Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie V/16

Méline, Cans et compagnie (1-2p. 252-276).
Cinquième partie : La rue Brise-Miche


XVI


Le réveil.


Le temps, humide et brumeux pendant une partie de la nuit, était, au matin, devenu clair et froid. À travers le petit châssis vitré qui éclairait la mansarde où Agricol avait couché avec son père, on apercevait un coin du ciel bleu.

Le cabinet du jeune forgeron était d’un aspect aussi pauvre que celui de la Mayeux ; pour tout ornement, au-dessus de la petite table de bois blanc où Agricol écrivait ses inspirations poétiques, on voyait, cloué au mur, le portrait de Béranger, du poëte immortel que le peuple chérit et révère… parce que ce rare et excellent génie a aimé, a éclairé le peuple et a chanté ses gloires et ses revers.

Quoique le jour commençât de poindre, Dagobert et Agricol étaient déjà levés. Ce dernier avait eu assez d’empire sur lui-même pour dissimuler ses vives inquiétudes, car la réflexion était encore venue augmenter ses craintes.

La récente échauffourée de la rue des Prouvaires avait motivé un grand nombre d’arrestations préventives, et la découverte de plusieurs exemplaires de son chant du Travailleur affranchi, faite chez l’un des chefs de ce complot avorté, devait en effet compromettre passagèrement le jeune forgeron ; mais, on l’a dit, son père ne soupçonnait pas ses angoisses.

Assis à côté de son fils, sur le bord de leur mince couchette, le soldat qui, dès l’aube du jour, s’était vêtu et rasé avec son exactitude militaire, tenait entre ses mains les deux mains d’Agricol ; sa figure rayonnait de joie ; il ne pouvait se lasser de le contempler.

— Tu vas te moquer de moi, mon garçon, lui disait-il, mais je donnais la nuit au diable pour te voir au grand jour… comme je te vois maintenant… À la bonne heure… je ne perds rien… Autre bêtise de ma part, ça me flatte de te voir porter moustaches. Quel beau grenadier à cheval tu aurais fait !… Tu n’as donc jamais eu envie d’être soldat ?

— Et ma mère ?…

— C’est juste ; et puis, après tout, je crois, vois-tu, que le temps du sabre est passé. Nous autres vieux, nous ne sommes plus bons qu’à mettre au coin de la cheminée, comme une vieille carabine rouillée ; nous avons fait notre temps.

— Oui, votre temps d’héroïsme et de gloire, dit Agricol avec exaltation.

Puis il ajouta, d’une voix profondément tendre et émue :

— Sais-tu que c’est beau et bon d’être ton fils !…

— Pour beau… je n’en sais rien ;… pour bon… ça doit l’être, car je t’aime fièrement… Et quand je pense que ça ne fait que commencer, dis donc, Agricol ! Je suis comme ces affamés qui sont restés des jours sans manger… Ce n’est que petit à petit qu’ils se remettent… qu’ils dégustent… Or, tu peux t’attendre à être dégusté… mon garçon… matin et soir… tous les jours… Tiens, je ne veux pas penser à cela : tous les jours… ça m’éblouit… ça se brouille ; je n’y suis plus…

Ces mots de Dagobert firent éprouver un ressentiment pénible à Agricol ; il crut y voir le pressentiment de la séparation dont il était menacé.

— Ah çà ! tu es donc heureux ! M. Hardy est toujours bon pour toi ?

— Lui ?… dit le forgeron, c’est ce qu’il y a au monde de meilleur, de plus équitable et de plus généreux ; si vous saviez quelles merveilles il a accomplies dans sa fabrique ! comparée aux autres, c’est un paradis au milieu de l’enfer.

— Vraiment ?

— Vous verrez… que de bien-être, que de joie, que d’affection sur tous les visages de ceux qu’il emploie ! comme on travaille avec plaisir… avec ardeur !

— Ah çà ! c’est donc un grand magicien que ton M. Hardy !

— Un grand magicien, mon père… il a su rendre le travail attrayant… voilà le plaisir… En outre d’un juste salaire, il nous accorde une part dans ses bénéfices, selon notre capacité, voilà pour l’ardeur qu’on met à travailler ; et ce n’est pas tout, il a fait construire de grands et beaux bâtiments où tous les ouvriers trouvent, à moins de frais qu’ailleurs, des logements gais et salubres, et où ils jouissent de tous les bienfaits de l’association… Mais vous verrez, vous dis-je… vous verrez !

