Le Juif errant (Eugène Sue)/Épilogue/Texte entier

Méline, Cans et compagnie, 1844 (10, pp. 289-316)
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ÉPILOGUE.






XX


Quatre ans après.


Quatre années s’étaient écoulées depuis les événements précédents.

Gabriel de Rennepont écrivait la lettre suivante à M. l’abbé Joseph Charpentier, curé desservant de la paroisse de Saint-Aubin, pauvre village de Sologne.


Métairie des Vives-Eaux, 2 juin 1836.


« Voulant hier vous écrire, mon bon Joseph, je m’étais assis devant cette vieille petite table noire que vous connaissez ; la fenêtre de ma chambre donne, vous le savez, sur la cour de notre métairie ; je puis, de ma table, en écrivant, voir tout ce qui se passe dans cette cour.

« Voici de bien graves préliminaires, mon ami ; vous souriez ; j’arrive au fait.

« Je venais donc de m’asseoir devant ma table, lorsque, regardant au hasard par ma fenêtre ouverte, voilà ce que je vis ; vous qui dessinez si bien, mon bon Joseph, vous eussiez, j’en suis sûr, reproduit cette scène avec un charme touchant.

« Le soleil était à son déclin, le ciel d’une grande sérénité, l’air printanier, tiède et tout embaumé par la haie d’aubépine fleurie qui, du côté du petit ruisseau, sert de clôture à notre cour ; au-dessous du gros poirier qui touche au mur de la grange, était assis sur le banc de pierre mon père adoptif, Dagobert, ce brave et loyal soldat que vous aimez tant ; il paraissait pensif ; son front blanchi était baissé sur sa poitrine, et, d’une main distraite, il caressait le vieux Rabat-Joie, qui appuyait sa tête intelligente sur les genoux de son maître ; à côté de Dagobert était sa femme, ma bonne mère adoptive, occupée d’un travail de couture, et, auprès d’eux, sur un escabeau, Angèle, la femme d’Agricol, allaitant son dernier-né, tandis que la douce Mayeux, tenant l’aîné assis sur ses genoux, lui apprenait à épeler ses lettres dans un alphabet.

« Agricol venait de rentrer des champs, il commençait de dételer ses bœufs du joug, lorsque, frappé sans doute comme moi de ce tableau, il resta un instant immobile à le regarder, la main toujours appuyée au joug sous lequel ployait, puissant et soumis, le large front de ses deux grands bœufs noirs.

« Je ne puis vous exprimer, mon ami, le calme enchanteur de ce tableau, éclairé par les derniers rayons du soleil, brisés çà et là dans le feuillage.

« Que de types divers et touchants ! La figure vénérable du soldat… la physionomie si bonne et si tendre de ma mère adoptive, le frais et charmant visage d’Angèle souriant à son petit enfant, la douce mélancolie de la Mayeux, appuyant de temps à autre ses lèvres sur la tête blonde et rieuse du fils aîné d’Agricol, et enfin lui-même Agricol, d’une beauté si mâle, où semble se refléter cette âme loyale et valeureuse…

« Ô mon ami ! en contemplant cette réunion d’êtres si bons, si dévoués, si nobles, si aimants et si chers les uns aux autres, retirés dans l’isolement d’une petite métairie de notre pauvre Sologne, mon cœur s’est élevé vers Dieu avec un sentiment de reconnaissance ineffable ; cette paix de la famille, cette soirée si pure, ce parfum des fleurs sauvages et des bois que la brise apportait, ce profond silence seulement troublé par le bruissement de la petite chute d’eau qui avoisine la métairie, tout cela me faisait monter au cœur de ces bouffées de vague et suave attendrissement que l’on ressent et que l’on n’exprime pas. Vous le savez, mon ami… vous qui, dans vos promenades solitaires, au milieu de vos immenses plaines de bruyères roses entourées de grands bois de sapins, sentez si souvent vos yeux devenir humides, sans pouvoir vous expliquer cette émotion mélancolique et douce ; émotion que j’éprouvai aussi tant de fois, durant d’admirables nuits passées dans les profondes solitudes de l’Amérique.

« Mais, hélas ! un incident pénible vint troubler la sérénité de ce tableau.

