Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie V/Texte entier

Méline, Cans et compagnie (1-2p. 166-276).


CINQUIÈME PARTIE.

LA RUE BRISE-MICHE.






XI


La femme de Dagobert.


Les scènes suivantes se passent à Paris, le lendemain du jour où les naufragés ont été recueillis au château de Cardoville.

Rien de plus sinistre, de plus sombre, que l’aspect de la rue Brise-Miche, dont l’une des extrémités donne rue Saint-Merry, l’autre près de la petite place du Cloître, auprès de l’église.

De ce côté, cette ruelle, qui n’a pas plus de huit pieds de largeur, est encaissée entre deux immenses murailles noires, boueuses, lézardées, dont l’excessive hauteur prive en tout temps cette voie d’air et de lumière ; à peine pendant les plus longs jours de l’année le soleil peut-il y jeter quelques rares rayons : aussi, lors des froids humides de l’hiver, un brouillard glacial, pénétrant, obscurcit constamment cette espèce de puits oblong au pavé fangeux.

Il était environ huit heures du soir ; à la pâle clarté du réverbère dont la lumière rougeâtre perçait à peine la brume, deux hommes, arrêtés dans l’angle de l’un de ces murs énormes, échangeaient quelques paroles.

— Ainsi, disait l’un, c’est bien entendu… vous resterez dans la rue jusqu’à ce que vous les ayez vus entrer au numéro 5.

— C’est entendu…

— Et quand vous les aurez vus entrer, pour mieux encore vous assurer de la chose, vous monterez chez Françoise Baudoin…

— Sous prétexte de demander si ce n’est pas là que demeure l’ouvrière bossue, la sœur de cette créature surnommée la reine Bacchanal

— Très-bien… Quant à celle-ci, tâchez de savoir exactement son adresse par la bossue, car c’est très-important ; les femmes de cette espèce dénichent comme des oiseaux, et on a perdu sa trace…

— Soyez tranquille… je ferai tout mon possible auprès de la bossue pour savoir où demeure sa sœur.

— Et pour vous donner courage, je vais vous attendre au cabaret en face du cloître, et nous boirons un verre de vin chaud à votre retour.

— Ça ne sera pas de refus, car il fait ce soir un froid diablement noir.

— Ne m’en parlez pas, ce matin l’eau gelait sur mon goupillon, et j’étais roide comme une momie sur ma chaise à la porte de l’église. Ah ! mon garçon ! tout n’est pas rose dans le métier de donneur d’eau bénite…

— Heureusement, il y a les profits…

— Allons, bonne chance… N’oubliez pas, numéro 5… la petite allée à côté de la boutique du teinturier.

— C’est dit, c’est dit…

Et les deux hommes se séparèrent.

L’un gagna la place du Cloître, l’autre se dirigea au contraire vers l’extrémité de la ruelle qui débouche rue Saint-Merry, et ne fut pas longtemps à trouver le numéro de la maison qu’il cherchait, maison haute et étroite, et, comme toutes celles de cette rue, d’une triste et misérable apparence.

De ce moment l’homme commença de se promener de long en large devant la porte de l’allée du numéro 5.

Si l’extérieur de ces demeures était repoussant, rien ne saurait donner une idée de leur intérieur lugubre, nauséabond ; la maison du numéro 5 était surtout dans un état de délabrement et de malpropreté affreux à voir…

L’eau qui suintait des murailles ruisselait dans l’escalier sombre et boueux ; au second étage, on avait mis sur l’étroit palier quelques brassées de paille pour que l’on pût s’y essuyer les pieds ; mais cette paille, changée en fumier, augmentait encore cette odeur écœurante, inexprimable, qui résulte du manque d’air, de l’humidité et des putrides exhalaisons des plombs, car quelques rares ouvertures, pratiquées dans la cage de l’escalier, y jetaient à peine quelques lueurs d’une lumière blafarde.

Dans ce quartier, l’un des plus populeux de Paris, ces maisons sordides, froides, malsaines, sont généralement habitées par la classe ouvrière qui y vit entassée.

La demeure dont nous parlons était de ce nombre.

Un teinturier occupait le rez-de-chaussée ; les exhalaisons délétères de son officine augmentaient encore la fétidité de cette masure. De petits ménages d’artisans, quelques ouvriers travaillant en chambrées, étaient logés aux étages supérieurs ; dans l’une des pièces du quatrième demeurait Françoise Baudoin, femme de Dagobert.

Une chandelle éclairait cet humble logis, composé d’une chambre et d’un cabinet ; Agricol occupait une petite mansarde dans les combles.

Un vieux papier d’une couleur grisâtre, çà et là fendu par les lézardes du mur, tapissait la muraille où s’appuyait le lit ; de petits rideaux fixés à une tringle de fer cachaient les vitres ; le carreau non ciré, mais lavé, conservait sa couleur de brique ; à l’une des extrémités de cette pièce était un poêle de fonte rond contenant une marmite où se faisait la cuisine ; sur la commode de bois blanc peint en jaune veiné de brun, on voyait une maison de fer en miniature, chef-d’œuvre de patience et d’adresse, dont toutes les pièces avaient été façonnées et ajustées par Agricol Baudoin (fils de Dagobert).

Un christ en plâtre, accroché au mur et entouré de plusieurs rameaux de buis bénit, quelques images de saints grossièrement coloriées, témoignaient des habitudes dévotieuses de la femme du soldat ; une de ces grandes armoires de noyer, contournées, rendues presque noires par le temps, était placée entre les deux croisées ; un vieux fauteuil garni de velours d’Utrecht vert (premier présent fait à sa mère par Agricol), quelques chaises de paille et une table de travail où l’on voyait plusieurs sacs de grosse toile bise, tel était l’ameublement de cette pièce, mal close par une porte vermoulue ; un cabinet y attenant renfermait quelques ustensiles de cuisine et de ménage.

Si triste, si pauvre que semble peut-être cet intérieur, il n’est tel pourtant que pour un petit nombre d’artisans, relativement aisés ; car le lit était garni de deux matelas, de draps blancs et d’une chaude couverture ; la grande armoire contenait du linge ; enfin, la femme de Dagobert occupait seule une chambre aussi grande que celles où de nombreuses familles d’artisans honnêtes et laborieux vivent et couchent d’ordinaire en commun, bien heureux lorsqu’ils peuvent donner aux filles et aux garçons un lit séparé, bien heureux lorsque la couverture ou l’un des draps du lit n’a pas été engagé au mont-de-piété !

Françoise Baudoin, assise auprès du petit poêle de fonte, qui par ce temps froid et humide, répandait bien peu de chaleur dans cette pièce mal close, s’occupait de préparer le repas du soir de son fils Agricol.

La femme de Dagobert avait cinquante ans environ ; elle portait une camisole d’indienne bleue à petits bouquets blancs, et un jupon de futaine ; un béguin blanc entourait sa tête, et se nouait sous son menton.

Son visage était pâle et maigre, ses traits réguliers ; sa physionomie exprimait une résignation, une bonté parfaite. On ne pouvait en effet trouver une meilleure, une plus vaillante mère ; sans autre ressource que son travail, elle était parvenue à force d’énergie à élever non-seulement son fils Agricol, mais encore Gabriel, pauvre enfant abandonné, qu’elle avait eu l’admirable courage de prendre à sa charge.

Dans sa jeunesse, elle avait, pour ainsi dire, escompté sa santé à venir pour douze années lucratives, rendues telles par un travail exagéré, écrasant, que de dures privations rendaient presque homicide ; car alors (et c’était un temps de salaire splendide comparé au temps présent), à force de veilles, à force de labeur acharné, Françoise avait quelquefois pu gagner jusqu’à cinquante sous par jour, avec lesquels elle était parvenue à élever son fils et son enfant adoptif…

Au bout de ces douze années, sa santé fut ruinée, ses forces presque à bout ; mais au moins les deux enfants n’avaient manqué de rien et avaient reçu l’éducation que le peuple peut donner à ses fils ; Agricol entrait en apprentissage chez M. François Hardy, et Gabriel se préparait à entrer au séminaire par la protection très-empressée de M. Rodin, dont les rapports étaient devenus, depuis 1820 environ, très-fréquents avec le confesseur de Françoise Baudoin, car elle avait été et était toujours d’une piété peu éclairée, mais excessive.

Cette femme était une de ces natures d’une simplicité, d’une bonté adorable, un de ces martyrs de dévouements ignorés qui touchent quelquefois à l’héroïsme… Âmes saintes, naïves, chez lesquelles l’instinct du cœur supplée à l’intelligence.

Le seul défaut, ou plutôt la seule conséquence de cette candeur aveugle, était une obstination invincible, lorsque Françoise croyait devoir obéir à l’influence de son confesseur, qu’elle était habituée à subir depuis de longues années ; cette influence lui paraissant des plus vénérables, des plus saintes, aucune puissance, aucune considération humaine, n’aurait pu l’empêcher de s’y soumettre : en cas de discussion à ce sujet, rien au monde ne faisait fléchir cette excellente femme ; sa résistance, sans colère, sans emportements, était douce comme son caractère, calme comme sa conscience, mais aussi, comme elle, inébranlable.

Françoise Baudoin était, en un mot, un de ces êtres purs, ignorants et crédules, qui peuvent quelquefois à leur insu devenir des instruments terribles entre d’habiles et dangereuses mains.

Depuis assez longtemps le mauvais état de sa santé, et surtout le considérable affaiblissement de sa vue, lui imposaient un repos forcé, car à peine pouvait-elle travailler deux ou trois heures par jour ; elle passait le reste du temps à l’église.

Au bout de quelques instants, Françoise se leva, débarrassa un des côtés de la table de plusieurs sacs de grosse toile grise, et disposa le couvert de son fils avec un soin, avec une sollicitude maternelle. Elle alla prendre dans l’armoire un petit sac de peau renfermant une vieille timbale d’argent bossuée et un léger couvert d’argent, si mince, si usé, que la cuiller était tranchante. Elle essuya, frotta le tout de son mieux, et plaça près de l’assiette de son fils cette argenterie, présent de noce de Dagobert.

C’était ce que Françoise possédait de plus précieux, autant par sa mince valeur que par les souvenirs qui s’y rattachaient ; aussi avait-elle souvent versé des larmes amères lorsqu’il lui avait fallu, dans des extrémités pressantes, ensuite de maladie ou de chômage, porter au mont-de-piété ce couvert et cette timbale sacrés pour elle.

Françoise prit ensuite, sur la planche inférieure de l’armoire, une bouteille d’eau et une bouteille de vin aux trois quarts remplie, et la plaça près de l’assiette de son fils ; puis elle retourna surveiller le souper.

Quoique Agricol ne fût pas très en retard, la physionomie de sa mère exprimait autant d’inquiétude que de tristesse ; on voyait, à ses yeux rougis, qu’elle avait beaucoup pleuré.

La pauvre femme, après de douloureuses et longues incertitudes, venait d’acquérir la conviction que sa vue, depuis longtemps très-affaiblie, ne lui permettrait bientôt plus de travailler, même deux ou trois heures par jour, ainsi qu’elle avait coutume de le faire.

D’abord excellente ouvrière en lingerie, à mesure que ses yeux s’étaient fatigués, elle avait dû s’occuper de couture de plus en plus grossière, et son gain avait nécessairement diminué en proportion ; enfin, elle s’était vue réduite à la confection de sacs de campement qui comportent environ douze pieds de couture ; on lui payait ses sacs à raison de deux sous chacun, et elle fournissait le fil. Cet ouvrage étant très pénible, elle pouvait au plus parfaire trois de ces sacs en une journée ; son salaire était ainsi de six sous.

On frémit quand on pense au grand nombre de malheureuses femmes dont l’épuisement, les privations, l’âge et la maladie ont tellement diminué les forces, ruiné la santé, que tout le labeur dont elles sont capables leur peut à peine rapporter quotidiennement cette somme si minime… Ainsi leur gain décroît en proportion des nouveaux besoins que la vieillesse et les infirmités leur créent…

Heureusement Françoise avait dans son fils un digne soutien : excellent ouvrier, profitant de la juste répartition des salaires et des bénéfices accordés par M. Hardy, son labeur lui rapportait cinq à six francs par jour, c’est-à-dire plus du double que ne gagnaient les ouvriers d’autres établissements ; il aurait donc pu, même en admettant que sa mère ne gagnât rien, les faire vivre aisément lui et elle.

Mais la pauvre femme, si merveilleusement économe qu’elle se refusait presque le nécessaire, était devenue, depuis qu’elle fréquentait quotidiennement et assidûment sa paroisse, d’une prodigalité ruineuse à l’endroit de la sacristie.

Il ne se passait presque pas de jour où elle ne fît dire une ou deux messes et brûler des cierges, soit à l’intention de Dagobert dont elle était séparée depuis si longtemps, soit pour le salut de l’âme de son fils qu’elle croyait en pleine voie de perdition. Agricol avait un si bon, un si généreux cœur ; il aimait, il vénérait tant sa mère, et le sentiment qui inspirait celle-ci était d’ailleurs si touchant, que jamais il ne s’était plaint de ce qu’une grande partie de sa paye (qu’il remettait scrupuleusement à sa mère chaque samedi) passât ainsi en œuvres pies.

Quelquefois seulement il avait fait observer à Françoise, avec autant de respect que de tendresse, qu’il souffrait de la voir supporter des privations que son âge et sa santé rendaient doublement fâcheuses, et cela parce qu’elle voulait de préférence subvenir à ses petites dépenses dévotieuses.

Mais que répondre à cette excellente mère lorsqu’elle lui disait les larmes aux yeux :

— Mon enfant, c’est pour le salut de ton père et pour le tien…

Vouloir discuter avec Françoise l’efficacité des messes et l’influence des cierges sur le salut présent et futur du vieux Dagobert, c’eût été aborder une de ces questions qu’Agricol s’était à jamais interdit de soulever par respect pour sa mère et pour ses croyances ; il se résignait donc à ne pas la voir entourée de tout le bien-être dont il eût désiré la voir jouir.

À un petit coup bien discrètement frappé à la porte, Françoise répondit : Entrez.

On entra.




XII


La sœur de la reine Bacchanal.


La personne qui venait d’entrer chez la femme de Dagobert était une jeune fille de dix-huit ans environ, de petite taille et cruellement contrefaite ; sans être positivement bossue, elle avait la taille très-déviée, le dos voûté, la poitrine creuse et la tête profondément enfoncée entre les épaules ; sa figure, assez régulière, longue, maigre, fort pâle, marquée de petite vérole, exprimait une grande tristesse ; ses yeux bleus étaient remplis d’intelligence et de bonté. Par un singulier caprice de la nature, la plus jolie femme du monde eût été fière de la longue et magnifique chevelure brune qui se tordait en une grosse natte derrière la tête de cette jeune fille.

Elle tenait un vieux panier à la main. Quoiqu’elle fût misérablement vêtue, le soin et la propreté de son ajustement luttaient autant que possible contre une excessive pauvreté ; malgré le froid, elle portait une mauvaise petite robe d’indienne d’une couleur indéfinissable, mouchetée de taches blanchâtres, étoffe si souvent lavée, que sa nuance primitive, ainsi que son dessin, s’étaient complètement effacés.

Sur le visage souffrant et résigné de cette créature infortunée, on lisait l’habitude de toutes les misères, de toutes les douleurs, de tous les dédains ; depuis sa triste naissance, la raillerie l’avait toujours poursuivie ; elle était, nous l’avons dit, cruellement contrefaite et par suite d’une locution vulgaire et proverbiale on l’avait baptisée la Mayeux ; du reste on trouvait si naturel de lui donner ce nom grotesque qui lui rappelait à chaque instant son infirmité, qu’entraînés par l’habitude, Françoise et Agricol, aussi compatissants envers elle que d’autres se montraient méprisants et moqueurs, ne l’appelaient jamais autrement.

La Mayeux, nous la nommerons ainsi désormais, était née dans cette maison que la femme de Dagobert occupait depuis plus de vingt ans ; la jeune fille avait été pour ainsi dire élevée avec Agricol et Gabriel.

Il y a de pauvres êtres fatalement voués au malheur ; la Mayeux avait une très-jolie sœur, à qui Perrine Soliveau, leur mère commune, veuve d’un petit commerçant ruiné, avait réservé son aveugle et absurde tendresse, n’ayant pour sa fille disgraciée que dédains et duretés ; celle-ci venait pleurer auprès de Françoise qui la consolait, qui l’encourageait, et qui, pour la distraire, le soir à la veillée, lui montrait à lire et à coudre.

Habitués par l’exemple de leur mère à la commisération, au lieu d’imiter les autres enfants, assez enclins à railler, à tourmenter et souvent même à battre la petite Mayeux, Agricol et Gabriel l’aimaient, la protégeaient, la défendaient.

