Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VI/27

Méline, Cans et compagnie (3-4p. 111-128).
Sixième partie : L’hôtel de Saint-Dizier



XXVII


Un faux ami.


La nuit était venue, sombre et froide.

Le ciel, pur jusqu’au coucher du soleil, se voilait de plus en plus de nuées grises, livides ; le vent, soufflant avec force, soulevait çà et là par tourbillons une neige épaisse qui commençait à tomber.

Les lanternes ne jetaient qu’une clarté douteuse dans l’intérieur de la voiture du docteur Baleinier, où il était seul avec Adrienne de Cardoville.

La charmante figure d’Adrienne, encadrée dans son petit chapeau de castor gris, faiblement éclairée par la lueur des lanternes, se dessinait blanche et pure sur le fond sombre de l’étoffe dont était garni l’intérieur de la voiture, alors embaumée de ce parfum doux et suave, on dirait presque voluptueux, qui émane toujours des vêtements des femmes d’une exquise recherche ; la pose de la jeune fille, assise auprès du docteur, était remplie de grâce ; sa taille élégante et svelte, emprisonnée dans sa robe montante de drap bleu, imprimait sa souple ondulation au moelleux dossier où elle s’appuyait ; ses petits pieds, croisés l’un sur l’autre et un peu allongés, reposaient sur une épaisse peau d’ours servant de tapis ; de sa main gauche éblouissante et nue elle tenait son mouchoir magnifiquement brodé, dont, au grand étonnement de M. Baleinier, elle essuya ses yeux humides de larmes.

Oui, car cette jeune fille subissait alors la réaction des scènes pénibles auxquelles elle venait d’assister à l’hôtel de Saint-Dizier ; à l’exaltation fébrile, nerveuse, qui l’avait jusqu’alors soutenue, succédait chez elle un abattement douloureux, car Adrienne, si résolue dans son indépendance, si fière dans son dédain, si implacable dans son ironie, si audacieuse dans sa révolte contre une injuste opposition, était d’une sensibilité profonde qu’elle dissimulait toujours devant sa tante et devant son entourage.

Malgré son assurance, rien n’était moins viril, moins virago que mademoiselle de Cardoville : elle était essentiellement femme ; mais aussi comme femme elle savait prendre un grand empire sur elle-même dès que la moindre marque de faiblesse de sa part pouvait réjouir ou enorgueillir ses ennemis.

La voiture roulait depuis quelques minutes ; Adrienne, essuyant silencieusement ses larmes au grand étonnement du docteur, n’avait pas encore prononcé une parole.

— Comment… ma chère demoiselle Adrienne, dit M. Baleinier, véritablement surpris de l’émotion de la jeune fille, comment !… vous, tout à l’heure encore si courageuse… vous pleurez ?

— Oui, répondit Adrienne d’une voix altérée, je pleure… devant vous… un ami… mais devant ma tante… oh ! jamais.

— Pourtant… dans ce long entretien… vos épigrammes…

— Ah ! mon Dieu… croyez-vous donc que ce n’est pas malgré moi que je me résigne à briller dans cette guerre de sarcasmes ?… Rien ne me déplaît autant que ces sortes de luttes d’ironie amère où me réduit la nécessité de me défendre contre cette femme et ses amis… Vous parlez de mon courage… il ne consistait pas, je vous l’assure, à faire montre d’un esprit méchant… mais à contenir, à cacher tout ce que je souffrais en m’entendant traiter si grossièrement… devant des gens que je hais, que je méprise… moi qui, après tout, ne leur ai jamais fait de mal, moi qui ne demande qu’à vivre seule, libre, tranquille, et à voir des gens heureux autour de moi.

— Que voulez-vous ? on envie et votre bonheur et celui que les autres vous doivent…

— Et c’est ma tante ! s’écria Adrienne avec indignation, ma tante, dont la vie n’a été qu’un long scandale, qui m’accuse d’une manière si révoltante ! comme si elle ne me connaissait pas assez fière, assez loyale pour ne faire qu’un choix dont je puisse m’honorer hautement… Mon Dieu, quand j’aimerai, je le dirai, je m’en glorifierai, car l’amour, comme je le comprends, est ce qu’il y a de plus magnifique au monde…

Puis Adrienne reprit avec un redoublement d’amertume :

— À quoi donc servent l’honneur et la franchise, s’ils ne vous mettent pas même à l’abri de soupçons plus stupides qu’odieux !

