Le Juif errant (Eugène Sue)/Partie I/4

Méline, Cans et compagnie (1-2p. 57-78).
Chapitre V  ►
Première partie : L’Auberge du Faucon blanc


IV


Morok et Dagobert


Goliath ne s’était pas trompé… Dagobert savonnait, avec le sérieux imperturbable qu’il mettait à toutes choses.

Si l’on songe aux habitudes du soldat en campagne, on ne s’étonnerait pas de cette apparente excentricité ; d’ailleurs Dagobert ne pensait qu’à économiser la petite bourse des orphelines et à leur épargner tout soin, toute peine ; aussi le soir, après chaque étape, se livrait-il à une foule d’occupations féminines. Du reste, il n’en était pas à son apprentissage : bien des fois, durant ses campagnes, il avait très-industrieusement réparé le dommage et le désordre qu’une journée de bataille apporte toujours dans les vêtements d’un soldat, car ce n’est pas tout que de recevoir des coups de sabre, il faut encore raccommoder son uniforme, puisque, en entamant la peau, la lame fait aussi à l’habit une entaille incongrue.

Aussi, le soir ou le lendemain d’un rude combat, voit-on les meilleurs soldats (toujours distingués par leur belle tenue militaire) tirer de leur sac ou de leur porte-manteau une petite trousse garnie d’aiguilles, de fil, de ciseaux, de boutons et autres merceries, afin de se livrer à toutes sortes de raccommodages et de reprises perdues, dont la plus soigneuse ménagère serait jalouse.

On ne saurait trouver une transition meilleure, pour expliquer le surnom de Dagobert donné à François Baudoin (conducteur des deux orphelines), lorsqu’il était cité comme l’un des plus beaux et des plus braves grenadiers de la garde impériale.

On s’était rudement battu tout le jour, sans avantage décisif… Le soir, la compagnie dont notre homme faisait partie avait été envoyée en grand’garde pour occuper les ruines d’un village abandonné ; les vedettes posées, une moitié des cavaliers resta à cheval, et l’autre put prendre quelque repos en mettant ses chevaux au piquet. Notre homme avait vaillamment chargé sans être blessé cette fois, car il ne comptait que pour mémoire une profonde égratignure qu’un kaiserlitz lui avait faite à la cuisse, d’un coup de baïonnette maladroitement porté de bas en haut.

— Brigand ! ma culotte neuve !… s’était écrié le grenadier, en voyant bâiller sur sa cuisse une énorme déchirure, qu’il vengea en ripostant d’un coup de latte savamment porté de haut en bas, et qui transperça l’Autrichien.

Si notre homme se montrait d’une stoïque indifférence au sujet de ce léger accroc fait à sa peau, il n’en était pas de même pour l’accroc fait à sa culotte de grande tenue.

Il entreprit donc le soir même, au bivouac, de remédier à cet accident : tirant de sa poche sa trousse, y choisissant son meilleur fil, sa meilleure aiguille, armant son doigt de son dé, il se met en devoir de faire le tailleur à la lueur du feu du bivouac, après avoir préalablement ôté ses grandes bottes à l’écuyère, puis, il faut bien l’avouer, sa culotte, et l’avoir retournée, afin de travailler sur l’envers pour que la reprise fût mieux dissimulée.

Ce déshabillement partiel péchait quelque peu contre la discipline ; mais le capitaine qui faisait sa ronde ne put s’empêcher de rire à la vue du vieux soldat qui, gravement assis sur ses talons, son bonnet à poil sur la tête, son grand uniforme sur le dos, ses bottes à côté de lui, sa culotte sur ses genoux, cousait et recousait avec le sang-froid d’un tailleur installé sur son établi.

Tout à coup une mousquetade retentit, et les vedettes se replièrent sur le détachement, en criant : Aux armes !

— À cheval ! s’écrie le capitaine d’une voix de tonnerre.