— On a bien raison de dire que Paris est le pays des merveilles. Enfin, m’y voilà… pour ne plus te quitter, ni toi, ni la bonne femme.

— Non, mon père, nous ne nous quitterons plus…, dit Agricol en étouffant un soupir ; nous tâcherons, ma mère et moi, de vous faire oublier tout ce que vous avez souffert.

— Souffert ! qui diable a souffert ?… regarde-moi donc bien en face, est-ce que j’ai une mine de souffrance ? Mordieu ! depuis que j’ai mis le pied ici, je me sens jeune homme… Tu me verras marcher tantôt, je parie que je te lasse. Ah çà ! tu te feras beau, hein ! garçon ? Comme on va nous regarder !… Je parie qu’en voyant ta moustache noire et ma moustache grise on dira tout de suite : Voilà le père et le fils. Ah çà ! arrangeons notre journée :… tu vas écrire au père du maréchal Simon que ses petites-filles sont arrivées, et qu’il faut qu’il se hâte de revenir à Paris, car il s’agit d’affaires très-importantes pour elles… Pendant que tu écriras, je descendrai dire bonjour à ma femme et à ces chères petites ; nous mangerons un morceau ; ta mère ira à sa messe, car je vois qu’elle y mord toujours, la digne femme ; tant mieux, si ça l’amuse ; pendant ce temps-là nous ferons une course ensemble.

— Mon père, dit Agricol avec embarras, ce matin… je ne pourrai pas vous accompagner.

— Comment ! tu ne pourras pas ? mais c’est dimanche ?

— Oui, mon père, dit Agricol en hésitant, mais j’ai promis de revenir toute la matinée à l’atelier pour terminer un ouvrage pressé… Si j’y manquais… je causerais quelque dommage à M. Hardy. Tantôt je serai libre.

— C’est différent, dit le soldat avec un sourire de regret, je croyais étrenner Paris avec toi… ce matin ;… ce sera plus tard, car le travail… c’est sacré, puisque c’est lui qui soutient ta mère… C’est égal, c’est vexant, diablement vexant, et encore… non… je suis injuste… vois donc comme on s’habitue vite au bonheur… voilà que je grogne en vrai grognard pour une promenade reculée de quelques heures, moi qui, pendant dix-huit ans ai espéré te revoir sans trop y compter… Tiens, je ne suis qu’un vieux fou. Vive la joie et mon Agricol !…

Et, pour se consoler, le soldat embrassa gaiement et cordialement son fils.

Cette caresse fit mal au forgeron, car il craignait de voir d’un moment à l’autre se réaliser les craintes de la Mayeux.

— Maintenant que je suis remis, dit Dagobert en riant, parlons d’affaires : sais-tu où je trouverai l’adresse de tous les notaires de Paris ?

— Je ne sais pas ;… mais rien n’est plus facile.

— Voici pourquoi : j’ai envoyé de Russie par la poste, et par ordre de la mère des deux enfants que j’ai amenées ici, des papiers importants à un notaire de Paris. Comme je devais aller le voir dès mon arrivée… j’avais écrit son nom et son adresse sur un portefeuille ; mais on me l’a volé en route… et comme j’ai oublié ce diable de nom, il me semble que si je le revoyais sur cette liste, je me le rappellerais…

Deux coups frappés à la porte de la mansarde firent tressaillir Agricol.

Involontairement il pensa au mandat d’amener lancé contre lui.

Son père qui, au bruit, avait tourné la tête, ne s’aperçut pas de son émotion, et dit d’une voix forte :

— Entrez !

La porte s’ouvrit ; c’était Gabriel. Il portait une soutane noire et un chapeau rond.

Reconnaître son frère adoptif, se jeter dans ses bras, ces deux mouvements furent chez Agricol rapides comme la pensée.

— Mon frère !

— Agricol !

— Gabriel !

— Après une si longue absence !

— Enfin te voilà !…

Tels étaient les mots échangés entre le forgeron et le missionnaire étroitement embrassés.

Dagobert, ému, charmé de ces fraternelles étreintes, sentait ses yeux devenir humides. Il y avait en effet quelque chose de touchant dans l’affection de ces deux jeunes gens, de cœur si pareil et de caractère et d’aspect si différents, car la mâle figure d’Agricol faisait encore ressortir la délicatesse de l’angélique physionomie de Gabriel.

