Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VI/32

Méline, Cans et compagnie (3-4p. 210-233).
Sixième partie : L’hôtel de Saint-Dizier


XXXII


Le confessionnal.


Rien de plus triste que l’aspect de la paroisse de Saint-Merry par ce jour d’hiver bas et neigeux. Un moment Françoise fut arrêtée sous le porche par un lugubre spectacle.

Pendant qu’un prêtre murmurait quelques paroles à voix basse, deux ou trois chantres crottés, en surplis sales, psalmodiaient les prières des morts d’un air distrait et maussade autour d’un pauvre cercueil de sapin, qu’un vieillard et un enfant misérablement vêtus accompagnaient seuls en sanglotant.

M. le suisse et M. le bedeau, fort contrariés d’être dérangés pour un enterrement si piteux, avaient dédaigné de revêtir leur livrée, et attendaient en bâillant d’impatience la fin de cette cérémonie, si indifférente pour la fabrique ; enfin, quelques gouttes d’eau sainte tombèrent sur le cercueil, le prêtre remit le goupillon au bedeau et se retira.

Alors il se passa une de ces scènes honteuses, conséquences forcées d’un trafic ignoble et sacrilège, une de ces indignes scènes si fréquentes lorsqu’il s’agit de l’enterrement du pauvre qui ne peut payer ni cierges, ni grand’messe, ni violons, car il y a maintenant des violons pour les morts.[1]

Le vieillard tendit la main au bedeau pour recevoir de lui le goupillon.

— Tenez… et faites vite, dit l’homme de sacristie en soufflant dans ses doigts.

L’émotion du vieillard était profonde, sa faiblesse extrême ; il resta un moment immobile, tenant le goupillon serré dans sa main tremblante. Dans cette bière était sa fille… la mère de l’enfant en haillons qui pleurait à côté de lui… Le cœur de cet homme se brisait à la pensée de ce dernier adieu… Il restait sans mouvement… des sanglots convulsifs soulevaient sa poitrine.

— Ah çà ! dépêchez-vous donc ! dit brutalement le bedeau ; est-ce que vous croyez que nous allons coucher ici[2] ?

Le vieillard se dépêcha.

Il fit le signe de la croix sur le cercueil, et, se baissant, il allait placer le goupillon dans la main de son petit-fils, lorsque le sacristain, trouvant que la chose avait suffisamment duré, ôta l’aspersoir des mains de l’enfant, et fit signe aux hommes du corbillard d’enlever prestement la bière : ce qui fut fait.

— Était-il lambin, ce vieux ! dit tout bas le suisse au bedeau en regagnant la sacristie ; c’est à peine si nous aurons le temps de déjeuner et de nous habiller pour l’enterrement ficelé de ce matin ;… à la bonne heure, voilà un mort qui en vaut la peine… En avant la hallebarde !…

— Et les épaulettes de colonel, pour donner dans l’œil à la loueuse de chaises, scélérat ? dit le bedeau d’un air narquois.

— Que veux-tu, Catillard ! on est bel homme, et ça se voit, répondit le suisse d’un air triomphant ; je ne peux pas non plus éborgner les femmes, pour leur tranquillité.

Et les deux hommes entrèrent dans la sacristie.

La vue de l’enterrement avait encore augmenté la tristesse de Françoise.

Lorsqu’elle entra dans l’église, sept ou huit personnes, disséminées sur des chaises, étaient seules dans cet édifice humide et glacial.

L’un des donneux d’eau bénite, vieux drôle à figure rubiconde, joyeuse et avinée, voyant Françoise s’approcher du bénitier, lui dit à voix basse :

— M. l’abbé Dubois n’est pas encore entré en boîte, dépêchez-vous, vous aurez l’étrenne de sa barbe…

Françoise, peinée de cette plaisanterie, remercia l’irrévérencieux sacristain, se signa dévotement, fit quelques pas dans l’église, et se mit à genoux sur la dalle pour faire sa prière, qu’elle faisait toujours avant d’approcher du tribunal de la pénitence.