En un instant les cavaliers sont en selle, le malencontreux faiseur de reprises était guide du premier rang ; n’ayant pas le temps de retourner sa culotte à l’endroit, hélas ! il la passe, tant bien que mal, à l’envers, et sans prendre le temps de mettre ses bottes il saute à cheval.

Un parti de Cosaques, profitant du voisinage d’un bois, avait tenté de surprendre le détachement ; la mêlée fut sanglante, notre homme écumait de colère, il tenait beaucoup à ses effets, et la journée lui était fatale : sa culotte déchirée, ses bottes perdues ! aussi ne sabra-t-il jamais avec plus d’acharnement ; un clair de lune superbe éclairait l’action ; la compagnie put admirer la brillante valeur du grenadier qui tua deux Cosaques et fit de sa main un officier prisonnier.

Après cette escarmouche, dans laquelle le détachement conserva sa position, le capitaine mit ses hommes en bataille pour les complimenter, et ordonna au faiseur de reprises de sortir des rangs, voulant le féliciter publiquement de sa belle conduite. Notre homme se fût passé de cette ovation, mais il fallut obéir.

Que l’on juge de la surprise du capitaine et de ses cavaliers, lorsqu’ils virent cette grande et sévère figure s’avancer au pas de son cheval, en appuyant ses pieds nus sur ses étriers et pressant sa monture entre ses jambes également nues.

Le capitaine stupéfait s’approcha, et se rappelant l’occupation de son soldat au moment où l’on avait crié : Aux armes ! il comprit tout.

— Ah ! ah ! vieux lapin ! lui dit-il, tu fais comme le roi Dagobert, toi ? tu mets ta culotte à l’envers !…

Malgré la discipline, des éclats de rire mal contenus accueillirent ce lazzi du capitaine. Mais notre homme, droit sur sa selle, le pouce gauche sur le bouton de ses rênes parfaitement ajustées, la poignée de son sabre appuyée à sa cuisse droite, garda son imperturbable sang-froid, fit demi-tour, et regagna son rang sans sourciller, après avoir reçu les félicitations de son capitaine. De ce jour, François Baudoin reçut et garda le surnom de Dagobert.

Dagobert était donc sous le porche de l’auberge, occupé à savonner, au grand ébahissement de quelques buveurs de bière, qui, de la grande salle commune où ils s’assemblaient, le contemplaient d’un œil curieux.

De fait, c’était un spectacle assez bizarre.

Dagobert avait mis bas sa houppelande grise et relevé les manches de sa chemise ; d’une main vigoureuse il frottait, à grand renfort de savon, un petit mouchoir mouillé, étendu sur une planche, dont l’extrémité inférieure plongeait inclinée dans un baquet rempli d’eau ; sur son bras droit, tatoué d’emblèmes guerriers rouges et bleus, on voyait des cicatrices profondes à y mettre le doigt.

Tout en fumant leur pipe et en vidant leur pot de bière, les Allemands pouvaient donc à bon droit s’étonner de la singulière occupation de ce grand vieillard à longues moustaches, au crâne chauve et à la figure rébarbative, car les traits de Dagobert reprenaient une expression dure et renfrognée lorsqu’il n’était plus en présence des petites filles.

L’attention soutenue dont il se voyait l’objet commençait à l’impatienter, car il trouvait fort simple de faire ce qu’il faisait.

À ce moment, le Prophète entra sous le porche ; avisant le soldat, il le regarda très-attentivement pendant quelques secondes ; puis s’approchant, il lui dit en français d’un ton assez narquois :

— Il paraît, camarade, que vous n’avez pas confiance dans les blanchisseuses de Mockern ?

Dagobert, sans discontinuer son savonnage, fronça les sourcils, tourna la tête à demi, jeta sur le Prophète un regard de travers et ne répondit rien.