— J’étais prévenu par mon père de ton arrivée…, dit enfin le forgeron à son frère adoptif. Je m’attendais à te voir d’un moment à l’autre… et pourtant… mon bonheur est cent fois plus grand encore que je ne l’espérais.

— Et ma bonne mère…, dit Gabriel en serrant affectueusement les mains de Dagobert, vous l’avez trouvée en bonne santé ?

— Oui, mon brave enfant, sa santé deviendra cent fois meilleure encore, puisque nous voilà tous réunis ;… rien n’est sain comme la joie…

Puis s’adressant à Agricol qui, oubliant sa crainte d’être arrêté, regardait le missionnaire avec une expression d’ineffable affection :

— Et quand on pense qu’avec cette figure de jeune fille, Gabriel a un courage de lion… car je t’ai dit avec quelle intrépidité il avait sauvé les filles du maréchal Simon, et tenté de me sauver moi-même…

— Mais, Gabriel, qu’as-tu donc au front ? s’écria tout à coup le forgeron qui, depuis quelques instants, regardait attentivement le missionnaire.

Gabriel, ayant jeté son chapeau en entrant, se trouvait justement au-dessous du châssis vitré dont la vive lumière éclairait son visage pâle et doux ; la cicatrice circulaire qui s’étendait au-dessus de ses sourcils d’une tempe à l’autre, se voyait alors parfaitement.

Au milieu des émotions si diverses, des événements précipités qui avaient suivi le naufrage, Dagobert, pendant son court entretien avec Gabriel au château de Cardoville, n’avait pu remarquer la cicatrice qui ceignait le front du jeune missionnaire ; mais partageant, alors, la surprise d’Agricol, il lui dit :

— Mais en effet… quelle est cette cicatrice… que tu as là au front ?…

— Et aux mains… Vois donc… mon père, s’écria le forgeron en saisissant une des mains que le jeune prêtre avançait vers lui comme pour le rassurer.

— Gabriel… mon brave enfant, explique-nous cela… Qui t’a blessé ainsi ? ajouta Dagobert.

Et prenant à son tour la main du missionnaire, il examina la blessure pour ainsi dire en connaisseur, et ajouta :

— En Espagne, un de mes camarades a été détaché d’une croix de carrefour, où les moines l’avaient crucifié pour l’y laisser mourir de faim et de soif… Depuis il a porté aux mains des cicatrices pareilles à celles-ci.

— Mon père a raison… On le voit, tu as eu les mains percées… mon pauvre frère, dit Agricol douloureusement ému.

— Mon Dieu !… ne vous occupez pas de cela, dit Gabriel en rougissant avec un embarras modeste. J’étais allé en mission chez les sauvages des montagnes Rocheuses ; ils m’ont crucifié. Ils commençaient à me scalper, lorsque… la Providence m’a sauvé de leurs mains.

— Malheureux enfant, tu étais donc sans armes ? tu n’avais donc pas d’escorte suffisante ? dit Dagobert.

— Nous ne pouvons pas porter d’armes, dit Gabriel en souriant doucement, et nous n’avons jamais d’escorte.

— Et tes camarades, ceux qui étaient avec toi, comment ne t’ont-ils pas défendu ? s’écria impétueusement Agricol.

— J’étais seul… mon frère.

— Seul…

— Oui, seul, avec un guide.

— Comment ! tu es allé, seul, désarmé, au milieu de ce pays barbare ? répéta Dagobert ne pouvant croire à ce qu’il entendait.

— C’est sublime…, dit Agricol.

— La foi ne peut s’imposer par la force, reprit simplement Gabriel, la persuasion peut seule répandre l’évangélique charité parmi ces pauvres sauvages.

— Mais lorsque la persuasion échoue…, dit Agricol.

— Que veux-tu, mon frère ?… on meurt pour sa croyance… en plaignant ceux qui la repoussent… car elle est bienfaisante à l’humanité.

Il y eut un moment de profond silence après cette réponse faite avec une simplicité touchante.

Dagobert se connaissait trop en courage pour ne pas comprendre cet héroïsme à la fois calme et résigné ; ainsi que son fils, il contemplait Gabriel avec une admiration mêlée de respect.

Gabriel, sans affectation de fausse modestie, semblait complètement étranger aux sentiments qu’il faisait naître ; aussi, s’adressant au soldat :

— Qu’avez-vous donc ?