Ce disant, mademoiselle de Cardoville porta de nouveau son mouchoir à ses yeux.

— Voyons, ma chère demoiselle Adrienne, dit M. Baleinier d’une voix onctueuse et pénétrante, calmez-vous… tout ceci est passé… vous avez en moi un ami dévoué…

Et cet homme, en disant ces mots, rougit malgré son astuce diabolique.

— Je le sais, vous êtes mon ami, dit Adrienne, je n’oublierai jamais que vous vous êtes exposé aujourd’hui aux ressentiments de ma tante en prenant mon parti, car je n’ignore pas qu’elle est puissante… oh ! bien puissante pour le mal…

— Quant à cela… dit le docteur en affectant une profonde indifférence, nous autres médecins… nous sommes à l’abri de bien des rancunes…

— Ah ! mon cher M. Baleinier, c’est que madame de Saint-Dizier et ses amis ne pardonnent guère ! (Et la jeune fille frissonna.) Il a fallu mon invincible aversion, mon horreur innée de tout ce qui est lâche, perfide et méchant, pour m’amener à rompre si ouvertement avec elle… Mais il s’agirait… que vous dirai-je ?… de la mort… que je n’hésiterais pas… et pourtant, ajouta-t-elle avec un de ces gracieux sourires qui donnaient tant de charme à sa ravissante physionomie, j’aime bien la vie… et si j’ai un reproche à me faire… c’est de l’aimer trop brillante, trop belle… trop harmonieuse ;… mais vous le savez, je me résigne à mes défauts…

— Allons, allons, je suis plus tranquille, dit le docteur gaiement, vous souriez… c’est bon signe…

— Souvent, c’est le plus sage… et pourtant… le devrais-je, après les menaces que ma tante vient de me faire ? Pourtant, que peut-elle ? quelle était la signification de cette espèce de conseil de famille ? Sérieusement, a-t-elle pu croire que l’avis d’un M. d’Aigrigny, d’un M. Tripeaud pût m’influencer ?… Et puis, elle a parlé de mesures rigoureuses… Quelles mesures peut-elle prendre ?… le savez-vous ?…

— Je crois, entre nous, que la princesse a voulu seulement vous effrayer… et qu’elle compte agir sur vous par persuasion… Elle a l’inconvénient de se croire une mère de l’Église, et elle rêve votre conversion, dit malicieusement le docteur qui alors voulait surtout rassurer à tout prix Adrienne ; mais ne pensons plus à cela… il faut que vos beaux yeux brillent de leur éclat pour séduire, pour fasciner le ministre que nous allons voir…

— Vous avez raison, mon cher docteur… on devrait toujours fuir le chagrin, car un de ses moindres désagréments est de vous faire oublier les chagrins des autres ;… mais voyez, j’use de votre bonne obligeance sans vous dire ce que j’attends de vous…

— Nous avons heureusement le temps de causer, car notre homme d’État demeure fort loin de chez vous.

— En deux mots, voici ce dont il s’agit, reprit Adrienne ; je vous ai dit les raisons que j’avais de m’intéresser à ce digne ouvrier ; ce matin, il est venu tout désolé m’avouer qu’il se trouvait compromis pour des chants qu’il avait faits (car il est poëte), qu’il était menacé d’être arrêté, qu’il était innocent ; mais que si on le mettait en prison, sa famille, qu’il soutient seul, mourrait de faim ; il venait donc me supplier de fournir une caution, afin qu’on le laisse libre d’aller travailler ; j’ai promis en pensant à votre intimité avec le ministre ; mais on était déjà sur les traces de ce pauvre garçon ; j’ai eu l’idée de le faire cacher chez moi, et vous savez de quelle manière ma tante a interprété cette action. Maintenant, dites-moi, grâce à votre recommandation, croyez-vous que le ministre m’accordera ce que nous allons lui demander, la liberté sous caution de cet artisan ?

— Mais sans contredit… cela ne doit pas faire l’ombre de difficulté, surtout lorsque vous lui aurez exposé les faits avec cette éloquence du cœur que vous possédez si bien…

— Savez-vous pourquoi, mon cher M. Baleinier, j’ai pris cette résolution, peut-être étrange, de vous prier de me conduire, moi, jeune fille, chez ce ministre ?

— Mais… pour recommander d’une manière plus pressante encore votre protégé ?