Cette prière dite, elle se dirigea vers un renfoncement obscur, où se trouvait noyé dans l’ombre un confessionnal de chêne, dont la porte, à claire-voie, était intérieurement garnie d’un rideau noir. Les deux places de droite et de gauche se trouvaient vacantes ; Françoise s’agenouilla du côté droit et resta quelque temps plongée dans les réflexions les plus amères.

Au bout de quelques minutes, un prêtre de haute taille et à cheveux gris, d’une physionomie grave et sévère, portant une longue soutane noire, s’avança du fond de l’un des bas côtés de l’église.

Un vieux petit homme voûté, mal vêtu, s’appuyant sur un parapluie, l’accompagnait, lui parlant quelquefois bas à l’oreille ; alors le prêtre s’arrêtait pour l’écouter avec une profonde et respectueuse déférence.

Lorsqu’ils furent auprès du confessionnal, le vieux petit homme, ayant aperçu Françoise agenouillée, regarda le prêtre d’un air interrogatif.

— C’est elle…, dit ce dernier.

— Ainsi, dans deux ou trois heures, on attendra les deux jeunes filles au couvent de Sainte-Marie… J’y compte, dit le vieux jeune homme.

— Je l’espère pour leur salut, répondit gravement le prêtre en s’inclinant.

Il entra dans le confessionnal.

Le vieux petit homme quitta l’église.

Ce vieux petit homme était Rodin ; c’est en sortant de Saint-Merry qu’il s’était rendu dans la maison de santé, afin de s’assurer que le docteur Baleinier exécutait fidèlement ses instructions à l’égard d’Adrienne de Cardoville.

Françoise était toujours agenouillée dans l’intérieur du confessionnal ; une des chatières latérales s’ouvrit, et une voix parla.

Cette voix était celle du prêtre qui, depuis vingt ans, confessait la femme de Dagobert, et avait sur elle une influence irrésistible et toute-puissante.

— Vous avez reçu ma lettre ? dit la voix.

— Oui, mon père.

— C’est bien… je vous écoute…

— Bénissez-moi, mon père, parce que j’ai péché, dit Françoise.

La voix prononça la formule de bénédiction.

La femme de Dagobert y répondit amen, comme il convient ; dit son Confiteor jusqu’à : C’est ma faute, rendit compte de la façon dont elle avait accompli sa dernière pénitence et en vint à l’énumération des nouveaux péchés commis depuis l’absolution reçue.

Car cette excellente femme, ce glorieux martyr du travail et de l’amour maternel, croyait toujours pécher ; sa conscience était incessamment bourrelée par la crainte d’avoir commis on ne sait quelles incompréhensibles peccadilles. Cette douce et courageuse créature qui, après une vie entière de dévouement, aurait dû se reposer dans le calme et dans la sérénité de son âme, se regardait comme une grande pécheresse, et vivait dans une angoisse incessante, car elle doutait fort de son salut.

— Mon père, dit Françoise d’une voix émue, je m’accuse de n’avoir pas fait ma prière du soir avant-hier… Mon mari, dont j’étais séparée depuis bien des années, est arrivé… Alors le trouble, le saisissement, la joie de son retour… m’ont fait commettre ce grand péché dont je m’accuse.

— Ensuite ? dit la voix avec un accent sévère qui inquiéta Françoise.

— Mon père… je m’accuse d’être retombée dans le même péché hier soir… J’étais dans une mortelle inquiétude… mon fils ne rentrait pas… je l’attendais de minute… en minute… l’heure a passé dans ces inquiétudes…

— Ensuite ? dit la voix.

— Mon père… je m’accuse d’avoir menti toute cette semaine à mon fils en lui disant qu’écoutant ses reproches sur la faiblesse de ma santé, j’avais bu un peu de vin à mon repas… J’ai préféré le lui laisser ; il en a plus besoin que moi… il travaille tant !

— Continuez, dit la voix.

— Mon père… je m’accuse d’avoir ce matin manqué un moment de résignation en apprenant que mon pauvre fils était arrêté ;… au lieu de subir avec respect et reconnaissance la nouvelle épreuve que le Seigneur… m’envoyait… hélas ! je me suis révoltée dans ma douleur… et je m’en accuse.