Étonné de ce silence, Morok reprit :

— Je ne me trompe pas… vous êtes Français, mon brave ; ces mots que je vois tatoués sur vos bras le prouvent de reste ; et puis, à votre figure militaire, on devine que vous êtes un vieux soldat de l’empire. Aussi, je trouve que pour un héros… vous finissez un peu en quenouille.

Dagobert resta muet, mais il mordilla sa moustache du bout des dents, et imprima au morceau de savon dont il frottait le linge un mouvement de va-et-vient des plus précipités, pour ne pas dire des plus irrités ; car la figure et les paroles du dompteur de bêtes lui déplaisaient plus qu’il ne voulait le laisser paraître. Loin de se rebuter, le Prophète continua :

— Je suis sûr, mon brave, que nous n’êtes ni sourd ni muet ; pourquoi donc ne voulez-vous pas me répondre ?

Dagobert, perdant patience, retourna brusquement la tête, regarda Morok entre les deux yeux et lui dit d’une voix brutale :

— Je ne vous connais pas ; je ne veux pas vous connaître : donnez-moi la paix…

Et il se remit à sa besogne.

— Mais on fait connaissance… en buvant un verre de vin du Rhin, nous parlerons de nos campagnes… car j’ai aussi vu la guerre, moi… je vous en avertis : cela vous rendra peut-être plus poli…

Les veines du front chauve de Dagobert se gonflaient fortement ; il trouvait dans le regard et dans l’accent de son interlocuteur obstiné quelque chose de sournoisement provocant ; pourtant il se contint.

— Je vous demande pourquoi vous ne voudriez pas boire un verre de vin avec moi ;… nous causerions de la France… J’y suis longtemps resté ; c’est un beau pays. Aussi, quand je rencontre des Français quelque part, je suis flatté… surtout lorsqu’ils manient le savon aussi bien que vous ; si j’avais une ménagère… je l’enverrais à votre école.

Le sarcasme ne se dissimulait plus ; l’audace et la bravade se lisaient dans l’insolent regard du Prophète. Pensant qu’avec un pareil adversaire, la querelle pouvait devenir sérieuse, Dagobert, voulant à tout prix l’éviter, emporta son baquet dans ses bras et alla s’établir à l’autre bout du porche, espérant ainsi mettre un terme à une scène qui éprouvait sa patience.

Un éclair de joie brilla dans les yeux fauves du dompteur de bêtes. Le cercle blanc qui entourait sa prunelle sembla se dilater ; il plongea deux ou trois fois ses doigts crochus dans sa barbe jaunâtre, en signe de satisfaction ; puis il se rapprocha lentement du soldat, accompagné de quelques curieux sortis de la grande salle.

Malgré son flegme, Dagobert, stupéfait et outré de l’impudente obsession du Prophète, eut d’abord la pensée de lui casser sur la tête sa planche à savonner ; mais, songeant aux orphelines, il se résigna.

Croisant ses bras sur sa poitrine, Morok lui dit d’une voix sèche et insolente :

— Décidément, vous n’êtes pas poli… l’homme au savon !

Puis, se tournant vers les spectateurs, il continua en allemand :

— Je dis à ce Français à longues moustaches qu’il n’est pas poli… Nous allons voir ce qu’il va répondre ; il faudra peut-être lui donner une leçon ; me préserve le ciel d’être querelleur ! ajouta-t-il avec componction, mais le Seigneur m’a éclairé, je suis son œuvre, et, par respect pour lui, je dois faire respecter son œuvre…

Cette péroraison mystique et effrontée fut fort goûtée des curieux : la réputation du Prophète était venue jusqu’à Mockern ; ils comptaient sur une représentation le lendemain, et ce prélude les amusait beaucoup.

En entendant la provocation de son adversaire, Dagobert ne put s’empêcher de lui dire en allemand :

— Je comprends l’allemand… parlez en allemand, on entendra…

De nouveaux spectateurs arrivèrent et se joignirent aux premiers ; l’aventure devenait piquante, on fit cercle autour des deux interlocuteurs.

