Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VI/23

Méline, Cans et compagnie (3-4p. 50-62).
Sixième partie : L’hôtel de Saint-Dizier



XXIII


L’escarmouche.


En entrant, mademoiselle de Cardoville jeta sur un fauteuil son chapeau de castor gris, qu’elle avait mis pour traverser le jardin ; on vit alors sa belle chevelure d’or qui tombait de chaque côté sur son visage en longs et légers tire-bouchons, et se tordait en grosse natte derrière sa tête.

Adrienne se présentait sans hardiesse, mais avec une aisance parfaite ; sa physionomie était gaie, souriante ; ses grands yeux noirs semblaient encore plus brillants que de coutume. Lorsqu’elle aperçut l’abbé d’Aigrigny, elle fit un mouvement de surprise, et un sourire quelque peu moqueur effleura ses lèvres vermeilles ; après avoir fait un gracieux signe de tête au docteur et passé devant le baron Tripeaud sans le regarder, elle salua la princesse d’une demi-révérence du meilleur et du plus grand air.

Quoique la démarche et la tournure de mademoiselle Adrienne fussent d’une extrême distinction, d’une convenance parfaite et surtout empreintes d’une grâce toute féminine, on y sentait pourtant un je ne sais quoi de résolu, d’indépendant et de fier, très-rare chez les femmes, surtout chez les jeunes filles de son âge ; enfin ses mouvements, sans être brusques, n’avaient rien de contraint, de raide ou d’apprêté ; ils étaient, si cela se peut dire, francs et dégagés comme son caractère ; on y sentait circuler la vie, la sève, la jeunesse, et l’on devinait que cette organisation, complètement expansive, loyale et décidée, n’avait pu jusqu’alors se soumettre à la compression d’un rigorisme affecté.

Chose assez bizarre ! quoiqu’il fût homme du monde, homme de grand esprit, homme d’Église des plus remarquables par son éloquence, et surtout homme de domination et d’autorité, le marquis d’Aigrigny éprouvait un malaise involontaire, une gêne inconcevable, presque pénible… en présence d’Adrienne de Cardoville ; lui toujours si maître de soi, lui habitué à exercer une influence toute-puissante, lui qui avait souvent, au nom de son ordre, traité au moins d’égal à égal avec des têtes couronnées, se sentait embarrassé, au-dessous de lui-même, en présence de cette jeune fille, aussi remarquable par sa franchise que par son esprit et sa mordante ironie… Or, comme généralement les hommes habitués à imposer beaucoup aux autres sont très-près de haïr les personnes qui, loin de subir leur influence, les embarrassent et les raillent, ce n’était pas précisément de l’affection que le marquis portait à la nièce de la princesse de Saint-Dizier.

Depuis longtemps même et contre son ordinaire, il n’essayait plus sur Adrienne cette séduction, cette fascination de la parole, auxquelles il devait habituellement un charme presque irrésistible ; il se montrait avec elle sec, tranchant, sérieux, et se réfugiait dans une sphère glacée de dignité hautaine et de rigidité austère qui paralysaient complètement les qualités aimables dont il était doué et dont il tirait d’ordinaire un si excellent et si fécond parti… De tout ceci Adrienne s’amusait fort, mais très-imprudemment, car les motifs les plus vulgaires engendrent souvent des haines implacables.

Ces antécédents posés, on comprendra les divers sentiments et les intérêts variés qui animaient les différents acteurs de cette scène.

Madame de Saint-Dizier était assise dans un grand fauteuil au coin du foyer.

Le marquis d’Aigrigny se tenait debout devant le feu.

Le docteur Baleinier, assis près du bureau, s’était remis à feuilleter la biographie du baron Tripeaud.

Et le baron semblait examiner très-attentivement un tableau de sainteté suspendu à la muraille.

— Vous m’avez fait demander, ma tante, pour causer d’affaires importantes ? dit Adrienne, rompant le silence embarrassé qui régnait dans le salon depuis son entrée.

— Oui, mademoiselle, répondit la princesse d’un air froid et sévère, il s’agit d’un entretien des plus graves.

— Je suis à vos ordres, ma tante… Voulez-vous que nous passions dans votre bibliothèque ?

— C’est inutile… nous causerons ici.

Puis, s’adressant au marquis, au docteur et au baron, elle leur dit :

— Messieurs, veuillez vous asseoir.

Ceux-ci prirent place autour de la table du cabinet de la princesse.

— Et en quoi l’entretien que nous devons avoir peut-il regarder ces messieurs, ma tante ? demanda mademoiselle de Cardoville avec surprise.

