Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie II/Texte entier

Méline, Cans et compagnie (1-2p. 229-284).


DEUXIÈME PARTIE.

LA RUE DU MILIEU-DES-URSINS.






XV


Les messages.


(En lisant dans les règles de l’ordre des jésuites, sous le titre de Formula scribendi (Institut., 2, II. p. 125-129), le développement de la 8e partie des constitutions, on est effrayé du nombre de relations, de registres, d’écrits de tout genre, conservés dans les archives de la société.

C’est une police infiniment plus exacte et mieux informée que ne l’a jamais été celle d’aucun État. Le gouvernement de Venise lui-même se trouvait surpassé par les jésuites ; lorsqu’il les chassa, en 1606, il saisit tous leurs papiers, et leur reprocha leur grande et pénible curiosité. Cette police, cette inquisition secrète, portées à un tel degré de perfection, font comprendre toute la puissance d’un gouvernement si bien instruit, si persévérant dans ses projets, si puissant par l’unité, et, comme le disent les constitutions, par l’union de ses membres. On comprend sans peine quelle force immense acquiert le gouvernement de cette société, et comment le général des jésuites pouvait dire au duc de Brissac : « De cette chambre, monsieur, je gouverne non-seulement Paris, mais la Chine, non-seulement la Chine, mais le monde entier, sans que personne sache comment cela se fait. »)

(Les Constitutions des jésuites, avec les déclarations, texte latin, d’après l’édition de Prague, p. 476 à 478, Paulin, Paris, 1843.)


Morok, le dompteur de bêtes, voyant Dagobert privé de son cheval, dépouillé de ses papiers, de son argent, et le croyant ainsi hors d’état de continuer sa route, avait, avant l’arrivée du bourgmestre, envoyé Karl à Leipzig porteur d’une lettre que celui-ci devait immédiatement mettre à la poste.

L’adresse de cette lettre était ainsi conçue :


À M. Rodin, rue du Milieu-des-Ursins, à Paris.


Vers le milieu de cette rue solitaire, assez ignorée, située au-dessous du niveau du quai Napoléon, où elle débouche non loin de Saint-Landry, il existait alors une maison de modeste apparence, élevée au fond d’une cour sombre, étroite et isolée de la rue par un petit bâtiment de façade, percé d’une porte cintrée et de deux croisées garnies d’épais barreaux de fer.

Rien de plus simple que l’intérieur de cette silencieuse demeure, ainsi que le démontrait l’ameublement d’une assez grande salle au rez-de-chaussée du corps de logis principal. De vieilles boiseries grises couvraient les murs ; le sol carrelé était peint en rouge et soigneusement ciré ; des rideaux de calicot blanc se drapaient aux croisées.

Une sphère, de quatre pieds de diamètre environ, placée sur un piédestal de chêne massif à l’extrémité de la chambre, faisait face à la cheminée.

Sur ce globe d’une grande échelle, on remarquait une foule de petites croix rouges disséminées sur toutes les parties du monde : du nord au sud, du levant au couchant, depuis les pays les plus barbares, les îles les plus lointaines, jusqu’aux nations les plus civilisées, jusqu’à la France, il n’y avait pas une contrée qui n’offrît plusieurs endroits marqués de ces petites croix rouges, servant évidemment de signes indicateurs ou de points de repère.

Devant une table de bois noir, chargée de papiers et adossée au mur, à proximité de la cheminée, une chaise était vide ; plus loin entre les deux fenêtres, on voyait un grand bureau de noyer, surmonté d’étagères remplies de cartons.

À la fin du mois d’octobre 1831, vers les huit heures du matin, assis à ce bureau, un homme écrivait.

Cet homme était M. Rodin, le correspondant de Morok le dompteur de bêtes.

Âgé de cinquante ans, il portait une vieille redingote olive râpée, au collet graisseux, un mouchoir à tabac pour cravate, un gilet et un pantalon de drap noir qui montraient la corde ; ses pieds, chaussés de gros souliers huilés, reposaient sur un petit carré de tapis vert placé sur le carreau rouge et brillant. Ses cheveux gris s’aplatissaient sur ses tempes et couronnaient son front chauve ; ses sourcils étaient à peine indiqués ; sa paupière supérieure, flasque et retombante comme la membrane qui voile à demi les yeux des reptiles, cachait à moitié son petit œil vif et noir ; ses lèvres, minces, absolument incolores, se confondaient avec la teinte blafarde de son visage maigre, au nez pointu, au menton pointu ; ce masque livide, et pour ainsi dire sans lèvres, semblait d’autant plus étrange, qu’il était d’une immobilité sépulcrale ; sans le mouvement rapide des doigts de M. Rodin, qui, courbé sur son bureau, faisait grincer sa plume, on l’eût pris pour un cadavre.

À l’aide d’un chiffre (alphabet secret) placé devant lui, il transcrivait, d’une manière inintelligible pour qui n’eût pas possédé la clef de ces signes, certains passages d’une longue feuille d’écriture.

Au milieu de ce silence profond, par un jour bas et sombre, qui faisait paraître plus triste encore cette grande pièce froide et nue, il y avait quelque chose de sinistre à voir cet homme à figure glacée écrire en caractères mystérieux.

Huit heures sonnèrent.

Le marteau de la porte cochère retentit sourdement, puis un timbre frappa deux coups ; plusieurs portes s’ouvrirent, se fermèrent, et un nouveau personnage entra dans cette chambre.

À sa vue, M. Rodin se leva, mit sa plume entre ses doigts, salua d’un air profondément soumis, et se remit à sa besogne sans prononcer une parole.

Ces deux personnages offraient un contraste frappant.

Le nouveau venu, plus âgé qu’il ne le paraissait, semblait avoir au plus trente-six ou trente-huit ans ; il était d’une taille élégante et élevée ; on aurait difficilement soutenu l’éclat de sa large prunelle grise, brillante comme de l’acier ; son nez, large à sa racine, se terminait par un méplat carrément accusé ; son menton prononcé étant partout rasé, les tons bleuâtres de sa barbe fraîchement coupée contrastaient avec le vif incarnat de ses lèvres et la blancheur de ses dents, qu’il avait très-belles. Lorsqu’il ôta son chapeau, pour prendre sur la petite table un bonnet de velours noir, il laissa voir une chevelure châtain clair que les années n’avaient pas encore argentée. Il était vêtu d’une longue redingote militairement boutonnée jusqu’au cou.

Le regard profond de cet homme, son front largement coupé, révélaient une grande intelligence, tandis que le développement de sa poitrine et de ses épaules annonçait une vigoureuse organisation physique ; enfin, la distinction de sa tournure, le soin avec lequel il était ganté et chaussé, le léger parfum qui s’exhalait de sa chevelure et de sa personne, la grâce et l’aisance de ses moindres mouvements trahissaient ce qu’on appelle l’homme du monde, et donnaient à penser qu’il avait pu ou qu’il pouvait encore prétendre à tous les genres de succès, depuis les plus frivoles jusqu’aux plus sérieux.

De cet accord si rare à rencontrer, force d’esprit, force de corps et extrême élégance de manières, il résultait un ensemble d’autant plus remarquable, que ce qu’il y aurait eu de trop dominateur dans la partie supérieure de cette figure énergique était, pour ainsi dire, adouci, tempéré par l’affabilité d’un sourire constant, mais non pas uniforme ; car, selon l’occasion, ce sourire, tour à tour affectueux ou malin, cordial ou gai, discret ou prévenant, augmentait encore le charme insinuant de cet homme que l’on n’oubliait jamais dès qu’une seule fois on l’avait vu.

Néanmoins, malgré tant d’avantages réunis, et quoiqu’il vous laissât presque toujours sous l’influence de son irrésistible séduction, ce sentiment était mélangé d’une vague inquiétude, comme si la grâce et l’exquise urbanité des manières de ce personnage, l’enchantement de sa parole, ses flatteries délicates, l’aménité caressante de son sourire, eussent caché quelque piège insidieux.