Le Prophète reprit en allemand :

— Je disais que vous n’étiez pas poli, et je dirai maintenant que vous êtes impudemment grossier ; que répondrez-vous à cela ?

— Rien…, dit froidement Dagobert en passant au savonnage d’une autre pièce de linge.

— Rien, reprit Morok, c’est peu de chose ; je serai moins bref, moi, et je vous dirai que lorsqu’un honnête homme offre poliment un verre de vin à un étranger, cet étranger n’a pas le droit de répondre insolemment… et il mérite qu’on lui apprenne à vivre.

De grosses gouttes de sueur tombaient du front et des joues de Dagobert ; sa large impériale était incessamment agitée par un tressaillement nerveux, mais il se contenait ; prenant par les deux coins le mouchoir qu’il venait de tremper dans l’eau, il le secoua, le tordit pour en exprimer l’eau et se mit à fredonner entre ses dents ce vieux refrain de caserne :


 
De Tirlemont, taudion du diable,
Nous partirons demain matin,
Le sabre en main,
Disant adieu à… etc, etc.


(Nous supprimons la fin du couplet un peu trop librement accentuée.) Le silence auquel se condamnait Dagobert l’étouffait ; cette chanson le soulagea.

Morok, se tournant du côté des spectateurs, leur dit d’un air de contrainte hypocrite :

— Nous savions bien que les soldats de Napoléon étaient des païens qui mettaient leurs chevaux coucher dans les églises, qui offensaient le Seigneur cent fois par jour, et qui pour récompense ont été justement noyés et foudroyés à la Bérésina comme des Pharaons ; mais nous ignorions que le Seigneur, pour punir ces mécréants, leur avait ôté le courage, leur seule qualité !… Voilà un homme qui a insulté en moi une créature touchée de la grâce de Dieu, et il a l’air de ne pas comprendre que je veux qu’il me fasse des excuses… ou sinon…

— Ou sinon ? reprit Dagobert sans regarder le Prophète.

— Sinon, vous me ferez réparation… Je vous l’ai dit, j’ai vu aussi la guerre ; nous trouverons bien ici, quelque part, deux sabres, et demain matin, au point du jour, derrière un pan de mur, nous pourrons voir de quelle couleur nous avons le sang… si vous avez du sang dans les veines !…

Cette provocation commença d’effrayer un peu les spectateurs, qui ne s’attendaient pas à un dénouement si tragique.

— Vous battre ? voilà une belle idée ! s’écria l’un, pour vous faire coffrer tous deux… les lois sur le duel sont sévères.

— Surtout quand il s’agit de petites gens ou d’étrangers, reprit un autre. S’il vous surprenait les armes à la main, le bourgmestre vous mettrait provisoirement en cage, et vous en auriez pour deux ou trois mois de prison avant d’être jugés.

— Seriez-vous donc capables de nous aller dénoncer ? demanda Morok.

— Non, certes ! dirent les bourgeois. Arrangez-vous… c’est un conseil d’amis que nous vous donnons… Faites-en votre profit, si vous voulez…

— Que m’importe la prison, à moi ! s’écria le Prophète. Que je trouve seulement deux sabres… et on verra si demain matin je songe à ce que peut dire ou faire le bourgmestre !

— Qu’est-ce que vous feriez de deux sabres ? demanda flegmatiquement Dagobert au Prophète.

— Quand vous en aurez un à la main, et moi un autre, vous verrez… Le Seigneur ordonne de soigner son honneur !…

Dagobert haussa les épaules, fit un paquet de son linge dans son mouchoir, essuya le savon, l’enveloppa soigneusement dans un petit sac de toile cirée, puis, sifflant entre ses dents son air favori de Tirlemont, il fit un pas en avant.

