenant pourquoi on vous a enfermée ici, ma chère demoiselle ?

— Oh ! oui, je comprends, s’écria mademoiselle de Cardoville : à la haine que me portait ma tante se joignait la cupidité… tout s’explique. Les filles du maréchal Simon, héritières comme moi, ont été séquestrées comme moi…

— Et cependant, s’écria Rodin, vous et elles n’êtes pas les seules victimes…

— Quelles sont donc les autres, monsieur ?

— Le prince Indien…

— Le prince Djalma ? dit vivement Adrienne.

— Il a failli être empoisonné par un narcotique… dans le même intérêt.

— Grand Dieu ! s’écria la jeune fille en joignant les mains avec épouvante. C’est horrible ! lui… lui… ce jeune prince que l’on dit d’un caractère si noble, si généreux. Mais j’avais envoyé au château de Cardoville…

— Un homme de confiance, chargé de ramener le prince à Paris ; je sais cela, ma chère demoiselle ; mais, à l’aide d’une ruse, cet homme a été éloigné, et le jeune Indien livré à ses ennemis.

— Et à cette heure… où est-il ?

— Je n’ai que de vagues renseignements ; je sais seulement qu’il est à Paris ; mais je ne désespère pas de le retrouver ; je ferai ces recherches avec une ardeur presque paternelle ; car on ne saurait trop aimer les rares qualités de ce pauvre fils de roi. Quel cœur ! ma chère demoiselle ! quel cœur ! oh ! c’est un cœur d’or, brillant et pur comme l’or de son pays.

— Mais il faut retrouver le prince, monsieur, dit Adrienne avec émotion. Il faut ne rien négliger pour cela, je vous en conjure ; c’est mon parent… il est seul ici… sans appui, sans secours.

— Certainement, reprit Rodin avec commisération, pauvre enfant… car c’est presque un enfant… dix-huit ou dix-neuf ans… jeté au milieu de Paris, dans cet enfer ;… avec ses passions neuves, ardentes, sauvages, avec sa naïveté, sa confiance, à quels périls ne serait-il pas exposé !

— Mais il s’agit d’abord de le retrouver, monsieur, dit vivement Adrienne, ensuite nous le soustrairons à ces dangers… Avant d’être enfermée ici, apprenant son arrivée en France, j’avais envoyé un homme de confiance lui offrir les services d’un ami inconnu ; je vois maintenant que cette folle idée, que l’on m’a reprochée, était fort sensée… aussi j’y tiens plus que jamais ; le prince est de ma famille, je lui dois une généreuse hospitalité… je lui destinais le pavillon que j’occupais chez ma tante…

— Mais vous, ma chère demoiselle ?

— Aujourd’hui même, je vais aller habiter une maison que depuis quelque temps j’avais fait préparer, étant bien décidée à quitter madame de Saint-Dizier et à vivre seule et à ma guise. Ainsi, monsieur, puisque votre mission est d’être le bon génie de notre famille, soyez aussi généreux envers le prince Djalma que vous l’avez été pour moi, pour les filles du maréchal Simon ; je vous en conjure, tâchez de découvrir la retraite de ce pauvre fils de roi, comme vous dites ; gardez-moi le secret et faites-le conduire dans ce pavillon, qu’un ami inconnu lui offre ;… qu’il ne s’inquiète de rien ; on pourvoira à tous ses besoins ; il vivra comme il doit vivre… en prince…

— Oui, il vivra en prince, grâce à votre royale munificence… Mais jamais touchant intérêt n’aura été mieux placé… Il suffit de voir comme je l’ai vue sa belle et mélancolique figure pour…

— Vous l’avez donc vu, monsieur ? dit Adrienne en interrompant Rodin.

— Oui, ma chère demoiselle, je l’ai vue pendant deux heures environ… et il ne m’en a pas fallu davantage pour le juger ; ses traits charmants sont le miroir de son âme.

— Et où l’avez-vous vu, monsieur ?