— Ce que j’ai ! s’écria le soldat, j’ai qu’après trente ans de guerre… je me croyais à peu près aussi brave que personne… et je trouve mon maître… et ce maître… c’est toi…

— Moi… que voulez-vous dire ?… qu’ai-je donc fait ?…

— Mordieu ! sais-tu que ces braves blessures-là (et le vétéran prit avec transport les mains de Gabriel) sont aussi glorieuses… sont plus glorieuses que les nôtres… à nous autres, batailleurs de profession…

— Oui… mon père dit vrai, s’écria Agricol.

Et il ajouta avec exaltation :

— Ah !… voilà les prêtres comme je les aime, comme je les vénère ; charité, courage, résignation !

— Je vous en prie… ne me vantez pas ainsi…, dit Gabriel avec embarras.

— Te vanter !… reprit Dagobert, ah çà ! voyons… quand j’allais au feu, moi, est-ce que j’y allais seul ? est-ce que mon capitaine ne me voyait pas ? est-ce que mes camarades n’étaient pas là ?… est-ce qu’à défaut de vrai courage, je n’aurais pas eu l’amour-propre… pour m’éperonner ? sans compter les cris de la bataille, l’odeur de la poudre, les fanfares des trompettes, le bruit du canon, l’ardeur de mon cheval qui me bondissait entre les jambes, le diable et son train, quoi ! sans compter enfin que je sentais l’empereur là, qui, pour ma peau hardiment trouée, me donnerait un bout de galon ou de ruban pour compresse… Grâce à tout cela, je passais pour crâne… bon ;… mais n’es-tu pas mille fois plus crâne que moi, toi, mon brave enfant, toi qui t’en vas tout seul… désarmé… affronter des ennemis cent fois plus féroces que ceux que nous n’abordions, nous autres, que par escadrons, et à grands coups de latte avec accompagnement d’obus et de mitraille ?

— Digne père !… s’écria le forgeron, comme c’est beau et noble à lui de te rendre cette justice !…

— Ah ! mon frère… sa bonté pour moi lui exagère ce qui est naturel…

— Naturel… pour des gaillards de ta trempe, oui, dit le soldat, et cette trempe-là est rare…

— Oh ! oui, bien rare, car ce courage-là est le plus admirable des courages, reprit Agricol. Comment ! tu sais aller à une mort presque certaine, et tu pars seul, un crucifix à la main, pour prêcher la charité, la fraternité chez les sauvages ; ils te prennent, ils te torturent, et toi, tu attends la mort sans te plaindre, sans haine, sans colère, sans vengeance… le pardon à la bouche… le sourire aux lèvres… et cela au fond des bois, seul, sans qu’on le sache, sans qu’on le voie, sans autre espoir, si tu en réchappes, que de cacher tes blessures sous ta modeste robe noire… Mordieu !… mon père a raison, viens donc encore soutenir que tu n’es pas aussi brave que lui ?

— Et encore, reprit Dagobert, le pauvre enfant fait tout cela pour le roi de Prusse, car, comme tu dis, mon garçon, son courage et ses blessures ne changeront jamais sa robe noire en robe d’évêque.

— Je ne suis pas si désintéressé que je le parais, dit Gabriel à Dagobert en souriant doucement ; si j’en suis digne, une grande récompense peut m’attendre là-haut.

— Quant à cela, mon garçon, je n’y entends rien… et je ne disputerai pas avec toi là-dessus… Ce que je soutiens… c’est que ma vieille croix serait au moins aussi bien placée sur ta soutane que sur mon uniforme.

— Mais ces récompenses ne sont jamais pour d’humbles prêtres comme Gabriel, dit le forgeron, et pourtant si tu savais, mon père, ce qu’il y a de vertu, de vaillance dans ce que le parti prêtre appelle le bas clergé… que de mérite caché, que de dévouements ignorés chez ces obscurs et dignes curés de campagne si inhumainement traités et tenus sous un joug impitoyable par leurs évêques ! Comme nous, ces pauvres prêtres sont des travailleurs dont tous les cœurs généreux doivent aussi demander l’affranchissement ! fils du peuple comme nous, utiles comme nous, que justice leur soit rendue comme à nous !… Est-ce vrai, Gabriel ?… Tu ne me démentiras pas, mon bon frère, car ton ambition, me disais-tu, eût été d’avoir une petite cure de campagne, parce que tu savais tout le bien qu’on y pouvait faire…

— Mon désir est toujours le même, dit tristement Gabriel, mais malheureusement…

Puis, comme s’il eût voulu échapper à une pensée chagrine et changer d’entretien, il reprit en s’adressant à Dagobert :

— Croyez-moi, soyez plus juste, ne rabaissez pas votre courage en exaltant trop le nôtre ;… votre courage est grand, bien grand, car après le combat la vue du carnage doit être terrible pour un cœur généreux… Nous, au moins, si l’on nous tue… nous ne tuons pas…

À ces mots du missionnaire, le soldat se redressa et le regarda avec surprise.