— Mauvaise semaine, dit la voix de plus en plus sévère, mauvaise semaine !… toujours vous avez mis la créature avant le Seigneur… Enfin… poursuivez.

— Hélas ! mon père, dit Françoise avec accablement, je le sais, je suis une grande pécheresse… et je crains d’être sur la voie de péchés bien plus graves.

— Parlez.

— Mon mari a amené du fond de la Sibérie deux jeunes orphelines… filles de M. le maréchal Simon… Hier matin, je les ai engagées à faire leurs prières, et j’ai appris par elles, avec autant de frayeur que de désolation, qu’elles ne connaissaient aucun des mystères de la foi, quoiqu’elles soient âgées de quinze ans ; elles n’ont jamais approché d’aucun sacrement, et elles n’ont pas même reçu le baptême, mon père… pas même le baptême !…

— Mais ce sont donc des idolâtres ? s’écria la voix avec un accent de surprise courroucée.

— C’est ce qui me désole, mon père, car moi et mon mari remplaçant les parents de ces jeunes orphelines, nous serions coupables des péchés qu’elles pourraient commettre, n’est-ce pas, mon père ?

— Certainement… puisque vous remplacez ceux qui doivent veiller sur leur âme ; le pasteur répond de ses brebis, dit la voix.

— Aussi, mon père, dans le cas où elles seraient en péché mortel, moi et mon mari nous serions en péché mortel !

— Oui, dit la voix ; vous remplacez leur père et leur mère, et le père et la mère sont coupables de tous les péchés que commettent leurs enfants, lorsque ceux-ci pèchent parce qu’ils n’ont pas reçu une éducation chrétienne.

— Hélas ! mon père… que dois-je faire ? Je m’adresse à vous comme à Dieu… Chaque jour, chaque heure que ces pauvres jeunes filles passent dans l’idolâtrie peut avancer leur damnation éternelle, n’est-ce pas, mon père ?… dit Françoise d’une voix profondément émue.

— Oui…, répondit la voix, et cette terrible responsabilité pèse maintenant sur vous et sur votre mari ; vous avez charge d’âmes…

— Hélas ! mon Dieu… prenez pitié de moi, dit Françoise en pleurant.

— Il ne faut pas vous désoler ainsi, reprit la voix d’un ton plus doux ; heureusement pour ces infortunées, elles vous ont rencontrée dans leur route… Elles auront en vous et en votre mari de bons et saints exemples… car votre mari, autrefois impie, pratique maintenant ses devoirs religieux, je suppose ?

— Il faut prier pour lui, mon père…, dit tristement Françoise ; la grâce ne l’a pas encore touché… C’est comme mon pauvre enfant… qu’elle n’a pas touché non plus… Ah ! mon père, dit Françoise en essuyant ses larmes, ces pensées-là sont ma plus lourde croix.

— Ainsi, ni votre mari ni votre fils ne pratiquent…, dit la voix avec réflexion, ceci est très-grave… très-grave… L’éducation religieuse de ces deux malheureuses jeunes filles est tout entière à faire… Elles auront chez vous, à chaque instant sous les yeux de déplorables exemples… Prenez garde… je vous l’ai dit… vous avez charge d’âmes… Votre responsabilité est immense…

— Mon Dieu ! mon père… c’est ce qui me désole… je ne sais comment faire. Venez à mon secours, donnez-moi vos conseils : depuis vingt ans votre voix est pour moi la voix du Seigneur.

— Eh bien ! il faut vous entendre avec votre mari et mettre ces infortunées dans une maison religieuse… où on les instruira.

— Nous sommes trop pauvres, mon père, pour payer leur pension, et malheureusement encore mon fils vient d’être mis en prison pour des chants qu’il a faits.

— Voilà où mène… l’impiété…, dit sévèrement la voix ; voyez Gabriel… il a suivi mes conseils… et à cette heure il est le modèle de toutes les vertus chrétiennes.

— Mais mon fils Agricol a aussi bien des qualités, mon père… il est si bon, si dévoué…

— Sans religion, dit la voix avec un redoublement de sévérité, ce que vous appelez des qualités sont de vaines apparences ; au moindre souffle du démon elles disparaissent… car le démon demeure au fond de toute âme sans religion.