Elle avait quinze ans, et sa sœur Céphise dix-sept ans, lorsque leur mère mourut, les laissant toutes deux dans une affreuse misère.

Céphise était intelligente, active, adroite ; mais, au contraire de sa sœur, c’était une de ces natures vivaces, remuantes, alertes, chez qui la vie surabonde, qui ont besoin d’air, de mouvement, de plaisirs, bonne fille, du reste, quoique stupidement gâtée par sa mère.

Céphise écouta d’abord les sages conseils de Françoise, se contraignit, se résigna, apprit à coudre et travailla, comme sa sœur, pendant une année ; mais incapable de résister plus longtemps aux atroces privations que lui imposait l’effrayante modicité de son salaire, malgré son labeur assidu, privations qui allaient jusqu’à endurer le froid, et surtout la faim, Céphise, jeune, jolie, ardente, entourée de séductions et d’offres brillantes… brillantes pour elle, car elles se réduisaient à lui donner le moyen de manger à sa faim, de ne pas souffrir du froid, d’être proprement vêtue et de ne pas travailler quinze heures par jour dans un taudis obscur et malsain, Céphise écouta les vœux d’un clerc d’avoué qui l’abandonna plus tard ; alors elle se lia avec un commis marchand, qu’à son tour, instruite par l’exemple, elle quitta pour un commis voyageur… qu’elle délaissa pour d’autres favoris.

Bref, d’abandons en changements, au bout d’une ou deux années, Céphise, devenue l’idole d’un monde de grisettes, d’étudiants et de commis, acquit une telle réputation dans les bals des barrières par son caractère décidé, par son esprit vraiment original, par son ardeur infatigable pour tous les plaisirs, et surtout par sa gaieté folle et tapageuse, qu’elle fut unanimement surnommée la Reine Bacchanal, et elle se montra de tous points digne de cette étourdissante royauté.

Depuis cette bruyante intronisation, la pauvre Mayeux n’entendit plus parler de sa sœur aînée qu’à de rares intervalles ; elle la regretta toujours et continua à travailler assidûment, gagnant à grand-peine quatre francs par semaine.

La jeune fille, ayant appris de Françoise la couture du linge, confectionnait de grosses chemises pour le peuple et pour l’armée ; on les lui payait trois francs la douzaine ; il fallait les ourler, ajuster les cols, les échancrer, faire les boutonnières et coudre les boutons ; c’est donc tout au plus si elle parvenait, en travaillant douze ou quinze heures par jour, à confectionner quatorze ou seize chemises en huit jours… résultat de travail qui lui donnait en moyenne un salaire de quatre francs par semaine.

Et cette malheureuse fille ne se trouvait pas dans un cas exceptionnel ou accidentel.

Non… des milliers d’ouvrières n’avaient pas alors, n’ont pas de nos jours un gain plus élevé.

Et cela parce que la rémunération du travail des femmes est d’une injustice révoltante, d’une barbarie sauvage ; on les paye deux fois moins que les hommes qui s’occupent pareillement de couture, tels que tailleurs, giletiers, gantiers etc., etc. Cela sans doute parce que les femmes travaillent autant qu’eux. Cela sans doute parce que les femmes sont faibles, délicates, et que souvent encore la maternité vient doubler leurs besoins.

La Mayeux vivait donc avec quatre francs par semaine

Elle vivait… c’est-à-dire qu’en travaillant avec ardeur douze à quinze heures chaque jour, elle parvenait à ne pas mourir tout de suite de faim, de froid et de misère, tant elle endurait de cruelles privations.

Privations… non.

Privation exprime mal ce dénûment continu, terrible, de tout ce qui est absolument indispensable pour conserver au corps la santé, la vie que Dieu lui a donnée, à savoir : un air et un abri salubres, une nourriture saine et suffisante, un vêtement chaud…

Mortification exprimerait mieux le manque complet de ces choses essentiellement vitales, qu’une société équitablement organisée devrait, oui, devrait forcément à tout travailleur actif et probe, puisque la civilisation l’a dépossédé de tout droit au sol, et qu’il naît avec ses bras pour seul patrimoine.

Le sauvage ne jouit pas des avantages de la civilisation, mais du moins il a pour se nourrir les animaux des forêts, les oiseaux de l’air, le poisson des rivières, les fruits de la terre, et, pour s’abriter et se chauffer, les arbres des grands bois.

Le civilisé, déshérité de ces dons de Dieu, le civilisé, qui regarde la propriété comme sainte et sacrée, peut donc en retour de son rude labeur quotidien qui enrichit le pays, peut donc demander un salaire suffisant pour vivre sainement, rien de plus, rien de moins.

Car est-ce vivre, que de se traîner sans cesse sur cette limite extrême qui sépare la vie de la tombe, et d’y lutter contre le froid, la faim, la maladie ?

Et pour montrer jusqu’où peut aller cette mortification que la société impose inexorablement à des milliers d’êtres honnêtes et laborieux, par son impitoyable insouciance de toutes les questions qui touchent à une juste rémunération du travail, nous allons constater de quelle façon une pauvre jeune fille peut exister avec quatre francs par semaine.

Peut-être alors saura-t-on du moins gré à tant d’infortunées créatures de supporter avec résignation cette horrible existence qui leur donne juste assez de vie pour ressentir toutes les douleurs de l’humanité.

Oui… vivre à ce prix… c’est de la vertu ; oui, une société ainsi organisée, qu’elle tolère ou qu’elle impose tant de misères, perd le droit de blâmer les infortunées qui se vendent non par débauche, mais presque toujours parce qu’elles ont froid, parce qu’elles ont faim.

Voici donc comment vivait cette jeune fille avec ses quatre francs par semaine :

Trois kilog. de pain, 2e qualité, 84 c.

Deux voies d’eau, 20 c.

Graisse ou sain-doux (le beurre est trop cher), 50 c.

Sel gris, 7 c.

Un boisseau de charbon, 40 c.

Un litre de légumes secs, 30 c.

Trois litres de pommes de terre, 20 c.

Chandelle, 33 c.

Fil et aiguilles, 25 c.

Total, 3 fr 9 centimes.

Enfin, pour économiser le charbon, la Mayeux préparait une espèce de soupe seulement deux ou trois fois au plus par semaine dans un poêlon sur le carré du quatrième étage. Les deux autres jours, elle la mangeait froide.

Il restait donc à la Mayeux pour se loger, se vêtir et se chauffer, 91 centimes par semaine[1].

Par un rare bonheur, elle se trouvait dans une position exceptionnelle ; afin de ne pas blesser sa délicatesse qui était extrême, Agricol s’entendait avec le portier, et celui-ci avait loué à la jeune fille, moyennant douze francs par an, un cabinet dans les combles, où il y avait juste la place d’un petit lit, d’une chaise et d’une table ; Agricol payait dix-huit francs, qui complétaient les trente francs, prix réel de la location du cabinet ; il restait donc à la Mayeux environ un franc soixante et dix centimes par mois pour son entretien.

Quant aux nombreuses ouvrières qui, ne gagnant pas plus que la Mayeux, ne se trouvent pas dans une position aussi heureuse que la sienne, lorsqu’elles n’ont ni logis, ni famille, elles achètent un morceau de pain et quelque autre aliment pour leur journée, et moyennant un ou deux sous par nuit elles partagent la couche d’une compagne dans une misérable chambre garnie, où se trouvent généralement cinq ou six lits, dont plusieurs sont occupés par des hommes, ceux-ci étant les hôtes les plus nombreux.

Oui, et malgré l’horrible dégoût qu’une malheureuse fille honnête et pure éprouve à cette communauté de demeure, il faut qu’elle s’y soumette ; un logeur ne peut diviser sa maison en chambres d’hommes et en chambres de femmes…

Pour qu’une ouvrière puisse se mettre dans ses meubles, si misérable que soit son installation, il lui faut dépenser au moins trente ou quarante francs comptants. Or, comment prélever trente ou quarante francs comptant sur un salaire de quatre ou cinq francs par semaine, qui suffit, on le répète, à peine à se vêtir et à ne pas absolument mourir de faim ?

Non, non, il faut que la malheureuse se résigne à cette répugnante cohabitation ; aussi peu à peu l’instinct de la pudeur s’émousse forcément ; ce sentiment de chasteté naturelle qui a pu jusqu’alors la défendre contre les obsessions de la débauche… s’affaiblit chez elle ; dans le vice, elle ne voit plus qu’un moyen d’améliorer un peu un sort intolérable… elle cède alors… et le premier agioteur qui peut donner une gouvernante à ses filles s’exclame sur la corruption, sur la dégradation des enfants du peuple…

Et encore l’existence de ces ouvrières, si pénible qu’elle soit, est relativement heureuse

Et si l’ouvrage manque un jour, deux jours ?

Et si la maladie vient ? Maladie presque toujours due à l’insuffisance ou à l’insalubrité de la nourriture, au manque d’air, de soins, de repos ; maladie souvent assez énervante pour empêcher tout travail, et pas assez dangereuse pour mériter la faveur d’un lit dans un hôpital…

Alors, que deviennent ces infortunées ? En vérité, la pensée hésite à se reposer sur de si lugubres tableaux.

Cette insuffisance des salaires, source unique, effrayante de tant de douleurs, de tant de vices souvent… cette insuffisance de salaires est générale, surtout chez les femmes ; encore une fois, il ne s’agit pas ici de misères individuelles, mais d’une misère qui atteint des classes entières. Le type que nous allons tâcher de développer dans la Mayeux résume la condition morale et matérielle de milliers de créatures humaines, obligées de vivre à Paris avec quatre francs par semaine.

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La pauvre ouvrière, malgré les avantages qu’elle devait, sans le savoir, à la générosité d’Agricol, vivait donc misérablement ; sa santé, déjà chétive, s’était profondément altérée à la suite de tant de mortifications ; pourtant, par un sentiment de délicatesse extrême, et bien qu’elle ignorât le léger sacrifice fait pour elle par Agricol, la Mayeux prétendait gagner un peu plus qu’elle ne gagnait réellement, afin de s’épargner des offres de service qui lui eussent été doublement pénibles, et parce qu’elle savait la position gênée de Françoise et de son fils, et parce qu’elle se fût sentie blessée dans sa susceptibilité naturelle, encore exaltée par des chagrins et des humiliations sans nombre.

Mais, chose rare, ce corps difforme renfermait une âme aimante et généreuse, un esprit cultivé… cultivé jusqu’à la poésie ; hâtons-nous d’ajouter que ce phénomène était dû à l’exemple d’Agricol Baudoin, avec qui la Mayeux avait été élevée, et chez lequel l’instinct poétique s’était naturellement révélé.

La pauvre fille avait été la première confidente des essais littéraires du jeune forgeron, et lorsqu’il lui parla du charme, du délassement extrême qu’il trouvait, après une dure journée de travail, dans la rêverie poétique, l’ouvrière, douée d’un esprit naturel remarquable, sentit à son tour de quelle ressource pourrait lui être cette distraction, à elle, toujours si solitaire, si dédaignée.

Un jour, au grand étonnement d’Agricol, qui venait de lui lire une pièce de vers, la bonne Mayeux rougit, balbutia, sourit timidement, et enfin lui fit aussi sa confidence poétique.

Les vers manquaient peut-être de rhythme, d’harmonie ; mais ils étaient simples, touchants comme une plainte sans amertume confiée au cœur d’un ami… Depuis ce jour Agricol et elle se consultèrent, s’encouragèrent mutuellement ; mais, sauf lui, personne au monde ne fut instruit des essais poétiques de la Mayeux qui, du reste, grâce à sa timidité sauvage, passait pour sotte.

Il fallait que l’âme de cette infortunée fût grande et belle, car jamais dans ses chants ignorés il n’y eut un seul mot de colère ou de haine contre le sort fatal dont elle était victime ; c’était une plainte triste mais douce, désespérée mais résignée ; c’étaient surtout des accents d’une tendresse infinie, d’une sympathie douloureuse, d’une angélique charité pour tous les pauvres êtres voués comme elle au double fardeau de la laideur et de la misère.

Pourtant elle exprimait souvent une admiration naïve et sincère pour la beauté, et cela toujours sans envie, sans amertume ; elle admirait la beauté comme elle admirait le soleil…

Mais, hélas !… il y eut bien des vers de la Mayeux qu’Agricol ne connaissait pas, et qu’il ne devait jamais connaître ; le jeune forgeron, sans être régulièrement beau, avait une figure mâle et loyale, autant de bonté que de courage, un cœur noble, ardent, généreux, un esprit peu commun, une gaieté douce et franche.

La jeune fille, élevée avec lui, l’aima comme peut aimer une créature infortunée, qui, dans la crainte d’un ridicule atroce, est obligée de cacher son amour au plus profond de son cœur… Obligée à cette réserve, à cette dissimulation profonde, la Mayeux ne chercha pas à fuir cet amour. À quoi bon ? Qui le saurait jamais ? Son affection fraternelle bien connue pour Agricol suffisait à expliquer l’intérêt qu’elle lui portait ; aussi n’était-on pas surpris des mortelles angoisses de la jeune ouvrière, lorsqu’en 1830, après avoir intrépidement combattu, Agricol avait été rapporté sanglant chez sa mère.

Enfin, trompé comme tous par l’apparence de ce sentiment, jamais le fils de Dagobert n’avait soupçonné et ne devait soupçonner l’amour de la Mayeux.

Telle était donc la jeune fille pauvrement vêtue qui entra dans la chambre où Françoise s’occupait des préparatifs du souper de son fils.

— C’est toi, ma pauvre Mayeux, lui dit-elle, je ne t’ai pas vue ce matin ; tu n’as pas été malade ?… Viens donc m’embrasser.

La jeune fille embrassa la mère d’Agricol, et répondit :

— J’avais un travail très-pressé, madame Françoise ;… je n’ai pas voulu perdre un moment, je viens seulement de le terminer… Je vais descendre pour chercher du charbon : n’avez-vous besoin de rien ?

— Non, mon enfant… merci… mais tu me vois bien inquiète… Voilà huit heures et demie… Agricol n’est pas encore rentré…

Puis elle ajouta avec un soupir :

— Il se tue de travail pour moi. Ah ! je suis bien malheureuse, ma pauvre Mayeux… mes yeux sont complètement perdus :… au bout d’un quart d’heure, ma vue se trouble… je n’y vois plus… plus du tout… même à coudre ces sacs… Être à la charge de mon fils… ça me désole.

— Ah ! madame Françoise, si Agricol vous entendait !…

— Je le sais bien, le cher enfant ne songe qu’à moi… c’est ce qui rend mon chagrin plus grand… Et puis enfin, je songe toujours que, pour ne pas me quitter, il renonce à l’avantage que tous ses camarades trouvent chez M. Hardy, son digne et excellent bourgeois… Au lieu d’habiter ici sa triste mansarde, où il fait à peine clair en plein midi, il aurait, comme les autres ouvriers de l’établissement, et à peu de frais, une bonne chambre bien claire, bien chauffée dans l’hiver, bien aérée dans l’été, avec vue sur les jardins, lui qui aime tant les arbres ; sans compter qu’il y a si loin d’ici à son atelier, qui est situé hors Paris, que c’est pour lui une fatigue de venir ici…

— Mais il oublie cette fatigue-là en vous embrassant, madame Baudoin, et puis il sait combien vous tenez à cette maison où il est né… M. Hardy vous avait offert de venir vous établir au Plessis, dans le bâtiment des ouvriers, avec Agricol.

— Oui, mon enfant, mais il aurait fallu abandonner ma paroisse… et je ne le pouvais pas.

— Mais, tenez, madame Françoise, rassurez-vous, le voici… je l’entends, dit la Mayeux en rougissant.

En effet, un chant plein, sonore et joyeux, retentit dans l’escalier.

— Qu’il ne me voie pas pleurer au moins, dit la bonne mère en essuyant ses yeux remplis de larmes, il n’a que cette heure de repos et de tranquillité après son travail ;… que je ne la lui rende pas du moins pénible.




XIII


Agricol Baudoin.


Le poëte forgeron était un grand garçon de vingt-quatre ans environ, alerte et robuste, au teint hâlé, aux cheveux et aux yeux noirs, au nez aquilin, à la physionomie hardie, expressive et ouverte ; sa ressemblance avec Dagobert était d’autant plus frappante, qu’il portait, selon la mode d’alors, une épaisse moustache brune, et que sa barbe, taillée en pointe, lui couvrait le menton ; ses joues étaient d’ailleurs rasées depuis l’angle de la mâchoire jusqu’aux tempes ; un pantalon de velours olive, une blouse bleue bronzée à la fumée de la forge, une cravate négligemment nouée autour de son cou nerveux, une casquette de drap à courte visière, tel était le costume d’Agricol ; la seule chose qui contrastât singulièrement avec ces habits de travail était une magnifique et large fleur d’un pourpre foncé, à pistils d’un blanc d’argent, que le forgeron tenait à la main.