— Voilà qui est singulier ! dit-il.

— Quoi donc ? mon père.

— Ce que Gabriel me dit là, me rappelle ce que j’éprouvais à la guerre à mesure que je vieillissais…

Puis, après un moment de silence, Dagobert ajouta d’un ton grave et triste, qui ne lui était pas habituel :

— Oui, ce que dit Gabriel me rappelle… ce que j’éprouvais à la guerre… à mesure que je vieillissais… Voyez-vous, mes enfants, plus d’une fois, quand le soir d’une grande bataille j’étais en vedette… seul… la nuit… au clair de la lune, sur le terrain qui nous restait, mais qui était couvert de cinq à six mille cadavres, parmi lesquels j’avais de vieux camarades de guerre… alors ce triste tableau, ce grand silence dégrisait de l’envie de sabrer… (griserie comme une autre), et… je me disais : Voilà bien des hommes tués… Pourquoi ?… pourquoi ?… ce qui ne m’empêchait pas, bien entendu, lorsque le lendemain on sonnait la charge, de me mettre à sabrer comme un sourd… Mais c’est égal, quand, le bras fatigué, j’essuyais après une charge mon sabre tout sanglant sur la crinière de mon cheval… je me disais encore  : J’en ai tué… tué… tué… Pourquoi ?

Le missionnaire et le forgeron se regardèrent en entendant le soldat faire ce singulier retour vers le passé.

— Hélas ! lui dit Gabriel, tous les cœurs généreux ressentent ce que vous ressentiez à ces heures solennelles où l’ivresse de la gloire a disparu, et où l’homme reste seul avec les bons instincts que Dieu a mis dans son cœur.

— C’est ce qui te prouve, mon brave enfant, que tu vaux mieux que moi, car ces nobles instincts, comme tu dis, ne t’ont jamais abandonné ; mais comment diable es-tu sorti des griffes de ces enragés sauvages qui t’avaient déjà crucifié ?

À cette question de Dagobert, Gabriel tressaillit et rougit si visiblement que le soldat lui dit :

— Si tu ne dois ou si tu ne peux pas répondre à ma demande… suppose que je n’ai rien dit…

— Je n’ai rien à vous cacher ni à mon frère…, dit le missionnaire d’une voix altérée. Seulement, j’aurai de la peine à vous faire comprendre… ce que je ne comprends pas moi-même…

— Comment cela ? dit Agricol surpris.

— Sans doute, dit Gabriel en rougissant, j’aurai été dupe d’un mensonge de mes sens trompés :… dans ce moment suprême où j’attendais la mort avec résignation… mon esprit, affaibli malgré moi, aura été trompé par une apparence… et ce qui, à cette heure encore, me paraît inexplicable, m’aurait été dévoilé plus tard ;… nécessairement j’aurais su quelle était cette femme étrange…

Dagobert, en entendant le missionnaire, restait stupéfait, car, lui aussi, cherchait vainement à s’expliquer le secours inattendu qui l’avait fait sortir de la prison de Leipzig, ainsi que les orphelines.

— De quelle femme parles-tu ? demanda le forgeron au missionnaire.

— De celle qui m’a sauvé.

— C’est une femme qui t’a sauvé des mains des sauvages ? dit Dagobert.

— Oui, répondit Gabriel absorbé dans ses souvenirs, une femme jeune et belle…

— Et qui était cette femme ? dit Agricol.

— Je ne sais… quand je le lui ai demandé… elle m’a répondu : Je suis la sœur des affligés.

— Et d’où venait-elle ? où allait-elle ? dit Dagobert singulièrement intéressé.

Je vais où l’on souffre…, m’a-t-elle répondu, repartit le missionnaire, et elle a continué son chemin dans le nord de l’Amérique, vers ces pays désolés où la neige est éternelle… et les nuits sans fin…

— Comme en Sibérie…, dit Dagobert devenu pensif.

