Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie III/1

Méline, Cans et compagnie (1-2p. 1-13).



I


L’ajoupa.


Pendant que M. Rodin expédiait sa correspondance cosmopolite, du fond de la rue du Milieu des Ursins, à Paris ; pendant que les filles du général Simon, après avoir quitté en fugitives l’auberge du Faucon blanc, étaient retenues prisonnières à Leipzig avec Dagobert, d’autres scènes intéressant vivement ces différents personnages se passaient, pour ainsi dire parallèlement et à la même époque… à l’extrémité du monde, au fond de l’Asie, à l’île de Java, non loin de la ville de Batavia, résidence de M. Josué Van Dael, l’un des correspondants de M. Rodin.

Java !… contrée magnifique et sinistre, où les plus admirables fleurs cachent les plus hideux reptiles, où les fruits les plus éclatants renferment des poisons subtils, où croissent des arbres splendides dont l’ombrage tue ; où le vampire, chauve-souris gigantesque, pompe le sang des victimes dont elle prolonge le sommeil en les entourant d’un air frais et parfumé, car l’éventail le plus agile n’est pas plus rapide que le battement des grandes ailes musquées de ce monstre.

Le mois d’octobre 1831 touche à sa fin.

Il est midi, heure presque mortelle pour qui affronte ce soleil torréfiant, qui répand sur le ciel bleu d’émail foncé des nappes de lumière ardente.

Un ajoupa, sorte de pavillon de repos fait de nattes de jonc étendues sur de gros bambous profondément enfoncés dans le sol, s’élève au milieu de l’ombre bleuâtre projetée par un massif d’arbres d’une verdure aussi étincelante que de la porcelaine verte ; ces arbres, de formes bizarres, sont, ici, arrondis en arcades, là, élancés en flèches, plus loin ombellés en parasols, mais si feuillus, si épais, si enchevêtrés les uns dans les autres, que leur dôme est impénétrable à la pluie.

Le sol, toujours marécageux, malgré cette chaleur infernale, disparaît sous un inextricable amas de lianes, de fougères, de joncs touffus, d’une fraîcheur, d’une vigueur de végétation incroyables, et qui atteignent presque au toit de l’ajoupa caché là, ainsi qu’un nid dans l’herbe.

Rien de plus suffocant que cette atmosphère pesamment chargée d’exhalaisons humides comme la vapeur de l’eau chaude, et imprégnée des parfums les plus violents, les plus âcres ; car le cannelier, le gingembre, le stéphanotis, le gardenia, mêlés à ces arbres et à ces lianes, répandent par bouffées leur arôme pénétrant.

Un toit de larges feuilles de bananier recouvre cette cabane ; à l’une des extrémités est une ouverture carrée servant de fenêtre et grillagée très-finement avec des fibres végétales, afin d’empêcher les reptiles et les insectes venimeux de se glisser dans l’ajoupa.

Un énorme tronc d’arbre mort, encore debout, mais très-incliné, et dont le faîte touche le toit de l’ajoupa, sort du milieu du taillis ; de chaque gerçure de son écorce, noire, rugueuse, moussue, jaillit une fleur étrange, presque fantastique ; l’aile d’un papillon n’est pas d’un tissu plus léger, d’un pourpre plus éclatant, d’un noir plus velouté ; ces oiseaux inconnus que l’on voit en rêve n’ont pas des formes aussi bizarres que ces orchis, fleurs ailées qui semblent toujours prêtes à s’envoler de leurs tiges frêles et sans feuilles ; de longs cactus flexibles et arrondis, que l’on prendrait pour des reptiles, enroulent aussi ce tronc d’arbre, et y suspendent leurs sarments verts chargés de larges corymbes d’un blanc d’argent nuancé à l’intérieur d’un vif orange : ces fleurs répandent une violente odeur de vanille.

Un petit serpent rouge brique, gros comme une forte plume et long de cinq à six pouces, sort à demi sa tête plate de l’un de ces énormes calices parfumés, où il est blotti et lové…

Au fond de l’ajoupa, un jeune homme, étendu sur une natte, est profondément endormi.

À voir son teint d’un jaune diaphane et doré, on dirait une statue de cuivre pâle sur laquelle se joue un rayon de soleil ; sa pose est simple et gracieuse ; son bras droit replié soutient sa tête, un peu élevée et tournée de profil ; sa large robe de mousseline blanche à manches flottantes laisse voir sa poitrine et ses bras, dignes de l’Antinoüs ; le marbre n’est ni plus ferme ni plus poli que sa peau, dont la nuance dorée contraste vivement avec la blancheur de ses vêtements. Sur sa poitrine large et saillante, on voit une profonde cicatrice… Il a reçu un coup de feu en défendant la vie du général Simon, du père de Rose et de Blanche.

Il porte au cou une petite médaille, pareille à celle que portent les deux sœurs.

Cet Indien est Djalma.