« J’entends tout à coup la femme de Dagobert s’écrier : « Mon ami, tu pleures ! »

« À ces mots, Agricol, Angèle, la Mayeux, se levèrent et entourèrent spontanément le soldat ; l’inquiétude était peinte sur tous les visages !… alors lui, ayant brusquement relevé la tête, on put voir, en effet, deux larmes qui coulaient de ses joues sur sa moustache blanche…

« — Ce n’est rien… mes enfants, dit-il d’une voix émue, ce n’est rien ;… mais c’est aujourd’hui… le 1er juin ;… et il y a quatre ans… »

« Il ne put achever ; et comme il portait les mains à ses yeux pour essuyer ses larmes, on s’aperçut qu’il tenait une petite chaîne de bronze à laquelle une médaille était suspendue.

« C’était sa relique la plus chère ; car, il y a quatre ans, presque mourant du chagrin désespéré que lui causait la perte de ces deux anges, dont je vous ai tant de fois parlé, mon ami, il avait trouvé au cou du maréchal Simon, ramené mort après un combat à outrance, cette médaille que ses enfants avaient si longtemps portée.

« Je descendis à l’instant, comme bien vous pensez, mon ami, afin de tâcher aussi de calmer les douloureux ressouvenirs de cet excellent homme ; peu à peu en effet ses regrets s’adoucirent, et la soirée se passa dans une tristesse pieuse et calme.

« Vous ne sauriez croire, mon ami, lorsque je fus remonté dans ma chambre, toutes les cruelles pensées qui me revinrent en songeant à ce passé dont je détourne toujours mon esprit avec crainte et horreur.

« Alors m’apparurent les touchantes victimes de ces terribles et mystérieux événements dont on n’a jamais pu sonder et éclairer l’effrayante profondeur, grâce à la mort du père d’A*** et du père R*** ainsi qu’à la folie incurable de madame de Saint-D***, tous trois auteurs ou complices de tant d’affreux malheurs. Malheurs à jamais irréparables ; car ceux-là qui ont été sacrifiés à une épouvantable ambition auraient été l’orgueil de l’humanité par le bien qu’ils auraient fait…

« Ah ! mon ami, si vous saviez quels étaient ces cœurs d’élite ! Si vous saviez les projets de charité splendide de cette jeune fille, dont le cœur était si généreux, l’esprit si élevé, l’âme si grande… La veille de sa mort, et comme pour préluder à ses magnifiques desseins, ensuite d’un entretien dont je dois, même à vous, mon ami, taire le secret… elle m’avait confié une somme considérable, en me disant avec sa grâce et sa bonté habituelle : « On prétend me ruiner… on le pourra peut-être. Ce que je vous remets sera du moins à l’abri… pour ceux qui souffrent… Donnez… donnez beaucoup… Faites le plus d’heureux possible. Je veux royalement inaugurer mon bonheur ! »

« Je ne sais si je vous ai dit, mon ami, que, par suite de ces sinistres événements, voyant Dagobert et sa femme, ma mère adoptive, réduits à la misère, la douce Mayeux pouvant vivre à peine d’un salaire insuffisant, Agricol bientôt père, et moi-même révoqué de mon humble cure et interdit par mon évêque pour avoir donné les secours de notre religion à un protestant, et pour avoir prié sur la tombe d’un malheureux poussé au suicide par le désespoir, me voyant moi-même, en raison de cette interdiction, bientôt sans ressources, car le caractère dont je suis revêtu ne me permet pas d’accepter indifféremment tous les moyens d’existence, je ne sais si je vous ai dit qu’après la mort de mademoiselle de Cardoville, j’ai cru pouvoir distraire, de ce qu’elle m’avait confié pour être employé en bonnes œuvres, une somme bien minime dont j’ai acquis cette métairie au nom de Dagobert.

« Oui, mon ami, telle est l’origine de ma fortune ; le fermier qui faisait valoir ces quelques arpents de terre a commencé notre éducation agronomique ; notre intelligence, l’étude de quelques bons livres pratiques l’a achevée ; d’excellent artisan, Agricol est devenu excellent cultivateur ; je l’ai imité ; j’ai mis avec zèle la main à la charrue sans déroger, car ce labeur nourricier est trois fois saint, et c’est encore servir, glorifier Dieu que de féconder la terre qu’il a créée. Dagobert, lorsque ses chagrins se sont apaisés, a retrempé sa vigueur à cette vie agreste et salubre ; dans son exil en Sibérie, il était déjà devenu presque laboureur. Enfin, ma bonne mère adoptive, l’excellente femme d’Agricol, la Mayeux, se sont partagé les travaux intérieurs, et Dieu a béni cette pauvre petite colonie de gens, hélas ! bien éprouvés par le malheur, qui ont demandé à la solitude et aux rudes travaux des champs une vie paisible, laborieuse, innocente, et l’oubli de grands chagrins.