— Bonsoir, bonne mère…, dit-il en entrant et en allant aussitôt embrasser Françoise.

Puis faisant un signe de tête amical à la jeune fille, il ajouta :

— Bonsoir, ma petite Mayeux.

— Il me semble que tu es bien en retard, mon enfant…, dit Françoise en se dirigeant vers le petit poêle où était le modeste repas de son fils, je commençais à m’inquiéter…

— À t’inquiéter pour moi… ou pour mon souper, chère mère ? dit Agricol. Diable… c’est que tu ne me pardonnerais pas de faire attendre le bon petit repas que tu me prépares, et cela dans la crainte qu’il soit moins bon… gourmande… va !

Et ce disant, le forgeron voulut encore embrasser sa mère.

— Mais finis donc… vilain enfant… tu vas me faire renverser le poêlon.

— Ça serait dommage, bonne mère, car ça embaume… Laissez-moi voir ce que c’est…

— Mais non… attends donc…

— Je parie qu’il s’agit de certaines pommes de terre au lard que j’adore.

— Un samedi, n’est-ce pas ? dit Françoise d’un ton de doux reproche.

— C’est vrai, dit Agricol en échangeant avec la Mayeux un sourire d’innocente malice ; mais à propos de samedi, ajouta-t-il, tenez, ma mère, voilà ma paye.

— Merci, mon enfant, mets-la dans l’armoire.

— Oui, ma mère.

— Ah ! mon Dieu ! dit tout à coup la jeune ouvrière au moment où Agricol allait mettre son argent dans l’armoire, quelle belle fleur tu as à la main, Agricol !… je n’en ai jamais vu de pareille… et en plein hiver encore… Regardez donc, madame Françoise.

— Hein ! ma mère, dit Agricol en s’approchant de sa mère pour lui montrer la fleur de plus près. Regardez, admirez, et surtout sentez… car il est impossible de trouver une odeur plus douce, plus agréable… c’est un mélange de vanille et de fleur d’oranger[2].

— C’est vrai, mon enfant, ça embaume. Mon Dieu ! que c’est donc beau ! dit Françoise en joignant les mains avec admiration. Où as-tu trouvé cela ?

— Trouvé ? ma bonne mère ! dit Agricol en riant. Diable ! vous croyez que l’on fait de ces trouvailles-là en venant de la barrière du Maine à la rue Brise-Miche ?

— Et comment donc l’as-tu, alors ? dit la Mayeux, qui partageait la curiosité de Françoise.

— Ah ! voilà… vous voudriez bien le savoir… eh bien ! je vais vous satisfaire… cela t’expliquera pourquoi je rentre si tard, ma bonne mère… car autre chose encore m’a attardé : c’est vraiment la soirée aux aventures… Je m’en revenais donc d’un bon pas ; j’étais déjà au coin de la rue de Babylone, lorsque j’entends un petit jappement doux et plaintif ; il faisait encore un peu jour… je regarde… c’était la plus jolie petite chienne qu’on puisse voir, grosse comme le poing, noire et feu avec des soies et des oreilles traînant jusque sur ses pattes.

— C’était un chien perdu, bien sûr, dit Françoise.

— Justement. Je prends donc la pauvre petite bête, qui se met à me lécher les mains ; elle avait autour du cou un large ruban de satin rouge, noué avec une grosse bouffette ; ça ne me disait pas le nom de son maître ; je regarde sous le ruban, et je vois un petit collier fait de chaînettes d’or ou de vermeil, avec une petite plaque ;… je prends une allumette chimique dans ma boîte à tabac ; je frotte, j’ai assez de clarté pour lire, et je lis : Lutine appartient à mademoiselle Adrienne de Cardoville, rue de Babylone, numéro 7.

— Heureusement tu te trouvais dans la rue, dit la Mayeux.

— Comme tu dis ; je prends la petite bête sous mon bras, je m’oriente, j’arrive le long d’un grand mur de jardin qui n’en finissait pas, et je trouve enfin la porte d’un petit pavillon qui dépend sans doute d’un grand hôtel situé à l’autre bout du mur du parc, car ce jardin a l’air d’un parc ;… je regarde en l’air et je vois le numéro 7, fraîchement peint au-dessus d’une petite porte à guichet ; je sonne ; au bout de quelques instants passés sans doute à m’examiner, car il me semble avoir vu deux yeux à travers le grillage du guichet, on m’ouvre… À partir de maintenant… vous n’allez plus me croire…

— Pourquoi donc, mon enfant ?

— Parce que j’aurai l’air de vous faire un conte de fées.

— Un conte de fées ? dit la Mayeux.

— Absolument, car je suis encore tout ébloui, tout émerveillé de ce que j’ai vu… c’est comme le vague souvenir d’un rêve.

— Voyons donc, voyons donc, dit la bonne mère, si intéressée qu’elle ne s’apercevait pas que le souper de son fils commençait à répandre une légère odeur de brûlé.

— D’abord, reprit le forgeron en souriant de l’impatiente curiosité qu’il inspirait, c’est une jeune demoiselle qui m’ouvre, mais si jolie, mais si coquettement et si gracieusement habillée, qu’on eût dit un charmant portrait des temps passés ; je n’avais pas dit un mot qu’elle s’écrie : « Ah ! mon Dieu, monsieur, c’est Lutine ; vous l’avez trouvée, vous la rapportez ; combien mademoiselle Adrienne va être heureuse ! Venez tout de suite, venez ; elle regretterait trop de n’avoir pas eu le plaisir de vous remercier elle-même. » Et sans me laisser le temps de répondre, cette jeune fille me fait signe de la suivre… Dame ! ma bonne mère, vous raconter ce que j’ai pu voir de magnificence en traversant un petit salon à demi éclairé, qui embaumait, ça me serait impossible ; la jeune fille marchait trop vite ; une porte s’ouvre : ah ! c’était bien autre chose ! C’est alors que j’ai eu un tel éblouissement, que je ne me rappelle rien qu’une espèce de miroitement d’or, de lumière, de cristal et de fleurs, et au milieu de ce scintillement, une jeune demoiselle d’une beauté, oh ! d’une beauté idéale… mais elle avait les cheveux roux ou plutôt brillants comme de l’or… C’était charmant ; je n’ai de ma vie vu de cheveux pareils !… Avec ça, des yeux noirs, des lèvres rouges et une blancheur éclatante, c’est tout ce que je me rappelle… car, je vous le répète, j’étais si surpris, si ébloui, que je voyais comme à travers un voile… « Mademoiselle, dit la jeune fille, que je n’aurais jamais prise pour une femme de chambre, tant elle était élégamment vêtue, voilà Lutine ; monsieur l’a trouvée, il la rapporte. — Ah ! monsieur, me dit d’une voix douce et argentine la demoiselle aux cheveux dorés, que de remerciements j’ai à vous faire !… Je suis follement attachée à Lutine… » Puis, jugeant sans doute à mon costume qu’elle pouvait ou qu’elle devait peut-être me remercier autrement que par des paroles, elle prit une petite bourse de soie à côté d’elle et me dit, je dois l’avouer, avec hésitation : « Sans doute, monsieur, cela vous a dérangé de me rapporter Lutine, peut-être avez-vous perdu un temps précieux pour vous… permettez-moi… » Et elle avança la bourse.

— Ah ! Agricol, dit tristement la Mayeux, comme on se méprenait !

— Attends la fin… et tu lui pardonneras, à cette demoiselle. Voyant sans doute d’un clin d’œil à ma mine que l’offre de la bourse m’avait vivement blessé, elle prend dans un magnifique vase de porcelaine placé à côté d’elle cette superbe fleur, et, s’adressant à moi avec un accent rempli de grâce et de bonté, qui laissait deviner qu’elle regrettait de m’avoir choqué, elle me dit : « Au moins, monsieur, vous accepterez cette fleur… »

— Tu as raison, Agricol, dit la Mayeux en souriant avec mélancolie ; il est impossible de mieux réparer une erreur involontaire.

— Cette digne demoiselle, dit Françoise en essuyant ses yeux, comme elle devinait bien mon Agricol !

— N’est-ce pas, ma mère ? Mais au moment où je prenais la fleur, sans oser lever les yeux, car, quoique je ne sois pas timide, il y avait dans cette demoiselle, malgré sa bonté, quelque chose qui m’imposait, une porte s’ouvre, et une autre belle jeune fille, grande et brune, mise d’une façon bizarre et élégante, dit à la demoiselle rousse : « Mademoiselle, il est là… » Aussitôt elle se lève et me dit : « Mille pardons, monsieur, je n’oublierai jamais que je vous ai dû un moment de vif plaisir… Veuillez, je vous en prie, en toute circonstance, vous rappeler mon adresse et mon nom, Adrienne de Cardoville. » Là-dessus elle disparaît. Je ne trouve pas un mot à répondre ; la jeune fille me reconduit, me fait une jolie petite révérence à la porte, et me voilà dans la rue de Babylone, aussi ébloui, aussi étonné, je vous le répète, que si je sortais d’un palais enchanté…

— C’est vrai, mon enfant, ça a l’air d’un conte de fées ; n’est-ce pas, ma pauvre Mayeux ?

— Oui, madame Françoise, dit la jeune fille d’un ton distrait et rêveur qu’Agricol ne remarqua pas.

— Ce qui m’a touché, reprit-il, c’est que cette demoiselle, toute ravie qu’elle était de revoir sa petite bête, et loin de m’oublier pour elle, comme tant d’autres l’auraient fait à sa place, ne s’en est pas occupée devant moi ; cela annonce du cœur et de la délicatesse, n’est-ce pas, Mayeux ? Enfin, je crois cette demoiselle si bonne, si généreuse, que dans une circonstance importante je n’hésiterais pas à m’adresser à elle…

— Oui… tu as raison, répondit la Mayeux, de plus en plus distraite.

La pauvre fille souffrait amèrement… Elle n’éprouvait aucune haine, aucune jalousie contre cette jeune personne inconnue, qui par sa beauté, par son opulence, par la délicatesse de ses procédés, semblait appartenir à une sphère tellement haute et éblouissante, que la vue de la Mayeux ne pouvait pas seulement y atteindre… Mais, faisant involontairement un douloureux retour sur elle-même, jamais peut-être l’infortunée n’avait plus cruellement ressenti le poids de la laideur et de la misère…

Et pourtant, telle était l’humble et douce résignation de cette noble créature, que la seule chose qui l’eût un instant indisposée contre Adrienne de Cardoville avait été l’offre d’une bourse à Agricol ; mais la façon charmante dont la jeune fille avait réparé cette erreur touchait profondément la Mayeux…

Cependant son cœur se brisait. Cependant elle ne pouvait retenir ses larmes en contemplant cette magnifique fleur, si brillante, si parfumée, qui, donnée par une main charmante, devait être si précieuse à Agricol.

— Maintenant, ma mère, reprit en riant le jeune forgeron, qui ne s’était pas aperçu de la pénible émotion de la Mayeux, vous avez mangé votre pain blanc le premier en fait d’histoires… Je viens de vous dire une des causes de mon retard… Voici l’autre :… tout à l’heure… en entrant, j’ai rencontré le teinturier au bas de l’escalier ; il avait les bras d’un vert-lézard superbe ; il m’arrête et il me dit d’un air tout effaré qu’il avait cru voir un homme assez bien mis rôder autour de la maison comme s’il espionnait… « Eh bien ! qu’est-ce que ça vous fait, père Loriot ? lui ai-je dit. Est-ce que vous avez peur qu’on surprenne votre secret de faire ce beau vert dont vous êtes ganté jusqu’au coude ? »

— Qu’est-ce que ça peut être, en effet, que cet homme, Agricol ? dit Françoise.

— Ma foi, ma mère, je n’en sais rien, et je ne m’en occupe guère ; j’ai engagé le père Loriot, qui est bavard comme un geai, à retourner à sa cuve, vu que d’être espionné devait lui importer aussi peu qu’à moi.

En disant ces mots, Agricol alla déposer le petit sac de cuir qui contenait sa paye dans le tiroir du milieu de l’armoire.

Au moment où Françoise posait son poêlon sur un coin de la table, la Mayeux, sortant de sa rêverie, remplit une cuvette d’eau et vint l’apporter au jeune forgeron, en lui disant d’une voix douce et timide :

— Agricol, pour tes mains.

— Merci, ma petite Mayeux… Es-tu gentille !…

Puis, avec l’accent et le mouvement le plus naturel du monde, il ajouta :

— Tiens, voilà ma belle fleur pour ta peine…

— Tu me la donnes !… s’écria l’ouvrière d’une voix altérée, pendant qu’un vif incarnat colorait son pâle et intéressant visage. Tu me la donnes… cette superbe fleur… que cette demoiselle si belle, si riche, si bonne, si gracieuse, t’a donnée !…

Et la pauvre Mayeux répéta avec une stupeur croissante :

— Tu me la donnes !…

— Que diable veux-tu que j’en fasse ?… que je la mette sur mon cœur ?… que je la fasse monter en épingle ? dit Agricol en riant. J’ai été très-sensible, il est vrai, à la manière charmante dont cette demoiselle m’a remercié. Je suis ravi de lui avoir retrouvé sa petite chienne, et très-heureux de te donner cette fleur, puisqu’elle te fait plaisir… Tu vois que la journée a été bonne…

Et ce disant, pendant que la Mayeux recevait la fleur en tremblant de bonheur, d’émotion, de surprise, le jeune forgeron s’occupa de se laver les mains si noircies de limaille de fer et de fumée de charbon, qu’en un instant l’eau limpide devint noire.

Agricol, montrant du coin de l’œil cette métamorphose à la Mayeux, lui dit tout bas en riant :

— Voilà de l’encre économique pour nous autres barbouilleurs de papier… Hier, j’ai fini des vers dont je ne suis pas trop mécontent ; je te lirai ça.

En parlant ainsi, Agricol essuya naïvement ses mains au devant de sa blouse, pendant que la Mayeux reportait la cuvette sur la commode, et posait religieusement sa belle fleur sur un des côtés de la cuvette.

— Tu ne peux pas me demander une serviette ? dit Françoise à son fils en haussant les épaules. Essuyer tes mains à ta blouse !

— Elle est incendiée toute la journée par le feu de la forge… ça ne lui fait pas de mal d’être rafraîchie le soir. Hein ? suis-je désobéissant, ma bonne mère !… Gronde-moi donc… si tu l’oses… Voyons…

Pour toute réponse, Françoise prit entre ses mains la tête de son fils, cette tête si belle de franchise, de résolution et d’intelligence, le regarda un moment avec un orgueil maternel, et le baisa vivement au front à plusieurs reprises.

— Voyons, assieds-toi… tu restes debout toute la journée à ta forge… et il est tard…

— Bien… ton fauteuil… notre querelle de tous les soirs va recommencer ; ôte-le de là, je serai aussi bien sur une chaise…

— Pas du tout, c’est bien le moins que tu te délasses après un travail si rude.

— Ah ! quelle tyrannie, ma pauvre Mayeux !… dit gaiement Agricol en s’asseyant ; du reste… je fais le bon apôtre, mais je m’y trouve parfaitement bien, dans ton fauteuil ;… depuis que je me suis gobergé sur le trône des Tuileries, je n’ai jamais été mieux assis de ma vie.

Françoise Baudoin, debout d’un côté de la table, coupait un morceau de pain pour son fils ; de l’autre côté, la Mayeux prit la bouteille et lui versa à boire dans le gobelet d’argent : il y avait quelque chose de touchant dans l’empressement attentif de ces deux excellentes créatures pour celui qu’elles aimaient si tendrement.

— Tu ne veux pas souper avec moi ? dit Agricol à la Mayeux.

— Merci, Agricol, dit la couturière en baissant les yeux, j’ai dîné tout à l’heure.

— Oh ! ce que je t’en disais, c’était pour la forme, car tu as tes manies, et pour rien au monde tu ne mangerais avec nous… C’est comme ma mère, elle préfère dîner toute seule ;… de cette manière-là elle se prive sans que je le sache…

— Mais, mon Dieu, non, mon cher enfant… c’est que cela convient mieux à ma santé… de dîner de très-bonne heure… Eh bien ! trouves-tu cela bon ?

— Bon ?… mais dites donc excellent… c’est de la merluche aux navets… et je suis fou de la merluche ; j’étais né pour être pêcheur à Terre-Neuve.