— Mais, reprit Agricol en s’adressant à Gabriel, qui semblait aussi de plus en plus absorbé, de quelle manière cette femme est-elle venue à ton secours ?

Le missionnaire allait répondre lorsqu’un coup discrètement frappé à la porte de la chambre, renouvela les craintes qu’Agricol oubliait depuis l’arrivée de son frère adoptif.

— Agricol, dit une voix douce derrière la porte, je voudrais te parler à l’instant même…

Le forgeron reconnut la voix de la Mayeux, et alla ouvrir.

La jeune fille, au lieu d’entrer, se recula d’un pas dans le sombre corridor, et dit d’une voix inquiète :

— Mon Dieu, Agricol, il y a une heure qu’il fait grand jour, et tu n’es pas encore parti… quelle imprudence !… J’ai veillé en bas… dans la rue… Jusqu’à présent, je n’ai rien vu d’alarmant ;… mais on peut venir pour t’arrêter d’un moment à l’autre… je t’en conjure… hâte-toi de partir, et d’aller chez mademoiselle de Cardoville… il n’y a pas une minute à perdre…

— Sans l’arrivée de Gabriel, je serais parti… Mais pouvais-je résister au bonheur de rester quelques instants avec lui ?

— Gabriel est ici ? dit la Mayeux avec une douce surprise, car, on l’a dit, elle avait été élevée avec lui et Agricol.

— Oui, répondit Agricol, depuis une demi-heure il est avec moi et mon père…

— Quel bonheur j’aurai aussi à le revoir ! dit la Mayeux. Il sera sans doute monté pendant que j’étais allée tout à l’heure chez ta mère lui demander si je pouvais lui être bonne à quelque chose, à cause de ces jeunes demoiselles ;… mais elles sont si fatiguées, qu’elles dorment encore. Madame Françoise m’a priée de te donner cette lettre pour ton père ;… elle vient de la recevoir…

— Merci, ma bonne Mayeux…

— Maintenant que tu as vu Gabriel… ne reste pas plus longtemps… Juge quel coup pour ton père… si devant lui on venait t’arrêter, mon Dieu !

— Tu as raison… il est urgent que je parte… auprès de lui et de Gabriel, malgré moi, j’avais oublié mes craintes…

— Pars vite… et peut-être dans deux heures, si mademoiselle de Cardoville te rend ce grand service… tu pourras revenir bien rassuré pour toi et pour les tiens…

— C’est vrai… quelques minutes encore… et je descends.

— Je retourne guetter à la porte ; si je voyais quelque chose… je remonterais vite t’avertir ; mais ne tarde pas.

— Sois tranquille…

La Mayeux descendit prestement l’escalier pour aller veiller à la porte de la rue, et Agricol rentra dans la mansarde.

— Mon père, dit-il à Dagobert, voici une lettre que ma mère vous prie de lire ; elle vient de la recevoir.

— Eh bien ! lis pour moi, mon garçon.

Agricol lut ce qui suit :


« Madame,

« J’apprends que votre mari est chargé, par M. le général Simon, d’une affaire de la plus grande importance. Veuillez, dès que votre mari arrivera à Paris, le prier de se rendre dans mon étude, à Chartres, sans le moindre délai. Je suis chargé de lui remettre, à lui-même, et non à d’autres, des pièces indispensables aux intérêts de M. le général Simon.

« Durand, notaire, à Chartres. »


Dagobert regarda son fils avec étonnement, et lui dit :

— Qui aura pu instruire ce monsieur de ma prochaine arrivée à Paris ?

— Peut-être ce notaire dont vous avez perdu l’adresse, et à qui vous avez envoyé des papiers, mon père, dit Agricol.

— Mais il ne s’appelait pas Durand, et je m’en souviens bien, il était notaire à Paris, non à Chartres… D’un autre côté, ajouta le soldat en réfléchissant, s’il a des papiers d’une grande importance, qu’il ne peut remettre qu’à moi…

— Vous ne pouvez, il me semble, vous dispenser de partir le plus tôt possible, dit Agricol, presque heureux de cette circonstance qui éloignait son père pendant environ deux jours, durant lesquels son sort, à lui Agricol, serait décidé d’une façon ou d’une autre.

— Ton conseil est bon, lui dit Dagobert.

— Cela contrarie vos projets ? demanda Gabriel.