L’on se demandait enfin, tout en cédant à une sympathie involontaire, si l’on était attiré vers le bien… ou vers le mal.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

M. Rodin, secrétaire du nouveau venu, continuait d’écrire.

— Y a-t-il des lettres de Dunkerque, Rodin ? lui demanda son maître.

— Le facteur n’est pas encore arrivé.

— Sans être positivement inquiet de la santé de ma mère, puisqu’elle est en pleine convalescence, reprit l’autre, je ne serai tout à fait rassuré que par une lettre de madame la princesse de Saint-Dizier… mon excellente amie… Enfin, ce matin, j’aurai de bonnes nouvelles, je l’espère…

— C’est à désirer, dit le secrétaire, aussi humble, aussi soumis que laconique et impassible.

— Certes, c’est à désirer, reprit son maître, car un des meilleurs jours de ma vie a été celui où la princesse de Saint-Dizier m’a appris que cette maladie, aussi brusque que dangereuse, avait heureusement cédé aux bons soins dont ma mère est entourée… par elle… Sans cela je partais à l’instant pour la terre de la princesse, quoique ma présence soit ici bien nécessaire…

Puis s’approchant du bureau de son secrétaire, il ajouta :

— Le dépouillement de la correspondance étrangère est-il fait ?

— En voici l’analyse…

— Les lettres sont toujours venues sous enveloppe aux demeures indiquées… et apportées ici selon mes ordres ?

— Toujours…

— Lisez-moi l’analyse de cette correspondance : s’il y a des lettres auxquelles je doive répondre moi-même, je vous le dirai.

Et le maître de Rodin commença de se promener de long en large dans la chambre, les mains croisées derrière le dos, dictant à mesure des observations que Rodin notait soigneusement.

Le secrétaire prit un dossier assez volumineux, et commença ainsi :

— Don Ramon Olivarès accuse de Cadix réception de la lettre no 19 ; il s’y conformera et niera toute participation à l’enlèvement.

— Bien, à classer…

— Le comte Romanof de Riga se trouve dans une position embarrassée…

— Dire à Duplessis d’envoyer un secours de cinquante louis ; j’ai autrefois servi comme capitaine dans le régiment du comte, et depuis il a donné d’excellents avis.

— On a reçu à Philadelphie la dernière cargaison d’Histoires de France expurgées à l’usage des fidèles ; on en redemande, la première étant épuisée.

— Prendre note, en écrire à Duplessis… Poursuivez.

M. Spindler envoie de Namur le rapport secret demandé sur M. Ardouin.

— À analyser…

M. Ardouin envoie de la même ville le rapport secret demandé sur M. Spindler.

— À analyser…

— Le docteur Van Ostadt, de la même ville, envoie une note confidentielle sur MM. Spindler et Ardouin.

— À comparer… Poursuivez.

— Le comte Malipieri de Turin, annonce que la donation de trois cent mille francs est signée.

— En prévenir Duplessis… Ensuite ?

— Don Stanislas vient de partir des eaux de Baden avec la reine Marie-Ernestine. Il donne avis que Sa Majesté recevra avec gratitude les avis qu’on lui annonce, et y répondra de sa main.

— Prenez note… J’écrirai moi-même à la reine.

Pendant que Rodin inscrivait quelques notes en marge du papier qu’il tenait, son maître, continuant de se promener de long en large dans la chambre, se trouva en face de la grande mappemonde marquée de petites croix rouges ; un instant il la contempla d’un air pensif.

Rodin continua :

— D’après l’état des esprits dans certaines parties de l’Italie, où quelques agitateurs ont les yeux tournés vers la France, le père Orsini écrit de Milan qu’il serait très-important de répandre à profusion dans ce pays un petit livre dans lequel les Français, nos compatriotes, seraient présentés comme impies et débauchés… pillards et sanguinaires…

— L’idée est excellente, on pourra exploiter habilement les excès commis par les nôtres en Italie pendant les guerres de la république… Il faudra charger Jacques Dumoulin d’écrire ce petit livre. Cet homme est pétri de bile, de fiel et de venin ; le pamphlet sera terrible ;… d’ailleurs je donnerai quelques notes ; mais qu’on ne paye Jacques Dumoulin… qu’après la remise du manuscrit…

— Bien entendu… Si on le soldait d’avance, il serait ivre-mort pendant huit jours dans quelque mauvais lieu. C’est ainsi qu’il a fallu lui payer deux fois son virulent factum contre les tendances panthéistes de la doctrine philosophique du professeur Martin.

— Notez… et continuez.

— Le négociant annonce que le commis est sur le point d’envoyer le banquier rendre ses comptes devant qui de droit…

Après avoir accentué ces mots d’une façon particulière, Rodin dit à son maître :

— Vous comprenez ?…

— Parfaitement…, dit l’autre en tressaillant. Ce sont les expressions convenues… Ensuite ?

— Mais le commis, reprit le secrétaire, est retenu par un dernier scrupule.

Après un moment de silence, pendant lequel ses traits se contractèrent péniblement, le maître de Rodin reprit :

— Continuer d’agir sur l’imagination du commis par le silence et par la solitude, puis lui faire relire la liste des cas où le régicide est autorisé et absous… Continuez.

— La femme Sidney écrit de Dresde qu’elle attend des instructions. De violentes scènes de jalousie ont encore éclaté entre le père et le fils à son sujet ; mais dans ces nouveaux épanchements de haine mutuelle, dans ces confidences que chacun lui faisait contre son rival, la femme Sidney n’a encore rien trouvé qui ait trait aux renseignements qu’on lui demande. Elle a pu jusqu’ici éviter de se décider pour l’un ou pour l’autre ;… mais si cette situation se prolonge… elle craint d’éveiller leurs soupçons. Qui doit-elle préférer, du père ou du fils ?

— Le fils… Les ressentiments de la jalousie seront bien plus violents, bien plus cruels chez ce vieillard, et pour se venger de la préférence accordée à son fils, il dira peut-être ce que tous deux ont tant d’intérêt à cacher… Ensuite ?

— Depuis trois ans, deux servantes d’Ambrosius, que l’on a placé dans cette petite paroisse des montagnes du Valais, ont disparu… sans qu’on sache ce qu’elles sont devenues. Une troisième vient d’avoir le même sort… Les protestants du pays s’émeuvent, parlent de meurtre… de circonstances épouvantables.

— Jusqu’à preuve évidente, complète du fait, que l’on défende Ambrosius contre ces infâmes calomnies d’un parti qui ne recule jamais devant les inventions les plus monstrueuses… Continuez.

— Thompson de Liverpool est enfin parvenu à faire entrer Justin comme homme de confiance chez lord Stewart, riche catholique irlandais dont la tête s’affaiblit de plus en plus.

— Une fois le fait vérifié, cinquante louis de gratification à Thompson, prenez note pour Duplessis… Poursuivez.

— Frank Dichestein de Vienne, reprit Rodin, annonce que son père vient de mourir du choléra… dans un petit village à quelques lieues de cette ville… Car l’épidémie continue d’avancer lentement, venant du nord de la Russie par la Pologne…

— C’est vrai, dit le maître de Rodin en interrompant, puisse le terrible fléau ne pas continuer sa marche effrayante et épargner la France !…

— Frank Dichestein, reprit Rodin, annonce que ses deux frères sont décidés à attaquer la donation faite par son père… mais que lui est d’un avis opposé…

— Consulter les deux personnes chargées du contentieux… Ensuite ?

— Le cardinal prince d’Amalfi se conformera aux trois premiers points du mémoire. Il demande à faire ses réserves pour le quatrième point.

— Pas de réserves… acceptation pleine et absolue. Sinon la guerre, et notez-le bien, entendez-vous ? une guerre acharnée, sans pitié ni pour lui, ni pour ses créatures… Ensuite ?

— Fra Paolo annonce que le patriote Boccari, chef d’une société secrète très-redoutable, désespéré de voir ses amis l’accuser de trahison par suite des soupçons que lui, Fra Paolo, avait adroitement jetés dans leur esprit, s’est donné la mort.