Le digne garçon trouvait au contraire assez peu restaurant, après une rude journée de travail, ce fade ragoût qui avait même quelque peu brûlé pendant son récit, mais il savait rendre sa mère si contente en faisant maigre sans trop se plaindre, qu’il eut l’air de savourer ce poisson avec sensualité ; aussi la bonne femme ajouta d’un air satisfait :

— Oh !… on voit bien que tu t’en régales, mon cher enfant : vendredi et samedi prochain je t’en ferai encore.

— Bien, merci, ma mère… seulement, n’en faites pas deux jours de suite, je me blaserais… Ah çà ! maintenant, parlons de ce que nous ferons demain pour notre dimanche. Il faut nous amuser beaucoup ; depuis quelques jours, je te trouve triste, chère mère… et je n’entends pas cela… Je me figure alors que tu n’es pas contente de moi.

— Oh ! mon cher enfant… toi… le modèle… des…

— Bien ! bien ! Alors prouve-moi que tu es heureuse en prenant un peu de distraction ; peut-être aussi mademoiselle… nous fera-t-elle l’honneur de nous accompagner comme la dernière fois, dit Agricol en s’inclinant devant la Mayeux.

Celle-ci rougit, baissa les yeux ; sa figure prit une expression de douloureuse amertume, et elle ne répondit pas.

— Mon enfant, j’ai mes offices toute la journée ;… tu sais bien, dit Françoise à son fils.

— À la bonne heure ; eh bien ! le soir ?… Je ne te proposerai pas d’aller au spectacle ; mais on dit qu’il y a un faiseur de tours de gobelets très-amusant.

— Merci, mon enfant ; c’est toujours un spectacle…

— Ah ! ma bonne mère, ceci est de l’exagération.

— Mon pauvre enfant, est-ce que j’empêche jamais les autres de faire ce qui leur plaît ?…

— C’est juste… pardon, ma mère ; eh bien ! s’il fait beau, nous irons tout bonnement nous promener sur les boulevards avec cette pauvre Mayeux ; voilà près de trois mois qu’elle n’est pas sortie avec nous… car sans nous… elle ne sort pas…

— Non, sors seul, mon enfant… fais ton dimanche, c’est bien le moins.

— Voyons ma bonne Mayeux, aide-moi donc à décider ma mère.

— Tu sais, Agricol, dit la couturière en rougissant et en baissant les yeux, tu sais que je ne dois plus sortir avec toi… et ta mère…

— Et pourquoi, mademoiselle ?… Pourrait-on sans indiscrétion vous demander la cause de ce refus ? dit gaiement Agricol.

La jeune fille sourit tristement, et lui répondit :

— Parce que je ne veux plus jamais t’exposer à avoir une querelle à cause de moi, Agricol…

— Ah !… pardon… pardon, dit le forgeron d’un air sincèrement peiné.

Et il se frappa le front avec impatience.

Voici à quoi la Mayeux faisait allusion :

Quelquefois, bien rarement, car elle y mettait la plus excessive discrétion, la pauvre fille avait été se promener avec Agricol et sa mère ; pour la couturière ça avait été des fêtes sans pareilles ; elle avait veillé bien des nuits, jeûné bien des jours pour pouvoir s’acheter un bonnet passable et un petit châle, afin de ne pas faire honte à Agricol et à sa mère ; ces cinq ou six promenades faites au bras de celui qu’elle idolâtrait en secret, avaient été les seuls jours de bonheur qu’elle eût jamais connus.

Lors de leur dernière promenade, un homme brutal et grossier l’avait coudoyée si rudement que la pauvre fille n’avait pu retenir un léger cri de douleur… auquel cri cet homme avait répondu : « Tant pis pour toi, mauvaise bossue ! »

Agricol était, comme son père, doué de cette bonté patiente que la force et le courage donnent aux cœurs généreux ; mais il était d’une grande violence lorsqu’il s’agissait de châtier une lâche insulte. Irrité de la méchanceté, de la grossièreté de cet homme, Agricol avait quitté le bras de sa mère pour appliquer à ce brutal, qui était de son âge, de sa taille et de sa force, les deux meilleurs soufflets que jamais large et robuste main de forgeron ait appliqués sur une face humaine ; le brutal voulut riposter, Agricol redoubla la correction à la grande satisfaction de la foule ; et l’autre disparut au milieu des huées.

C’est cette aventure que la pauvre Mayeux venait de rappeler en disant qu’elle ne voulait plus sortir avec Agricol afin de lui épargner toute querelle à son sujet.

On conçoit le regret du forgeron d’avoir involontairement réveillé le souvenir de cette pénible circonstance… hélas ! plus pénible encore pour la Mayeux que ne pouvait le supposer Agricol, car elle l’aimait passionnément… et elle avait été cause de cette querelle par une infirmité ridicule.

Agricol, malgré sa force et sa résolution, avait une sensibilité d’enfant ; en songeant à ce que ce souvenir devait avoir de douloureux pour la jeune fille, une grosse larme lui vint aux yeux, et lui tendant fraternellement les bras, il lui dit :

— Pardonne-moi ma sottise, viens m’embrasser…

Et il appuya deux bons baisers sur les joues pâles et amaigries de la Mayeux.

À cette cordiale étreinte, les lèvres de la jeune fille blanchirent et son pauvre cœur battit si violemment qu’elle fut obligée de s’appuyer à l’angle de la table.

— Voyons, tu me pardonnes, n’est-ce pas ? lui dit Agricol.

— Oui, oui, dit-elle en cherchant à vaincre son émotion ; pardon, à mon tour, de ma faiblesse… mais le souvenir de cette querelle me fait mal… j’étais si effrayée pour toi… Si la foule avait pris le parti de cet homme…

— Hélas ! mon Dieu ! dit Françoise en venant en aide à la Mayeux sans le savoir, de ma vie je n’ai eu si grande peur !

— Oh ! quant à ça… ma chère mère…, reprit Agricol afin de changer le sujet de cette conversation désagréable pour lui et pour la couturière, toi, la femme d’un soldat… d’un ancien grenadier à cheval de la garde impériale… tu n’es guère crâne… Oh ! brave père !… non… tiens… vois-tu… je ne veux pas penser qu’il arrive… ça me met trop… sens dessus dessous…

— Il arrive…, dit Françoise en soupirant. Dieu le veuille !…

— Comment ! ma mère, Dieu le veuille ?… il faudra bien, pardieu, qu’il le veuille… tu as fait dire assez de messes pour ça…

— Agricol… mon enfant, dit Françoise en interrompant son fils et en secouant la tête avec tristesse, ne parle pas ainsi… et puis, il s’agit de ton père…

— Allons… bien… j’ai de la chance ce soir. À ton tour maintenant. Ah çà ! je deviens décidément bête ou fou… Pardon, ma mère… je n’ai que ce mot-là à la bouche, ce soir ; pardon… vous savez bien que quand je m’échappe à propos de certaines choses… c’est malgré moi, car je sais la peine que je vous cause.

— Ce n’est pas moi… que tu offenses… mon pauvre cher enfant.

— Ça revient au même, car je ne sais rien de pis que d’offenser sa mère… mais quant à ce que je te disais de la prochaine arrivée de mon père… il n’y a pas à en douter…

— Mais depuis quatre mois… nous n’avons pas reçu de lettre.

— Rappelle-toi, ma mère : dans cette lettre qu’il dictait, parce que, nous disait-il avec sa franchise de soldat, s’il lisait passablement, il n’en allait pas de même de l’écriture ; dans cette lettre il nous disait de ne pas nous inquiéter de lui, qu’il serait à Paris à la fin de janvier, et que trois ou quatre jours avant son arrivée, il nous ferait savoir par quelle barrière il arriverait, afin que j’aille l’y chercher.

— C’est vrai, mon enfant… et pourtant nous voici au mois de février, et rien encore…

— Raison de plus pour que nous ne l’attendions pas longtemps ; je vais même plus loin, je ne serais pas étonné que ce bon Gabriel arrivât à peu près à cette époque-ci… Sa dernière lettre d’Amérique me le faisait espérer. Quel bonheur… ma mère, si toute la famille était réunie !

— Que Dieu t’entende, mon enfant !… ce serait un beau jour pour moi…

— Et ce jour arrivera bientôt, croyez-moi ; avec mon père… pas de nouvelles… bonnes nouvelles…

— Te rappelles-tu bien ton père ? Agricol, dit la Mayeux.

— Ma foi, pour être juste, ce que je me rappelle surtout, c’est son grand bonnet à poil et ses moustaches qui me faisaient une peur du diable. Il n’y avait que le ruban rouge de la croix sur les revers blancs de son uniforme, et la brillante poignée de son sabre, qui me raccommodassent un peu avec lui, n’est-ce pas, ma mère ?… Mais qu’as-tu donc ?… tu pleures.

— Hélas ! pauvre Baudoin… il a dû tant souffrir… depuis qu’il est séparé de nous, à son âge, soixante ans passés… Ah ! mon cher enfant… mon cœur se fend quand je pense qu’il va ne faire peut-être que changer de misère.

— Que dites-vous ?…

— Hélas ! je ne gagne rien…

— Eh bien ! et moi donc ? Est-ce que ne voilà pas une chambre pour lui et pour toi, une table pour lui et pour toi ?… Seulement, ma bonne mère, puisque nous parlons ménage, ajouta le forgeron en donnant à sa voix une nouvelle expression de tendresse afin de ne pas choquer sa mère, laisse-moi te dire une chose : lorsque mon père sera revenu, ainsi que Gabriel, tu n’auras plus besoin de faire dire des messes ni de faire brûler des cierges pour eux, n’est-ce pas ? Eh bien ! grâce à cette économie-là… le brave père pourra avoir sa bouteille de vin tous les jours et du tabac pour fumer sa pipe… Puis, les dimanches, nous lui ferons faire un bon petit dîner chez le traiteur.

Quelques coups frappés à la porte interrompirent Agricol.

— Entrez, dit-il.

Mais au lieu d’entrer, la personne qui venait de frapper ne fit qu’entre-bâiller la porte, et l’on vit un bras et une main d’un vert splendide faire des signes d’intelligence au forgeron.

— Tiens, c’est le père Loriot… le modèle des teinturiers, dit Agricol ; entrez donc, ne faites pas de façons, père Loriot.

— Impossible, mon garçon, je ruisselle de teinture de la tête aux pieds… je mettrais au vert tout le carreau de madame Françoise.

— Tant mieux, ça aura l’air d’un pré, moi qui adore la campagne.

— Sans plaisanterie, Agricol, il faut que je vous parle tout de suite.

— Est-ce à propos de l’homme qui nous espionne ? rassurez-vous donc, qu’est-ce que ça nous fait ?

— Non, il me semble qu’il est parti, ou plutôt le brouillard est si épais, que je ne le vois plus ;… mais ce n’est pas ça… venez donc vite… c’est… c’est pour une affaire importante, ajouta le teinturier d’un air mystérieux, une affaire qui ne regarde que vous seul.

— Que moi seul ? dit Agricol en se levant assez surpris ; qu’est-ce que ça peut être ?

— Va donc voir, mon enfant, dit Françoise.

— Oui, ma mère, mais que le diable m’emporte si j’y comprends quelque chose.

Et le forgeron sortit, laissant sa mère seule avec la Mayeux.




XIV


Le retour.


Cinq minutes après être sorti, Agricol rentra ; ses traits étaient pâles, bouleversés, ses yeux remplis de larmes, ses mains tremblantes ; mais sa figure exprimait un bonheur, un attendrissement extraordinaires. Il resta un moment devant la porte, comme si l’émotion l’eût empêché de s’approcher de sa mère…

La vue de Françoise était si affaiblie, qu’elle ne s’aperçut pas d’abord du changement de physionomie de son fils.

— Eh bien ! mon enfant, qu’est-ce que c’est ? lui demanda-t-elle.

Avant que le forgeron eût répondu, la Mayeux, plus clairvoyante, s’écria :

— Mon Dieu… Agricol… qu’y a-t-il ? comme tu es pâle !…

— Ma mère ! dit alors l’artisan d’une voix altérée, en allant précipitamment auprès de Françoise, sans répondre à la Mayeux, ma mère, il faut vous attendre à quelque chose qui va bien vous étonner… promettez-moi d’être raisonnable.

— Que veux-tu dire ?… Comme tu trembles !… regarde-moi donc ! mais la Mayeux a raison… tu es bien pâle !…

— Ma bonne mère… (et Agricol, se mettant à genoux devant Françoise, prit ses deux mains dans les siennes) il faut… vous ne savez pas… mais…

Le forgeron ne put achever ; des pleurs de joie entrecoupaient sa voix.

— Tu pleures… mon cher enfant… Mais, mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ? Tu me fais peur !…

— Peur… oh ! non… au contraire ! dit Agricol, en essuyant ses yeux ; vous allez être bien heureuse… Mais, encore une fois, il faut être raisonnable… parce que la trop grande joie fait autant mal que le trop grand chagrin…

— Comment ?

— Je vous le disais bien… moi, qu’il arriverait…

— Ton père ! s’écria Françoise.

Elle se leva de son fauteuil.

Mais sa surprise, son émotion furent si vives, qu’elle mit une main sur son cœur pour en comprimer les battements… puis elle se sentit faiblir.

Son fils la soutint et l’aida à se rasseoir.

La Mayeux s’était jusqu’alors discrètement tenue à l’écart pendant cette scène, qui absorbait complètement Agricol et sa mère ; mais elle s’approcha timidement, pensant qu’elle pouvait être utile, car les traits de Françoise s’altéraient de plus en plus.

— Voyons, du courage, ma mère, reprit le forgeron ; maintenant le coup est porté… il ne vous reste plus qu’à jouir du bonheur de revoir mon père.

— Mon pauvre Baudoin… après dix-huit ans d’absence… je ne peux pas y croire, dit Françoise en fondant en larmes. Est-ce bien vrai, mon Dieu, est-ce bien vrai ?…

— Cela est si vrai… que si vous me promettiez de ne pas trop vous émouvoir… je vous dirais quand vous le verrez.

— Oh ! bientôt… n’est-ce pas ?

— Oui… bientôt.

— Mais quand arrivera-t-il ?

— Il peut arriver d’un moment à l’autre… demain… aujourd’hui peut-être…

— Aujourd’hui !

— Eh bien ! oui, ma mère… il faut enfin vous le dire… il arrive… il est arrivé…

— Il est… il est…

Et Françoise, balbutiant, ne put achever.

— Tout à l’heure il était en bas ; avant de monter, il avait prié le teinturier de venir m’avertir, afin que je te prépare à le voir… car ce brave père craignait qu’une surprise trop brusque ne te fît mal…

— Oh ! mon Dieu…

— Et maintenant, s’écria le forgeron avec une explosion de bonheur indicible, il est là… il attend… Ah ! ma mère… je n’y tiens plus depuis dix minutes, le cœur me bat à me briser la poitrine.

Et s’élançant vers la porte, il ouvrit.

Dagobert, tenant Rose et Blanche par la main, parut sur le seuil…

Au lieu de se jeter dans les bras de son mari… Françoise tomba à genoux… et pria.

Élevant son âme à Dieu, elle le remerciait avec une profonde gratitude d’avoir exaucé ses vœux, ses prières, et ainsi récompensé ses offrandes.

Pendant une seconde, les acteurs de cette scène restèrent silencieux, immobiles.

Agricol, par un sentiment de respect et de délicatesse, qui luttait à grand’peine contre l’impétueux élan de sa tendresse, n’osait pas se jeter au cou de Dagobert ; il attendait avec une impatience à peine contenue que sa mère eût terminé sa prière.

Le soldat éprouvait le même sentiment que le forgeron ; tous deux se comprirent : le premier regard que le père et le fils échangèrent exprima leur tendresse, leur vénération pour cette excellente femme, qui, dans la préoccupation de sa religieuse ferveur, oubliait un peu trop la créature pour le Créateur.

Rose et Blanche, interdites, émues, regardaient avec intérêt cette femme agenouillée, tandis que la Mayeux, versant silencieusement des larmes de joie à la pensée du bonheur d’Agricol, se retirait dans le coin le plus obscur de la chambre, se sentant étrangère et nécessairement oubliée au milieu de cette réunion de famille.

Françoise se releva et fit un pas vers son mari qui la reçut dans ses bras.

Il y eut un moment de silence solennel.

Dagobert et Françoise ne se dirent pas un mot ; on entendit quelques soupirs entrecoupés de sanglots, d’aspirations de joie… Et lorsque les deux vieillards redressèrent la tête, leur physionomie était calme, radieuse, sereine… car la satisfaction complète des sentiments simples et purs ne laisse jamais après soi une agitation fébrile et violente.