Le Prophète fronça les sourcils ; il commençait à craindre que sa provocation ne fût vaine. Il fit deux pas à l’encontre de Dagobert, se plaça debout devant lui, comme pour lui barrer le passage ; puis, croisant ses bras sur sa poitrine, et le toisant avec la plus amère insolence, il lui dit :

— Ainsi, un ancien soldat de ce brigand de Napoléon n’est bon qu’à faire le métier d’une lavandière, et il refuse de se battre…

— Oui, il refuse de se battre…, répondit Dagobert d’une voix ferme, mais en devenant d’une pâleur effrayante.

Jamais, peut-être, le soldat n’avait donné aux orphelines confiées à ses soins une marque plus éclatante de tendresse et de dévouement. Pour un homme de sa trempe, se laisser ainsi impunément insulter, et refuser de se battre, le sacrifice était immense.

— Ainsi, vous êtes un lâche… vous avez peur… vous l’avouez…

À ces mots, Dagobert fit, si cela peut se dire, un soubresaut sur lui-même, comme si, au moment de s’élancer sur le Prophète, une pensée soudaine l’avait retenu…

En effet, il venait de penser aux deux jeunes filles et aux funestes entraves qu’un duel, heureux ou malheureux, pouvait mettre à leur voyage.

Mais ce mouvement de colère du soldat, quoique rapide, fut tellement significatif, l’expression de sa rude figure pâle et baignée de sueur fut si terrible, que le Prophète et les curieux reculèrent d’un pas.

Un profond silence régna pendant quelques secondes, et, par un revirement soudain, l’intérêt général fut acquis à Dagobert. L’un des spectateurs dit à ceux qui l’entouraient :

— Au fait, cet homme n’est pas un lâche…

— Non, certes.

— Il faut quelquefois plus de courage pour refuser de se battre que pour accepter…

— Après tout, le Prophète a eu tort de lui chercher une mauvaise querelle ; c’est un étranger…

— Et comme étranger, s’il se battait et qu’il fût pris, il en aurait pour un bon temps de prison…

— Et puis enfin…, ajouta un autre, il voyage avec deux jeunes filles. Est-ce que dans cette position-là il peut se battre pour une misère ? S’il était tué ou prisonnier, qu’est-ce qu’elles deviendraient, ces pauvres enfants ?…

Dagobert se tourna vers celui des spectateurs qui venait de prononcer ces mots. Il vit un gros homme à figure franche et naïve ; le soldat lui tendit la main et lui dit d’une voix émue :

— Merci, monsieur !

L’Allemand serra cordialement la main que Dagobert lui offrait.

— Monsieur, ajouta-t-il en tenant toujours dans ses mains les mains du soldat, faites une chose… acceptez un bol de punch avec nous ; nous forcerons bien ce diable de Prophète à convenir qu’il a été trop susceptible et à trinquer avec vous…

Jusqu’alors le dompteur de bêtes, désespéré de l’issue de cette scène, car il espérait que le soldat accepterait sa provocation, avait regardé avec un dédain farouche ceux qui abandonnaient son parti ; peu à peu ses traits s’adoucirent ; croyant utile à ses projets de cacher sa déconvenue, il fit un pas vers le soldat et lui dit d’assez bonne grâce :

— Allons, j’obéis à ces messieurs, j’avoue que j’ai eu tort, votre mauvais accueil m’avait blessé, je n’ai pas été maître de moi… je répète que j’ai eu tort…, ajouta-t-il avec un dépit concentré, le Seigneur commande de l’humilité… Je vous demande excuse…

Cette preuve de modération et de repentir fut vivement applaudie et appréciée par les spectateurs.

— Il vous demande pardon, vous n’avez rien à dire à cela, mon brave, reprit l’un d’eux en s’adressant à Dagobert ; allons trinquer ensemble, nous vous faisons cette offre de tout cœur, acceptez-la de même.

— Oui, acceptez, nous vous en prions, au nom de vos jolies petites filles, dit le gros homme afin de décider Dagobert.