« Quelquefois vous avez pu dans nos veillées d’hiver apprécier l’esprit si délicat, si charmant, de la douce Mayeux, la rare intelligence poétique d’Agricol, l’admirable sentiment maternel de sa mère, le sens parfait de son père, le naturel gracieux et exquis d’Angèle ; aussi dites, mon ami, si jamais l’on a pu réunir tant d’éléments d’adorable intimité. Que de longues soirées d’hiver nous avons ainsi passées autour d’un foyer de sarments pétillants, lisant tour à tour ou commentant ces quelques livres toujours nouveaux, impérissables, divins, qui réchauffent toujours le cœur, agrandissent toujours l’âme !… Que de causeries attachantes, prolongées ainsi bien avant dans la nuit !… Et les poésies pastorales d’Agricol, et les timides confidences littéraires de la Mayeux ! Et la voix si pure, si fraîche d’Angèle, se joignant à la voix mâle et vibrante d’Agricol, dans des chants d’une mélodie simple et naïve !… Et les récits de Dagobert, si énergiques, si pittoresques dans leur naïveté guerrière, et l’adorable gaieté des enfants, et leurs ébats avec le bon vieux Rabat-Joie, qui se prête à leurs jeux plus qu’il n’y prend part !… Bonne et intelligente créature qui semble toujours chercher quelqu’un, dit Dagobert qui le connaît ; et il a raison… Oui… ces deux anges, dont il était le gardien fidèle, lui aussi les regrette…

« Ne croyez pas, mon ami, que notre bonheur nous rende oublieux ; non, non, il ne se passe pas de jour que des noms bien chers à tous nos cœurs ne soient prononcés avec un pieux et tendre respect… Aussi les souvenirs douloureux qu’ils rappellent, planant sans cesse autour de nous, donnent à notre existence calme et heureuse cette nuance de douce gravité qui vous a frappé…

« Sans doute, mon ami, cette vie, restreinte dans le cercle intime de la famille et ne rayonnant pas au dehors pour le bien-être et l’amélioration de nos frères, est peut-être d’une félicité un peu égoïste ; mais, hélas ! les moyens nous manquent, et, quoique le pauvre trouve toujours une place à notre table frugale et un abri sous notre toit, il nous faut renoncer à toute grande pensée d’action fraternelle… Le modique revenu de notre métairie suffit rigoureusement à nos besoins…

« Hélas ! lorsque ces pensées me viennent, malgré les regrets qu’elles me causent, je ne puis blâmer la résolution que j’ai prise de tenir fidèlement mon serment d’honneur, sacré, irrévocable, de renoncer à cette succession devenue immense, hélas ! par la mort des miens. Oui, je crois avoir rempli un grand devoir en engageant le dépositaire de ce trésor à le réduire en cendres, plutôt que de le voir tomber entre les mains de gens qui en eussent fait un exécrable usage, ou de me parjurer en attaquant une donation faite par moi librement, volontairement, sincèrement…

« Et pourtant, en songeant à la réalisation des magnifiques volontés de mon aïeul, admirable utopie, seulement possible avec ces ressources immenses, et que mademoiselle de Cardoville, avant tant de sinistres événements, pensait à réaliser avec le concours de M. François Hardy, du prince Djalma, du maréchal Simon, de ses filles et de moi-même ; en songeant à l’éblouissant foyer de forces vives de toutes sortes qu’une telle association eût fait resplendir ; en songeant à l’immense influence que ses rayonnements auraient pu avoir pour le bonheur de l’humanité tout entière, mon indignation, mon horreur, ma haine d’honnête homme et de chrétien, augmentent encore contre cette compagnie abominable, dont les noirs complots ont tué dans son germe un avenir si beau, si grand, si fécond…

« De tant de splendides projets, que reste-t-il ?… Sept tombes… Car la mienne aussi est creusée dans ce mausolée, que Samuel a fait élever sur l’emplacement de la rue Neuve-Saint-François, et dont il s’est constitué le gardien… fidèle jusqu’à la fin.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

« J’en étais là de ma lettre, mon ami, lorsque je reçois la vôtre.

« Ainsi, après vous avoir défendu de me voir, votre évêque vous défend de correspondre désormais avec moi.