— Mes enfants…, dit le soldat d’une voix émue, en montrant aux orphelines Françoise qui, sa première émotion passée, les regardait avec étonnement, c’est ma bonne et digne femme… elle sera pour les filles du général Simon ce que j’ai été moi-même.

— Alors, madame, vous nous traiterez comme vos enfants, dit Rose en s’approchant de Françoise avec sa sœur…

— Les filles du général Simon… s’écria la femme de Dagobert de plus en plus surprise.

— Oui, ma bonne Françoise, ce sont elles… et je les amène de loin… non sans peine… je te conterai tout cela plus tard.

— Pauvres petites… on dirait deux anges tout pareils, dit Françoise en contemplant les orphelines avec autant d’intérêt que d’admiration.

— Maintenant… à nous deux…, dit Dagobert en se retournant vers son fils.

— Enfin !… s’écria celui-ci.

Il faut renoncer à peindre la folle joie de Dagobert et de son fils, la tendre fureur de leurs embrassements, que le soldat interrompait pour regarder Agricol bien en face, en appuyant ses mains sur les larges épaules du jeune forgeron pour mieux admirer son mâle et franc visage, sa taille svelte et robuste ; après quoi il l’étreignait de nouveau contre sa poitrine en disant :

— Est-il beau garçon !… est-il bien bâti ! a-t-il l’air bon !…

La Mayeux, toujours retirée dans un coin de la chambre, jouissait du bonheur d’Agricol ; mais elle craignait que sa présence, jusqu’alors inaperçue, ne fût indiscrète. Elle eût bien désiré s’en aller sans être remarquée ; mais elle ne le pouvait pas. Dagobert et son fils cachaient presque entièrement la porte ; elle resta donc, ne pouvant détacher ses yeux des deux charmants visages de Rose et de Blanche. Elle n’avait jamais rien vu de plus joli au monde, et la ressemblance extraordinaire des jeunes filles entre elles, augmentait encore sa surprise ; puis enfin leurs modestes vêtements de deuil semblaient annoncer qu’elles étaient pauvres, et involontairement la Mayeux se sentait encore plus de sympathie pour elles.

— Chères enfants ! elles ont froid, leurs petites mains sont toutes glacées, et malheureusement le poêle est éteint…, dit Françoise.

Et elle cherchait à réchauffer dans les siennes les mains des orphelines, pendant que Dagobert et son fils se livraient à un épanchement de tendresse si longtemps contenu…

Aussitôt que Françoise eut dit que le poêle était éteint, la Mayeux, empressée de se rendre utile pour faire excuser sa présence, peut-être inopportune, courut au petit cabinet où étaient renfermés le charbon et le bois, en prit quelques menus morceaux, revint s’agenouiller près du poêle en fonte, et à l’aide de quelque peu de braise cachée sous la cendre, parvint à rallumer le feu, qui bientôt tira et gronda, pour se servir des expressions consacrées ; puis, remplissant une cafetière d’eau, elle la plaça dans la cavité du poêle, pensant à la nécessité de quelque breuvage chaud pour les jeunes filles.

La Mayeux s’occupa de ces soins avec si peu de bruit, avec tant de célérité ; on pensait naturellement si peu à elle au milieu des vives émotions de cette soirée, que Françoise, tout occupée de Rose et de Blanche, ne s’aperçut du flamboiement du poêle qu’à la douce chaleur qu’il rendit, et bientôt après au frémissement de l’eau bouillante dans la cafetière.

Ce phénomène d’un feu qui se rallumait de lui-même n’étonna pas en ce moment la femme de Dagobert, complètement absorbée par la pensée de savoir comment elle logerait les deux jeunes filles, car, on le sait, le soldat n’avait pas cru devoir la prévenir de leur arrivée.

Tout à coup, trois ou quatre aboiements sonores retentirent derrière la porte.

— Tiens… c’est mon vieux Rabat-Joie, dit Dagobert en allant ouvrir à son chien, il demande à entrer pour connaître aussi la famille.

Rabat-Joie entra en bondissant ; au bout d’une seconde il fut, ainsi qu’on le dit vulgairement, comme chez lui. Après avoir frotté son long museau sur la main de Dagobert, il alla tour à tour faire fête à Rose et à Blanche, à Françoise, à Agricol ; puis, voyant qu’on faisait peu d’attention à lui, il avisa la Mayeux, qui se tenait timidement dans un coin obscur de la chambre ; mettant alors en action cet autre dicton populaire : les amis de nos amis sont nos amis, Rabat-Joie vint lécher les mains de la jeune ouvrière, oubliée de tous en ce moment.

Par un ressentiment singulier, cette caresse émut la Mayeux jusqu’aux larmes… elle passa plusieurs fois sa main longue, maigre et blanche sur la tête intelligente du chien ; puis, ne se voyant plus bonne à rien, car elle avait rendu tous les petits services qu’elle croyait pouvoir rendre, elle prit la belle fleur qu’Agricol lui avait donnée, ouvrit doucement la porte, et sortit si discrètement que personne ne s’aperçut de son départ.

Après ces épanchements d’une affection mutuelle, Dagobert, sa femme et son fils vinrent à penser aux réalités de la vie.

— Pauvre Françoise, dit le soldat en montrant Rose et Blanche d’un regard, tu ne t’attendais pas à une si jolie surprise ?

— Je suis seulement fâchée, mon ami, répondit Françoise, que les demoiselles du général Simon n’aient pas un meilleur logis que cette pauvre chambre… car avec la mansarde d’Agricol…

— Ça compose notre hôtel, et il y en a de plus beaux ; mais rassure-toi, les pauvres enfants sont habituées à ne pas être difficiles ;… demain matin je partirai avec mon garçon, bras dessus bras dessous, et je te réponds qu’il ne sera pas celui qui marchera le plus droit et le plus fier de nous deux. Nous irons trouver le père du général Simon à la fabrique de M. Hardy pour causer affaires…

— Demain, mon père, dit Agricol à Dagobert, vous ne trouverez à la fabrique ni M. Hardy ni le père de M. le maréchal Simon…

— Qu’est-ce que tu dis là… mon garçon ? dit vivement Dagobert, le maréchal ?

— Sans doute ; depuis 1830, des amis du général Simon ont fait reconnaître le titre et le grade que l’empereur lui avait conférés après la bataille de Ligny.

— Vraiment ! s’écria Dagobert avec émotion, ça ne devrait pas m’étonner… parce qu’après tout c’est justice… et quand l’empereur a dit une chose, c’est bien le moins qu’on dise comme lui ;… mais c’est égal… ça me va là… droit au cœur, ça me remue.

Puis s’adressant aux jeunes filles :

— Entendez-vous, mes enfants ?… vous arrivez à Paris filles d’un duc et d’un maréchal… il est vrai qu’on ne le dirait guère à vous voir dans cette modeste chambre, mes pauvres petites duchesses… mais, patience, tout s’arrangera, le père Simon a dû être bien joyeux d’apprendre que son fils était rentré dans son grade… hein, mon garçon ?

— Il nous a dit qu’il donnerait tous les grades et tous les titres possibles pour revoir son fils… car c’est pendant l’absence du général que ses amis ont sollicité et obtenu pour lui cette justice ;… du reste, on attend incessamment le maréchal, car ses dernières lettres de l’Inde annonçaient son arrivée.

À ces mots, Rose et Blanche se regardèrent ; leurs yeux s’étaient remplis de douces larmes.

— Dieu merci ! moi et ces enfants nous comptons sur ce retour ;… mais pourquoi ne trouverons-nous demain à la fabrique ni M. Hardy ni le père Simon ?

— Ils sont partis depuis dix jours pour aller examiner et étudier une usine anglaise établie dans le Midi ; mais ils seront de retour d’un jour à l’autre.

— Diable… cela me contrarie assez… Je comptais sur le père du général pour causer d’affaires importantes ; du reste, on doit savoir où lui écrire. Tu lui feras donc, dès demain, savoir, mon garçon, que ses petites-filles sont arrivées ici. En attendant, mes enfants, ajouta le soldat en se retournant vers Rose et Blanche, la bonne femme vous donnera son lit, et, à la guerre comme à la guerre, pauvres petites, vous ne serez pas du moins plus mal ici qu’en route.

— Tu sais que nous nous trouverons toujours bien auprès de toi et de madame, dit Rose.

— Et puis, nous ne pensons qu’au bonheur d’être enfin à Paris… puisque c’est ici que nous retrouverons bientôt notre père…, ajouta Blanche.

— Et avec cet espoir-là, on patiente, je le sais bien, dit Dagobert ; mais c’est égal, d’après ce que vous attendiez de Paris… vous devez être fièrement étonnées… mes enfants. Dame ! jusqu’à présent, vous ne trouverez pas tout à fait la ville d’or que vous aviez rêvée, tant s’en faut ; mais patience… patience… vous verrez que ce Paris n’est pas si vilain qu’il en a l’air…

— Et puis, dit gaiement Agricol, je suis sûr que, pour ces demoiselles, ce sera l’arrivée du maréchal Simon qui changera Paris en une véritable ville d’or.

— Vous avez raison, M. Agricol, dit Rose en souriant ; vous nous avez devinées.

— Comment ! mademoiselle… vous savez mon nom ?

— Certainement, M. Agricol, nous parlions souvent de vous avec Dagobert, et dernièrement encore avec Gabriel, ajouta Blanche.

— Gabriel !… s’écrièrent en même temps Agricol et sa mère avec surprise.

— Eh ! mon Dieu ! oui, reprit Dagobert en faisant un signe d’intelligence aux orphelines, nous en aurons à vous raconter pour quinze jours ; et entre autres, comment nous avons rencontré Gabriel… Tout ce que je peux vous dire… c’est que dans son genre… il vaut mon garçon… (je ne peux pas me lasser de dire mon garçon) et qu’ils sont bien dignes de s’aimer comme des frères… Brave… brave femme ! ajouta Dagobert avec émotion, c’est beau, va… ce que tu as fait là, toi déjà si pauvre, recueillir ce malheureux enfant, l’élever avec le tien…

— Mon ami, ne parle donc pas ainsi, c’est si simple.

— Tu as raison, mais je te revaudrai ça plus tard ; c’est sur ton compte… En attendant, tu le verras certainement demain dans la matinée…

— Bon frère !… aussi arrivé !… s’écria le forgeron. Et que l’on dise après cela qu’il n’y a pas de jours marqués pour le bonheur !… Et comment l’avez-vous rencontré, mon père ?

— Comment, vous ?… toujours vous ?… Ah çà… dis donc, mon garçon, est-ce que parce que tu fais des chansons tu te crois trop gros seigneur pour me tutoyer ?

— Mon père…

— C’est qu’il va falloir que tu m’en dises fièrement des tu et des toi pour que je rattrape tous ceux que tu m’aurais dits pendant dix-huit ans ?… Quant à Gabriel, je te conterai tout à l’heure où et comment nous l’avons rencontré, car si tu crois dormir, tu te trompes ; tu me donneras la moitié de ta chambre… et nous causerons… Rabat-Joie restera en dehors de la porte de cette chambre ; c’est une vieille habitude à lui d’être près de ces enfants.

— Mon Dieu, mon ami, je ne pense à rien ; mais dans un tel moment… Enfin, si ces demoiselles et toi vous vouliez souper… Agricol irait chercher quelque chose tout de suite chez le traiteur.

— Le cœur vous en dit-il, mes enfants ?

— Non, merci, Dagobert, nous n’avons pas faim, nous sommes trop contentes…

— Vous prendrez bien toujours de l’eau sucrée bien chaude avec un peu de vin, pour vous réchauffer, mes chères demoiselles, dit Françoise ; malheureusement, je n’ai pas autre chose.

— C’est ça, tu as raison, Françoise, ces chères enfants sont fatiguées : tu vas les coucher… Pendant ce temps-là je monterai chez mon garçon avec lui, et demain matin, avant que Rose et Blanche soient réveillées, je descendrai causer avec toi pour laisser un peu de répit à Agricol.

À ce moment on frappa assez fort à la porte.

— C’est la bonne Mayeux qui vient demander si on a besoin d’elle, dit Agricol.

— Mais il semble qu’elle était ici quand mon mari est entré, répondit Françoise.

— Tu as raison, ma mère ; pauvre fille, elle se sera en allée sans qu’on la voie, de crainte de gêner ; elle est si discrète… Mais ce n’est pas elle qui frappe si fort.

— Vois donc ce que c’est alors, Agricol, dit Françoise.

Avant que le forgeron eût eu le temps d’arriver auprès de la porte, elle s’ouvrit, et un homme convenablement vêtu, d’une figure respectable, avança quelques pas dans la chambre en y jetant un coup d’œil rapide qui s’arrêta un instant sur Rose et sur Blanche.

— Permettez-moi de vous faire observer, monsieur, lui dit Agricol en allant à sa rencontre, qu’après avoir frappé… vous eussiez pu attendre qu’on vous dît d’entrer… Enfin… que désirez-vous ?

— Je vous demande pardon, monsieur, dit fort poliment cet homme qui parlait très-lentement, peut-être pour se ménager le droit de rester plus longtemps dans la chambre ; je vous fais un million d’excuses… je suis désolé de mon indiscrétion… je suis confus de…

— Soit, monsieur, dit Agricol impatienté, que voulez-vous ?

— Monsieur… n’est-ce pas ici que demeure mademoiselle Soliveau, une ouvrière bossue ?

— Non, monsieur, c’est au-dessus, dit Agricol.

— Oh ! mon Dieu ! monsieur, s’écria l’homme poli et recommençant ses profondes salutations, je suis confus de ma maladresse… je croyais entrer chez cette jeune ouvrière à qui je venais proposer de l’ouvrage de la part d’une personne très-respectable.

— Il est bien tard, monsieur, dit Agricol surpris ; au reste, cette jeune ouvrière est connue de notre famille ; revenez demain, vous ne pouvez la voir ce soir : elle est couchée.

— Alors, monsieur, je vous réitère mes excuses…

— Très-bien, monsieur, dit Agricol en faisant un pas vers la porte.

— Je prie madame et ces demoiselles ainsi que monsieur… d’être persuadés…

— Si vous continuez ainsi longtemps, monsieur, dit Agricol, il faudra que vous excusiez aussi la longueur de vos excuses… et il n’y aura pas de raison pour que cela finisse.

À ces mots d’Agricol, qui firent sourire Rose et Blanche, Dagobert frotta sa moustache avec orgueil :

— Mon garçon a-t-il de l’esprit ! dit-il tout bas à sa femme ; ça ne t’étonne pas, toi, tu es faite à ça.

Pendant ce temps-là l’homme cérémonieux sortit après avoir jeté un long et dernier regard sur les deux sœurs, sur Agricol et sur Dagobert.

Quelques instants après, pendant que Françoise, après avoir mis pour elle un matelas par terre et garni son lit de draps bien blancs pour les orphelines, présidait à leur coucher avec une sollicitude maternelle, Dagobert et Agricol montaient dans leur mansarde.

Au moment où le forgeron, qui, une lumière à la main, précédait son père, passa devant la porte de la petite chambre de la Mayeux, celle-ci, à demi cachée dans l’ombre, lui dit rapidement et à voix basse :

— Agricol, un grand danger te menace… il faut que je te parle…

Ces mots avaient été prononcés si vite, si bas, que Dagobert ne les entendit pas ; mais comme Agricol s’était brusquement arrêté en tressaillant, le soldat lui dit :

— Eh bien ! mon garçon… qu’est-ce qu’il y a ?

— Rien, mon père…, dit le forgeron en se retournant. Je craignais de ne pas t’éclairer assez.

— Sois tranquille… j’ai ce soir des yeux et des jambes de quinze ans.

Et le soldat, ne s’apercevant pas de l’étonnement de son fils, entra avec lui dans la petite mansarde où tous deux devaient passer la nuit.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques minutes après avoir quitté la maison, l’homme aux formes si polies qui était venu demander la Mayeux chez la femme de Dagobert se rendit à l’extrémité de la rue Brise-Miche.

Il s’approcha d’un fiacre qui stationnait sur la petite place du cloître Saint-Merry.

Au fond de ce fiacre était M. Rodin, enveloppé d’un manteau.

— Eh bien ? dit-il d’un ton interrogatif.

— Les deux jeunes filles et l’homme à moustaches grises sont entrés chez Françoise Baudoin, répondit l’autre ; avant de frapper à la porte, j’ai pu écouter et entendre pendant quelques minutes… les jeunes filles partageront, cette nuit, la chambre de Françoise Baudoin… Le vieillard à moustaches grises partagera la chambre de l’ouvrier forgeron.

— Très-bien ! dit Rodin.