— Oui… et aussi pour couper court par une démarche éclatante aux calomnies que ma tante ne va pas manquer de répandre… et qu’elle a déjà, vous l’avez vu, fait inscrire au procès-verbal de ce commissaire de police… J’ai donc préféré m’adresser franchement, hautement, à un homme placé dans une position éminente… Je lui dirai ce qui est, et il me croira, parce que la vérité a un accent auquel on ne se trompe pas.

— Tout ceci, ma chère demoiselle Adrienne, est sagement, parfaitement raisonné. Vous ferez, comme on dit, d’une pierre deux coups… ou plutôt vous retirerez d’une bonne action deux actes de justice ;… vous détruirez d’avance de dangereuses calomnies, et vous ferez rendre la liberté à un digne garçon.

— Allons ! dit en riant Adrienne, voici ma gaieté qui me revient… grâce à cette heureuse perspective.

— Mon Dieu, dans la vie, reprit philosophiquement le docteur, tout dépend du point de vue.

Adrienne était d’une ignorance si complète en matière de gouvernement constitutionnel et d’attributions administratives, elle avait une foi si aveugle dans le docteur, qu’elle ne douta pas un instant de ce qu’on lui disait

Aussi reprit-elle avec joie :

— Quel bonheur ! ainsi je pourrai, en allant chercher ensuite les filles du maréchal Simon, rassurer la pauvre mère de l’ouvrier qui est peut-être à cette heure dans de cruelles angoisses en ne voyant pas rentrer son fils !

— Oui, vous aurez ce plaisir, dit M. Baleinier en souriant, car nous allons solliciter, intriguer de telle sorte qu’il faudra bien que la bonne mère apprenne par vous la mise en liberté de ce brave garçon, avant de savoir qu’il avait été arrêté.

— Que de bonté, que d’obligeance de votre part ! dit Adrienne. En vérité, s’il ne s’agissait pas de motifs aussi graves, j’aurais honte de vous faire perdre un temps si précieux, mon cher M. Baleinier ;… mais je connais votre cœur…

— Vous prouver mon profond dévouement, mon sincère attachement, je n’ai pas d’autre désir, dit le docteur en aspirant une prise de tabac.

Mais en même temps il jeta de côté un coup d’œil inquiet par la portière, car la voiture traversait alors la place de l’Odéon, et malgré les rafales d’une neige épaisse, on voyait la façade du théâtre illuminée ; or Adrienne, qui en ce moment tournait la tête de côté, pouvait s’étonner du singulier chemin qu’on lui faisait prendre.

Afin d’attirer son attention par une habile diversion, le docteur s’écria tout à coup :

— Ah ! grand Dieu… et moi qui oubliais…

— Qu’avez-vous donc, M. Baleinier ? dit Adrienne en se retournant vivement vers lui.

— J’oubliais une chose très-importante à la réussite de notre sollicitation.

— Qu’est-ce donc ?… demanda la jeune fille inquiète.

M. Baleinier sourit avec malice :

— Tous les hommes, dit-il, ont leurs faiblesses, et un ministre en a beaucoup plus qu’un autre ; celui que nous allons solliciter a l’inconvénient de tenir ridiculement à son titre, et sa première impression serait fâcheuse… si vous ne le saluiez pas d’un Monsieur le ministre bien accentué.

— Qu’à cela ne tienne… mon cher M. Baleinier, dit Adrienne en souriant à son tour, j’irai même jusqu’à l’Excellence, qui est aussi, je crois, un des titres adoptés.

— Non pas maintenant… mais raison de plus, et si vous pouviez même laisser échapper un ou deux monseigneur, notre affaire serait emportée d’emblée.

— Soyez tranquille, puisqu’il y a des bourgeois-ministres comme il y a des bourgeois-gentilshommes, je me souviendrai de M. Jourdain, et je rassasierai la gloutonne vanité de votre homme d’État.

— Je vous l’abandonne, et il sera entre bonnes mains, reprit le médecin en voyant avec joie la voiture alors engagée dans les rues sombres qui conduisent de la place de l’Odéon au quartier du Panthéon ; mais, dans cette circonstance, je n’ai pas le courage de reprocher à mon ami le ministre d’être orgueilleux, puisque son orgueil peut nous venir en aide.