— Boccari !… est-ce possible ?… Boccari !… le patriote Boccari !… cet ennemi si dangereux ? s’écria le maître de Rodin.

— Le patriote Boccari…, répéta le secrétaire toujours impassible.

— Dire à Duplessis d’envoyer un mandat de vingt-cinq louis à Fra Paolo… Prenez note.

— Hausman annonce que la danseuse française Albertine Ducornet est la maîtresse du prince régnant ; elle a sur lui la plus complète influence ; on pourrait donc par elle arriver sûrement au but qu’on se propose ; mais cette Albertine est dominée par son amant, condamné en France comme faussaire, et elle ne fait rien sans le consulter…

— Ordonner à Hausman de s’aboucher avec cet homme ; si ses prétentions sont raisonnables, y accéder ; s’informer si cette fille n’a pas quelques parents à Paris ?

— Le duc d’Orbano annonce que le roi son maître autorisera le nouvel établissement proposé, mais aux conditions précédemment notifiées.

— Pas de conditions, une franche adhésion ou un refus positif ;… on reconnaît ainsi ses amis et ses ennemis. Plus les circonstances sont défavorables… plus il faut montrer de fermeté, et imposer par sa confiance en soi.

— Le même annonce que le corps diplomatique tout entier continue d’appuyer les réclamations du père de cette jeune fille protestante qui ne veut quitter le couvent, où elle a trouvé asile et protection, que pour épouser son amant contre la volonté de son père.

— Ah ! le corps diplomatique continue de réclamer au nom de ce père ?

— Il continue…

— Alors, continuer de lui répondre que le pouvoir spirituel n’a rien à démêler avec le pouvoir temporel.

À ce moment le timbre de la porte d’entrée frappa deux coups.

— Voyez ce que c’est, dit le maître de Rodin.

Celui-ci se leva et sortit.

Son maître continua de se promener pensif d’un bout à l’autre de la chambre.

Ses pas l’ayant encore amené auprès de l’énorme sphère, il s’y arrêta.

Pendant quelque temps, il contempla, dans un profond silence, les innombrables petites croix rouges qui semblaient couvrir d’un immense réseau toutes les contrées de la terre.

Songeant sans doute à l’invisible action de son pouvoir, qui paraissait s’étendre sur le monde entier, les traits de cet homme s’animèrent, sa large prunelle grise étincela, ses narines se gonflèrent, sa mâle figure prit une incroyable expression d’énergie, d’audace et de superbe.

Le front altier, la lèvre dédaigneuse, il s’approcha de la sphère et appuya sa vigoureuse main sur le pôle.

À cette puissante étreinte, à ce mouvement impérieux, possessif, on aurait dit que cet homme se croyait sûr de dominer ce globe qu’il contemplait de toute la hauteur de sa grande taille, et sur lequel il posait sa main d’un air si fier, si audacieux, si souverain.

Alors il ne souriait pas.

Son large front se plissait d’une manière formidable, son regard menaçait ; l’artiste qui aurait voulu peindre le démon de l’astuce et de l’orgueil, l’infernal génie d’une domination insatiable, n’aurait pu choisir un plus effrayant modèle.

Lorsque Rodin rentra, la figure de son maître avait repris son expression habituelle.

— C’est le facteur, dit Rodin en montrant les lettres qu’il tenait à la main, il n’y a rien de Dunkerque…

— Rien !… s’écria son maître.

Et sa douloureuse émotion contrastait singulièrement avec l’expression hautaine et implacable que son visage avait naguère.

— Rien ! aucune nouvelle de ma mère ! reprit-il ; encore trente-six heures d’inquiétude.

— Il me semble que si madame la princesse avait eu de mauvaises nouvelles à donner, elle eût écrit ; probablement le mieux continue…

— Vous avez sans doute raison, Rodin, mais il n’importe… je ne suis pas tranquille… Si demain je n’ai pas des nouvelles complètement rassurantes, je partirai pour la terre de la princesse… Pourquoi faut-il que ma mère ait voulu aller passer l’automne dans ce pays !… Je crains que les environs de Dunkerque ne soient pas sains pour elle…

Après un moment de silence, il ajouta en continuant de se promener :

— Enfin… voyez ces lettres… d’où sont-elles ?…

Rodin, après avoir examiné leur timbre, répondit :

— Sur les quatre, il y en a trois relatives à la grande et importante affaire des médailles…

— Dieu soit loué… pourvu que les nouvelles soient favorables ! s’écria le maître de Rodin avec une expression d’inquiétude qui témoignait de l’extrême importance qu’il attachait à cette affaire.

— L’une est de Charlestown, et sans doute relative à Gabriel le missionnaire, répondit Rodin ; l’autre, de Batavia, a sans doute rapport à l’Indien Djalma… Celle-ci est de Leipzig… Sans doute elle confirme celle d’hier, où ce dompteur de bêtes féroces nommé Morok annonçait que, selon les ordres qu’il avait reçus, et sans qu’on pût l’accuser en rien, les filles du général Simon ne pourraient continuer leur voyage.

Au nom du général Simon, un nuage passa sur les traits du maître de Rodin.




XVI


Les ordres.


(Les maisons de province correspondent avec celles de Paris ; elles sont en relation directe avec le général qui réside à Rome. La correspondance des jésuites, si active, si variée et organisée d’une manière si merveilleuse, a pour objet de fournir aux chefs tous les renseignements dont ils peuvent avoir besoin : chaque jour, le général reçoit une foule de rapports qui se contrôlent mutuellement. Il existe dans la maison centrale, à Rome, d’immenses registres où sont inscrits les noms de tous les jésuites, de leurs affiliés et de tous les gens considérables, amis ou ennemis, à qui ils ont affaire. Dans ces registres, sont rapportés, sans altération, sans haine, sans passion, les faits relatifs à la vie de chaque individu. C’est là le plus gigantesque recueil biographique qui ait jamais été formé. La conduite d’une femme légère, les fautes cachées d’un homme d’État, sont racontées dans ce livre avec une froide impartialité. Rédigées dans un but d’utilité, ces biographies sont nécessairement exactes. Quand on a besoin d’agir sur un individu, on ouvre le livre, et l’on connaît immédiatement sa vie, son caractère, ses qualités, ses défauts, ses projets, sa famille, ses amis, ses liaisons les plus secrètes. Concevez-vous, monsieur, toute la supériorité d’action que donne à une compagnie cet immense livre de police qui embrasse le monde entier ? Je ne vous parle pas légèrement de ces registres : c’est de quelqu’un qui a vu ce répertoire, et qui connaît parfaitement les jésuites, que je tiens ce fait. Il y a là matière à réflexions pour les familles qui admettent facilement dans leur intérieur des membres d’une communauté où l’étude de la biographie est si habilement exploitée.)

(Libri, membre de l’Institut, Lettres sur le Clergé).


Après avoir surmonté l’émotion involontaire que lui avait causée le nom ou le souvenir du général Simon, le maître de Rodin lui dit :

— N’ouvrez pas encore ces lettres de Leipzig, de Charlestown et de Batavia ; les renseignements qu’elles donnent sans doute se classeront tout à l’heure d’eux-mêmes. Cela nous épargnera un double emploi de temps.

Le secrétaire regarda son maître d’un air interrogatif.

L’autre reprit :

— Avez-vous terminé la note relative à l’affaire des médailles ?

— La voici… Je finissais de la traduire en chiffres.

— Lisez-la moi, et selon l’ordre des faits, vous ajouterez les nouvelles informations que doivent renfermer ces trois lettres.

— En effet, dit Rodin, ces informations se trouveront ainsi à leur place.

— Je veux voir, reprit l’autre, si cette note est claire et suffisamment explicative, car vous n’avez pas oublié que la personne à qui elle est destinée ne doit pas tout savoir ?

— Je me le suis rappelé, et c’est dans ce sens que je l’ai rédigée…

— Lisez.