— Ces messieurs sont d’anciens amis de notre famille ; tout ce qui peut vous intéresser les touche, et leurs conseils doivent être écoutés et acceptés par vous avec respect…

— Je ne doute pas, ma tante, de l’amitié toute particulière de M. d’Aigrigny pour notre famille ;… je doute encore moins du dévouement profond et désintéressé de M. Tripeaud ; M. Baleinier est un de mes vieux amis ; mais avant d’accepter ces messieurs pour spectateurs… ou, si vous l’aimez mieux, ma tante, pour confidents de notre entretien, je désire savoir de quoi nous devons nous entretenir devant eux.

— Je croyais, mademoiselle, que parmi vos singulières prétentions, vous aviez au moins… celle de la franchise et du courage.

— Mon Dieu, ma tante, répondit Adrienne, souriant avec une humilité moqueuse, je n’ai pas plus de prétention à la franchise et au courage que vous n’en avez à la sincérité et à la bonté ; convenons donc bien, une fois pour toutes, que nous sommes ce que nous sommes… sans prétention…

— Soit, dit madame de Saint-Dizier d’un ton sec, depuis longtemps je suis habituée aux boutades de votre esprit indépendant ; je crois donc que courageuse et franche comme vous dites l’être, vous ne devez pas craindre de dire devant des personnes aussi graves et aussi respectables que ces messieurs ce que vous me diriez à moi seule…

— C’est donc un interrogatoire en forme que je vais subir ? et sur quoi ?

— Ce n’est pas un interrogatoire ; mais comme j’ai le droit de veiller sur vous, mais comme vous abusez de plus en plus de ma folle condescendance à vos caprices… je veux un terme à ce qui n’a que trop duré, je veux devant des amis de notre famille vous signifier mon irrévocable résolution quant à l’avenir… Et d’abord jusqu’ici vous vous êtes fait une idée très-fausse et très-incomplète de mon pouvoir sur vous.

— Je vous assure, ma tante, que je ne m’en suis fait aucune idée juste ou fausse, car je n’y ai jamais songé.

— C’est ma faute ; j’aurais dû, au lieu de condescendre à vos fantaisies, vous faire sentir plus rudement mon autorité ; mais le moment est venu de vous soumettre ; le blâme sévère de mes amis m’a éclairée à temps… votre caractère est entier, indépendant, résolu ; il faut qu’il change, entendez-vous ? et il changera, de gré ou de force, c’est moi qui vous le dis.

À ces mots, prononcés aigrement devant des étrangers, et dont rien ne semblait autoriser la dureté, Adrienne releva fièrement la tête ; mais, se contenant, elle reprit en souriant :

— Vous dites, ma tante, que je changerai ; cela ne m’étonnerait pas… On a vu des conversions… si bizarres.

La princesse se mordit les lèvres.

— Une conversion sincère… n’est jamais bizarre, ainsi que vous l’appelez, mademoiselle, dit froidement l’abbé d’Aigrigny ; mais au contraire, très-méritoire et d’un excellent exemple.

— Excellent ? reprit Adrienne ; c’est selon ;… car enfin, si l’on convertit ses défauts… en vices…

— Que voulez-vous dire, mademoiselle ? s’écria la princesse.

— Je parle de moi, ma tante : vous me reprochez d’être indépendante et résolue… Si j’allais, par hasard… devenir hypocrite et méchante, tenez… vrai… je préfère garder mes chers petits défauts, que j’aime comme des enfants gâtés… Je sais ce que j’ai… je ne sais pas ce que j’aurais.

— Pourtant, mademoiselle Adrienne, dit M. le baron Tripeaud d’un air suffisant et sentencieux, vous ne pouvez nier qu’une conversion…

— Je crois M. Tripeaud extrêmement fort sur la conversion de toute espèce de choses en toute espèce de bénéfices, par toute espèce de moyens, dit Adrienne d’un ton sec et dédaigneux ; mais il doit rester étranger à cette question.

— Mais, mademoiselle, reprit le financier en puisant du courage dans un regard de la princesse, vous oubliez que j’ai l’honneur d’être votre subrogé tuteur… et que…

— Il est de fait que M. Tripeaud a cet honneur-là, et je n’ai jamais trop su pourquoi, dit Adrienne avec un redoublement de hauteur, sans même regarder le baron ; mais il ne s’agit pas de deviner des énigmes ; je désire donc, ma tante, savoir le motif et le but de cette réunion.