— Ah ! mon pauvre fils ! dit Françoise en pleurant, je prie pourtant bien chaque jour pour que la foi l’éclaire…

— Je vous l’ai toujours dit…, reprit la voix, vous avez été trop faible pour lui ; à cette heure Dieu vous en punit ; il fallait vous séparer de ce fils irréligieux, ne pas consacrer son impiété en l’aimant comme vous le faites. Quand on a un membre gangrené, a dit l’Écriture, on se le retranche…

— Hélas ! mon père… vous le savez, c’est la seule fois que je vous ai désobéi… je n’ai jamais pu me résoudre à me séparer de mon fils…

— Aussi… votre salut est-il incertain ; mais Dieu est miséricordieux… ne retombez pas dans la même faute au sujet de ces deux jeunes filles que la Providence vous a envoyées pour que vous les sauviez de l’éternelle damnation ; qu’elles n’y soient pas du moins plongées par votre coupable indifférence.

— Ah ! mon père… j’ai bien pleuré, bien prié sur elles…

— Cela ne suffit pas… ces malheureuses ne doivent avoir aucune notion du bien et du mal. Leur âme doit être un abîme de scandale et d’impureté… élevées par une mère impie et par un soldat sans foi.

— Quant à cela, mon père, dit naïvement Françoise, rassurez-vous, elles sont douces comme des anges, et mon mari, qui ne les a pas quittées depuis leur naissance, dit qu’il n’y a pas de meilleurs cœurs.

— Votre mari a été pendant toute sa vie en péché mortel, dit rudement la voix ; il n’a pas caractère pour juger de l’état des âmes, et, je vous le répète, puisque vous remplacez les parents de ces infortunées, ce n’est pas demain, c’est aujourd’hui, à l’heure même, qu’il faut travailler à leur salut, sinon vous encourrez une responsabilité terrible.

— Mon Dieu, cela est vrai, je le sais bien, mon père… et cette crainte m’est au moins aussi affreuse que la douleur de savoir mon fils arrêté… Mais, que faire ?… Instruire ces jeunes filles chez nous, je ne le pourrais pas : je n’ai pas la science… je n’ai que la foi… et puis mon pauvre mari, dans son aveuglement, plaisante sur ces saintes choses, que mon fils respecte en ma présence par égard pour moi… Encore une fois, mon père… je vous en conjure, venez à mon secours… que faire ?… conseillez-moi.

— On ne peut pourtant pas abandonner à une effroyable perdition ces deux jeunes âmes, dit la voix après un moment de silence ; il n’y a pas deux moyens de salut… il n’y en a qu’un seul… les placer dans une maison religieuse, où elles ne soient entourées que de saints et de pieux exemples.

— Ah ! mon père, si nous n’étions pas si pauvres, ou du moins si je pouvais encore travailler, je tâcherais de gagner de quoi payer leur pension, de faire comme j’ai fait pour Gabriel… Malheureusement, ma vue est complètement perdue ; mais, j’y pense, mon père… vous connaissez tant d’âmes charitables… si vous pouviez les intéresser en faveur de ces deux pauvres orphelines ?

— Mais leur père, où est-il ?

— Il était dans l’Inde ; mon mari m’a dit qu’il doit arriver en France prochainement… mais rien n’est certain… et puis encore une chose, mon père, le cœur me saignait de voir ces pauvres enfants partager notre misère… et elle va être bien grande ;… car nous ne vivons que du travail de mon fils.

— Ces jeunes filles n’ont donc aucun parent ici ? dit la voix.

— Je ne crois pas, mon père.

— Et c’est leur mère qui les a confiées à votre mari pour les amener en France ?

— Oui, mon père, et il a été obligé de partir hier pour Chartres pour une affaire très-pressée, m’a-t-il dit.

(On se rappelle que Dagobert n’avait pas jugé à propos d’instruire sa femme des espérances que les filles du maréchal Simon devaient fonder sur la médaille, et qu’elles-mêmes avaient reçu du soldat l’expresse recommandation de n’en pas parler même à Françoise.)

— Ainsi, reprit la voix après quelques moments de silence, votre mari n’est pas à Paris ?

