Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie VI/17

Méline, Cans et compagnie (1-2p. 277-290).



XVII


Le pavillon.


L’hôtel de Saint-Dizier était une des plus vastes et des plus belles habitations de la rue de Babylone, à Paris.

Rien de plus sévère, de plus imposant, de plus triste, que l’aspect de cette antique demeure ; d’immenses fenêtres à petits carreaux, peintes en gris blanc, faisaient paraître plus sombres encore ses assises de pierre de taille, noircies par le temps.

Cet hôtel ressemblait à tous ceux qui avaient été bâtis dans ce quartier vers le milieu du siècle dernier : c’était un grand corps de logis à fronton triangulaire et à toit coupé, exhaussé d’un premier étage et d’un rez-de-chaussée auquel on montait par un large perron. L’une des façades donnait sur une cour immense, bornée de chaque côté par des arcades communiquant à de vastes communs ; l’autre façade regardait le jardin, véritable parc de douze ou quinze arpents ; de ce côté, deux ailes en retour, attenant au corps de logis principal, formaient deux galeries latérales.

Comme dans presque toutes les grandes habitations de ce quartier, on voyait, à l’extrémité du jardin, ce qu’on appelait le petit hôtel ou la petite maison.

C’était un pavillon Pompadour bâti en rotonde, avec le charmant mauvais goût de l’époque ; il offrait, dans toutes les parties où la pierre avait pu être fouillée, une incroyable profusion de chicorées, de nœuds de rubans, de guirlandes de fleurs, d’Amours bouffis. Ce pavillon, habité par Adrienne de Cardoville, se composait d’un rez-de-chaussée auquel on arrivait par un péristyle exhaussé de quelques marches ; un petit vestibule conduisait à un salon circulaire, éclairé par le haut ; quatre autres pièces venaient y aboutir, et quelques chambres d’entresol dissimulé dans l’attique servaient de dégagement.

Ces dépendances de grandes habitations sont de nos jours inoccupées, ou transformées en orangeries bâtardes ; mais, par une rare exception, le pavillon de l’hôtel de Saint-Dizier avait été gratté et restauré ; sa pierre blanche étincelait comme du marbre de Paros, et sa tournure coquette et rajeunie contrastait singulièrement avec le sombre bâtiment que l’on apercevait à l’extrémité d’une immense pelouse, semée çà et là de gigantesques bouquets d’arbres verts.

La scène suivante se passait le lendemain du jour où Dagobert était arrivé rue Brise-Miche avec les filles du général Simon.

Huit heures du matin venaient de sonner à l’église voisine ; un beau soleil d’hiver se levait brillant dans un ciel pur et bleu, derrière les grands arbres effeuillés qui, l’été, formaient un dôme de verdure au-dessus du petit pavillon Louis XV.

La porte du vestibule s’ouvrit, et les rayons du soleil éclairèrent une charmante créature, ou plutôt deux charmantes créatures, car l’une d’elles, pour occuper une place modeste dans l’échelle de la création, n’en avait pas moins une beauté relative fort remarquable.

En d’autres termes, une jeune fille, une ravissante petite chienne anglaise, de cette espèce nommée King’s-Charles, apparurent sous le péristyle de la rotonde.

La jeune fille s’appelait Georgette, la petite chienne Lutine.

Georgette a dix-huit ans ; jamais Florine ou Marton, jamais soubrette de Marivaux n’a eu figure plus espiègle, œil plus vif, sourire plus malin, dents plus blanches, joues plus roses, taille plus coquette, pied plus mignon, tournure plus agaçante.