« Vos regrets si touchants, si douloureux, m’ont profondément ému ; mon ami… bien des fois nous avons causé de la discipline ecclésiastique et du pouvoir absolu des évêques sur nous autres, pauvres prolétaires du clergé, abandonnés à leur merci, sans soutien et sans recours… Cela est douloureux, mais cela est la loi de l’Église, mon ami ; vous avez juré d’observer cette loi ;… il faut vous soumettre comme je me suis soumis ;… tout serment est sacré pour l’homme d’honneur.

« Pauvre et bon Joseph, je voudrais que vous eussiez les compensations qui me restent après la rupture de relations si douces pour moi… Mais… tenez… je suis trop ému… je souffre… oui… beaucoup… car je sais ce que vous devez ressentir…

« Il m’est impossible de continuer cette lettre ;… je serais peut-être amer contre ceux dont nous devons respecter les ordres…

« Puisqu’il le faut, cette lettre sera la dernière ; adieu, tendrement, mon ami ; adieu encore et pour toujours adieu… J’ai le cœur brisé…


« Gabriel de Rennepont. »




XXI


La rédemption.


Le jour allait bientôt paraître…

Une lueur rose, presque imperceptible, commençait de poindre à l’orient ; mais les étoiles brillaient encore, étincelantes de lumière, au milieu de l’azur du zénith.

Les oiseaux, s’éveillant sous la fraîche feuillée des grands bois de la vallée, préludaient par quelques gazouillements isolés à leur concert matinal.

Une légère vapeur blanchâtre s’élevait des hautes herbes baignées de la rosée nocturne, tandis que les eaux calmes et limpides d’un grand lac réfléchissaient l’aube blanchissante dans leur miroir profond et bleu.

Tout annonçait une de ces joyeuses et chaudes journées du commencement de l’été…

À mi-côté du versant du vallon, et faisant face à l’orient, une touffe de vieux saules moussus, creusés par le temps, et dont la rugueuse écorce disparaissait presque sous les rameaux grimpants de chèvrefeuille sauvage et de liserons aux clochettes de toutes couleurs, une touffe de vieux saules formait une sorte d’abri naturel, et sur leurs racines noueuses, énormes, recouvertes d’une mousse épaisse, un homme et une femme étaient assis : leurs cheveux entièrement blanchis, leurs rides séniles, leur taille voûtée annonçaient une grande vieillesse…

Et pourtant cette femme était naguère encore jeune, belle, et de longs cheveux noirs couvraient son front pâle.

Et pourtant cet homme était naguère encore dans toute la vigueur de l’âge.

De l’endroit où se reposaient cet homme et cette femme, on découvrait la vallée, le lac, les bois, et au-dessus des bois, la cime âprement découpée d’une haute montagne bleuâtre, derrière laquelle le soleil allait se lever.

Ce tableau, à demi voilé par la pâle transparence de l’heure crépusculaire, était à la fois riant, mélancolique et solennel…

— Ô ma sœur ! disait le vieillard à la femme qui, comme lui, se reposait dans le réduit agreste formé par le bouquet de saules, ô ma sœur, que de fois… depuis tant de siècles que la main du Seigneur nous a lancés dans l’espace, et que, séparés, nous parcourions le monde d’un pôle à l’autre, que de fois nous avons assisté au réveil de la nature avec un sentiment de douleur incurable ! Hélas ! c’était encore un jour à traverser… de l’aube au couchant ;… un jour inutilement ajouté à nos jours, dont il augmentait en vain le nombre puisque la mort nous fuyait toujours.

— Mais, ô bonheur ! depuis quelques temps, mon frère, le Seigneur, dans sa pitié, a voulu qu’ainsi que pour les autres créatures, chaque jour écoulé fût pour nous un pas de plus fait vers la tombe. Gloire à lui !… gloire à lui !…

— Gloire à lui ! ma sœur… car depuis hier que sa volonté nous a rapprochés… je ressens cette langueur ineffable que doivent causer les approches de la mort.

— Comme vous, mon frère, j’ai aussi peu à peu senti mes forces, déjà bien affaiblies, s’affaiblir encore dans un doux épuisement ; sans doute le terme de notre vie approche… La colère du Seigneur est satisfaite.