— Non, mon père… il reviendra sans doute ce soir, ou demain matin…

— Écoutez, dit la voix après une nouvelle pause, chaque minute perdue pour le salut de ces deux jeunes filles est un nouveau pas qu’elles font dans une voie de perdition… D’un moment à l’autre, la main de Dieu peut s’appesantir sur elles, car lui seul sait l’heure de notre mort ; et mourant dans l’état où elles sont, elles seraient damnées peut-être pour l’éternité ; dès aujourd’hui même, il faut donc ouvrir leurs yeux à la lumière divine… et les mettre dans une maison religieuse… Tel est votre devoir, tel serait votre désir ?

— Oh ! oui… mon père !… mais malheureusement je suis trop pauvre, je vous l’ai dit.

— Je le sais, ce n’est ni le zèle ni la foi qui vous manquent ; mais fussiez-vous capable de diriger ces jeunes filles, les exemples impies de votre mari, de votre fils, détruiraient quotidiennement votre ouvrage… d’autres doivent donc faire pour ces orphelines, au nom de la charité chrétienne, ce que vous ne pouvez faire… vous qui répondez d’elles… devant Dieu.

— Ah ! mon père… si grâce à vous cette bonne œuvre s’accomplissait, quelle serait ma reconnaissance !

— Cela n’est pas impossible ;… je connais la supérieure d’un couvent où les jeunes filles seraient instruites comme elles doivent l’être ;… le prix de leur pension serait diminué en raison de leur pauvreté ; mais si minime qu’elle soit, il faudrait la payer… Il y a aussi un trousseau à fournir… Cela, pour vous, serait encore trop cher ?

— Hélas ! oui… mon père !

— En prenant un peu sur mon fonds d’aumônes, en m’adressant à certaines personnes généreuses, je pourrais compléter la somme nécessaire… et faire ainsi recevoir les jeunes filles au couvent.

— Ah ! mon père… vous êtes mon sauveur… et celui de ces enfants…

— Je le désire… mais dans l’intérêt même de leur salut, et pour que ces mesures soient efficaces, je dois mettre plusieurs conditions à l’appui que je vous offre.

— Ah ! dites-les, mon père, elles sont acceptées d’avance. Vos commandements sont tout pour moi.

— D’abord elles seront conduites ce matin même au couvent par ma gouvernante… à qui vous les amènerez tout à l’heure.

— Ah ! mon père… c’est impossible ! s’écria Françoise.

— Impossible ! et pourquoi ?

— En l’absence de mon mari…

— Eh bien ?

— Je n’ose prendre une détermination pareille… sans le consulter.

— Non seulement il ne faut pas le consulter, mais il faut que ceci soit fait pendant son absence…

— Comment, mon père, je ne pourrai pas attendre son retour ?

— Pour deux raisons, reprit sévèrement la voix, il faut vous en garder : d’abord parce que, dans son impiété endurcie, il voudrait certainement s’opposer à votre sage et pieuse résolution ; puis il est indispensable que les jeunes filles rompent toute relation avec votre mari, et, pour cela, il faut qu’il ignore le lieu de leur retraite.

— Mais, mon père, dit Françoise en proie à une hésitation et à un embarras cruel, c’est à mon mari que l’on a confié ces enfants ; et disposer d’elles sans son aveu… c’est…

La voix interrompit Françoise :

— Pouvez-vous, oui ou non, instruire ces jeunes filles chez vous ?

— Non, mon père, je ne le peux pas.

— Sont-elles, oui ou non, exposées à rester dans l’impénitence finale en demeurant chez vous ?

— Oui, mon père, elles y sont exposées.

— Êtes-vous, oui ou non, responsable des péchés mortels qu’elles peuvent commettre, puisque vous remplacez leurs parents ?

— Hélas ! oui, mon père, j’en suis responsable devant Dieu.

— Est-ce, oui ou non, dans l’intérêt de leur salut éternel que je vous enjoins de les mettre au couvent aujourd’hui même ?

— C’est pour leur salut, mon père.

— Eh bien ! maintenant choisissez…

— Je vous en supplie, mon père, dites-moi si j’ai le droit de disposer d’elles sans l’aveu de mon mari.