Celui-ci, touché des avances cordiales des Allemands, leur répondit :

— Merci, messieurs… vous êtes de dignes gens. Mais quand on a accepté à boire, il faut offrir à boire à son tour…

— Eh bien ! nous acceptons… c’est entendu… chacun son tour… c’est trop juste… Nous payerons le premier bol et vous le second.

— Pauvreté n’est pas vice, reprit Dagobert. Aussi je vous dirai franchement que je n’ai pas le moyen de vous offrir à boire à mon tour : nous avons encore une longue route à faire, et je ne dois pas faire d’inutile dépense.

Le soldat dit ces mots avec une dignité si simple, mais si ferme, que les Allemands n’osèrent pas renouveler leur offre, comprenant qu’un homme du caractère de Dagobert ne pouvait l’accepter sans humiliation.

— Allons, tant pis, dit le gros homme. J’aurais bien aimé à trinquer avec vous. Bonsoir, mon brave soldat !… bonsoir… Il se fait tard, l’hôtelier du Faucon blanc va nous mettre à la porte.

— Bonsoir, messieurs, dit Dagobert en se dirigeant vers l’écurie pour donner à son cheval la seconde moitié de sa provende.

Morok s’approcha et lui dit d’une voix de plus en plus humble :

— J’ai avoué mes torts, je vous ai demandé excuse et pardon… Vous ne m’avez rien répondu… m’en voudriez-vous encore ?

— Si je te retrouve jamais… lorsque mes enfants n’auront plus besoin de moi, dit le vétéran d’une voix sourde et contenue, je te dirai deux mots, et ils ne seront pas longs.

Puis il tourna brusquement le dos au Prophète, qui sortit lentement de la cour.

L’auberge du Faucon blanc formait un parallélogramme. À l’une de ses extrémités s’élevait le bâtiment principal ; à l’autre, des communs où se trouvaient quelques chambres louées à bas prix aux voyageurs pauvres ; un passage voûté, pratiqué dans l’épaisseur de ce corps de logis, donnait sur la campagne ; enfin, de chaque côté de la cour s’étendaient des remises et des hangars surmontés de greniers et de mansardes.

Dagobert, entrant dans une des écuries, alla prendre sur un coffre une ration d’avoine préparée pour son cheval ; il la versa dans une vannette et l’agita en s’approchant de Jovial.

À son grand étonnement, son vieux compagnon ne répondit pas par un hennissement joyeux au bruissement de l’avoine sur l’osier ; inquiet, il appela Jovial d’une voix amie ; mais celui-ci, au lieu de tourner aussitôt vers son maître son œil intelligent et de frapper des pieds de devant avec impatience, resta immobile.

De plus en plus surpris, le soldat s’approcha.

À la lueur douteuse d’une lanterne d’écurie, il vit le pauvre animal dans une attitude qui annonçait l’épouvante, les jarrets à demi fléchis, la tête au vent, les oreilles couchées, les naseaux frissonnants ; il roidissait sa longe comme s’il eût voulu la rompre, afin de s’éloigner de la cloison où s’appuyaient sa mangeoire et le râtelier ; une sueur abondante et froide marbrait sa robe de tons bleuâtres, et au lieu de se détacher lisse et argenté sur le fond sombre de l’écurie, son poil était partout piqué, c’est-à-dire terne et hérissé ; enfin, de temps à autre, des tressaillements convulsifs agitaient son corps.

— Eh bien !… eh bien ! vieux Jovial…, dit le soldat en posant la vannette par terre afin de pouvoir caresser son cheval, tu es donc comme ton maître… tu as peur ? ajouta-t-il avec amertume, en songeant à l’offense qu’il avait dû supporter. Tu as peur… toi qui n’es pourtant pas poltron d’habitude…

Malgré les caresses et la voix de son maître, le cheval continua de donner des signes de terreur ; pourtant il roidit moins sa longe, approcha ses naseaux de la main de Dagobert avec hésitation et en flairant bruyamment comme s’il eût douté que ce fût lui.