— Hélas ! ma sœur, sans doute aussi… le dernier rejeton de ma race maudite… va, par sa mort prochaine, achever ma rédemption… car la volonté de Dieu s’est enfin manifestée ;… je serai pardonné lorsque le dernier de mes rejetons aura disparu de la terre… À celui-là… saint parmi les plus saints… était réservée la grâce d’accomplir mon rachat… lui qui a tant fait pour le salut de ses frères.

— Oh ! oui, mon frère, lui qui a tant souffert, lui qui, sans se plaindre, a vidé de si amers calices, a porté de si lourdes croix ; lui qui, ministre du Seigneur, a été l’image du Christ sur la terre, il devait être le dernier instrument de cette rédemption…

— Oui… car je le sens à cette heure, ma sœur, le dernier des miens, touchante victime d’une lente persécution, est sur le point de rendre à Dieu son âme angélique… Ainsi… jusqu’à la fin… j’aurai été fatal à ma race maudite… Seigneur, Seigneur, si votre clémence est grande, votre colère aussi a été grande.

— Courage et espoir, mon frère… songez qu’après l’expiation vient le pardon, après le pardon la récompense… Le Seigneur a frappé en nous et dans votre postérité l’artisan rendu méchant par le malheur et par l’injustice, il vous a dit : « Marche !… marche !… sans trêve ni repos, et ta marche sera vaine, et chaque soir, en te jetant sur la terre dure, tu ne seras pas plus près du but que tu ne l’étais le matin en recommençant ta course éternelle… ». Ainsi, depuis les siècles, des hommes impitoyables ont dit à l’artisan… « Travaille !… travaille… travaille… sans trêve ni repos, et ton travail, fécond pour tous, pour toi seul sera stérile, et chaque soir, en te jetant sur la terre dure, tu ne seras pas plus près d’atteindre le bonheur et le repos, que tu n’en étais près la veille, en revenant de ton labeur quotidien… Ton salaire t’aura suffi à entretenir cette vie de douleurs, de privations et de misère… »

— Hélas !… hélas !… en sera-t-il donc toujours ainsi ?…

— Non, non, mon frère, au lieu de pleurer sur ceux de votre race, réjouissez-vous en eux ; s’il a fallu au Seigneur leur mort pour votre rédemption, le Seigneur, en rédimant en vous l’artisan maudit du ciel… rédimera aussi l’artisan maudit et craint de ceux qui le soumettent à un joug de fer… Enfin… mon frère… les temps approchent… les temps approchent ;… la commisération du Seigneur ne s’arrêtera pas à nous seuls… Oui, je vous le dis, en nous seront rachetés et la femme et l’esclave moderne. L’épreuve a été cruelle, mon frère ;… depuis tantôt dix-huit siècles… elle dure ;… mais elle a assez duré… Voyez, mon frère, voyez à l’orient cette lueur vermeille, qui peu à peu gagne… gagne le firmament… Ainsi s’élèvera bientôt le soleil de l’émancipation nouvelle, émancipation pacifique, sainte, grande, salutaire, féconde, qui répandra sur le monde sa clarté, sa chaleur vivifiante comme celle de l’astre qui va bientôt resplendir au ciel…

— Oui, oui, ma sœur, je le sens, vos paroles sont prophétiques ;… oui… nous fermerons nos yeux appesantis en voyant du moins l’aurore de ce jour de délivrance… jour beau, splendide, comme celui qui va naître… Oh ! non… non… je n’ai plus que des larmes d’orgueil et de glorification pour ceux de ma race qui sont morts peut-être pour assurer cette rédemption ! saints martyrs de l’humanité, sacrifiés par les éternels ennemis de l’humanité ; car les ancêtres de ces sacrilèges qui blasphèment le saint nom de Jésus, en le donnant à leur compagnie, sont les pharisiens, les faux et indignes prêtres, que le Christ a maudits. Oui, gloire aux descendants de ma race, d’avoir été les derniers martyrs immolés par ces complices de tout esclavage, de tout despotisme, par ces impitoyables ennemis de l’affranchissement ; de ceux qui veulent jouir, comme fils de Dieu, des dons que le Créateur a départis sur la grande famille humaine… Oui, oui, elle approche, la fin du règne de ces modernes pharisiens, de ces faux prêtres, qui prêtent un appui sacrilège à l’égoïsme impitoyable du fort contre le faible, en osant soutenir, à la face des inépuisables trésors de la création, que Dieu a fait l’homme pour les larmes, pour le malheur et pour la misère… ces faux prêtres, qui, séides de toutes les oppressions, veulent toujours courber vers la terre, humilié, abruti, désolé, le front de la créature. Non, non, qu’elle relève fièrement son front ; Dieu l’a faite pour être digne, intelligente, libre et heureuse.