— Vous allez être satisfaite, mademoiselle ; je vais m’expliquer d’une façon très-nette, très-précise ; vous allez connaître le plan de la conduite que vous aurez à tenir désormais, et si vous refusiez de vous y soumettre avec l’obéissance et le respect que vous devez à mes ordres, je verrais ce qu’il me resterait à faire…

Il est impossible de rendre le ton impérieux, l’air dur de la princesse en prononçant ces mots qui devaient faire bondir une jeune fille jusqu’alors habituée à vivre, jusqu’à un certain point, à sa guise ; pourtant, peut-être contre l’attente de madame de Saint-Dizier, au lieu de répondre avec vivacité, Adrienne la regarda fixement et dit en riant :

— Mais c’est une véritable déclaration de guerre ; cela devient très-amusant…

— Il ne s’agit pas de déclaration de guerre, dit durement l’abbé d’Aigrigny, blessé des expressions de mademoiselle de Cardoville.

— Ah ! M. l’abbé, reprit celle-ci, vous, un ancien colonel, vous êtes bien sévère pour une plaisanterie… Vous qui devez tant à la guerre… vous qui, grâce à elle, avez commandé un régiment français, après vous être battu si longtemps contre la France… pour connaître le fort et le faible de ses ennemis, bien entendu.

À ces mots, qui lui rappelaient des souvenirs pénibles, le marquis rougit ; il allait répondre lorsque la princesse s’écria :

— En vérité, mademoiselle, ceci est d’une inconvenance intolérable.

— Soit, ma tante, j’avoue mes torts, je ne devais pas dire que ceci est amusant, car en vérité, ça ne l’est pas du tout… mais c’est du moins très-curieux… et peut-être même, ajouta la jeune fille après un moment de silence, peut-être même assez audacieux… et l’audace me plaît… Puisque nous voici sur ce terrain, puisqu’il s’agit d’un plan de conduite auquel je dois obéir sous peine… de…

Puis s’interrompant et s’adressant à sa tante :

— Sous quelle peine ? ma tante…

— Vous le saurez… Poursuivez…

— Je vais donc aussi, moi, devant ces messieurs, vous déclarer d’une façon très-nette, très-précise, la détermination que j’ai prise ; comme il me fallait quelque temps pour qu’elle fût exécutable, je ne vous en avais pas parlé plus tôt, car vous le savez… je n’ai pas l’habitude de dire : « Je ferai cela… » mais « je fais ou j’ai fait cela. »

— Certainement, et c’est cette habitude de coupable indépendance qu’il faut briser.

— Je ne comptais donc vous avertir de ma détermination que plus tard ; mais je ne puis résister au plaisir de vous en faire part aujourd’hui, tant vous me paraissez disposée à l’entendre et à l’accueillir… Mais… je vous en prie, ma tante, parlez d’abord… Il se peut, après tout, que nous nous soyons complètement rencontrées dans nos vues.

— Je vous aime mieux ainsi, dit la princesse ; je retrouve au moins en vous le courage de votre orgueil et de votre mépris de toute autorité : vous parlez d’audace… la vôtre est grande.

— Je suis du moins fort décidée à faire ce que d’autres par faiblesse n’oseraient malheureusement pas… moi j’oserai… Ceci est net et précis, je pense.

— Très-net… et très-précis, dit la princesse en échangeant un signe d’intelligence et de satisfaction avec les autres acteurs de cette scène. Les positions, ainsi établies, simplifient beaucoup les choses… Je dois seulement vous avertir dans votre intérêt que ceci est très-grave, plus grave que vous ne le pensez, et que vous n’auriez qu’un moyen de me disposer à l’indulgence, ce serait de substituer à l’arrogance et à l’ironie habituelle de votre langage la modestie et le respect qui conviennent à une jeune fille.

Adrienne sourit, mais ne répondit rien.

Quelques secondes de silence et quelques regards, échangés de nouveau entre la princesse et ses trois amis, annoncèrent qu’à ces escarmouches plus ou moins brillantes allait succéder un combat sérieux.

Mademoiselle de Cardoville avait trop de pénétration, trop de sagacité pour ne pas remarquer que la princesse de Saint-Dizier attachait une grave importance à cet entretien décisif ; mais la jeune fille ne comprenait pas comment sa tante pouvait espérer de lui imposer sa volonté absolue ; les menaces de recourir à des moyens de coercition lui semblaient avec raison une menace ridicule. Néanmoins, connaissant le caractère vindicatif de sa tante, la puissance ténébreuse dont elle disposait, les terribles vengeances qu’elle avait quelquefois exercées ; réfléchissant enfin que des hommes dans la position du marquis et du médecin ne seraient pas venus assister à cet entretien sans de graves motifs, un moment la jeune fille réfléchit avant d’engager la lutte.

Mais bientôt, par cela même qu’elle pressentait vaguement, il est vrai, un danger quelconque, loin de faiblir, elle prit à cœur de le braver et d’exagérer, si cela était possible, l’indépendance de ses idées, et de maintenir, en tout et pour tout, la détermination qu’elle allait de son côté notifier à la princesse de Saint-Dizier.