Ses traits sont à la fois d’une grande noblesse et d’une beauté charmante ; ses cheveux, d’un noir bleu, séparés sur son front, tombent souples, mais non bouclés, sur ses épaules ; ses sourcils, hardiment et finement dessinés, sont d’un noir aussi foncé que ses longs cils dont l’ombre se projette sur ses joues imberbes ; ses lèvres d’un rouge vif, légèrement entr’ouvertes, exhalent un souffle oppressé ; son sommeil est lourd, pénible, car la chaleur devient de plus en plus suffocante.

Au dehors, le silence est profond. Il n’y a pas le plus léger souffle de brise.

Cependant, au bout de quelques minutes, les fougères énormes qui couvrent le sol commencent à s’agiter presque imperceptiblement, comme si un corps rampant avec lenteur ébranlait la base de leurs tiges.

De temps à autre, cette faible oscillation cessait brusquement ; tout redevenait immobile.

Après plusieurs de ces alternatives de bruissement et de profond silence, une tête humaine apparut au milieu des joncs, à peu de distance du tronc de l’arbre mort.

Cet homme, d’une figure sinistre, avait le teint couleur de bronze verdâtre, de longs cheveux noirs tressés autour de sa tête, des yeux brillant d’un éclat sauvage, et une physionomie remarquablement intelligente et féroce. Suspendant son souffle, il demeura un moment immobile, puis, s’avançant sur les mains et sur les genoux, en écartant si doucement les feuilles, qu’on n’entendait pas le plus petit bruit, il atteignit ainsi avec prudence et lenteur le tronc incliné de l’arbre mort dont le faîte touchait presque au toit de l’ajoupa.

Cet homme, Malais d’origine et appartenant à la secte des étrangleurs, après avoir écouté de nouveau, sortit presque entièrement des broussailles ; sauf une espèce de caleçon de coton blanc serré à sa taille par une ceinture bariolée de couleurs tranchantes, il était entièrement nu ; une épaisse couche d’huile enduisait ses membres bronzés, souples et nerveux.

S’allongeant sur l’énorme tronc du côté opposé à la cabane, et ainsi masqué par le volume de cet arbre entouré de lianes, il commença d’y grimper, d’y ramper silencieusement, avec autant de patience que de précaution. Dans l’ondulation de son échine, dans la flexibilité de ses mouvements, dans sa vigueur contenue, dont la détente devait être terrible, il y avait quelque chose de la sourde et perfide allure du tigre guettant sa proie.

Atteignant ainsi, complètement inaperçu, la partie déclive de l’arbre, qui touchait presque au toit de la cabane, il ne fut plus séparé que par une distance d’un pied environ de la petite fenêtre. Alors il avança prudemment la tête, et plongea son regard dans l’intérieur de la cabane, afin de trouver le moyen de s’y introduire.

À la vue de Djalma profondément endormi, les yeux brillants de l’étrangleur redoublèrent d’éclat ; une contraction nerveuse, ou plutôt un rire muet et farouche, bridant les deux coins de sa bouche, les attira vers les pommettes et découvrit deux rangées de dents limées triangulairement comme une lame de scie, et teintes d’un noir luisant.

Djalma était couché de telle sorte, et si près de la porte de l’ajoupa (elle s’ouvrait de dehors en dedans), que si l’on eût tenté de l’entre-bâiller, il aurait été réveillé à l’instant même.

L’étrangleur, le corps toujours caché par l’arbre, voulant examiner attentivement l’intérieur de la cabane, se pencha davantage, et, pour se donner un point d’appui, posa légèrement sa main sur le rebord de l’ouverture qui servait de fenêtre ; ce mouvement ébranla la grande fleur du cactus, au fond de laquelle était logé le petit serpent ; il s’élança et s’enroula rapidement autour du poignet de l’étrangleur.

Soit douleur, soit surprise, celui-ci jeta un léger cri… mais en se retirant brusquement en arrière, toujours cramponné au tronc d’arbre, il s’aperçut que Djalma avait fait un mouvement…

En effet, le jeune Indien, conservant sa pose nonchalante, ouvrit à demi les yeux, tourna la tête du côté de la petite fenêtre, et une aspiration profonde souleva sa poitrine, car la chaleur concentrée sous cette épaisse voûte de verdure humide était intolérable.

À peine Djalma eut-il remué, qu’à l’instant retentit derrière l’arbre ce glapissement bref, sonore, aigu, que jette l’oiseau de paradis lorsqu’il prend son vol, cri à peu près semblable à celui du faisan…

Ce cri se répéta bientôt, mais en s’affaiblissant, comme si le brillant oiseau se fût éloigné. Djalma, croyant savoir la cause du bruit qui l’avait un instant éveillé, étendit légèrement le bras sur lequel reposait sa tête, et se rendormit sans presque changer de position.

Pendant quelques minutes, le plus profond silence régna de nouveau dans cette solitude ; tout resta immobile.

L’étrangleur, par son habile imitation du cri d’un oiseau, venait de réparer l’imprudente exclamation de surprise et de douleur que lui avait arrachée la piqûre du reptile. Lorsqu’il supposa Djalma rendormi, il avança la tête, et vit en effet le jeune Indien replongé dans le sommeil.