— Ô mon frère… vos paroles sont aussi prophétiques… Oui, oui, l’aurore de ce beau jour… approche ;… elle approche… comme approche le lever de ce jour, qui, par la miséricorde de Dieu, sera le dernier de notre vie… terrestre…

— Le dernier… ma sœur… car je ne sais quel anéantissement me gagne ;… il me semble que tout ce qui est en moi matière se dissout ; je sens les profondes aspirations de mon âme qui semble vouloir s’élancer vers le ciel.

— Mon frère… mes yeux se voilent ; c’est à peine si, à travers mes paupières closes, j’aperçois à l’orient cette clarté tout à l’heure si vermeille…

— Ma sœur… c’est à travers une vapeur confuse que je vois la vallée… le lac… les bois ;… mes forces m’abandonnent…

— Mon frère… Dieu soit béni… il approche, le moment de l’éternel repos.

— Oui… il vient, ma sœur… le bien-être du sommeil éternel… s’empare de tous mes sens…

— Oh ! bonheur !… mon frère… j’expire…

— Ma sœur… mes yeux se ferment…

— Pardonnés… pardonnés…

— Oh !… mon frère… que cette divine rédemption s’étende sur tous… ceux qui souffrent… sur la terre.

— Mourez… en paix… ma sœur… L’aurore… de ce… grand jour… a lui ;… le soleil se lève… voyez.

— Ô Dieu !… soyez béni…

— Ô Dieu !… soyez béni…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et au moment où ces deux voix se turent pour jamais, le soleil parut radieux, éblouissant, et inonda la vallée de ses rayons.




XXII


Conclusion.


Notre tâche est accomplie, notre œuvre achevée.

Nous savons combien cette œuvre est incomplète, imparfaite ; nous savons tout ce qui lui manque, et sous le rapport du style, et de la conception, et de la fable.

Mais nous croyons avoir le droit de dire cette œuvre honnête, consciencieuse et sincère.

Pendant le cours de sa publication, bien des attaques haineuses, injustes, implacables, l’ont poursuivie ; bien des critiques sévères, dures, quelquefois passionnées, mais loyales, l’ont accueillie.

Les attaques violentes, haineuses, injustes, implacables nous ont diverti par cela même, nous l’avouons en toute humilité, par cela même qu’elles tombaient formulées en mandements contre nous, du haut de certaines chaires épiscopales. Ces plaisantes fureurs, ces bouffons anathèmes qui nous foudroient depuis plus d’une année, sont trop divertissants pour être odieux ; c’est simplement de la haute et belle et bonne comédie de mœurs cléricales.

Nous avons joui, beaucoup joui de cette comédie ; nous l’avons goûtée, savourée ; il nous reste à exprimer notre bien sincère gratitude à ceux qui, comme le divin Molière, en sont les auteurs et les acteurs.

Quant aux critiques, si amères, si violentes qu’elles aient été, nous les acceptons d’autant mieux en tout ce qui touche la partie littéraire de notre livre, que nous avons souvent tâché de profiter des conseils qu’on nous donnait peut-être un peu âprement. Notre modeste déférence à l’opinion d’esprits plus judicieux, plus mûrs, plus corrects que sympathiques et bienveillants, a, nous le craignons, quelque peu déconcerté, dépité, contrarié ces mêmes esprits ; nous en sommes doublement aux regrets, car nous avons profité de leurs critiques, et c’est toujours involontairement que nous déplaisons à ceux qui nous obligent… même en espérant nous désobliger.

Quelques mots encore sur des attaques d’un autre genre, mais plus graves.

Ceux-ci nous ont accusé d’avoir fait un appel aux passions, en signalant à l’animadversion publique tous les membres de la société de Jésus.

Voici ma réponse :

Il est maintenant hors de doute, il est incontestable, il est démontré par des textes soumis aux épreuves les plus contradictoires, depuis Pascal jusqu’à nos jours ; il est démontré, disons-nous, par ces textes, que les œuvres théologiques des membres les plus accrédités de la compagnie de Jésus contiennent l’excuse ou la justification

Du vol, — de l’adultère, — du viol, — du meurtre.

Il est également prouvé que des œuvres immondes, révoltantes, signées par les révérends pères de la compagnie de Jésus, ont été plus d’une fois mises entre les mains de jeunes séminaristes.