— Le droit ! mais il ne s’agit pas seulement de droit ; il s’agit pour vous d’un devoir sacré. Ce serait, n’est-ce pas, votre devoir d’arracher ces infortunées du milieu d’un incendie malgré la défense de votre mari ou en son absence. Eh bien ! ce n’est pas d’un incendie qui ne brûle que le corps que vous devez les arracher… c’est d’un incendie où leur âme brûlerait pour l’éternité.

— Excusez-moi, je vous en supplie, si j’insiste, mon père, dit la pauvre femme, dont l’indécision et les angoisses augmentaient à chaque minute, éclairez-moi dans mes doutes… puis-je agir ainsi après avoir juré obéissance à mon mari ?

— Obéissance pour le bien… oui ;… pour le mal, jamais ! et vous convenez vous-même que grâce à lui le salut de ces orphelines serait compromis, impossible peut-être.

— Mais, mon père, dit Françoise en tremblant, lorsqu’il va être de retour, mon mari me demandera où sont ces enfants ?… Il me faudra donc lui mentir ?

— Le silence n’est pas un mensonge ; vous lui direz que vous ne pouvez répondre à sa question.

— Mon mari… est le meilleur des hommes ; mais une telle réponse le mettra hors de lui… il a été soldat… et sa colère sera terrible… mon père, dit Françoise, en frémissant à cette pensée.

— Et sa colère serait cent fois plus terrible encore, que vous devriez la braver, vous glorifier de la subir pour une si sainte cause ! s’écria la voix avec indignation. Croyez-vous donc que l’on fasse si facilement son salut sur cette terre ?… Et depuis quand le pécheur qui veut sincèrement servir le Seigneur songe-t-il aux pierres et aux épines où il peut se meurtrir et se déchirer ?

— Pardon, mon père… pardon, dit Françoise avec une résignation accablante. Permettez-moi encore une question, une seule ! Hélas ! si vous ne me guidez… qui me guidera ?

— Parlez.

— Lorsque M. le maréchal Simon arrivera, il demandera ses enfants à mon mari… Que pourra-t-il répondre, à son tour, à leur père, lui ?

— Lorsque M. le maréchal Simon arrivera, vous me le ferez savoir à l’instant, et alors… j’aviserai ; car les droits d’un père ne sont sacrés qu’autant qu’il en use pour le salut de ses enfants. Avant le père, au-dessus du père, il y a le Seigneur que l’on doit d’abord servir. Ainsi, réfléchissez bien. En acceptant ce que je vous propose, ces jeunes filles sont sauvées, elle ne vous sont pas à charge, elles ne partagent pas votre misère, elles sont élevées dans une sainte maison, selon que doivent l’être, après tout, les filles d’un maréchal de France. De sorte que lorsque leur père arrivera à Paris, s’il est digne de les revoir… au lieu de trouver en elles de pauvres idolâtres, à demi sauvages, il trouvera deux jeunes filles pieuses, instruites, modestes, bien élevées, qui, étant agréables à Dieu, pourront invoquer sa miséricorde pour leur père, qui en a bien besoin, car c’est un homme de violence, de guerre et de bataille. Maintenant, décidez. Voulez-vous, au péril de votre âme, sacrifier l’avenir de ces jeunes filles dans ce monde et dans l’autre, à la crainte impie de la colère de votre mari ?

Quoique rude et entaché d’intolérance, le langage du confesseur de Françoise était (à son point de vue à lui) raisonnable et juste, parce que ce prêtre honnête et sincère était convaincu de ce qu’il disait ; aveugle instrument de Rodin, ignorant dans quel but on le faisait agir, il croyait fermement, en forçant, pour ainsi dire, Françoise à mettre ces jeunes filles au couvent, remplir un pieux devoir.

Tel était, tel est d’ailleurs un des plus merveilleux ressorts de l’ordre auquel appartenait Rodin ; c’est d’avoir pour complices des gens honnêtes et sincères qui ignorent les machinations dont ils sont pourtant les acteurs les plus importants.

Françoise, habituée depuis longtemps à subir l’influence de son confesseur, ne trouva rien à répondre à ses dernières paroles.