— Je n’ai pas osé insister, reprit l’homme poli, pour voir ce soir la couturière bossue au sujet de la reine Bacchanal ; je reviendrai demain pour savoir l’effet de la lettre qu’elle a dû recevoir dans la soirée par la poste, au sujet du jeune forgeron.

— N’y manquez pas. Maintenant vous allez vous rendre, de ma part, chez le confesseur de Françoise Baudoin, quoiqu’il soit fort tard ; vous lui direz que je l’attends rue du Milieu-des-Ursins ; qu’il s’y rende à l’instant même… sans perdre une minute… vous l’accompagnerez ; si je n’étais pas rentré, il m’attendrait… car il s’agit, lui direz-vous, de choses de la dernière importance…

— Tout ceci sera fidèlement exécuté, répondit l’homme poli en saluant profondément Rodin, dont le fiacre s’éloigna rapidement.




XV


Agricol et la Mayeux.


Une heure après ces différentes scènes, le plus profond silence régnait dans la maison de la rue Brise-Miche.

Une lueur vacillante passant à travers les deux carreaux d’une porte vitrée annonçait que la Mayeux veillait encore, car ce sombre réduit, sans air, sans lumière, ne recevait de jour que par cette porte, ouvrant sur un passage étroit et obscur pratiqué dans les combles.

Un méchant lit, une table, une vieille malle et une chaise, remplissaient tellement cette demeure glacée, que deux personnes ne pouvaient s’y asseoir, à moins que l’une ne prît place sur le lit.

La magnifique fleur qu’Agricol avait donnée à la Mayeux, précieusement déposée dans un verre d’eau placé sur la table chargée de linge, répandait son suave parfum, épanouissait son calice de pourpre, au milieu de ce misérable cabinet aux murailles de plâtre gris et humide qu’une maigre chandelle éclairait faiblement.

La Mayeux, assise tout habillée sur son lit, la figure bouleversée, les yeux remplis de larmes, s’appuyant d’une main au chevet de sa couche, penchait sa tête du côté de la porte, prêtant l’oreille avec angoisse, espérant à chaque minute entendre les pas d’Agricol.

Le cœur de la jeune fille battait violemment ; sa figure, toujours si pâle, était légèrement colorée, tant son émotion était profonde ;… quelquefois elle jetait les yeux avec une sorte de frayeur sur une lettre qu’elle tenait à la main ; cette lettre, arrivée dans la soirée par la poste, avait été déposée par le portier-teinturier sur la table de la Mayeux, pendant que celle-ci assistait à l’entrevue de Dagobert et de sa famille.

Au bout de quelques instants la jeune fille entendit ouvrir doucement une porte, très-voisine de la sienne.

— Enfin… le voilà ! s’écria-t-elle.

En effet, Agricol entra.

— J’attendais que mon père fût endormi, dit à voix basse le forgeron dont la physionomie révélait plus de curiosité que d’inquiétude ; qu’est-ce qu’il y a donc, ma bonne Mayeux ? comme ta figure est altérée !… tu pleures, que se passe-t-il ? de quel danger veux-tu me parler ?

— Tiens… lis…, lui dit la Mayeux d’une voix tremblante en lui présentant précipitamment une lettre ouverte.

Agricol s’approcha de la lumière et lut ce qui suit :


Une personne qui ne peut se faire connaître, mais qui sait l’intérêt fraternel que vous portez à Agricol Baudoin, vous prévient que ce jeune et honnête ouvrier sera probablement arrêté dans la journée de demain…

— Moi !… s’écria Agricol en regardant la jeune fille d’un air stupéfait… Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Continue…, dit vivement la couturière en joignant les mains.

Agricol reprit, n’en pouvant croire ses yeux :


Son chant des travailleurs affranchis a été incriminé ; on en a trouvé plusieurs exemplaires parmi les papiers d’une société secrète, dont les chefs viennent d’être emprisonnés, à la suite du complot de la rue des Prouvaires…


— Hélas ! dit l’ouvrière en fondant en larmes, maintenant je comprends tout. Cet homme qui ce soir espionnait en bas, à ce que disait le teinturier… était sans doute un espion qui guettait ton arrivée.

— Allons donc ! cette accusation est absurde, s’écria Agricol, ne te tourmente pas, ma bonne Mayeux. Je ne m’occupe pas de politique… Mes vers ne respirent que l’amour de l’humanité. Est-ce ma faute s’ils ont été trouvés dans les papiers d’une société secrète ?…

Et il jeta la lettre sur la table avec dédain.

— Continue… de grâce, lui dit la Mayeux, continue.

— Si tu le veux… à la bonne heure.

Et Agricol continua :


Un mandat d’arrêt vient d’être lancé contre Agricol Baudoin ; sans doute, son innocence sera reconnue tôt ou tard… mais il fera bien de se mettre d’abord le plus tôt possible à l’abri des poursuites… pour échapper à une détention préventive de deux ou trois mois, qui serait un coup terrible pour sa mère, dont il est le seul soutien.

Un ami sincère qui est forcé de rester inconnu.


Après un moment de silence, le forgeron haussa les épaules ; sa figure se rasséréna, et il dit en riant à la couturière :

— Rassure-toi, ma bonne Mayeux, ces mauvais plaisants se sont trompés de mois… c’est tout bonnement un poisson d’avril anticipé…

— Agricol… pour l’amour du ciel !… dit la couturière d’une voix suppliante, ne traite pas ceci légèrement… Crois mes pressentiments… Écoute cet avis…

— Encore une fois… ma pauvre enfant, voilà plus de deux mois que mon chant des Travailleurs a été imprimé ; il n’est nullement politique, et d’ailleurs on n’aurait pas attendu jusqu’ici… pour le poursuivre…

— Mais songe donc que les circonstances ne sont plus les mêmes ;… il y a à peine deux jours que ce complot a été découvert ici près, rue des Prouvaires… Et si tes vers, peut-être inconnus jusqu’ici, ont été saisis chez des personnes arrêtées… pour cette conspiration,… il n’en faut pas davantage pour te compromettre…

— Me compromettre ! des vers… où je vante l’amour du travail et la charité, c’est pour le coup… que la justice serait une fière aveugle ; il faudrait alors lui donner un chien et un bâton pour se conduire.

— Agricol, dit la jeune fille désolée de voir le forgeron plaisanter dans un pareil moment, je t’en conjure… écoute-moi : sans doute tu prêches, dans tes vers, le saint amour du travail ; mais tu déplores douloureusement le sort injuste des pauvres travailleurs voués sans espérance à toutes les misères de la vie… tu prêches l’évangélique fraternité… mais ton bon et noble cœur s’indigne contre les égoïstes et les méchants… Enfin tu hâtes de toute l’ardeur de tes vœux l’affranchissement des artisans qui, moins heureux que toi, n’ont pas pour patron le généreux M. Hardy. Eh bien ! dis, Agricol, dans ces temps de troubles, en faut-il davantage pour te compromettre, si plusieurs exemplaires de tes chants ont été saisis chez des personnes arrêtées ?…

À ces paroles sensées, chaleureuses, de cette excellente créature qui puisait sa raison dans son cœur, Agricol fit un mouvement ; il commençait à envisager plus sérieusement l’avis qu’on lui donnait.

Le voyant ébranlé, la Mayeux continua :

— Et puis enfin, souviens-toi de Remi… ton camarade d’atelier.

— Remi ?

— Oui, une lettre de lui… lettre pourtant bien insignifiante, a été trouvée chez une personne arrêtée l’an passé pour conspiration ;… il est resté un mois en prison.

— C’est vrai, ma bonne Mayeux, mais on a bientôt reconnu l’injustice de cette accusation et il a été remis en liberté.

— Après avoir passé un mois en prison… et c’est ce qu’on te conseille avec raison d’éviter… Agricol, songes-y, mon Dieu !… un mois en prison… et ta mère…

Ces paroles de la Mayeux firent une profonde impression sur Agricol ; il prit la lettre, et la relut attentivement.

— Et cet homme qui a rôdé toute la soirée autour de la maison ? reprit la jeune fille. J’en reviens toujours là… Ceci n’est pas naturel… Hélas ! mon Dieu ! quel coup pour ton père, pour ta pauvre mère qui ne gagne plus rien !… N’es-tu pas maintenant leur seule ressource ?… Songes-y donc ; sans toi, sans ton travail, que deviendraient-ils ?

— En effet… ce serait terrible, dit Agricol en jetant la lettre sur la table ; ce que tu me dis de Remi est juste… Il était aussi innocent que moi ; une erreur de justice… erreur involontaire, sans doute, n’en est pas moins cruelle… Mais encore une fois… on n’arrête pas un homme sans l’entendre.

— On l’arrête d’abord… ensuite on l’entend, dit la Mayeux avec amertume ; puis, au bout d’un mois ou deux, on lui rend sa liberté… et… s’il a une femme, des enfants qui n’ont pour vivre que son travail quotidien… que font-ils pendant que leur seul soutien est en prison ?… ils ont faim, ils ont froid… et ils pleurent.

À ces simples et touchantes paroles de la Mayeux, Agricol tressaillit.

— Un mois sans travail !… reprit-il d’un air triste et pensif. Et ma mère… et mon père… et ces deux jeunes filles qui font partie de notre famille jusqu’à ce que le maréchal Simon ou son père soient arrivés à Paris !… Ah ! tu as raison, malgré moi, cette pensée m’effraye…

— Agricol, s’écria tout à coup la Mayeux, si tu t’adressais à M. Hardy, il est si bon, son caractère est si estimé… si honoré, qu’en offrant sa caution pour toi, on cesserait peut-être les poursuites ?

— Malheureusement M. Hardy n’est pas ici, il est en voyage avec le père du maréchal Simon.

Puis, après un nouveau silence, Agricol ajouta, cherchant à surmonter ses craintes :

— Mais non, je ne puis croire à cette lettre ;… après tout, j’aime mieux attendre les événements… J’aurai du moins la chance de prouver mon innocence dans un premier interrogatoire… car enfin, ma bonne Mayeux, que je sois en prison ou que je sois obligé de me cacher… mon travail manquera toujours à ma famille…

— Hélas !… c’est vrai…, dit la pauvre fille, que faire ?… mon Dieu !… que faire ?…

— Ah ! mon brave père…, se dit Agricol, si ce malheur arrivait demain… quel réveil pour lui… qui vient de s’endormir si joyeux !

Et le forgeron cacha son front dans ses mains.

Malheureusement, les frayeurs de la Mayeux n’étaient pas exagérées, car on se rappelle qu’à cette époque de l’année 1832, avant et après le complot de la rue des Prouvaires, un très-grand nombre d’arrestations préventives eurent lieu dans la classe ouvrière par suite d’une violente réaction contre les idées démocratiques.

Tout à coup la Mayeux rompit le silence qui durait depuis quelques secondes ; une vive rougeur colorait ses traits, empreints d’une indéfinissable expression de contrainte, de douleur et d’espoir.

— Agricol, tu es sauvé !… s’écria-t-elle.

— Que dis-tu ?

— Cette demoiselle si belle, si bonne, qui, en te donnant cette fleur (et la Mayeux la montra au forgeron) a su réparer avec tant de délicatesse une offre blessante… cette demoiselle doit avoir un cœur généreux… il faut t’adresser… à elle…

À ces mots, qu’elle semblait prononcer en faisant un violent effort sur elle-même, deux grosses larmes coulèrent sur les joues de la Mayeux.

Pour la première fois de sa vie elle éprouvait un ressentiment de douloureuse jalousie… une autre femme était assez heureuse pour pouvoir venir en aide à celui qu’elle idolâtrait, elle, pauvre créature, impuissante et misérable.

— Y penses-tu ? dit Agricol avec surprise ; que pourrait faire à cela cette demoiselle ?

— Ne t’a-t-elle pas dit : Rappelez-vous mon nom, et en toute circonstance adressez-vous à moi ?

— Sans doute…

— Cette demoiselle, dans sa haute position, doit avoir de brillantes connaissances qui pourraient te protéger, te défendre ;… dès demain matin va la trouver, avoue-lui franchement ce qui t’arrive… demande-lui son appui.

— Mais, encore une fois, ma bonne Mayeux, que veux-tu qu’elle fasse ?…

— Écoute… je me souviens que, dans le temps, mon père nous disait qu’il avait empêché un de ses amis d’aller en prison en déposant une caution pour lui… Il te sera facile de convaincre cette demoiselle de ton innocence ;… qu’elle te rende le service de te cautionner ; alors, il me semble que tu n’auras plus rien à craindre…

— Ah !… ma pauvre enfant… demander un tel service à quelqu’un… qu’on ne connaît pas… c’est dur…

— Crois-moi, Agricol, dit tristement la Mayeux, je ne te conseillerai jamais rien qui puisse t’abaisser aux yeux de qui que ce soit… et surtout… entends-tu… surtout aux yeux de cette personne… Il ne s’agit pas de lui demander de l’argent pour toi… mais de fournir une caution qui te donne les moyens de continuer ton travail, afin que ta famille ne soit pas sans ressources… Crois-moi, Agricol, une telle demande n’a rien que de noble et de digne de ta part… le cœur de cette demoiselle est généreux… elle te comprendra ; cette caution, pour elle, ne sera rien… pour toi ce sera tout. Ce sera la vie des tiens.

— Tu as raison, ma bonne Mayeux, dit Agricol avec accablement et tristesse ; peut-être vaut-il mieux risquer cette démarche… Si cette demoiselle consent à me rendre service, et qu’une caution puisse en effet me préserver de la prison… je serai préparé à tout événement… Mais non, non, ajouta le forgeron en se levant, jamais je n’oserai m’adresser à cette demoiselle. De quel droit le ferais-je ?… Qu’est-ce que le petit service que je lui ai rendu… auprès de celui que je lui demande ?

— Crois-tu donc, Agricol, qu’une âme généreuse mesure les services qu’elle peut rendre à ceux qu’elle a reçus ?… Aie confiance en moi pour ce qui est du cœur… je ne suis qu’une pauvre créature qui ne doit se comparer à personne ; je ne suis rien, je ne puis rien. Eh bien ! pourtant, je suis sûre… oui, Agricol… je suis sûre… que cette demoiselle, si au-dessus de moi… éprouvera ce que je ressens dans cette circonstance ;… oui, comme moi, elle comprendra ce que ta position a de cruel, et elle fera avec joie, avec bonheur, avec reconnaissance, ce que je ferais… si, hélas ! je pouvais autre chose que me dévouer sans utilité…

Malgré elle, la Mayeux prononça ces derniers mots avec une expression si navrante ; il y avait quelque chose de si poignant dans la comparaison que cette infortunée, obscure et dédaignée, misérable et infirme, faisait d’elle-même avec Adrienne de Cardoville, ce type resplendissant de jeunesse, de beauté, d’opulence, qu’Agricol fut ému jusqu’aux larmes ; tendant une de ses mains à la Mayeux, il lui dit d’une voix attendrie :

— Combien tu es bonne !… qu’il y a en toi de noblesse, de bon sens, de délicatesse !…

— Malheureusement je ne peux que cela… conseiller…

— Et tes conseils seront suivis… ma bonne Mayeux ; ils sont ceux de l’âme la plus élevée que je connaisse… Et puis, tu m’as rassuré sur cette démarche en me persuadant que le cœur de mademoiselle de Cardoville… valait le tien.

À ce rapprochement naïf et sincère, la Mayeux oublia presque tout ce qu’elle venait de souffrir, tant son émotion fut douce, consolante… Car si, pour certaines créatures fatalement vouées à la souffrance, il est des douleurs inconnues au monde, quelquefois il est pour elles d’humbles et timides joies, inconnues aussi… Le moindre mot de tendre affection qui les relève à leurs propres yeux est si bienfaisant, si ineffable pour ces pauvres êtres habituellement voués aux dédains, aux duretés et au doute désolant de soi-même !

— Ainsi c’est convenu, tu iras… demain matin chez cette demoiselle… n’est-ce pas ?… s’écria la Mayeux renaissant à l’espoir. Au point du jour, je descendrai veiller à la porte de la rue, afin de voir s’il n’y a rien de suspect, et de pouvoir t’avertir…

— Bonne et excellente fille !… dit Agricol de plus en plus ému.

— Il faudra tâcher de partir avant le réveil de ton père… Le quartier où demeure cette demoiselle est si désert… que ce sera presque te cacher… que d’y aller…

— Il me semble entendre la voix de mon père, dit tout à coup Agricol.

En effet, la chambre de la Mayeux était si voisine de la mansarde du forgeron, que celui-ci et la couturière, prêtant l’oreille, entendirent Dagobert qui disait dans l’obscurité :

— Agricol… est-ce que tu dors, mon garçon ?… moi, mon premier somme est fait… la langue me démange en diable…

— Va vite, Agricol, dit la Mayeux, ton absence pourrait l’inquiéter… En tout cas ne sors pas demain matin avant que je puisse te dire… si j’ai vu quelque chose d’inquiétant.