Descendant alors de l’arbre, avec les mêmes précautions, quoique sa main gauche fût assez gonflée par suite de la morsure du serpent, il disparut dans les joncs.

À ce moment, un chant lointain, d’une cadence monotone et mélancolique, se fit entendre.

L’étrangleur se redressa, écouta attentivement, et sa figure prit une expression de surprise et de courroux sinistre.

Le chant se rapprocha de plus en plus de la cabane.

Au bout de quelques secondes, un Indien, traversant une clairière, se dirigea vers l’endroit où se tenait caché l’étrangleur.

Celui-ci prit alors une corde longue et mince qui ceignait ses reins ; l’une de ses extrémités était armée d’une balle de plomb, de la forme et du volume d’un œuf ; après avoir attaché l’autre bout de ce lacet à son poignet droit, l’étrangleur prêta de nouveau l’oreille et disparut en rampant au milieu des grandes herbes dans la direction de l’Indien, qui s’avançait lentement sans interrompre son chant plaintif et doux.

C’était un jeune garçon de vingt ans à peine, esclave de Djalma ; il avait le teint bronzé ; une ceinture bariolée serrait sa robe de coton bleu ; il portait un petit turban rouge et des anneaux d’argent aux oreilles et aux poignets…

Il apportait un message à son maître qui, durant la grande chaleur du jour, se reposait dans cet ajoupa, situé à une assez grande distance de la maison qu’il habitait.

Arrivant à un endroit où l’allée se bifurquait, l’esclave prit sans hésiter le sentier qui conduisait à la cabane… dont il se trouvait alors à peine éloigné de quarante pas.

Un de ces énormes papillons de Java, dont les ailes étendues ont six à huit pouces de long et offrent deux raies d’or verticales sur un fond d’outre-mer, voltigea de feuille en feuille et vint s’abattre et se fixer sur un buisson de gardenias odorants à portée du jeune Indien.

Celui-ci suspendit son chant, s’arrêta, avança prudemment le pied, puis la main… et saisit le papillon.

Tout à coup l’esclave voit la sinistre figure de l’étrangleur se dresser devant lui… il entend un sifflement pareil à celui d’une fronde, il sent une corde lancée avec autant de rapidité que de force entourer son cou d’un triple nœud, et presque aussitôt le plomb dont elle est armée le frappe violemment derrière le crâne.

Cette attaque fut si brusque, si imprévue, que le serviteur de Djalma ne put pousser un seul cri, un seul gémissement.

Il chancela… L’étrangleur donna une vigoureuse secousse au lacet… La figure bronzée de l’esclave devint d’un noir pourpré, et il tomba sur ses genoux, en agitant les bras…

L’étrangleur le renversa tout à fait… serra si violemment la corde, que le sang jaillit de la peau… La victime fit quelques derniers mouvements convulsifs, et puis ce fut tout…

Pendant cette rapide mais terrible agonie, le meurtrier, agenouillé devant sa victime, épiant ses moindres convulsions, attachant sur elle des yeux fixes, ardents, semblait plongé dans l’extase d’une jouissance féroce… ses narines se dilataient, les veines de ses tempes, de son cou se gonflaient, et ce même rictus sinistre, qui avait retroussé ses lèvres à l’aspect de Djalma endormi, montrait ses dents noires et aiguës, qu’un tremblement nerveux des mâchoires heurtait l’une contre l’autre.

Mais bientôt il croisa ses bras sur sa poitrine haletante, courba le front, en murmurant des paroles mystérieuses, ressemblant à une invocation ou à une prière… Et il retomba dans la contemplation farouche que lui inspirait l’aspect du cadavre…

L’hyène et le chat-tigre, qui, avant de la dévorer, s’accroupissent auprès de la proie qu’ils ont surprise ou chassée, n’ont pas un regard plus fauve, plus sanglant, que ne l’était celui de cet homme…

Mais se souvenant que sa tâche n’était pas accomplie, s’arrachant à regret de ce funeste spectacle, il détacha son lacet du cou de la victime, enroula cette corde autour de lui, traîna le cadavre hors du sentier, et, sans chercher à le dépouiller de ses anneaux d’argent, cacha le corps sous une épaisse touffe de joncs.

Puis l’étrangleur, se remettant à ramper sur le ventre et sur les genoux, arriva jusqu’à la cabane de Djalma, cabane construite en nattes attachées sur des bambous.

Après avoir attentivement prêté l’oreille, il tira de sa ceinture un couteau dont la lame, tranchante et aiguë, était enveloppée d’une feuille de bananier, et pratiqua dans la natte une incision de trois pieds de longueur ; ceci fut fait avec tant de prestesse, et avec une lame si parfaitement affilée, que le léger grincement du diamant sur la vitre eût été plus bruyant…

Voyant par cette ouverture, qui devait lui servir de passage, Djalma toujours profondément endormi, l’étrangleur se glissa dans la cabane avec une incroyable témérité.