— Cette petite ruse est d’ailleurs assez innocente, ajouta mademoiselle de Cardoville, et je n’ai aucun scrupule d’y avoir recours, je vous l’avoue…

Puis se penchant vers la portière, elle dit :

— Mon Dieu, que ces rues sont noires et tristes !… quel vent ! quelle neige !… dans quel quartier sommes-nous donc ?…

— Comment ! habitante ingrate et dénaturée… vous ne reconnaissez pas à cette absence de boutiques votre cher quartier, le faubourg Saint-Germain ?

— Je croyais que nous l’avions quitté depuis longtemps.

— Moi aussi, dit le médecin en se penchant à la portière comme pour reconnaître le lieu où il se trouvait, mais nous y sommes encore !… Mon malheureux cocher, aveuglé par la neige qui lui fouette la figure, se sera tout à l’heure trompé ; mais nous voici en bon chemin… oui… je m’y reconnais, nous sommes dans la rue Saint-Guillaume, rue qui n’est pas gaie (par parenthèse) ; du reste dans dix minutes nous arriverons à l’entrée particulière du ministre, car les intimes comme moi jouissent du privilège d’échapper aux honneurs de la grande porte.

Mademoiselle de Cardoville, comme les personnes qui sortent ordinairement en voiture, connaissait si peu certaines rues de Paris et les habitudes ministérielles, qu’elle ne douta pas un moment de ce que lui affirmait M. Baleinier, en qui elle avait d’ailleurs la confiance la plus extrême.

Depuis le départ de l’hôtel Saint-Dizier, le docteur avait sur les lèvres une question qu’il hésitait pourtant à poser, craignant de se compromettre aux yeux d’Adrienne.

Lorsque celle-ci avait parlé d’intérêts très-importants dont on lui aurait caché l’existence, le docteur, très-fin, très-habile observateur, avait parfaitement remarqué l’embarras et les angoisses de la princesse et de M. d’Aigrigny.

Il ne douta pas que le complot dirigé contre Adrienne (complot qu’il servait aveuglément par soumission aux volontés de l’ordre) ne fût relatif à ces intérêts qu’on lui avait cachés, et que par cela même il brûlait de connaître ; car, ainsi que chaque membre de la ténébreuse congrégation dont il faisait partie, ayant forcément l’habitude de la délation, il sentait nécessairement se développer en lui les vices odieux inhérents à tout état de complicité, à savoir, l’envie, la défiance et une curiosité jalouse.

On comprendra que le docteur Baleinier, quoique parfaitement résolu de servir les projets de M. d’Aigrigny, était fort avide de savoir ce qu’on lui avait dissimulé ; aussi, surmontant ses hésitations, trouvant l’occasion opportune et surtout pressante, il dit à Adrienne après un moment de silence :

— Je vais peut-être vous faire une demande très-indiscrète. En tout cas, si vous la trouvez telle… n’y répondez pas…

— Continuez… je vous en prie.

— Tantôt… quelques minutes avant que l’on vînt annoncer à madame votre tante l’arrivée du commissaire de police, vous avez, ce me semble, parlé de grands intérêts qu’on vous aurait cachés jusqu’ici…

— Oui, sans doute…

— Ces mots, reprit M. Baleinier en accentuant lentement ses paroles, ces mots ont paru faire une vive impression sur la princesse…

— Une impression si vive, dit Adrienne, que certains soupçons que j’avais se sont changés en certitude.

— Je n’ai pas besoin de vous dire, ma chère amie, reprit M. Baleinier d’un ton patelin, que si je rappelle cette circonstance, c’est pour vous offrir mes services dans le cas où ils pourraient vous être bons à quelque chose ;… sinon… si vous voyiez l’ombre d’un inconvénient à m’en apprendre davantage… supposez que je n’ai rien dit.

Adrienne devint sérieuse, pensive, et après un silence de quelques instants, elle répondit à M. Baleinier :

— Il est à ce sujet des choses que j’ignore… d’autres que je puis vous apprendre… d’autres enfin que je dois vous taire ;… vous êtes si bon aujourd’hui que je suis heureuse de vous donner une nouvelle marque de confiance.

— Alors je ne veux rien savoir, dit le docteur d’un air contrit et pénétré, car j’aurais l’air d’accepter une sorte de récompense… tandis que je suis mille fois payé par le plaisir même que j’éprouve à vous servir.