M. Rodin lut ce qui suit, très-posément et très-lentement :

« Il y a cent cinquante ans, une famille française, protestante, s’est expatriée volontairement dans la prévision de la prochaine révocation de l’édit de Nantes et dans le dessein de se soustraire aux rigoureux et justes arrêts déjà rendus contre les réformés, ces ennemis indomptables de notre sainte religion.

« Parmi les membres de cette famille, les uns se sont réfugiés d’abord en Hollande, puis dans les colonies hollandaises, d’autres en Pologne, d’autres en Allemagne, d’autres en Angleterre, d’autres en Amérique.

« On croit savoir qu’il ne reste aujourd’hui que sept descendants de cette famille qui a passé par d’étranges vicissitudes de fortune, puisque ses représentants sont aujourd’hui à peu près placés sur tous les degrés de l’échelle sociale, depuis le souverain jusqu’à l’artisan.

« Ces descendants directs ou indirects sont :

« Filiation maternelle :

« Les demoiselles Rose et Blanche Simon, mineures.

« (Le général Simon a épousé à Varsovie une descendante de ladite famille.)

« Le sieur François Hardy, manufacturier au Plessis, près Paris.

« Le prince Djalma, fils de Kadja-Sing, roi de Mondi.

« (Kadja-Sing a épousé en 1802 une descendante de ladite famille, alors établie à Batavia (île de Java), possession hollandaise.)

« Filiation paternelle :

« Le sieur Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu, artisan.

« La demoiselle Adrienne de Cardoville, fille du comte de Rennepont, duc de Cardoville.

« Le sieur Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères.


« Chacun des membres de cette famille possède ou doit posséder une médaille de bronze sur laquelle se trouvent gravées les inscriptions ci-jointes :


VICTIME
de
L. C. D. J.
Priez pour moi.
PARIS,
Le 13 février 1682.
À PARIS
Rue Saint-François no 3.
Dans un siècle et demi
vous serez
le 13 février 1832.
PRIEZ POUR MOI.


« Ces mots et cette date indiquent qu’il est d’un puissant intérêt pour chacun d’eux de se trouver à Paris le 13 février 1832, et cela non par représentants ou fondés de pouvoir, mais en personne, qu’ils soient majeurs ou mineurs, mariés ou célibataires.

« Mais d’autres personnes ont un intérêt immense à ce qu’aucun des descendants de cette famille ne se trouve à Paris le 13 février… à l’exception de Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères.

« Il faut donc qu’à tout prix, Gabriel soit le seul qui assiste à ce rendez-vous donné aux représentants de cette famille il y a un siècle et demi.

« Pour empêcher les six autres personnes d’être ou de se rendre à Paris le jour dit, ou pour y paralyser leur présence, on a déjà beaucoup tenté ; mais il reste beaucoup à tenter pour assurer le bon succès de cette affaire, que l’on regarde comme la plus vitale de l’époque, à cause de ses résultats probables… »

— Cela n’est que trop vrai, dit le maître de Rodin, en l’interrompant et en secouant la tête d’un air pensif ; ajoutez en outre : que les conséquences du succès sont incalculables, et que l’on n’ose prévoir celles de l’insuccès… en un mot, qu’il s’agit d’être… presque ou de ne pas être pendant plusieurs années. Aussi faut-il, pour réussir, employer tous les moyens possibles, ne reculer devant rien, toujours en sauvant habilement les apparences.

— C’est écrit, dit Rodin après avoir ajouté les mots que son maître venait de lui dicter.

— Continuez…

Rodin continua.

« Pour faciliter ou assurer la réussite de l’affaire en question, il est nécessaire de donner quelques détails particuliers et secrets sur les sept personnes qui représentent cette famille.

« On répond de la vérité de ces détails ; au besoin on les compléterait de la façon la plus minutieuse, car des informations contradictoires ayant eu lieu, on possède des dossiers très-étendus. On procédera par ordre de personnes, et l’on parlera seulement des faits accomplis jusqu’à ce jour. »


(Note No 1.)


« Les demoiselles Rose et Blanche Simon, sœurs jumelles âgées de quinze ans environ. Figures charmantes, se ressemblant tellement qu’on pourrait les confondre ; caractère doux et timide, mais susceptible d’exaltation ; élevées en Sibérie par une mère esprit fort et déiste. Elles sont complètement ignorantes des choses de notre sainte religion.

« Le général Simon, séparé de sa femme avant leur naissance, ignore encore à cette heure qu’il a deux filles.

« On avait cru les empêcher de se trouver à Paris le 13 février en faisant envoyer leur mère dans un lieu d’exil beaucoup plus reculé que celui qui lui avait d’abord été assigné, mais leur mère étant morte, le gouverneur général de la Sibérie, qui nous est tout dévoué d’ailleurs, croyant, par une erreur déplorable, la mesure seulement personnelle à la femme du général Simon, a malheureusement permis à ces jeunes filles de revenir en France sous la conduite d’un ancien soldat.

« Cet homme, entreprenant, fidèle, résolu, est noté comme dangereux.

« Les demoiselles Simon sont inoffensives. On a tout lieu d’espérer qu’à cette heure elles sont retenues dans les environs de Leipzig. »

Le maître de Rodin, l’interrompant, lui dit :

— Lisez maintenant la lettre de Leipzig reçue tout à l’heure, vous pourrez compléter l’information.

Rodin lut, et s’écria :

— Excellente nouvelle ! les deux jeunes filles et leur guide étaient parvenus à s’échapper pendant la nuit de l’auberge du Faucon blanc, mais tous trois ont été rejoints et saisis à une lieue de Mockern ; on les a transférés à Leipzig, où ils sont emprisonnés comme vagabonds ; de plus, le soldat qui leur servait de guide est accusé et convaincu de rébellion, voies de faits et séquestration envers un magistrat.

— Il est donc à peu près certain, vu la longueur des procédures allemandes (et d’ailleurs on y pourvoira), que les jeunes filles ne pourront être ici le 13 février, dit le maître de Rodin. Joignez ce dernier fait à la note par un renvoi…

Le secrétaire obéit, écrivit en note le résumé de la lettre de Morok, et dit :

— C’est écrit.

— Poursuivez, reprit son maître.

Rodin continua de lire.


(Note No 2.)


M. François Hardy, manufacturier au Plessis, près Paris.


« Quarante ans. Homme ferme, riche, intelligent, actif, probe, instruit, idolâtré de ses ouvriers, grâce à des innovations sans nombre touchant leur bien-être ; ne remplissant jamais les devoirs de notre sainte religion ; noté comme homme très-dangereux ; mais la haine et l’envie qu’il inspire aux autres industriels, surtout à M. le baron Tripeaud, son concurrent, peuvent aisément tourner contre lui. S’il est besoin d’autres moyens d’action sur lui et contre lui, on consultera son dossier ; il est très-volumineux ; cet homme est depuis longtemps signalé et surveillé.

« On l’a fait si habilement circonvenir, quant à l’affaire de la médaille, que jusqu’à présent il est complètement abusé sur l’importance des intérêts qu’elle représente ; du reste il est incessamment épié, entouré, dominé, même à son insu ; un de ses meilleurs amis le trahit, et l’on sait par lui ses plus secrètes pensées. »


(Note No 3.)


Le prince Djalma.


« Dix-huit ans ; caractère énergique et généreux, esprit fier, indépendant et sauvage ; favori du général Simon, qui a pris le commandement des troupes de son père Kadja-Sing dans la lutte que celui-ci soutient dans l’Inde contre les Anglais. On ne parle de Djalma que pour mémoire, car sa mère est morte jeune encore, du vivant de ses parents à elle qui étaient restés à Batavia. Or, ceux-ci étant morts à leur tour, leur modeste héritage n’ayant été réclamé ni par Djalma, ni par le roi son père, l’on a la certitude qu’ils ignorent tous deux les graves intérêts qui se rattachent à la possession de la médaille en question qui fait partie de l’héritage de la mère de Djalma. »

Le maître de Rodin l’interrompit et lui dit :

— Lisez maintenant la lettre de Batavia, afin de compléter l’information sur Djalma.