Quoiqu’il fût encore de très-bonne heure, Georgette était habillée avec soin et recherche ; un petit bonnet de valenciennes à barbes plates façon demi-paysanne, garni de rubans roses et posé un peu en arrière sur des bandeaux d’admirables cheveux blonds, encadrait son frais et piquant visage ; une robe de lévantine grise, drapée d’un fichu de linon attaché sur sa poitrine par une grosse bouffette de satin rose, dessinait son corsage élégamment arrondi ; un tablier de toile de Hollande blanche comme neige, garni par le bas de trois larges ourlets surmontés de points à jours, ceignait sa taille ronde et souple comme un jonc ;… ses manches courtes et plates, bordées d’une petite ruche de dentelle, laissaient voir ses bras dodus, fermes et blancs, que ses longs gants de peau de Suède montant jusqu’au coude défendaient de la rigueur du froid. Lorsque Georgette retroussa le bas de sa robe pour descendre plus prestement les marches du péristyle, elle montra aux yeux indifférents de Lutine le commencement d’un mollet potelé, le bas d’une jambe fine chaussée d’un bas de soie blanc, et un charmant petit pied dans son brodequin noir de satin turc.

Lorsqu’une blonde comme Georgette se mêle d’être piquante, lorsqu’une vive étincelle brille dans ses yeux d’un bleu tendre et gai, lorsqu’une animation joyeuse colore son teint transparent, elle a encore plus de bouquet, plus de montant qu’une brune.

Cette accorte et fringante soubrette, qui la veille avait introduit Agricol dans le pavillon, était la première femme de chambre de mademoiselle Adrienne de Cardoville, nièce de madame la princesse de Saint-Dizier.

Lutine, si heureusement retrouvée par le forgeron, poussant de petits jappements joyeux, bondissait, courait et folâtrait sur le gazon ; elle était un peu plus grosse que le poing ; son pelage ondé, d’un noir lustré, brillait comme de l’ébène sous le large ruban de satin rouge qui entourait son cou ; ses pattes, frangées de longues soies, étaient d’un feu ardent, ainsi que son museau, démesurément camard ; ses grands yeux pétillaient d’intelligence, et ses oreilles frisées étaient si longues, qu’elles traînaient à terre.

Georgette paraissait aussi vive, aussi pétulante que Lutine, dont elle partageait les ébats, courant après elle et se faisant poursuivre à son tour sur la verte pelouse.

Tout à coup, à la vue d’une seconde personne qui s’avançait gravement, Lutine et Georgette s’arrêtèrent subitement au milieu de leurs jeux. La petite King’s-Charles, qui était quelques pas en avant, hardie comme un diable et fidèle à son nom, se tint ferme sur ses pattes nerveuses, et attendit fièrement l’ennemi, en montrant deux rangs de petits crocs qui, pour être d’ivoire, n’en étaient pas moins pointus.

L’ennemi consistait en une femme d’un âge mûr, accostée d’un carlin très-gras, couleur de café au lait ; sa queue se tortillait en gimblette ; la panse arrondie, le poil lustré, le cou tourné un peu de travers, il marchait les jambes très-écartées, d’un pas doctoral et béat. Son museau noir, hargneux et renfrogné, que deux dents trop saillantes retroussaient du côté gauche, avait une expression singulièrement sournoise et vindicative.

Ce désagréable animal, type parfait de ce que l’on pourrait appeler le chien de dévote, répondait au nom de Monsieur.

La maîtresse de Monsieur, femme de cinquante ans environ, de taille moyenne et corpulente, était vêtue d’un costume aussi sombre, aussi sévère que celui de Georgette était pimpant et gai. Il se composait d’une robe brune, d’un mantelet de soie noire et d’un chapeau de même couleur ; les traits de cette femme avaient dû être agréables dans sa jeunesse, et ses joues fleuries, ses sourcils prononcés, ses yeux noirs encore très-vifs s’accordaient assez peu avec la physionomie revêche et austère qu’elle tâchait de se donner.

Cette matrone à la démarche lente et discrète était madame Augustine Grivois, première femme de chambre de madame la princesse de Saint-Dizier.

Non-seulement l’âge, la physionomie, le costume de ces deux femmes offraient une opposition frappante, mais ce contraste s’étendait encore aux animaux qui les accompagnaient : il y avait la même différence entre Lutine et Monsieur qu’entre Georgette et madame Grivois.

Lorsque celle-ci aperçut la petite King’s-Charles, elle ne put retenir un mouvement de surprise et de contrariété qui n’échappa pas à la jeune fille.