Elle se résigna donc ; mais elle frissonna d’épouvante en songeant à la colère désespérée qu’éprouverait Dagobert en ne retrouvant plus chez lui les enfants qu’une mère mourante lui avait confiés.

Or, selon son confesseur, plus cette colère et ces emportements paraissaient redoutables à Françoise, plus elle devait mettre de pieuse humilité à s’y exposer.

Elle répondit à son confesseur :

— Que la volonté de Dieu soit faite, mon père, et quoi qu’il puisse m’arriver… je remplirai mon devoir de chrétienne… ainsi que vous me l’ordonnez.

— Et le Seigneur vous saura gré de ce que vous aurez peut-être à souffrir pour accomplir ce devoir méritant… Vous prenez donc, devant Dieu, l’engagement de ne répondre à aucune des questions de votre mari, lorsqu’il vous demandera où sont les filles de M. le maréchal Simon ?

— Oui, mon père, je vous le promets, dit Françoise en tressaillant.

— Et vous garderez le même silence envers M. le maréchal Simon, dans le cas où il reviendrait, et où ses filles ne me paraîtraient pas encore assez solidement établies dans la bonne voie pour lui être rendues ?

— Oui, mon père…, dit Françoise d’une voix de plus en plus faible.

— Vous viendrez me rendre compte d’ailleurs de la scène qui se sera passée entre votre mari et vous, lors de son retour.

— Oui, mon père ; quand faudra-t-il conduire les orphelines chez vous, mon père ?

— Dans une heure, je vais rentrer écrire à la supérieure ; je laisserai la lettre à ma gouvernante ; c’est une personne sûre ; elle conduira elle-même les jeunes filles au couvent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Après avoir écouté les exhortations de son confesseur sur sa confession, et reçu l’absolution de ses nouveaux péchés, moyennant pénitence, la femme de Dagobert sortit du confessionnal.

L’église n’était plus déserte ; une foule immense s’y pressait, attirée par la pompe de l’enterrement dont le suisse avait parlé au bedeau deux heures auparavant.

C’est avec la plus grande peine que Françoise put arriver jusqu’à la porte de l’église, somptueusement tendue.

Quel contraste avec l’humble convoi du pauvre qui s’était le matin si timidement présenté sous le porche !

Le nombreux clergé de la paroisse, au grand complet, s’avançait alors majestueusement pour recevoir le cercueil drapé de velours ; la moire et la soie des chapes et des étoles noires, leurs splendides broderies d’argent étincelaient à la lueur de mille cierges.

Le suisse se prélassait dans son éblouissante livrée à épaulettes ; le bedeau, portant allègrement son bâton de baleine, lui faisait vis-à-vis d’un air magistral ; la voix des chantres en surplis frais et blancs tonnait en éclats formidables : les ronflements des serpents ébranlaient les vitres ; on lisait enfin sur la figure de tous ceux qui devaient prendre part à la curée de ce riche mort, de cet excellent mort, de ce mort de première classe, une satisfaction à la fois jubilante et contenue, qui semblait encore augmentée par l’attitude et par la physionomie des deux héritiers, grands gaillards robustes au teint fleuri, qui, sans enfreindre les lois de cette modestie charmante qui est la pudeur de la félicité, semblaient se complaire, se bercer, se dorloter dans leur lugubre et symbolique manteau de deuil.

Malgré sa candeur et sa foi naïve, la femme de Dagobert fut douloureusement frappée de cette différence révoltante entre l’accueil fait au cercueil du riche et l’accueil fait au cercueil du pauvre à la porte de la maison de Dieu ; car si l’égalité est réelle, c’est devant la mort et l’éternité.

Ces deux sinistres spectacles augmentaient encore la tristesse de Françoise, qui, parvenant à grand’peine à quitter l’église, se hâta de revenir rue Brise-Miche, afin d’y prendre les orphelines et de les conduire auprès de la gouvernante de son confesseur, qui devait les mener au couvent de Sainte-Marie, situé, on le sait, tout auprès de la maison de santé du docteur Baleinier, où était renfermée Adrienne de Cardoville.




  1. À Saint-Thomas-d’Aquin.
  2. Historique.