Rodin lut et dit :

— Encore une bonne nouvelle… M. Josué Van Dael, négociant à Batavia (il a fait son éducation dans notre maison de Pondichéry), a appris par son correspondant de Calcutta que le vieux roi indien a été tué dans la dernière bataille qu’il a livrée aux Anglais. Son fils Djalma, dépossédé du trône paternel, a été provisoirement envoyé dans une forteresse de l’Inde comme prisonnier d’État.

— Nous sommes à la fin d’octobre, dit le maître de Rodin. En admettant que le prince Djalma fût mis en liberté et qu’il pût quitter l’Inde maintenant, c’est à peine s’il arriverait à Paris pour le mois de février…

— M. Josué, reprit Rodin, regrette de n’avoir pu prouver son zèle en cette circonstance ; si, contre toute probabilité, le prince Djalma était relâché ou s’il parvenait à s’évader, il est certain qu’alors il viendrait à Batavia pour réclamer l’héritage maternel, puisqu’il ne lui reste plus rien au monde. On pourrait dans ce cas compter sur le dévouement de M. Josué Van Dael… Il demande, en retour, par le prochain courrier, des renseignements très-précis sur la fortune de M. le baron Tripeaud, manufacturier et banquier, avec lequel il est en relations d’affaires.

— À ce sujet, vous répondrez d’une manière évasive, M. Josué n’ayant encore témoigné que du zèle… Complétez l’information de Djalma… avec ces nouveaux renseignements…

Rodin écrivit.

Au bout de quelques secondes, son maître lui dit avec une expression singulière :

— M. Josué ne vous parle pas du général Simon, à propos de la mort du père de Djalma et de l’emprisonnement de celui-ci ?

— M. Josué n’en dit pas un mot, répondit le secrétaire en continuant son travail.

Le maître de Rodin garda le silence, et se promena pensif dans la chambre.

Au bout de quelques instants, Rodin lui dit :

— C’est écrit…

— Poursuivez…


(Note No 4.)


Le sieur Jacques Rennepont, dit
Couche-tout-Nu.


« Ouvrier de la fabrique de M. le baron Tripeaud, le concurrent de M. François Hardy. Cet artisan est ivrogne, fainéant, tapageur et dépensier ; il ne manque pas d’intelligence, mais la paresse et la débauche l’ont absolument perverti. Un agent d’affaires très-adroit, sur lequel je compte, s’est mis en rapport avec une fille Céphise Soliveau, dite la Reine-Bachanal, qui est la maîtresse de cet ouvrier. Grâce à elle, l’agent d’affaires a noué quelques relations avec lui, et on peut le regarder dès à présent comme à peu près en dehors des intérêts qui devraient nécessiter sa présence à Paris le 13 février. »


(Note No 5.)


Gabriel Rennepont, prêtre des missions étrangères.


« Parent éloigné du précédent, mais il ignore l’existence de ce parent et de cette parenté. Orphelin abandonné, il a été recueilli par Françoise Baudouin, femme d’un soldat surnommé Dagobert.

« Si, contre toute attente, ce soldat venait à Paris, on aurait sur lui un puissant moyen d’action par sa femme. Celle-ci est une excellente créature, ignorante et crédule, d’une piété exemplaire, et sur laquelle on a depuis longtemps une influence et une autorité sans bornes. C’est par elle que l’on a décidé Gabriel à entrer dans les ordres, malgré la répugnance qu’il éprouvait.

« Gabriel a vingt-cinq ans, caractère angélique comme sa figure ; rares et solides vertus ; malheureusement il a été élevé avec son frère adoptif, Agricol, fils de Dagobert. Cet Agricol est poëte et ouvrier, excellent ouvrier d’ailleurs ; il travaille chez M. François Hardy ; il est imbu des plus détestables doctrines, idolâtre sa mère ; probe, laborieux, mais sans aucun sentiment religieux. Noté comme très-dangereux, c’est ce qui rendait sa fréquentation si à craindre pour Gabriel.

« Celui-ci, malgré toutes ses parfaites qualités, donne toujours quelques inquiétudes. On a même dû retarder de s’ouvrir complètement à lui ; une fausse démarche pourrait en faire aussi un homme des plus dangereux ; il est donc extrêmement à ménager, du moins jusqu’au 13 février ; puisque, on le répète, sur lui, sur sa présence à Paris à cette époque reposent d’immenses espérances et de non moins immenses intérêts.

« Par suite de ces ménagements auxquels on est tenu envers lui, on a dû consentir à ce qu’il fît partie de la mission d’Amérique, car il joint à une douceur angélique une intrépidité calme, un esprit aventureux, que l’on n’a pu satisfaire qu’en lui permettant de partager la vie périlleuse des missionnaires. Heureusement, on a donné les plus sévères instructions à ses supérieurs à Charlestown, afin qu’ils n’exposent jamais une vie si précieuse. Ils doivent le renvoyer à Paris au moins un mois ou deux avant le 13 février… »

Le maître de Rodin, l’interrompant de nouveau, lui dit :

— Lisez la lettre de Charlestown ; voyez ce que l’on vous mande, afin de compléter aussi cette information.

Après avoir lu, Rodin répondit :

— Gabriel est attendu, d’un jour à l’autre, des montagnes Rocheuses, où il avait absolument voulu aller seul en mission…

— Quelle imprudence !

— Sans doute il n’a couru aucun danger, puisqu’il a annoncé lui-même son retour à Charlestown… Dès son arrivée, qui ne peut dépasser le milieu de ce mois, écrit-on, on le fera partir immédiatement pour la France.

— Ajoutez ceci à la note qui le concerne, dit le maître de Rodin.

— C’est écrit, répondit celui-ci, au bout de quelques instants.

— Poursuivez, lui dit son maître.

Rodin continua.


(Note No 6.)


Mademoiselle Adrienne Rennepont de Cardoville.


« Parente éloignée (et ignorant cette parenté) de Jacques Rennepont, dit Couche-tout-nu, et de Gabriel Rennepont, prêtre missionnaire. Elle a bientôt vingt et un ans, la plus piquante physionomie du monde, la beauté la plus rare, quoique rousse ; un esprit des plus remarquables par son originalité ; une fortune immense ; tous les instincts sensuels. On est épouvanté de l’avenir de cette jeune personne, quand on songe à l’audace incroyable de son caractère. Heureusement son subrogé-tuteur, le baron Tripeaud (baron de 1829 et homme d’affaires du feu comte de Rennepont, duc de Cardoville), est tout à fait dans les intérêts et presque dans la dépendance de la tante de mademoiselle de Cardoville. L’on compte, à bon droit, sur cette digne et respectable parente, et sur M. Tripeaud, pour combattre et vaincre les desseins étranges, inouïs, que cette jeune personne, aussi résolue qu’indépendante, ne craint pas d’annoncer… et que malheureusement l’on ne peut fructueusement exploiter… dans l’intérêt de l’affaire en question, car… »

Rodin ne put continuer ; deux coups discrètement frappés à la porte l’interrompirent.

Le secrétaire se leva, alla voir qui heurtait, resta un moment dehors, puis revint tenant deux lettres à la main, en disant :

— Madame la princesse a profité du départ d’une estafette pour envoyer…

— Donnez la lettre de la princesse ! s’écria le maître de Rodin sans le laisser achever. Enfin, je vais avoir des nouvelles de ma mère ! ajouta-t-il.

À peine avait-il lu quelques lignes de cette lettre, qu’il pâlit ; ses traits exprimèrent aussitôt un étonnement profond et douloureux, une douleur poignante.

— Ma mère ! s’écria-t-il. Oh ! mon Dieu ! ma mère !

— Quelque malheur serait-il arrivé ? demanda Rodin d’un air alarmé, en se levant à l’exclamation de son maître.