— À votre ancien château de Cardoville, ma chère demoiselle, non loin duquel la tempête l’avait jeté… et où je m’étais rendu afin de…

Puis, après un moment d’hésitation, Rodin reprit comme emporté malgré lui par sa franchise :

— Eh ! mon Dieu ! où je m’étais rendu pour faire une action mauvaise, honteuse et misérable… il faut bien l’avouer…

— Vous, monsieur… au château de Cardoville ? pour une mauvaise action ! s’écria Adrienne, profondément surprise…

— Hélas ! oui, ma chère demoiselle, répondit naïvement Rodin. En un mot, j’avais ordre de M. l’abbé d’Aigrigny de mettre votre ancien régisseur dans l’alternative ou d’être renvoyé, ou de se prêter à une indignité… oui, à quelque chose qui ressemblait fort à de l’espionnage et à de la calomnie ;… mais l’honnête et digne homme a refusé…

— Mais qui êtes-vous donc, monsieur ? dit mademoiselle de Cardoville, de plus en plus étonnée.

— Je suis… Rodin… ex-secrétaire de M. l’abbé d’Aigrigny… bien peu de chose, comme vous voyez.

Il faut renoncer à rendre l’accent à la fois humble et ingénu du jésuite, en prononçant ces mots qu’il accompagna d’un salut respectueux.

À cette révélation, mademoiselle de Cardoville se recula brusquement.

Nous l’avons dit, Adrienne avait quelquefois entendu parler de Rodin, l’humble secrétaire de l’abbé d’Aigrigny, comme d’une sorte de machine obéissante et passive. Ce n’était pas tout : le régisseur de la terre de Cardoville, en écrivant à Adrienne au sujet du prince Djalma, s’était plaint des propositions perfides et déloyales de Rodin. Elle sentit donc s’éveiller une vague défiance, lorsqu’elle apprit que son libérateur était l’homme qui avait joué un rôle si odieux. Du reste, ce sentiment défavorable était balancé par ce qu’elle devait à Rodin, et par la dénonciation qu’il venait de formuler si nettement contre l’abbé d’Aigrigny devant le magistrat ; et puis enfin, par l’aveu même du jésuite qui, s’accusant lui-même, allait ainsi au-devant du reproche qu’on pouvait lui adresser.

Néanmoins, ce fut avec une sorte de froide réserve que mademoiselle de Cardoville continua cet entretien, commencé par elle avec autant de franchise que d’abandon et de sympathie.

Rodin s’aperçut de l’impression qu’il causait ; il s’y attendait : il ne se déconcerta donc pas le moins du monde lorsque mademoiselle de Cardoville lui dit en l’envisageant bien en face et attachant sur lui un regard perçant :

— Ah !… vous êtes M. Rodin… le secrétaire de M. l’abbé d’Aigrigny ?

— Dites ex-secrétaire, s’il vous plaît, ma chère demoiselle, répondit le jésuite ; car vous sentez bien que je ne remettrai jamais les pieds chez l’abbé d’Aigrigny… Je m’en suis fait un ennemi implacable, et je me trouve sur le pavé… Mais il n’importe… Qu’est-ce que je dis ? mais tant mieux, puisqu’à ce prix-là des méchants sont démasqués et d’honnêtes gens secourus.

Ces mots, dit très-simplement et très-dignement, ramenèrent la pitié au cœur d’Adrienne. Elle songea qu’après tout, ce pauvre vieux homme disait vrai. La haine de l’abbé d’Aigrigny ainsi dévoilée devait être inexorable, et, après tout, Rodin l’avait bravée pour faire une généreuse révélation.

Pourtant, mademoiselle de Cardoville reprit froidement :

— Puisque vous saviez, monsieur, les propositions que vous étiez chargé de faire au régisseur de la terre de Cardoville si honteuses, si perfides, comment avez-vous pu consentir à vous en charger ?

— Pourquoi, pourquoi ? reprit Rodin avec une sorte d’impatience pénible. Eh ! mon Dieu ! parce que j’étais alors complètement sous le charme de l’abbé d’Aigrigny, un des hommes les plus prodigieusement habiles que je connaisse, et, je l’ai appris depuis avant-hier seulement, un des hommes les plus prodigieusement dangereux qu’il y ait au monde ; il avait vaincu mes scrupules en me persuadant que la fin justifiait les moyens… Et je dois l’avouer, la fin qu’il semblait se proposer était belle et grande ; mais avant-hier… j’ai été cruellement désabusé… un coup de foudre m’a réveillé. Tenez, ma chère demoiselle, ajouta Rodin avec une sorte d’embarras et de confusion, ne parlons plus de mon fâcheux voyage à Cardoville. Quoique je n’aie été qu’un instrument ignorant et aveugle, j’en ai autant de honte et de chagrin que si j’avais agi de moi-même… Cela me pèse et m’oppresse. Je vous en prie, parlons plutôt de vous, de ce qui vous intéresse, car l’âme se dilate aux généreuses pensées, comme la poitrine se dilate à un air pur et salubre.