— Un peu, mes enfants, car je comptais passer ma journée avec vous autres… enfin… le devoir avant tout. Je suis venu de Sibérie à Paris… ce n’est pas pour craindre d’aller de Paris à Chartres, lorsqu’il s’agit d’une affaire importante. En deux fois vingt-quatre heures, je serai de retour. Mais c’est égal, c’est singulier. Que le diable m’emporte si je m’attendais à vous quitter aujourd’hui pour aller à Chartres ! Heureusement je laisse Rose et Blanche à ma bonne femme, et leur ange Gabriel, comme elles l’appellent, viendra leur tenir compagnie.

— Cela me sera malheureusement impossible, dit le missionnaire avec tristesse. Cette visite de retour à ma bonne mère et à Agricol… est aussi une visite d’adieux.

— Comment, d’adieux ? dirent à la fois Dagobert et Agricol.

— Hélas ! oui.

— Tu repars déjà pour une autre mission ? dit Dagobert. C’est impossible.

— Je ne puis rien vous répondre à ce sujet, dit Gabriel en étouffant un soupir, mais d’ici quelque temps… je ne puis, je ne dois revenir dans cette maison…

— Tiens, mon brave enfant, reprit le soldat avec émotion, il y a dans ta conduite quelque chose qui sent la contrainte… l’oppression… Je me connais en hommes… celui que tu appelles ton supérieur, et que j’ai vu quelques instants après le naufrage, au château de Cardoville… a une mauvaise figure, et, mordieu ! je suis fâché de te voir enrôlé sous un pareil capitaine.

— Au château de Cardoville !… s’écria le forgeron frappé de cette ressemblance de nom, c’est au château de Cardoville que l’on vous a recueillis, après votre naufrage ?

— Oui, mon garçon, qu’est-ce qui t’étonne ?

— Rien, mon père… Et les maîtres de ce château y habitaient-ils ?

— Non, car le régisseur, à qui je l’ai demandé, pour les remercier de la bonne hospitalité que nous avions reçue, m’a dit que la personne à qui il appartenait habitait Paris…

— Quel singulier rapprochement ! se dit Agricol. Si cette demoiselle était la propriétaire du château qui porte son nom !

Puis, cette réflexion lui rappelant la promesse qu’il avait faite à la Mayeux, il dit à Dagobert :

— Mon père, excusez-moi… mais il est déjà tard… et je devais être aux ateliers à huit heures…

— C’est trop juste, mon garçon… Allons… c’est partie remise… À mon retour de Chartres… Embrasse-moi encore une fois, et sauve-toi…

Depuis que Dagobert avait parlé à Gabriel de contrainte, d’oppression, ce dernier était resté pensif… Au moment où Agricol s’approchait pour lui serrer la main et lui dire adieu, le missionnaire lui dit d’une voix grave, solennelle et d’un ton décidé qui étonna le forgeron et le soldat :

— Mon bon frère… un mot encore… J’étais aussi venu pour te dire que d’ici à quelques jours… j’aurai besoin de toi… de vous aussi, mon père… Laissez-moi vous donner ce nom, ajouta Gabriel d’une voix émue en se retournant vers Dagobert.

— Comme tu nous dis cela !… qu’y a-t-il donc ? s’écria le forgeron.

— Oui, reprit Gabriel, j’aurai besoin des conseils et de l’aide… de deux hommes d’honneur, de deux hommes de résolution ;… je puis compter sur vous deux, n’est-ce pas ? à toute heure… quelque jour que ce soit… sur un mot de moi… vous viendrez ?

Dagobert et son fils se regardèrent en silence, étonnés de l’accent de Gabriel… Agricol sentit son cœur se serrer… S’il était prisonnier pendant que son frère aurait besoin de lui, comment faire ?

— À toute heure du jour et de la nuit, mon brave enfant, tu peux compter sur nous, dit Dagobert aussi surpris qu’intéressé, tu as un père et un frère… sers-t’en…

— Merci… merci, dit Gabriel, vous me rendez bien heureux…

— Sais-tu une chose ? reprit le soldat ; si ce n’était ta robe, je croirais… qu’il s’agit d’un duel… d’un duel à mort… de la façon dont tu nous dis cela.

— D’un duel ?… dit le missionnaire en tressaillant, oui… il s’agira peut-être d’un duel étrange… terrible… pour lequel il me faut deux témoins tels que vous… un père… et un frère

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Quelques instants après, Agricol, de plus en plus inquiet, se rendait en hâte chez mademoiselle de Cardoville, où nous allons conduire le lecteur.