— Sa convalescence était trompeuse, lui répondit celui-ci avec abattement, elle est maintenant retombée dans un état presque désespéré ; pourtant le médecin pense que ma présence pourrait peut-être la sauver, car elle m’appelle sans cesse ; elle veut me revoir une dernière fois pour mourir en paix… Oh ! ce désir est sacré… Ne pas m’y rendre serait un parricide… Pourvu, mon Dieu ! que j’arrive à temps… D’ici à la terre de la princesse, il faut presque deux jours en voyageant jour et nuit.

— Ah ! mon dieu !… quel malheur ! fit Rodin en joignant les mains et levant les yeux au ciel…

Son maître sonna vivement et dit à un domestique âgé qui ouvrit la porte :

— Jetez à l’instant dans une malle de ma voiture de voyage ce qui m’est indispensable. Que le portier prenne un cabriolet et aille en toute hâte me chercher des chevaux de poste… Il faut que dans une heure je sois parti.

Le domestique sortit précipitamment.

— Ma mère… ma mère… ne plus la revoir !… Oh ! ce serait affreux ! s’écria-t-il en tombant sur une chaise avec accablement et cachant sa figure dans ses mains.

Cette grande douleur était sincère ; cet homme aimait tendrement sa mère ; ce divin sentiment avait jusqu’alors traversé, inaltérable et pur, toutes les phases de sa vie… souvent bien coupable…

Au bout de quelques minutes, Rodin se hasarda de dire à son maître en lui montrant la seconde lettre :

— On vient aussi d’apporter celle-ci de la part de M. Duplessis : c’est très-important… et très-pressé…

— Voyez ce que c’est, et répondez… je n’ai pas la tête à moi…

— Cette lettre est confidentielle… dit Rodin en la présentant à son maître… je ne puis l’ouvrir… ainsi que vous le voyez à la marque de l’enveloppe.

À l’aspect de cette marque, les traits du maître de Rodin prirent une indéfinissable expression de crainte et de respect ; d’une main tremblante, il rompit le cachet.

Ce billet contenait ces seuls mots :


Toute affaire cessante… sans perdre une minute… partez… et venez…

M. Duplessis vous remplacera ; il a les ordres.


— Grand Dieu ! s’écria cet homme avec désespoir. Partir sans revoir ma mère… Mais c’est affreux… c’est impossible… C’est la tuer peut-être… oui… ce serait un parricide…

En disant ces mots, ses yeux s’arrêtèrent par hasard sur l’énorme sphère, marquée de petites croix rouges…

À cette vue, une brusque révolution s’opéra en lui ; il sembla se repentir de la vivacité de ses regrets ; peu à peu sa figure, quoique toujours triste, redevint calme et grave…

Il donna la lettre fatale à son secrétaire, et lui dit en étouffant un soupir :

— À classer à son numéro d’ordre.

Rodin prit la lettre, y inscrivit un numéro, et la plaça dans un carton particulier.

Après un moment de silence, son maître reprit :

— Vous recevrez des ordres de M. Duplessis, vous travaillerez avec lui. Vous lui remettrez la note de l’affaire des médailles : il sait à qui l’adresser ; vous répondrez à Batavia, à Leipzig et à Charlestown dans le sens que j’ai dit. Empêcher à tout prix les filles du général Simon de quitter Leipzig ; hâter l’arrivée de Gabriel à Paris, et dans le cas peu probable où le prince Djalma viendrait à Paris, dire à M. Josué Van Dael que l’on compte sur son zèle et sur son obéissance pour l’y retenir.

Cet homme qui, au moment où sa mère mourante l’appelait en vain, pouvait conserver un tel sang-froid, rentra dans son appartement.

Rodin s’occupa des réponses qu’on venait de lui ordonner de faire et les transcrivit en chiffres.

Au bout de trois quarts d’heure, on entendit bruire les grelots des chevaux de poste.

Le vieux serviteur rentra après avoir discrètement frappé.

— La voiture est attelée, dit-il.

Rodin fit un signe de tête, le domestique sortit.

Le secrétaire alla heurter à son tour à la porte de l’appartement de son maître.

Celui-ci sortit, toujours grave et froid, mais d’une pâleur effrayante ; il tenait une lettre à la main.

— Pour ma mère… dit-il à Rodin ; vous enverrez un courrier à l’instant…

— À l’instant… répondit le secrétaire.

— Que les trois lettres pour Leipzig, Batavia et Charlestown partent aujourd’hui même par la voie accoutumée ; c’est de la dernière importance, vous le savez.

Tels furent les derniers mots de cet homme…

Exécutant avec une obéissance impitoyable des ordres impitoyables, il partait en effet sans tenter de revoir sa mère.

Son secrétaire l’accompagna respectueusement jusqu’à sa voiture.

— Quelle route…, monsieur ? demanda le postillon en se retournant sur sa selle.

— Route d’Italie !… répondit le maître de Rodin, sans pouvoir retenir un soupir si déchirant, qu’il ressemblait à un sanglot.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Lorsque la voiture fut partie au galop des chevaux, Rodin salua profondément, puis il rentra dans la grande pièce froide et nue.

L’attitude, la physionomie, la démarche de ce personnage changèrent subitement.

Il paraissait grandi, ce n’était plus un automate qu’une humble obéissance faisait machinalement agir ; ses traits, jusqu’alors impassibles, son regard, jusqu’alors continuellement voilé, s’animèrent tout à coup et révélèrent une astuce diabolique ; son sourire sardonique contracta ses lèvres minces et blafardes, une satisfaction sinistre dérida ce visage cadavéreux.

À son tour, il s’arrêta devant l’énorme sphère.

À son tour il la contempla silencieusement comme l’avait contemplée son maître…

Puis, se courbant sur ce globe, l’enlaçant pour ainsi dire dans ses bras… après l’avoir quelques instants couvé de son œil de reptile, il traîna sur la surface polie de la mappemonde ses doigts noueux, frappa tour à tour de son ongle plat et sale trois des endroits où l’on voyait des petites croix rouges…

À mesure qu’il désignait ainsi une de ces villes situées dans des contrées si diverses, il la nommait tout haut avec un ricanement sinistre :

Leipzig

Charlestown

Batavia

Puis il ajouta :

— Dans chacune de ces trois villes, si éloignées les unes des autres, il existe des personnes qui ne se doutent guère que d’ici, de cette petite rue obscure, du fond de cette chambre, on a les yeux ouverts sur elles… que l’on suit tous leurs mouvements… que l’on sait toutes leurs actions… et que d’ici vont partir de nouvelles instructions qui les regardent et qui seront inexorablement exécutées… car il s’agit d’un intérêt qui peut avoir une puissante action sur l’Europe… sur le monde… Mais heureusement, nous avons des amis à Leipzig, à Charlestown et à Batavia.

Ce petit homme vieux, sordide, mal vêtu, au masque livide et mort, qui venait pour ainsi dire de ramper sur ce globe, semblait bien plus effrayant encore que ne l’avait été son maître… lorsque celui-ci, debout et hautain, avait impérieusement jeté sa main sur ce monde, qu’il semblait vouloir dominer à force d’orgueil et d’audace.

Le premier ressemblait à l’aigle qui plane au-dessus de sa proie… l’autre au reptile qui enserre sa victime de ses plis inextricables…

Au bout de quelques instants, Rodin s’approcha de son bureau en se frottant vivement les mains, et écrivit la lettre suivante, à l’aide d’un chiffre particulier, inconnu de son maître.


Paris, 9 heures 3/4 du matin.


« Il est parti… mais il a hésité !

« Quand il a reçu l’ordre, sa mère mourante l’appelait auprès d’elle ; il pouvait peut-être, lui disait-on, la sauver par sa présence… Aussi s’est-il écrié : Ne pas me rendre auprès de ma mère… ce serait un parricide !

« Pourtantil est parti !… mais il a hésité.

« Je le surveille toujours

« Ces lignes arriveront à Rome en même temps que lui


« P.-S. Dites au cardinal-prince qu’il peut compter sur moi, mais qu’à son tour il me serve activement. »

Après avoir plié et cacheté cette lettre, Rodin la mit dans sa poche.

Dix heures sonnèrent.