Rodin venait de faire si spontanément l’aveu de sa faute, il l’expliquait si naturellement, il en paraissait si sincèrement contrit, qu’Adrienne, dont les soupçons n’avaient pas d’ailleurs d’autres éléments, sentit sa défiance beaucoup diminuer.

— Ainsi, reprit-elle en examinant toujours Rodin, c’est à Cardoville que vous avez vu le prince Djalma ?

— Oui, mademoiselle, et de cette rapide entrevue date mon affection pour lui ; aussi je remplirai ma tâche jusqu’au bout ; soyez tranquille, ma chère demoiselle, pas plus que vous, pas plus que les filles du maréchal Simon, le prince ne sera victime de ce détestable complot, qui ne s’est malheureusement pas arrêté là.

— Et qui donc encore a-t-il menacé ?

— M. Hardy, homme rempli d’honneur et de probité, aussi votre parent, aussi intéressé dans cette succession, a été éloigné de Paris par une infâme trahison… Enfin, un dernier héritier, malheureux artisan, tombant dans un piège habilement tendu, a été jeté dans une prison pour dettes.

— Mais, monsieur, dit tout à coup Adrienne, au profit de qui cet abominable complot, qui, en effet, m’épouvante, était-il donc tramé ?

— Au profit de M. l’abbé d’Aigrigny ! répondit Rodin.

— Lui ! et comment ? de quel droit ? il n’était pas héritier ?

— Ce serait trop long à vous expliquer, ma chère demoiselle ; vous saurez tout un jour ; soyez seulement convaincue que votre famille n’avait pas d’ennemi plus acharné que l’abbé d’Aigrigny.

— Monsieur, dit Adrienne cédant à un dernier soupçon, je vais vous parler bien franchement. Comment ai-je pu mériter ou vous inspirer le vif intérêt que vous me témoignez, et que vous étendez même sur toutes les personnes de ma famille ?

— Mon Dieu, ma chère demoiselle, répondit Rodin en souriant, si je vous le dis… vous allez vous moquer de moi… ou ne pas me comprendre…

— Parlez, je vous en prie, monsieur. Ne doutez ni de moi ni de vous.

— Eh bien ! je me suis intéressé, dévoué à vous, parce que votre cœur est généreux, votre esprit élevé, votre caractère indépendant et fier… Une fois bien à vous, ma foi ! les vôtres, qui sont d’ailleurs aussi fort dignes d’intérêt, ne m’ont plus été indifférents… Les servir, c’était vous servir encore.

— Mais, monsieur… en admettant que vous me jugiez digne des louanges beaucoup trop flatteuses que vous m’adressez… comment avez-vous pu juger de mon cœur, de mon esprit, de… mon caractère ?

— Je vais vous le dire, ma chère demoiselle ; mais auparavant, je dois vous faire encore un aveu dont j’ai grand’honte… Lors même que vous ne seriez pas si merveilleusement douée, ce que vous avez souffert depuis votre entrée dans cette maison devrait suffire, n’est-ce pas, pour vous mériter l’intérêt de tout homme de cœur ?

— Je le crois, monsieur.

— Je pourrais donc expliquer ainsi mon intérêt pour vous. Eh bien ! pourtant… je l’avoue, cela ne m’aurait pas suffi ; vous auriez été simplement mademoiselle de Cardoville, très-riche, très-noble et très-belle jeune fille, que votre malheur m’eût fort apitoyé sans doute ; mais je me serais dit : « Cette pauvre demoiselle est très à plaindre, soit ; mais moi, pauvre homme, qu’y puis-je ? Mon unique ressource est ma place de secrétaire de l’abbé d’Aigrigny, et c’est lui qu’il me faut d’abord attaquer ! il est tout-puissant, et je ne suis rien ; lutter contre lui, c’est me perdre sans espoir de sauver cette infortunée. » Tandis qu’au contraire, sachant ce que vous étiez, ma chère demoiselle, ma foi ! je me suis révolté dans mon infériorité. « Non, non, me suis-je dit, mille fois non ! Une si belle intelligence, un si grand cœur ne seront pas victimes d’un abominable complot… Peut-être je serai brisé dans la lutte, mais du moins j’aurai tenté de combattre. »

Il est impossible de dire avec quel mélange de finesse, d’énergie, de sensibilité, Rodin avait accentué ces paroles.