Lutine, qui n’avait pas reculé d’un pouce depuis l’apparition de Monsieur, le regardait vaillamment d’un air de défi, et s’avança même vers lui d’un air si décidément hostile, que le carlin, trois fois plus gros que la petite King’s-Charles, poussa un cri de détresse et chercha un refuge derrière madame Grivois.

Celle-ci dit à Georgette avec aigreur :

— Il me semble, mademoiselle, que vous pourriez vous dispenser d’agacer votre chien, et de le lancer sur le mien.

— C’est sans doute pour mettre ce respectable et vilain animal à l’abri de ce désagrément-là, qu’hier soir vous avez essayé de perdre Lutine en la chassant dans la rue par la porte du jardin. Mais heureusement, un brave et digne garçon a retrouvé Lutine dans la rue de Babylone, et l’a rapportée à ma maîtresse. Mais à quoi dois-je, madame, le bonheur de vous voir si matin ?

— Je suis chargée par la princesse, reprit madame Grivois, ne pouvant cacher un soupir de satisfaction triomphante, de voir à l’instant même mademoiselle Adrienne… Il s’agit d’une chose très-importante que je dois lui dire à elle-même.

À ces mots, Georgette devint pourpre, et ne put réprimer un léger mouvement d’inquiétude qui échappa heureusement à madame Grivois, occupée de veiller au salut de Monsieur, dont Lutine se rapprochait d’un air très-menaçant ; ayant donc surmonté une émotion passagère, elle répondit avec assurance :

— Mademoiselle s’est couchée très-tard hier ;… elle m’a défendu d’entrer chez elle avant midi.

— C’est possible ;… mais comme il s’agit d’obéir à un ordre de la princesse sa tante… vous voudrez bien, s’il vous plaît, mademoiselle, éveiller votre maîtresse… à l’instant même…

— Ma maîtresse n’a d’ordres à recevoir de personne ;… elle est ici chez elle ; or, je ne l’éveillerai qu’à midi… selon ses ordres.

— Alors, je vais y aller moi-même…

— Florine et Hébé ne vous ouvriront pas… Voici la clef du salon… et par le salon seul… on peut entrer chez mademoiselle…

— Comment ! vous osez vous refuser à me laisser exécuter les ordres de la princesse ?

— Oui, j’ose commettre le grand crime de ne pas vouloir éveiller ma maîtresse.

— Voilà pourtant les résultats de l’aveugle bonté de madame la princesse pour sa nièce, dit la matrone d’un air contrit. Mademoiselle Adrienne ne respecte plus les ordres de sa tante, et elle s’entoure de jeunes évaporées qui, dès le matin, sont parées comme des châsses…

— Ah, madame ! comment pouvez-vous médire de la parure, vous qui avez été autrefois la plus coquette, la plus sémillante des femmes de la princesse ?… Cela s’est répété dans l’hôtel de génération en génération jusqu’à nos jours.

— Comment ! de génération… en génération ? ne dirait-on pas que je suis centenaire !… Voyez l’impertinente.

— Je parle des générations de femmes de chambre… car excepté vous, c’est tout au plus si elles peuvent rester deux ou trois ans chez la princesse. Elle a trop de qualités… pour ces pauvres filles…

— Je vous défends, mademoiselle, de parler ainsi de ma maîtresse… dont on ne devrait prononcer le nom qu’à genoux…

— Pourtant… si l’on voulait médire…

— Vous osez…

— Pas plus tard qu’hier soir… à onze heures et demie…

— Hier soir ?…

— Un fiacre s’est arrêté à quelques pas du grand hôtel ;… un personnage mystérieux, enveloppé d’un manteau, en est descendu, a frappé discrètement non pas à la porte, mais aux vitres de la fenêtre du concierge… et à une heure du matin, le fiacre stationnait encore… dans la rue… attendant toujours le mystérieux personnage au manteau… qui pendant tout ce temps-là… prononçait sans doute, comme vous dites, le nom de madame la princesse… à genoux…

Soit que madame Grivois n’eût pas été instruite de la visite faite à madame de Saint-Dizier par Rodin (car il s’agissait de lui) la veille au soir, après qu’il se fut assuré de l’arrivée à Paris des filles du général Simon, soit que madame Grivois dût paraître ignorer cette visite, elle répondit en haussant les épaules avec dédain :

— Je ne sais pas ce que vous voulez dire, mademoiselle, je ne suis pas venue ici pour entendre vos impertinentes sornettes ; encore une fois, voulez-vous, oui ou non, m’introduire auprès de mademoiselle Adrienne ?