— Tu ne me reconnais plus ! s’écria Dagobert, il se passe donc ici quelque chose d’extraordinaire ?

Et le soldat regarda autour de lui avec inquiétude.

L’écurie était spacieuse, sombre et à peine éclairée par la lanterne suspendue au plafond que tapissaient d’innombrables toiles d’araignées ; à l’autre extrémité, et séparés de Jovial de quelques places marquées par des barres, on voyait les trois vigoureux chevaux noirs du dompteur de bêtes… aussi tranquilles que Jovial était tremblant et effarouché.

Dagobert, frappé de ce singulier contraste, dont il devait bientôt avoir l’explication, caressa de nouveau son cheval, qui, peu à peu rassuré par la présence de son maître, lui lécha les mains, frotta sa tête contre lui, hennit doucement et lui donna enfin comme d’habitude mille témoignages d’affection.

— À la bonne heure… Voilà comme j’aime à te voir, mon vieux Jovial, dit Dagobert en ramassant la vannette et en versant son contenu dans la mangeoire. Allons, mange… bon appétit, nous avons une longue étape à faire demain. Et surtout n’aie plus de ces folles peurs à propos de rien… Si ton camarade Rabat-Joie était ici… cela te rassurerait… mais il est avec les enfants ; c’est leur gardien en mon absence… Voyons, mange donc… au lieu de me regarder.

Mais le cheval, après avoir remué son avoine du bout des lèvres comme pour obéir à son maître, n’y toucha plus et se mit à mordiller la manche de la houppelande de Dagobert.

— Ah ! mon pauvre Jovial… Tu as quelque chose ; toi qui manges ordinairement de si bon cœur… tu laisses ton avoine… C’est la première fois que cela lui arrive depuis notre départ, dit le soldat, sérieusement inquiet, car l’issue de son voyage dépendait en grande partie de la vigueur et de la santé de son cheval.

Un rugissement effroyable et tellement proche qu’il semblait sortir de l’écurie même, surprit si violemment Jovial, que, d’un coup il brisa sa longe, franchit la barre qui marquait sa place, courut à la porte ouverte et s’échappa dans la cour.

Dagobert ne put s’empêcher de tressaillir à ce grondement soudain, puissant, sauvage, qui lui expliqua la terreur de son cheval.

L’écurie voisine, occupée par la ménagerie ambulante du dompteur de bêtes, n’était séparée que par la cloison où s’appuyaient les mangeoires ; les trois chevaux du Prophète, habitués à ces hurlements, étaient restés parfaitement tranquilles.

— Bon, bon, dit le soldat rassuré, je comprends maintenant ;… sans doute, Jovial avait déjà entendu un rugissement pareil ; il sentait là les animaux de cet insolent coquin ; il n’en fallait pas plus pour l’effrayer, ajouta le soldat en ramassant soigneusement l’avoine dans la mangeoire ; une fois dans une autre écurie, et il doit y en avoir ici, il ne laissera pas son picotin, et nous pourrons nous mettre en route demain matin de bonne heure.

Le cheval effaré, après avoir couru et bondi dans la cour, revint à la voix du soldat, qui le prit facilement par son licou ; un palefrenier, à qui Dagobert demanda s’il n’y avait pas une autre écurie vacante, lui en indiqua une qui ne pouvait contenir qu’un seul cheval ; Jovial y fut convenablement établi.

Une fois délivré de son farouche voisinage, le cheval redevint tranquille, s’égaya même beaucoup aux dépens de la houppelande de Dagobert qui, grâce à cette belle humeur, aurait pu, le soir même, exercer son talent de tailleur ; mais il ne songea qu’à admirer la prestesse avec laquelle Jovial dévorait sa provende.

Complètement rassuré, le soldat ferma la porte de l’écurie, se dépêcha d’aller souper, afin de rejoindre ensuite les orphelines, qu’il se reprochait de laisser seules depuis si longtemps.