— Agricol… tu n’es donc pas là ? reprit Dagobert d’une voix plus haute.

— Me voici, mon père, dit le forgeron en sortant du cabinet de la Mayeux et en entrant dans la mansarde de son père, j’avais été fermer le volet d’un grenier que le vent agitait… de peur que le bruit ne te réveillât.

— Merci, mon garçon… mais ce n’est pardieu pas le bruit qui m’a réveillé, dit gaiement Dagobert, c’est une faim enragée de causer avec toi… Ah ! mon pauvre garçon, c’est un fier dévorant qu’un vieux bonhomme de père qui n’a pas vu son fils depuis dix-huit ans !…

— Veux-tu de la lumière, mon père ?

— Non, non, c’est du luxe… causons dans le noir… ça me fera un nouvel effet de te voir demain matin, au point du jour… ce sera comme si je te voyais une seconde fois… pour la première fois.

La porte de la chambre d’Agricol se referma, la Mayeux n’entendit plus rien…

La pauvre créature se jeta tout habillée sur son lit et ne ferma pas l’œil de la nuit, attendant avec angoisse que le jour parût, afin de veiller sur Agricol.

Pourtant, malgré ses vives inquiétudes pour le lendemain, elle se laissait quelquefois aller aux rêveries d’une mélancolie amère ; elle comparait l’entretien qu’elle venait d’avoir dans le silence de la nuit avec l’homme qu’elle adorait en secret, à ce qu’eût été cet entretien si elle avait eu en partage le charme et la beauté, si elle avait été aimée comme elle aimait… d’un amour chaste et dévoué… Mais songeant bientôt qu’elle ne devait jamais connaître les ravissantes douceurs d’une passion partagée, elle trouva sa consolation dans l’espoir d’avoir été utile à Agricol.

Au point du jour, la Mayeux se leva doucement et descendit l’escalier à petit bruit, afin de voir si au dehors rien ne menaçait Agricol.




XVI


Le réveil.


Le temps, humide et brumeux pendant une partie de la nuit, était, au matin, devenu clair et froid. À travers le petit châssis vitré qui éclairait la mansarde où Agricol avait couché avec son père, on apercevait un coin du ciel bleu.

Le cabinet du jeune forgeron était d’un aspect aussi pauvre que celui de la Mayeux ; pour tout ornement, au-dessus de la petite table de bois blanc où Agricol écrivait ses inspirations poétiques, on voyait, cloué au mur, le portrait de Béranger, du poëte immortel que le peuple chérit et révère… parce que ce rare et excellent génie a aimé, a éclairé le peuple et a chanté ses gloires et ses revers.

Quoique le jour commençât de poindre, Dagobert et Agricol étaient déjà levés. Ce dernier avait eu assez d’empire sur lui-même pour dissimuler ses vives inquiétudes, car la réflexion était encore venue augmenter ses craintes.

La récente échauffourée de la rue des Prouvaires avait motivé un grand nombre d’arrestations préventives, et la découverte de plusieurs exemplaires de son chant du Travailleur affranchi, faite chez l’un des chefs de ce complot avorté, devait en effet compromettre passagèrement le jeune forgeron ; mais, on l’a dit, son père ne soupçonnait pas ses angoisses.

Assis à côté de son fils, sur le bord de leur mince couchette, le soldat qui, dès l’aube du jour, s’était vêtu et rasé avec son exactitude militaire, tenait entre ses mains les deux mains d’Agricol ; sa figure rayonnait de joie ; il ne pouvait se lasser de le contempler.

— Tu vas te moquer de moi, mon garçon, lui disait-il, mais je donnais la nuit au diable pour te voir au grand jour… comme je te vois maintenant… À la bonne heure… je ne perds rien… Autre bêtise de ma part, ça me flatte de te voir porter moustaches. Quel beau grenadier à cheval tu aurais fait !… Tu n’as donc jamais eu envie d’être soldat ?

— Et ma mère ?…

— C’est juste ; et puis, après tout, je crois, vois-tu, que le temps du sabre est passé. Nous autres vieux, nous ne sommes plus bons qu’à mettre au coin de la cheminée, comme une vieille carabine rouillée ; nous avons fait notre temps.

— Oui, votre temps d’héroïsme et de gloire, dit Agricol avec exaltation.

Puis il ajouta, d’une voix profondément tendre et émue :

— Sais-tu que c’est beau et bon d’être ton fils !…

— Pour beau… je n’en sais rien ;… pour bon… ça doit l’être, car je t’aime fièrement… Et quand je pense que ça ne fait que commencer, dis donc, Agricol ! Je suis comme ces affamés qui sont restés des jours sans manger… Ce n’est que petit à petit qu’ils se remettent… qu’ils dégustent… Or, tu peux t’attendre à être dégusté… mon garçon… matin et soir… tous les jours… Tiens, je ne veux pas penser à cela : tous les jours… ça m’éblouit… ça se brouille ; je n’y suis plus…

Ces mots de Dagobert firent éprouver un ressentiment pénible à Agricol ; il crut y voir le pressentiment de la séparation dont il était menacé.

— Ah çà ! tu es donc heureux ! M. Hardy est toujours bon pour toi ?

— Lui ?… dit le forgeron, c’est ce qu’il y a au monde de meilleur, de plus équitable et de plus généreux ; si vous saviez quelles merveilles il a accomplies dans sa fabrique ! comparée aux autres, c’est un paradis au milieu de l’enfer.

— Vraiment ?

— Vous verrez… que de bien-être, que de joie, que d’affection sur tous les visages de ceux qu’il emploie ! comme on travaille avec plaisir… avec ardeur !

— Ah çà ! c’est donc un grand magicien que ton M. Hardy !

— Un grand magicien, mon père… il a su rendre le travail attrayant… voilà le plaisir… En outre d’un juste salaire, il nous accorde une part dans ses bénéfices, selon notre capacité, voilà pour l’ardeur qu’on met à travailler ; et ce n’est pas tout, il a fait construire de grands et beaux bâtiments où tous les ouvriers trouvent, à moins de frais qu’ailleurs, des logements gais et salubres, et où ils jouissent de tous les bienfaits de l’association… Mais vous verrez, vous dis-je… vous verrez !

— On a bien raison de dire que Paris est le pays des merveilles. Enfin, m’y voilà… pour ne plus te quitter, ni toi, ni la bonne femme.

— Non, mon père, nous ne nous quitterons plus…, dit Agricol en étouffant un soupir ; nous tâcherons, ma mère et moi, de vous faire oublier tout ce que vous avez souffert.

— Souffert ! qui diable a souffert ?… regarde-moi donc bien en face, est-ce que j’ai une mine de souffrance ? Mordieu ! depuis que j’ai mis le pied ici, je me sens jeune homme… Tu me verras marcher tantôt, je parie que je te lasse. Ah çà ! tu te feras beau, hein ! garçon ? Comme on va nous regarder !… Je parie qu’en voyant ta moustache noire et ma moustache grise on dira tout de suite : Voilà le père et le fils. Ah çà ! arrangeons notre journée :… tu vas écrire au père du maréchal Simon que ses petites-filles sont arrivées, et qu’il faut qu’il se hâte de revenir à Paris, car il s’agit d’affaires très-importantes pour elles… Pendant que tu écriras, je descendrai dire bonjour à ma femme et à ces chères petites ; nous mangerons un morceau ; ta mère ira à sa messe, car je vois qu’elle y mord toujours, la digne femme ; tant mieux, si ça l’amuse ; pendant ce temps-là nous ferons une course ensemble.

— Mon père, dit Agricol avec embarras, ce matin… je ne pourrai pas vous accompagner.

— Comment ! tu ne pourras pas ? mais c’est dimanche ?

— Oui, mon père, dit Agricol en hésitant, mais j’ai promis de revenir toute la matinée à l’atelier pour terminer un ouvrage pressé… Si j’y manquais… je causerais quelque dommage à M. Hardy. Tantôt je serai libre.

— C’est différent, dit le soldat avec un sourire de regret, je croyais étrenner Paris avec toi… ce matin ;… ce sera plus tard, car le travail… c’est sacré, puisque c’est lui qui soutient ta mère… C’est égal, c’est vexant, diablement vexant, et encore… non… je suis injuste… vois donc comme on s’habitue vite au bonheur… voilà que je grogne en vrai grognard pour une promenade reculée de quelques heures, moi qui, pendant dix-huit ans ai espéré te revoir sans trop y compter… Tiens, je ne suis qu’un vieux fou. Vive la joie et mon Agricol !…

Et, pour se consoler, le soldat embrassa gaiement et cordialement son fils.

Cette caresse fit mal au forgeron, car il craignait de voir d’un moment à l’autre se réaliser les craintes de la Mayeux.

— Maintenant que je suis remis, dit Dagobert en riant, parlons d’affaires : sais-tu où je trouverai l’adresse de tous les notaires de Paris ?

— Je ne sais pas ;… mais rien n’est plus facile.

— Voici pourquoi : j’ai envoyé de Russie par la poste, et par ordre de la mère des deux enfants que j’ai amenées ici, des papiers importants à un notaire de Paris. Comme je devais aller le voir dès mon arrivée… j’avais écrit son nom et son adresse sur un portefeuille ; mais on me l’a volé en route… et comme j’ai oublié ce diable de nom, il me semble que si je le revoyais sur cette liste, je me le rappellerais…

Deux coups frappés à la porte de la mansarde firent tressaillir Agricol.

Involontairement il pensa au mandat d’amener lancé contre lui.

Son père qui, au bruit, avait tourné la tête, ne s’aperçut pas de son émotion, et dit d’une voix forte :

— Entrez !

La porte s’ouvrit ; c’était Gabriel. Il portait une soutane noire et un chapeau rond.

Reconnaître son frère adoptif, se jeter dans ses bras, ces deux mouvements furent chez Agricol rapides comme la pensée.

— Mon frère !

— Agricol !

— Gabriel !

— Après une si longue absence !

— Enfin te voilà !…

Tels étaient les mots échangés entre le forgeron et le missionnaire étroitement embrassés.

Dagobert, ému, charmé de ces fraternelles étreintes, sentait ses yeux devenir humides. Il y avait en effet quelque chose de touchant dans l’affection de ces deux jeunes gens, de cœur si pareil et de caractère et d’aspect si différents, car la mâle figure d’Agricol faisait encore ressortir la délicatesse de l’angélique physionomie de Gabriel.

— J’étais prévenu par mon père de ton arrivée…, dit enfin le forgeron à son frère adoptif. Je m’attendais à te voir d’un moment à l’autre… et pourtant… mon bonheur est cent fois plus grand encore que je ne l’espérais.

— Et ma bonne mère…, dit Gabriel en serrant affectueusement les mains de Dagobert, vous l’avez trouvée en bonne santé ?

— Oui, mon brave enfant, sa santé deviendra cent fois meilleure encore, puisque nous voilà tous réunis ;… rien n’est sain comme la joie…

Puis s’adressant à Agricol qui, oubliant sa crainte d’être arrêté, regardait le missionnaire avec une expression d’ineffable affection :

— Et quand on pense qu’avec cette figure de jeune fille, Gabriel a un courage de lion… car je t’ai dit avec quelle intrépidité il avait sauvé les filles du maréchal Simon, et tenté de me sauver moi-même…

— Mais, Gabriel, qu’as-tu donc au front ? s’écria tout à coup le forgeron qui, depuis quelques instants, regardait attentivement le missionnaire.

Gabriel, ayant jeté son chapeau en entrant, se trouvait justement au-dessous du châssis vitré dont la vive lumière éclairait son visage pâle et doux ; la cicatrice circulaire qui s’étendait au-dessus de ses sourcils d’une tempe à l’autre, se voyait alors parfaitement.

Au milieu des émotions si diverses, des événements précipités qui avaient suivi le naufrage, Dagobert, pendant son court entretien avec Gabriel au château de Cardoville, n’avait pu remarquer la cicatrice qui ceignait le front du jeune missionnaire ; mais partageant, alors, la surprise d’Agricol, il lui dit :

— Mais en effet… quelle est cette cicatrice… que tu as là au front ?…

— Et aux mains… Vois donc… mon père, s’écria le forgeron en saisissant une des mains que le jeune prêtre avançait vers lui comme pour le rassurer.

— Gabriel… mon brave enfant, explique-nous cela… Qui t’a blessé ainsi ? ajouta Dagobert.

Et prenant à son tour la main du missionnaire, il examina la blessure pour ainsi dire en connaisseur, et ajouta :

— En Espagne, un de mes camarades a été détaché d’une croix de carrefour, où les moines l’avaient crucifié pour l’y laisser mourir de faim et de soif… Depuis il a porté aux mains des cicatrices pareilles à celles-ci.

— Mon père a raison… On le voit, tu as eu les mains percées… mon pauvre frère, dit Agricol douloureusement ému.

— Mon Dieu !… ne vous occupez pas de cela, dit Gabriel en rougissant avec un embarras modeste. J’étais allé en mission chez les sauvages des montagnes Rocheuses ; ils m’ont crucifié. Ils commençaient à me scalper, lorsque… la Providence m’a sauvé de leurs mains.

— Malheureux enfant, tu étais donc sans armes ? tu n’avais donc pas d’escorte suffisante ? dit Dagobert.

— Nous ne pouvons pas porter d’armes, dit Gabriel en souriant doucement, et nous n’avons jamais d’escorte.

— Et tes camarades, ceux qui étaient avec toi, comment ne t’ont-ils pas défendu ? s’écria impétueusement Agricol.

— J’étais seul… mon frère.

— Seul…

— Oui, seul, avec un guide.

— Comment ! tu es allé, seul, désarmé, au milieu de ce pays barbare ? répéta Dagobert ne pouvant croire à ce qu’il entendait.

— C’est sublime…, dit Agricol.

— La foi ne peut s’imposer par la force, reprit simplement Gabriel, la persuasion peut seule répandre l’évangélique charité parmi ces pauvres sauvages.

— Mais lorsque la persuasion échoue…, dit Agricol.

— Que veux-tu, mon frère ?… on meurt pour sa croyance… en plaignant ceux qui la repoussent… car elle est bienfaisante à l’humanité.

Il y eut un moment de profond silence après cette réponse faite avec une simplicité touchante.

Dagobert se connaissait trop en courage pour ne pas comprendre cet héroïsme à la fois calme et résigné ; ainsi que son fils, il contemplait Gabriel avec une admiration mêlée de respect.

Gabriel, sans affectation de fausse modestie, semblait complètement étranger aux sentiments qu’il faisait naître ; aussi, s’adressant au soldat :

— Qu’avez-vous donc ?

— Ce que j’ai ! s’écria le soldat, j’ai qu’après trente ans de guerre… je me croyais à peu près aussi brave que personne… et je trouve mon maître… et ce maître… c’est toi…

— Moi… que voulez-vous dire ?… qu’ai-je donc fait ?…

— Mordieu ! sais-tu que ces braves blessures-là (et le vétéran prit avec transport les mains de Gabriel) sont aussi glorieuses… sont plus glorieuses que les nôtres… à nous autres, batailleurs de profession…

— Oui… mon père dit vrai, s’écria Agricol.

Et il ajouta avec exaltation :

— Ah !… voilà les prêtres comme je les aime, comme je les vénère ; charité, courage, résignation !

— Je vous en prie… ne me vantez pas ainsi…, dit Gabriel avec embarras.

— Te vanter !… reprit Dagobert, ah çà ! voyons… quand j’allais au feu, moi, est-ce que j’y allais seul ? est-ce que mon capitaine ne me voyait pas ? est-ce que mes camarades n’étaient pas là ?… est-ce qu’à défaut de vrai courage, je n’aurais pas eu l’amour-propre… pour m’éperonner ? sans compter les cris de la bataille, l’odeur de la poudre, les fanfares des trompettes, le bruit du canon, l’ardeur de mon cheval qui me bondissait entre les jambes, le diable et son train, quoi ! sans compter enfin que je sentais l’empereur là, qui, pour ma peau hardiment trouée, me donnerait un bout de galon ou de ruban pour compresse… Grâce à tout cela, je passais pour crâne… bon ;… mais n’es-tu pas mille fois plus crâne que moi, toi, mon brave enfant, toi qui t’en vas tout seul… désarmé… affronter des ennemis cent fois plus féroces que ceux que nous n’abordions, nous autres, que par escadrons, et à grands coups de latte avec accompagnement d’obus et de mitraille ?