— Je vous répète, madame, que ma maîtresse dort, et qu’elle m’a défendu d’entrer chez elle avant midi.

Cet entretien avait lieu à quelque distance du pavillon, dont on voyait le péristyle au bout d’une assez grande avenue terminée en quinconce.

Tout à coup, madame Grivois s’écria en étendant la main dans cette direction :

— Grand Dieu !… est-ce possible… qu’est-ce que j’ai vu !

— Quoi donc ? qu’avez-vous vu ? répondit Georgette en se retournant.

— Qui… j’ai vu ?… répéta madame Grivois avec stupeur.

— Mais sans doute.

— Mademoiselle Adrienne !

— Et où cela ?

— Monter rapidement le péristyle… Je l’ai bien reconnue à sa démarche, à son chapeau, à son manteau… Rentrer à huit heures du matin ! s’écria madame Grivois, mais ce n’est pas croyable.

— Mademoiselle ?… vous venez de voir mademoiselle ?…

Et Georgette se prit à rire aux éclats.

— Ah ! je comprends… vous voulez renchérir sur ma véridique histoire du petit fiacre d’hier soir… C’est très-adroit…

— Je vous répète qu’à l’instant même… je viens de voir…

— Allons donc, madame Grivois, si vous parlez sérieusement, vous êtes folle…

— Je suis folle… parce que j’ai de bons yeux… La petite porte qui ouvre sur la rue donne dans le quinconce près du pavillon, c’est par là sans doute que mademoiselle vient de rentrer… Oh ! mon Dieu, c’est à renverser… que va dire la princesse ?… Ah ! ses pressentiments ne la trompaient pas… voilà où sa faiblesse pour les caprices de sa nièce devait la conduire ; c’est monstrueux… si monstrueux, que quoique je vienne de le voir de mes yeux, je ne puis encore le croire…

— Puisqu’il en est ainsi, madame, c’est moi maintenant qui tiens à vous conduire chez mademoiselle, afin que vous vous assuriez par vous-même que vous avez été dupe d’une vision.

— Ah ! vous êtes fine, ma mie… mais pas plus que moi… Vous me proposez d’entrer maintenant, je le crois bien… vous êtes sûre, à cette heure, que je trouverai mademoiselle Adrienne chez elle…

— Mais, madame, je vous assure…

— Tout ce que je puis vous dire, c’est que ni vous, ni Florine, ni Hébé, ne resterez pas vingt-quatre heures ici ; la princesse mettra un terme à un aussi horrible scandale ; je vais à l’instant l’instruire de ce qui se passe. Sortir la nuit, mon Dieu ! rentrer à huit heures du matin… mais j’en suis toute bouleversée… mais si je ne l’avais pas vu… de mes yeux vu… je ne pourrais le croire. Après tout, cela devait arriver… et cela n’étonnera personne. Non… certainement, et tous ceux à qui je vais raconter cette horreur me diront, j’en suis sûre : « Cela n’est pas étonnant. » Ah ! quelle douleur pour cette respectable princesse ! quel coup affreux pour elle !

Et madame Grivois retourna précipitamment vers l’hôtel, suivie de Monsieur, qui paraissait aussi courroucé qu’elle-même.

Georgette, leste et légère, courut de son côté vers le pavillon, afin de prévenir mademoiselle Adrienne de Cardoville que madame Grivois l’avait vue… ou croyait l’avoir vue rentrer furtivement par la petite porte du jardin.