Ainsi que cela arrive fréquemment aux gens singulièrement disgracieux et repoussants, dès qu’ils sont parvenus à faire oublier leur laideur, cette laideur même devient un motif d’intérêt, de commisération, et l’on se dit : « Quel dommage qu’un tel esprit, qu’une telle âme, habite un corps pareil ! » et l’on se sent touché, presque attendri par ce contraste.

Il en était ainsi de ce que mademoiselle de Cardoville commençait à éprouver pour Rodin ; car autant il s’était montré brutal et insolent envers le docteur Baleinier, autant il était simple et affectueux avec elle.

Une seule chose excitait vivement la curiosité de mademoiselle de Cardoville, c’était de savoir comment Rodin avait conçu le dévouement et l’admiration qu’elle lui inspirait.

— Pardonnez mon indiscrète et opiniâtre curiosité, monsieur ;… mais je voudrais savoir…

— Comment vous m’avez été… moralement révélée, n’est-ce pas ?… Mon Dieu ! ma chère demoiselle, rien n’est plus simple… En deux mots, voici le fait : l’abbé d’Aigrigny ne voyait en moi qu’une machine à écrire, un instrument obtus, muet et aveugle…

— Je croyais à M. d’Aigrigny plus de perspicacité.

— Et vous avez raison, ma chère demoiselle… c’est un homme d’une sagacité inouïe ;… mais je le trompais… en affectant plus que de la simplicité… Pour cela, n’allez pas me croire faux… Non… je suis fier… oui, fier… à ma manière… et ma fierté consiste à ne jamais paraître au-dessus de ma position, si subalterne qu’elle soit ! Savez-vous pourquoi ? C’est qu’alors, si hautains que soient mes supérieurs… je me dis : « Ils ignorent ma valeur ; ce n’est donc pas moi, c’est l’infériorité de la condition qu’ils humilient… » À cela, je gagne deux choses : mon amour-propre est à couvert, et je n’ai à haïr personne.

— Oui, je comprends cette sorte de fierté, dit Adrienne, de plus en plus frappée du tour original de l’esprit de Rodin.

— Mais revenons à ce qui vous regarde, ma chère demoiselle. La veille du 13 février, M. l’abbé d’Aigrigny me remet un papier sténographié, et me dit : « Transcrivez cet interrogatoire, vous y ajouterez que cette pièce vient à l’appui de la décision d’un conseil de famille, qui déclare, d’après le rapport du docteur Baleinier, l’état de l’esprit de mademoiselle de Cardoville assez alarmant pour exiger sa réclusion dans une maison de santé… »

— Oui, dit Adrienne avec amertume, il s’agissait d’un long entretien que j’ai eu avec madame de Saint-Dizier, ma tante, et que l’on écrivait à mon insu.

— Me voici donc tête à tête avec mon mémoire sténographié ; je commence à le transcrire. Au bout de dix lignes, je reste frappé de stupeur, je ne sais si je rêve ou si je veille… « Comment ! folle ! m’écriai-je, mademoiselle de Cardoville folle ?… Mais les insensés sont ceux-là qui osent soutenir une monstruosité pareille !… » De plus en plus intéressé, je poursuis ma lecture… je l’achève… Oh ! alors, que vous dirai-je ?… Ce que j’ai éprouvé, voyez-vous, ma chère demoiselle, ne se peut exprimer :… c’était de l’attendrissement, de la joie, de l’enthousiasme !…

— Monsieur…, dit Adrienne.

— Oui, ma chère demoiselle, de l’enthousiasme !… Que ce mot ne choque pas votre modestie ; sachez donc que ces idées si neuves, si indépendantes, si courageuses, que vous exposiez avec tant d’éclat devant votre tante, vous sont à votre insu presque communes avec une personne pour laquelle vous ressentirez plus tard le plus tendre, le plus religieux respect…

— Et de qui voulez-vous parler, monsieur ? s’écria mademoiselle de Cardoville, de plus en plus intéressée.