— Digne père !… s’écria le forgeron, comme c’est beau et noble à lui de te rendre cette justice !…

— Ah ! mon frère… sa bonté pour moi lui exagère ce qui est naturel…

— Naturel… pour des gaillards de ta trempe, oui, dit le soldat, et cette trempe-là est rare…

— Oh ! oui, bien rare, car ce courage-là est le plus admirable des courages, reprit Agricol. Comment ! tu sais aller à une mort presque certaine, et tu pars seul, un crucifix à la main, pour prêcher la charité, la fraternité chez les sauvages ; ils te prennent, ils te torturent, et toi, tu attends la mort sans te plaindre, sans haine, sans colère, sans vengeance… le pardon à la bouche… le sourire aux lèvres… et cela au fond des bois, seul, sans qu’on le sache, sans qu’on le voie, sans autre espoir, si tu en réchappes, que de cacher tes blessures sous ta modeste robe noire… Mordieu !… mon père a raison, viens donc encore soutenir que tu n’es pas aussi brave que lui ?

— Et encore, reprit Dagobert, le pauvre enfant fait tout cela pour le roi de Prusse, car, comme tu dis, mon garçon, son courage et ses blessures ne changeront jamais sa robe noire en robe d’évêque.

— Je ne suis pas si désintéressé que je le parais, dit Gabriel à Dagobert en souriant doucement ; si j’en suis digne, une grande récompense peut m’attendre là-haut.

— Quant à cela, mon garçon, je n’y entends rien… et je ne disputerai pas avec toi là-dessus… Ce que je soutiens… c’est que ma vieille croix serait au moins aussi bien placée sur ta soutane que sur mon uniforme.

— Mais ces récompenses ne sont jamais pour d’humbles prêtres comme Gabriel, dit le forgeron, et pourtant si tu savais, mon père, ce qu’il y a de vertu, de vaillance dans ce que le parti prêtre appelle le bas clergé… que de mérite caché, que de dévouements ignorés chez ces obscurs et dignes curés de campagne si inhumainement traités et tenus sous un joug impitoyable par leurs évêques ! Comme nous, ces pauvres prêtres sont des travailleurs dont tous les cœurs généreux doivent aussi demander l’affranchissement ! fils du peuple comme nous, utiles comme nous, que justice leur soit rendue comme à nous !… Est-ce vrai, Gabriel ?… Tu ne me démentiras pas, mon bon frère, car ton ambition, me disais-tu, eût été d’avoir une petite cure de campagne, parce que tu savais tout le bien qu’on y pouvait faire…

— Mon désir est toujours le même, dit tristement Gabriel, mais malheureusement…

Puis, comme s’il eût voulu échapper à une pensée chagrine et changer d’entretien, il reprit en s’adressant à Dagobert :

— Croyez-moi, soyez plus juste, ne rabaissez pas votre courage en exaltant trop le nôtre ;… votre courage est grand, bien grand, car après le combat la vue du carnage doit être terrible pour un cœur généreux… Nous, au moins, si l’on nous tue… nous ne tuons pas…

À ces mots du missionnaire, le soldat se redressa et le regarda avec surprise.

— Voilà qui est singulier ! dit-il.

— Quoi donc ? mon père.

— Ce que Gabriel me dit là, me rappelle ce que j’éprouvais à la guerre à mesure que je vieillissais…

Puis, après un moment de silence, Dagobert ajouta d’un ton grave et triste, qui ne lui était pas habituel :

— Oui, ce que dit Gabriel me rappelle… ce que j’éprouvais à la guerre… à mesure que je vieillissais… Voyez-vous, mes enfants, plus d’une fois, quand le soir d’une grande bataille j’étais en vedette… seul… la nuit… au clair de la lune, sur le terrain qui nous restait, mais qui était couvert de cinq à six mille cadavres, parmi lesquels j’avais de vieux camarades de guerre… alors ce triste tableau, ce grand silence dégrisait de l’envie de sabrer… (griserie comme une autre), et… je me disais : Voilà bien des hommes tués… Pourquoi ?… pourquoi ?… ce qui ne m’empêchait pas, bien entendu, lorsque le lendemain on sonnait la charge, de me mettre à sabrer comme un sourd… Mais c’est égal, quand, le bras fatigué, j’essuyais après une charge mon sabre tout sanglant sur la crinière de mon cheval… je me disais encore  : J’en ai tué… tué… tué… Pourquoi ?

Le missionnaire et le forgeron se regardèrent en entendant le soldat faire ce singulier retour vers le passé.

— Hélas ! lui dit Gabriel, tous les cœurs généreux ressentent ce que vous ressentiez à ces heures solennelles où l’ivresse de la gloire a disparu, et où l’homme reste seul avec les bons instincts que Dieu a mis dans son cœur.

— C’est ce qui te prouve, mon brave enfant, que tu vaux mieux que moi, car ces nobles instincts, comme tu dis, ne t’ont jamais abandonné ; mais comment diable es-tu sorti des griffes de ces enragés sauvages qui t’avaient déjà crucifié ?

À cette question de Dagobert, Gabriel tressaillit et rougit si visiblement que le soldat lui dit :

— Si tu ne dois ou si tu ne peux pas répondre à ma demande… suppose que je n’ai rien dit…

— Je n’ai rien à vous cacher ni à mon frère…, dit le missionnaire d’une voix altérée. Seulement, j’aurai de la peine à vous faire comprendre… ce que je ne comprends pas moi-même…

— Comment cela ? dit Agricol surpris.

— Sans doute, dit Gabriel en rougissant, j’aurai été dupe d’un mensonge de mes sens trompés :… dans ce moment suprême où j’attendais la mort avec résignation… mon esprit, affaibli malgré moi, aura été trompé par une apparence… et ce qui, à cette heure encore, me paraît inexplicable, m’aurait été dévoilé plus tard ;… nécessairement j’aurais su quelle était cette femme étrange…

Dagobert, en entendant le missionnaire, restait stupéfait, car, lui aussi, cherchait vainement à s’expliquer le secours inattendu qui l’avait fait sortir de la prison de Leipzig, ainsi que les orphelines.

— De quelle femme parles-tu ? demanda le forgeron au missionnaire.

— De celle qui m’a sauvé.

— C’est une femme qui t’a sauvé des mains des sauvages ? dit Dagobert.

— Oui, répondit Gabriel absorbé dans ses souvenirs, une femme jeune et belle…

— Et qui était cette femme ? dit Agricol.

— Je ne sais… quand je le lui ai demandé… elle m’a répondu : Je suis la sœur des affligés.

— Et d’où venait-elle ? où allait-elle ? dit Dagobert singulièrement intéressé.

Je vais où l’on souffre…, m’a-t-elle répondu, repartit le missionnaire, et elle a continué son chemin dans le nord de l’Amérique, vers ces pays désolés où la neige est éternelle… et les nuits sans fin…

— Comme en Sibérie…, dit Dagobert devenu pensif.

— Mais, reprit Agricol en s’adressant à Gabriel, qui semblait aussi de plus en plus absorbé, de quelle manière cette femme est-elle venue à ton secours ?

Le missionnaire allait répondre lorsqu’un coup discrètement frappé à la porte de la chambre, renouvela les craintes qu’Agricol oubliait depuis l’arrivée de son frère adoptif.

— Agricol, dit une voix douce derrière la porte, je voudrais te parler à l’instant même…

Le forgeron reconnut la voix de la Mayeux, et alla ouvrir.

La jeune fille, au lieu d’entrer, se recula d’un pas dans le sombre corridor, et dit d’une voix inquiète :

— Mon Dieu, Agricol, il y a une heure qu’il fait grand jour, et tu n’es pas encore parti… quelle imprudence !… J’ai veillé en bas… dans la rue… Jusqu’à présent, je n’ai rien vu d’alarmant ;… mais on peut venir pour t’arrêter d’un moment à l’autre… je t’en conjure… hâte-toi de partir, et d’aller chez mademoiselle de Cardoville… il n’y a pas une minute à perdre…

— Sans l’arrivée de Gabriel, je serais parti… Mais pouvais-je résister au bonheur de rester quelques instants avec lui ?

— Gabriel est ici ? dit la Mayeux avec une douce surprise, car, on l’a dit, elle avait été élevée avec lui et Agricol.

— Oui, répondit Agricol, depuis une demi-heure il est avec moi et mon père…

— Quel bonheur j’aurai aussi à le revoir ! dit la Mayeux. Il sera sans doute monté pendant que j’étais allée tout à l’heure chez ta mère lui demander si je pouvais lui être bonne à quelque chose, à cause de ces jeunes demoiselles ;… mais elles sont si fatiguées, qu’elles dorment encore. Madame Françoise m’a priée de te donner cette lettre pour ton père ;… elle vient de la recevoir…

— Merci, ma bonne Mayeux…

— Maintenant que tu as vu Gabriel… ne reste pas plus longtemps… Juge quel coup pour ton père… si devant lui on venait t’arrêter, mon Dieu !

— Tu as raison… il est urgent que je parte… auprès de lui et de Gabriel, malgré moi, j’avais oublié mes craintes…

— Pars vite… et peut-être dans deux heures, si mademoiselle de Cardoville te rend ce grand service… tu pourras revenir bien rassuré pour toi et pour les tiens…

— C’est vrai… quelques minutes encore… et je descends.

— Je retourne guetter à la porte ; si je voyais quelque chose… je remonterais vite t’avertir ; mais ne tarde pas.

— Sois tranquille…

La Mayeux descendit prestement l’escalier pour aller veiller à la porte de la rue, et Agricol rentra dans la mansarde.

— Mon père, dit-il à Dagobert, voici une lettre que ma mère vous prie de lire ; elle vient de la recevoir.

— Eh bien ! lis pour moi, mon garçon.

Agricol lut ce qui suit :


« Madame,

« J’apprends que votre mari est chargé, par M. le général Simon, d’une affaire de la plus grande importance. Veuillez, dès que votre mari arrivera à Paris, le prier de se rendre dans mon étude, à Chartres, sans le moindre délai. Je suis chargé de lui remettre, à lui-même, et non à d’autres, des pièces indispensables aux intérêts de M. le général Simon.

« Durand, notaire, à Chartres. »


Dagobert regarda son fils avec étonnement, et lui dit :

— Qui aura pu instruire ce monsieur de ma prochaine arrivée à Paris ?

— Peut-être ce notaire dont vous avez perdu l’adresse, et à qui vous avez envoyé des papiers, mon père, dit Agricol.

— Mais il ne s’appelait pas Durand, et je m’en souviens bien, il était notaire à Paris, non à Chartres… D’un autre côté, ajouta le soldat en réfléchissant, s’il a des papiers d’une grande importance, qu’il ne peut remettre qu’à moi…

— Vous ne pouvez, il me semble, vous dispenser de partir le plus tôt possible, dit Agricol, presque heureux de cette circonstance qui éloignait son père pendant environ deux jours, durant lesquels son sort, à lui Agricol, serait décidé d’une façon ou d’une autre.

— Ton conseil est bon, lui dit Dagobert.

— Cela contrarie vos projets ? demanda Gabriel.

— Un peu, mes enfants, car je comptais passer ma journée avec vous autres… enfin… le devoir avant tout. Je suis venu de Sibérie à Paris… ce n’est pas pour craindre d’aller de Paris à Chartres, lorsqu’il s’agit d’une affaire importante. En deux fois vingt-quatre heures, je serai de retour. Mais c’est égal, c’est singulier. Que le diable m’emporte si je m’attendais à vous quitter aujourd’hui pour aller à Chartres ! Heureusement je laisse Rose et Blanche à ma bonne femme, et leur ange Gabriel, comme elles l’appellent, viendra leur tenir compagnie.

— Cela me sera malheureusement impossible, dit le missionnaire avec tristesse. Cette visite de retour à ma bonne mère et à Agricol… est aussi une visite d’adieux.

— Comment, d’adieux ? dirent à la fois Dagobert et Agricol.

— Hélas ! oui.

— Tu repars déjà pour une autre mission ? dit Dagobert. C’est impossible.

— Je ne puis rien vous répondre à ce sujet, dit Gabriel en étouffant un soupir, mais d’ici quelque temps… je ne puis, je ne dois revenir dans cette maison…

— Tiens, mon brave enfant, reprit le soldat avec émotion, il y a dans ta conduite quelque chose qui sent la contrainte… l’oppression… Je me connais en hommes… celui que tu appelles ton supérieur, et que j’ai vu quelques instants après le naufrage, au château de Cardoville… a une mauvaise figure, et, mordieu ! je suis fâché de te voir enrôlé sous un pareil capitaine.

— Au château de Cardoville !… s’écria le forgeron frappé de cette ressemblance de nom, c’est au château de Cardoville que l’on vous a recueillis, après votre naufrage ?

— Oui, mon garçon, qu’est-ce qui t’étonne ?

— Rien, mon père… Et les maîtres de ce château y habitaient-ils ?

— Non, car le régisseur, à qui je l’ai demandé, pour les remercier de la bonne hospitalité que nous avions reçue, m’a dit que la personne à qui il appartenait habitait Paris…

— Quel singulier rapprochement ! se dit Agricol. Si cette demoiselle était la propriétaire du château qui porte son nom !

Puis, cette réflexion lui rappelant la promesse qu’il avait faite à la Mayeux, il dit à Dagobert :

— Mon père, excusez-moi… mais il est déjà tard… et je devais être aux ateliers à huit heures…

— C’est trop juste, mon garçon… Allons… c’est partie remise… À mon retour de Chartres… Embrasse-moi encore une fois, et sauve-toi…

Depuis que Dagobert avait parlé à Gabriel de contrainte, d’oppression, ce dernier était resté pensif… Au moment où Agricol s’approchait pour lui serrer la main et lui dire adieu, le missionnaire lui dit d’une voix grave, solennelle et d’un ton décidé qui étonna le forgeron et le soldat :

— Mon bon frère… un mot encore… J’étais aussi venu pour te dire que d’ici à quelques jours… j’aurai besoin de toi… de vous aussi, mon père… Laissez-moi vous donner ce nom, ajouta Gabriel d’une voix émue en se retournant vers Dagobert.

— Comme tu nous dis cela !… qu’y a-t-il donc ? s’écria le forgeron.

— Oui, reprit Gabriel, j’aurai besoin des conseils et de l’aide… de deux hommes d’honneur, de deux hommes de résolution ;… je puis compter sur vous deux, n’est-ce pas ? à toute heure… quelque jour que ce soit… sur un mot de moi… vous viendrez ?

Dagobert et son fils se regardèrent en silence, étonnés de l’accent de Gabriel… Agricol sentit son cœur se serrer… S’il était prisonnier pendant que son frère aurait besoin de lui, comment faire ?

— À toute heure du jour et de la nuit, mon brave enfant, tu peux compter sur nous, dit Dagobert aussi surpris qu’intéressé, tu as un père et un frère… sers-t’en…

— Merci… merci, dit Gabriel, vous me rendez bien heureux…

— Sais-tu une chose ? reprit le soldat ; si ce n’était ta robe, je croirais… qu’il s’agit d’un duel… d’un duel à mort… de la façon dont tu nous dis cela.

— D’un duel ?… dit le missionnaire en tressaillant, oui… il s’agira peut-être d’un duel étrange… terrible… pour lequel il me faut deux témoins tels que vous… un père… et un frère

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Quelques instants après, Agricol, de plus en plus inquiet, se rendait en hâte chez mademoiselle de Cardoville, où nous allons conduire le lecteur.




  1. Quelques-uns de ces détails statistiques, que nous avons soumis à une épreuve contradictoire, et qui se sont trouvés encore plus affligeants que nous ne les avons montrés, sont empruntés à un excellent travail de M. Janoma, ouvrier mécanicien, publié dans la Ruche Populaire, journal rédigé par des ouvriers avec autant de mesure que de sincérité, sous la direction de M. Duquesne, ouvrier imprimeur. M. Janoma ajoute, et il ne dit que trop vrai :

    « Nous avons vu des femmes et des enfants vivre des mois entiers de soupe sans beurre ni graisse ; c’était du pain que l’on faisait bouillir dans l’eau avec une poignée de sel. »

    M. Janoma fait ensuite remarquer avec raison que l’ouvrière ne peut pas acheter ses provisions en gros, le maître n’ayant pas toujours du travail à lui donner ; ainsi elle est souvent obligée d’acheter une livre de pain, un sou de sel, une chandelle, etc., etc. ; il y a donc encore perte pour elle, les fractions étant toujours au profit du détaillant.

    Nous ajouterons, nous, qu’en toutes circonstances le pauvre paye presque doublement plus cher que le riche, parce que le premier est obligé d’acheter en détail et sans crédit. Ainsi la valeur d’une voie de bois prise en détail par falourdes revient au pauvre à plus de 75 francs la voie.

  2. Fleur magnifique du crinum amabile, admirable plante bulbeuse de serre chaude.