— Écoutez…, dit Adrienne sans paraître s’occuper des scrupules délicats de M. Baleinier, j’ai de puissantes raisons de croire qu’un immense héritage doit être dans un temps plus ou moins prochain partagé entre les membres de ma famille… que je ne connais pas tous… car, après la révocation de l’édit de Nantes, ceux dont elle descend se sont dispersés dans les pays étrangers, et ont subi des fortunes bien diverses.

— Vraiment ? s’écria le docteur, on ne peut plus intéressé. Cet héritage, où est-il ? de qui vient-il ? entre les mains de qui est-il ?

— Je l’ignore…

— Et comment faire valoir vos droits ?

— Je le saurai bientôt.

— Et qui vous en instruira ?

— Je ne puis vous le dire.

— Et qui vous a appris que cet héritage existait ?

— Je ne puis non plus vous le dire…, reprit Adrienne d’un ton mélancolique et doux qui contrasta avec la vivacité habituelle de son entretien. C’est un secret… un secret étrange… et lors ces moments d’exaltation dans lesquels vous m’avez quelquefois surprise… je songeais à des circonstances extraordinaires qui se rapportaient à ce secret… oui… et alors de bien grandes, de bien magnifiques pensées s’éveillaient en moi…

Puis Adrienne se tut, profondément absorbée dans ses souvenirs.

M. Baleinier n’essaya pas de l’en distraire.

D’abord mademoiselle de Cardoville ne s’apercevait pas de la direction que suivait la voiture ; puis, le docteur n’était pas fâché de réfléchir à ce qu’il venait d’apprendre ; avec sa perspicacité habituelle, il pressentit vaguement qu’il s’agissait pour l’abbé d’Aigrigny d’une affaire d’héritage ; il se promit d’en faire immédiatement le sujet d’un rapport secret. De deux choses l’une : ou M. d’Aigrigny agissait dans cette circonstance d’après les instructions de l’ordre, ou il agissait selon son inspiration personnelle ; dans le premier cas, le rapport secret du docteur à qui de droit constatait un fait ; dans le second, il en révélait un autre.

Pendant quelque temps mademoiselle de Cardoville et M. Baleinier gardèrent donc un profond silence, qui n’était même plus interrompu par le bruit des roues de la voiture roulant alors sur une épaisse couche de neige, car les rues devenaient de plus en plus désertes.

Malgré sa perfide habileté, malgré son audace, malgré l’aveuglement de sa dupe, le docteur n’était pas absolument rassuré sur le résultat de sa machination ; le moment critique approchait, et le moindre soupçon, maladroitement éveillé chez Adrienne, pouvait ruiner les projets du docteur.

Adrienne, déjà fatiguée des émotions de cette pénible journée, tressaillait de temps à autre, car le froid devenait de plus en plus pénétrant, et dans sa précipitation à accompagner M. Baleinier, elle avait oublié de prendre un châle ou un manteau.

Depuis quelque temps la voiture longeait un grand mur très-élevé, qui, à travers la neige, se dessinait en blanc sur un ciel complètement noir.

Le silence était profond et morne.

La voiture s’arrêta.

Le valet de pied alla heurter à une grande porte cochère d’une façon particulière ; d’abord il frappa deux coups précipités, puis un autre séparé par un assez long intervalle.

Adrienne ne remarqua pas cette circonstance, car les coups avaient été peu bruyants, et d’ailleurs le docteur avait aussitôt pris la parole afin de couvrir par sa voix le bruit de cette espèce de signal.

— Enfin, nous voici arrivés, avait-il dit gaiement à Adrienne : soyez bien séduisante, c’est-à-dire soyez vous-même.

— Soyez tranquille, je ferai de mon mieux, dit en souriant Adrienne.

Puis elle ajouta, frissonnant malgré elle :

— Quel froid noir !… Je vous avoue, mon bon M. Baleinier, qu’après avoir été chercher mes pauvres petites parentes chez la mère de notre brave ouvrier, je retrouverai ce soir avec un vif plaisir mon joli salon bien chaud et bien brillamment éclairé, car vous savez mon aversion pour le froid et pour l’obscurité.

— C’est tout simple, dit galamment le docteur ; les plus charmantes fleurs ne s’épanouissent qu’à la lumière et à la chaleur.

Pendant que le médecin et mademoiselle de Cardoville échangeaient ces paroles, la lourde porte cochère avait crié sur ses gonds et la voiture était entrée dans la cour.

Le docteur descendit le premier pour offrir son bras à Adrienne.