C’était l’heure du déjeuner de M. Rodin.

Il rangea et serra ses papiers dans un tiroir dont il emporta la clef, brossa du coude son vieux chapeau graisseux, prit à la main un parapluie tout rapiécé, et sortit[1].

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que ces deux hommes, du fond de cette retraite obscure, ourdissaient cette trame où devaient être enveloppés les sept descendants d’une famille autrefois proscrite… un défenseur étrange, mystérieux, songeait à protéger cette famille, qui était aussi la sienne.




XVII


Épilogue. — Le juif errant.


Le site est agreste et sauvage…

C’est une haute colline couverte d’énormes blocs de grès au milieu desquels pointent çà et là des bouleaux et des chênes au feuillage déjà jauni par l’automne ; ces grands arbres se dessinent sur la lueur rouge que le soleil a laissée au couchant ; on dirait la réverbération d’un incendie.

De cette hauteur, l’œil plonge dans une vallée profonde, ombreuse, fertile, à demi voilée d’une légère vapeur par la brume du soir… Les grasses prairies, les massifs d’arbres touffus, les champs dépouillés de leurs épis mûrs, se confondent dans une teinte sombre, uniforme, qui contraste avec la limpidité bleuâtre du ciel.

Des clochers de pierre grise ou d’ardoise élancent çà et là leurs flèches aiguës du fond de cette vallée… car plusieurs villages y sont épars, bordant une longue route qui va du nord au couchant.

C’est l’heure du repos, c’est l’heure où d’ordinaire la vitre de chaque chaumière s’illumine au joyeux pétillement du foyer rustique, et scintille au loin à travers l’ombre et la feuillée, pendant que des tourbillons de fumée, sortant des cheminées, s’élèvent lentement vers le ciel.

Et pourtant, chose étrange, on dirait que dans ce pays tous les foyers sont éteints ou déserts.

Chose plus étrange, plus sinistre encore, tous les clochers sonnent le funèbre glas des morts…

L’activité, le mouvement, la vie, semblaient concentrés dans ce branle lugubre qui retentit au loin.

Mais voilà que, dans ces villages, naguère obscurs, des lumières commencent à poindre…

Ces clartés ne sont pas produites par le vif et joyeux pétillement du foyer rustique… Elles sont rougeâtres comme ces feux de pâtre, aperçus le soir à travers le brouillard…

Et puis ces lumières ne restent pas immobiles. Elles marchent lentement vers le cimetière de chaque église.

Alors le glas des morts redouble ; l’air frémit sous les coups précipités des cloches ; et, à de rares intervalles, des chants mortuaires arrivent, affaiblis, jusqu’au faîte de la colline.

Pourquoi tant de funérailles ?

Quelle est donc cette vallée de désolation… où les chants paisibles qui succèdent au dur travail quotidien… sont remplacés par des chants de mort ?… où le repos du soir est remplacé par le repos éternel ?

Quelle est cette vallée de désolation dont chaque village pleure tant de morts à la fois, et les enterre à la même heure, la même nuit ?

Hélas ! c’est que la mortalité est si prompte, si nombreuse, si effrayante, que c’est à peine si l’on suffit à enterrer les morts… Pendant le jour, un rude et impérieux labeur attache les survivants à la terre, et le soir seulement, au retour des champs, ils peuvent, brisés de fatigue, creuser ces autres sillons où leurs frères vont reposer, pressés comme les grains de blé dans le semis.

Et cette vallée n’a pas, seule, vu tant de désolation.

Pendant des années maudites, bien des villages, bien des bourgs, bien des villes, bien des contrées immenses ont vu comme cette vallée leurs foyers éteints et déserts !

Ont vu, comme cette vallée, le deuil remplacer la joie… le glas des morts remplacer le bruit des fêtes…

Ont, comme cette vallée, beaucoup pleuré de morts le même jour, et les ont enterrés la nuit à la sinistre lueur des torches…

Car pendant ces années maudites, un terrible voyageur a lentement parcouru la terre d’un pôle à l’autre… du fond de l’Inde et de l’Asie… aux glaces de la Sibérie… des glaces de la Sibérie jusqu’aux grèves de l’Océan français.

Ce voyageur, mystérieux comme la mort, lent comme l’éternité, implacable comme le destin, terrible comme la main de Dieu… c’était…

Le Choléra !…


. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Le bruit des cloches et des chants funèbres montait toujours des profondeurs de la vallée au sommet de la colline comme une grande voix plaintive…

La lueur des torches funéraires s’apercevait toujours au loin, à travers la brume du soir…

Le crépuscule durait encore. Heure étrange, qui donne aux formes les plus arrêtées une apparence vague, insaisissable, fantastique…

Mais le sol pierreux et sonore de la montagne a résonné sous un pas lent, égal et ferme… À travers les grands troncs noirs des arbres… un homme a passé.

Sa taille était haute ; il tenait sa tête baissée sur sa poitrine ; sa figure était noble, douce et triste… Ses sourcils, unis entre eux, s’étendaient d’une tempe à l’autre et semblaient rayer son front d’une marque sinistre…

Cet homme ne semblait pas entendre les tintements lointains de tant de cloches funèbres… et pourtant, deux jours auparavant, le calme, le bonheur, la santé, la joie régnaient dans ces villages, qu’il avait lentement traversés, et qu’il laissait alors derrière lui mornes et désolés.

Mais ce voyageur continuait sa route absorbé dans ses pensées.

« Le 13 février approche, pensait-il ; ils approchent… ces jours où les descendants de ma sœur bien-aimée, ces derniers rejetons de notre race, doivent être réunis à Paris…

« Hélas ! pour la troisième fois il y a cent cinquante ans, la persécution l’a disséminée par toute la terre, cette famille qu’avec tendresse j’ai suivie d’âge en âge, pendant dix-huit siècles… au milieu de ses migrations, de ses exils, de ses changements de religion, de fortune et de nom !

« Oh ! pour cette famille, issue de ma sœur, à moi, pauvre artisan[2], que de grandeurs, que d’abaissements, que d’obscurité, que d’éclat, que de misères, que de gloire !

« De combien de crimes elle s’est souillée… de combien de vertus elle s’est honorée !

« L’histoire de cette seule famille… c’est l’histoire de l’humanité tout entière !

« Passant à travers tant de générations, par les veines du pauvre et du riche, du souverain et du bandit, du sage et du fou, du lâche et du brave, du saint et de l’athée, le sang de ma sœur s’est perpétué jusqu’à cette heure.

« De cette famille… que reste-t-il aujourd’hui ?

« Sept rejetons :

« Deux orphelines, filles d’une mère proscrite, et d’un père proscrit ;

« Un prince détrôné ;

« Un pauvre prêtre missionnaire ;

« Un homme de condition moyenne ;

« Une jeune fille de grand nom et de grande fortune ;

« Un artisan.

« À eux tous, ils résument les vertus, le courage, les dégradations, les splendeurs, les misères de notre race !…

« La Sibérie… l’Inde… l’Amérique… la France… voilà où le sort les a jetés !

« L’instinct m’avertit, lorsqu’un des miens est en péril :… alors, du Nord au Midi… de l’Orient à l’Occident, je vais à eux… je vais à eux ; hier sous les glaces du pôle, aujourd’hui sous une zone tempérée… demain sous le feu des tropiques ; mais souvent, hélas, au moment où ma présence pourrait les sauver, la main invisible me pousse, le tourbillon m’emporte, et…

« — Marche !… marche !…

« — Qu’au moins je finisse ma tâche !…

« — Marche !…

« — Une heure seulement !… une heure de repos !…

« — Marche !…

« — Hélas ! je laisse ceux que j’aime au bord de l’abîme !…

« — Marche !… marche !

« Tel est mon châtiment… S’il est grand… mon crime a été plus grand encore !…

« Artisan voué aux privations, à la misère… le malheur m’avait rendu méchant…

« Oh ! maudit… maudit soit le jour où, pendant que je travaillais, sombre, haineux, désespéré, parce que, malgré mon labeur acharné, les miens manquaient de tout… le Christ a passé devant ma porte !