Après un moment d’hésitation apparente, Rodin reprit :

— Non… non… il est inutile maintenant de vous en instruire… Tout ce que je puis vous dire, ma chère demoiselle, c’est que, ma lecture finie, je courus chez l’abbé d’Aigrigny afin de le convaincre de l’erreur où je le voyais à votre égard… Impossible de le joindre… mais hier matin, je lui ai dit vivement ma façon de penser ; il ne parut étonné que d’une chose, de s’apercevoir que je pensais. Un dédaigneux silence accueillit toutes mes instances. Je crus sa bonne foi surprise ; j’insistai encore, mais en vain ; il m’ordonna de le suivre à la maison où devait s’ouvrir le testament de votre aïeul. J’étais tellement aveuglé sur l’abbé d’Aigrigny qu’il fallut, pour m’ouvrir les yeux, l’arrivée successive du soldat, de son fils, puis du père du maréchal Simon… Leur indignation me dévoila l’étendue d’un complot tramé de longue main avec une effrayante habileté. Alors, je compris pourquoi l’on vous retenait ici en vous faisant passer pour folle ; alors je compris pourquoi les filles du maréchal Simon avaient été conduites au couvent. Alors enfin, mille souvenirs me revinrent à l’esprit ; des fragments de lettres, de mémoires, que l’on m’avait donnés à copier ou à chiffrer, et dont je ne m’étais pas jusque-là expliqué la signification, me mirent sur la voie de cette odieuse machination. Manifester, séance tenante, l’horreur subite que je ressentais pour ces indignités, c’était tout perdre ; je ne fis pas cette faute. Je luttai de ruse avec l’abbé d’Aigrigny ; je parus encore plus avide que lui. Cet immense héritage aurait dû m’appartenir que je ne me serais pas montré plus âpre, plus impitoyable à la curée. Grâce à ce stratagème, l’abbé d’Aigrigny ne se douta de rien : un hasard providentiel ayant sauvé cet héritage de ses mains, il quitta la maison dans une consternation profonde ; moi, dans une joie indicible, car j’avais le moyen de vous sauver, de vous venger, ma chère demoiselle. Hier soir, comme toujours, je me rendis à mon bureau. Pendant l’absence de l’abbé, il me fut facile de parcourir toute sa correspondance relative à l’héritage ; de la sorte, je pus relier tous les fils de cette trame immense… Oh ! alors, ma chère demoiselle, devant les découvertes que je fis… et que je n’aurais jamais faites sans cette circonstance, je restai anéanti, épouvanté.

— Quelles découvertes, monsieur ?

— Il est des secrets terribles pour qui les possède. Ainsi, n’insistez pas, ma chère demoiselle : mais, dans cet examen, la ligue formée par une insatiable cupidité contre vous et contre vos parents m’apparut dans toute sa ténébreuse audace. Alors, le vif et profond intérêt que j’avais déjà ressenti pour vous, chère demoiselle, augmenta encore et s’étendit aux autres innocentes victimes de ce complot infernal. Malgré ma faiblesse, je me promis de tout risquer pour démasquer l’abbé d’Aigrigny… Je réunis les preuves nécessaires pour donner à ma déclaration devant la justice une autorité suffisante… et ce matin… je quittai la maison de l’abbé… sans lui révéler mes projets… Il pouvait employer, pour me retenir, quelque moyen violent ; pourtant, il eût été lâche à moi de l’attaquer sans le prévenir… Une fois hors de chez lui… je lui ai écrit que j’avais en main assez de preuves de ses indignités pour l’attaquer loyalement au grand jour… je l’accusais… il se défendrait. Je suis allé chez un magistrat, et vous savez…

À ce moment, la porte s’ouvrit ; une des gardiennes parut et dit à Rodin :

— Monsieur, le commissionnaire que vous et M. le juge avez envoyé rue Brise-Miche vient de revenir.

— A-t-il laissé la lettre ?

— Oui, monsieur, on l’a montée tout de suite.

— C’est bien !… laissez-nous.

La gardienne sortit.