« Poursuivi d’injures, accablé de coups, portant à grand’peine sa lourde croix, il m’a demandé de se reposer un moment sur mon banc de pierre… Son front ruisselait, ses pieds saignaient, la fatigue le brisait… et avec une douceur navrante, il me disait :

« — Je souffre !…

« — Et moi aussi, je souffre… lui ai-je répondu en le repoussant avec colère, avec dureté ; je souffre, mais personne ne me vient en aide… Les impitoyables… font les impitoyables !… Marche !… marche !

« Alors, lui, poussant un soupir douloureux, m’a dit :

« — Et toi, tu marcheras sans cesse jusqu’à la rédemption, ainsi le veut le Seigneur qui est au cieux.

« Et mon châtiment a commencé…

« Trop tard, j’ai ouvert les yeux à la lumière… trop tard j’ai connu le repentir, trop tard j’ai connu la charité, trop tard enfin j’ai compris ces paroles divines de celui que j’ai outragé, ces paroles qui devraient être la loi de l’humanité tout entière :


aimez-vous les uns les autres


« En vain, depuis des siècles, pour mériter mon pardon, puisant ma force et mon éloquence dans ces mots célestes, j’ai rempli de commisération et d’amour bien des cœurs remplis de courroux et d’envie ; en vain j’ai enflammé bien des âmes de la sainte horreur de l’oppression et de l’injustice.

« Le jour de la clémence n’est pas encore venu !…

« Et, ainsi que le premier homme a par sa chute voué sa postérité au malheur, on dirait que moi, artisan, j’ai voué les artisans à d’éternelles douleurs, et qu’ils expient mon crime ; car eux seuls, depuis dix-huit siècles, n’ont pas encore été affranchis.

Depuis dix-huit siècles, les puissants et les heureux disent à ce peuple de travailleurs… ce que j’ai dit au Christ implorant et souffrant :

« — Marche… marche

« Et ce peuple, comme lui brisé de fatigue, comme lui portant une lourde croix… dit comme lui avec une tristesse amère :

« — Oh ! par pitié… quelques instants de trêve… nous sommes épuisés…

« — Marche !

« — Mais si nous mourons à la peine, que deviendront et nos petits-enfants, et nos vieilles mères ?

« — Marche… marche !

« Et depuis des siècles, eux et moi nous marchons et nous souffrons, sans qu’une voix charitable nous ait dit assez !

« Hélas… tel est mon châtiment, il est immense… il est double…

« Je souffre au nom de l’humanité en voyant des populations misérables, vouées sans relâche à d’ingrats et rudes travaux.

« Je souffre au nom de la famille, en ne pouvant, moi pauvre et errant, venir toujours en aide aux miens, à ces descendants d’une sœur chérie.

« Mais quand la douleur est au-dessus de mes forces… quand je pressens pour les miens un danger dont je ne peux les sauver, alors traversant les mondes, ma pensée va trouver cette femme, comme moi maudite… cette fille de reine[3] qui, comme moi fils d’artisan, marche… marche, et marchera jusqu’au jour de sa rédemption…

« Une seule fois par siècle, ainsi que deux planètes se rapprochent dans leur révolution séculaire… je puis rencontrer cette femme… pendant la fatale semaine de la Passion.

« Et après cette entrevue remplie de souvenirs terribles et de douleurs immenses, astres errants de l’éternité, nous poursuivons notre course infinie.

« Et cette femme, la seule qui, comme moi sur la terre, assiste à la fin de chaque siècle, en disant : Encore ! cette femme, d’un bout du monde à l’autre, répond à ma pensée…

« Elle qui seule au monde partage mon terrible sort, a voulu partager l’unique intérêt qui m’ait consolé à travers les siècles… Ces descendants de ma sœur chérie, elle les aime aussi… elle les protège aussi. Pour eux aussi, de l’Orient à l’Occident, du Nord au Midi… elle va… elle arrive.

« Mais, hélas ! la main invisible la pousse aussi… le tourbillon l’emporte aussi. Et :

« — Marche !…

« — Qu’au moins je finisse ma tâche, dit-elle aussi.

« — Marche !…

« — Une heure… rien qu’une heure de repos !

« — Marche !…

« — Je laisse ceux que j’aime au fond de l’abîme.

« — Marche !… Marche ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant que cet homme allait ainsi sur la montagne, absorbé dans ses pensées, la brise du soir jusqu’alors légère avait augmenté, le vent devenait de plus en plus violent, déjà l’éclair sillonnait la nue… déjà de sourds et longs sifflements annonçaient l’approche d’un orage.

Tout à coup, cet homme maudit, qui ne peut plus ni pleurer ni sourire… tressaillit.

Aucune douleur physique ne pouvait l’atteindre… et pourtant il porta vivement la main à son cœur comme s’il eût éprouvé un contre-coup cruel…

— Oh ! s’écria-t-il, je le sens… À cette heure… plusieurs des miens… les descendants de ma sœur bien-aimée souffrent et courent de grands périls… les uns au fond de l’Inde… d’autres en Amérique… d’autres ici, en Allemagne… la lutte recommence, de détestables passions se sont ranimées… Ô toi qui m’entends, toi comme moi errante et maudite, Hérodiade, aide-moi à les protéger… Que ma prière t’arrive au milieu des solitudes de l’Amérique où tu es à cette heure… Puissions-nous arriver à temps !

Alors il se passa une chose extraordinaire.

La nuit était venue.

Cet homme fit un mouvement pour retourner précipitamment sur ses pas… mais une force invisible l’en empêcha et le poussa en sens contraire…

À ce moment la tempête éclata dans toute sa sombre majesté.

Un de ces tourbillons qui déracinent les arbres… qui ébranlent les rochers, passa sur la montagne rapide et tonnant comme la foudre.

Au milieu des mugissements de l’ouragan, à la lueur des éclairs, on vit alors, sur les flancs de la montagne, l’homme au front marqué de noir descendre à grands pas à travers les rochers et les arbres courbés sous les efforts de la tempête.

La marche de cet homme n’était plus lente, ferme et calme… mais péniblement saccadée, comme celle d’un être qu’une puissance irrésistible entraînerait malgré lui… ou qu’un effrayant ouragan emporterait dans son tourbillon.

En vain cet homme étendait vers le ciel des mains suppliantes. Il disparut bientôt au milieu des ombres de la nuit et du fracas de la tempête.



  1. Après avoir cité les excellentes et courageuses Lettres de M. Libri, et le curieux ouvrage édité par M. Paulin, il est de notre devoir de mentionner aussi tant de hardis et consciencieux travaux sur la compagnie de Jésus, récemment publiés par MM. Dupin l’aîné, Michelet, Ed. Quinet, Génin, le comte de Saint-Priest : œuvres de haute et impartiale intelligence, où se trouvent si admirablement dévoilées et châtiées les funestes théories de cet ordre. Nous nous estimerons heureux d’avoir pu apporter notre pierre à la digue puissante et, espérons-le, durable, que ces généreux cœurs, que ces nobles esprits, ont élevée contre un flot impur et toujours menaçant.
  2. On sait que, selon la légende, le Juif errant était un pauvre cordonnier de Jérusalem. Le Christ, portant sa croix, passa devant la maison de l’artisan et lui demanda de se reposer un instant sur un banc de pierre situé près de la porte. — Marche… marche… lui dit durement le juif en le repoussant. — C’est toi qui marcheras jusqu’à la fin des siècles, lui répondit le Christ d’un ton sévère et triste. Voir, pour plus de détails, l’éloquente et savante notice de M. Charles Magnin, placée en tête de la magnifique épopée d’Ahasverus par M. Ed. Quinet).
  3. Selon une légende très-peu connue, que nous devons à la précieuse bienveillance de M. Maury, le savant sous-bibliothécaire de l’Institut, Hérodiade fut condamnée à errer jusqu’au jugement dernier pour avoir demandé la mort de saint Jean-Baptiste.