Ce dernier fait établi, démontré par le scrupuleux examen des textes, ayant été d’ailleurs solennellement consacré naguère encore, grâce au discours rempli d’élévation, de haute raison, de grave et généreuse éloquence, prononcé par M. l’avocat général Dupaty, lors du procès du savant et honorable M. Busch, de Strasbourg, comment avons-nous procédé ?

Nous avons supposé des membres de la compagnie de Jésus, inspirés par les détestables principes de leurs théologiens classiques, et agissant selon l’esprit et la lettre de ces abominables livres, leur catéchisme, leur rudiment ; nous avons enfin mis en action, en mouvement, en relief, en chair et en os ces détestables doctrines ; rien de plus, rien de moins.

Avons-nous prétendu que tous les membres de la société de Jésus avaient le noir talent, l’audace ou la scélératesse d’employer ces armes dangereuses, que contient le ténébreux arsenal de leur ordre ? Pas le moins du monde. Ce que nous avons attaqué, c’est l’abominable esprit des Constitutions de la compagnie de Jésus, ce sont les livres de ses théologiens classiques.

Avons-nous enfin besoin d’ajouter que, puisque des papes, des rois, des nations, et dernièrement encore la France, ont flétri les horribles doctrines de cette compagnie en expulsant ses membres ou en dissolvant leur congrégation, nous n’avons, à bien dire, que présenté, sous une forme nouvelle des idées, des convictions, des faits depuis longtemps consacrés par la notoriété publique.

Ceci dit, passons.

L’on nous a reproché d’exciter les rancunes des pauvres contre les riches, d’envenimer l’envie que fait naître chez l’infortune l’aspect des splendeurs de la richesse.

À ceci nous répondrons que nous avons, au contraire, tenté, dans la création d’Adrienne de Cardoville, de personnifier cette partie de l’aristocratie de nom et de fortune qui, autant par une noble et généreuse impulsion que par l’intelligence du passé et par la prévision de l’avenir, tend ou devrait tendre une main bienfaisante et fraternelle à tout ce qui souffre, à tout ce qui conserve la probité dans la misère, à tout ce qui est dignifié par le travail. Est-ce, en un mot, semer des germes de division entre le riche et le pauvre, que de montrer Adrienne de Cardoville, la belle et riche patricienne, appelant la Mayeux sa sœur et la traitant en sœur ; elle, pauvre ouvrière, misérable et infirme ?

Est-ce irriter l’ouvrier contre celui qui l’emploie que de montrer M. François Hardy jetant les premiers fondements d’une maison commune ?

Non, nous avons au contraire tenté une œuvre de rapprochement, de conciliation, entre les deux classes placées aux deux extrémités de l’échelle sociale, car, depuis tantôt trois ans, nous avons écrit ces mots : si les riches savaient !

Nous avons dit, et nous répétons, qu’il y a d’affreuses et innombrables misères, que les masses, de plus en plus éclairées sur leurs droits, mais encore calmes, patientes, résignées, demandent que ceux qui gouvernent s’occupent enfin de l’amélioration de leur déplorable position, chaque jour aggravée par l’anarchie et l’impitoyable concurrence qui règne dans l’industrie.

Oui, nous avons dit et nous répétons que l’homme laborieux et probe a droit à un travail qui lui donne un salaire suffisant.

Que l’on nous permette enfin de résumer en quelques lignes les questions soulevées par nous dans cette œuvre.

Nous avons essayé de prouver la cruelle insuffisance du salaire des femmes, et les horribles conséquences de cette insuffisance.

Nous avons demandé de nouvelles garanties contre la facilité avec laquelle quiconque peut être renfermé dans une maison d’aliénés.

Nous avons demandé que l’artisan pût jouir du bénéfice de la loi à l’endroit de la liberté sous caution, caution portée à un chiffre tel (cinq cents francs) qu’il lui est impossible de l’atteindre, liberté dont pourtant il a plus besoin que personne, puisque souvent sa famille vit de son industrie, qu’il ne peut exercer en prison. Nous avons donc proposé le chiffre de soixante à quatre-vingts francs, comme représentant la moyenne d’un mois de travail.

Nous avons enfin, en tâchant de rendre pratique l’organisation d’une maison commune d’ouvriers, démontré, nous l’espérons, quels avantages immenses, même avec le taux actuel des salaires, si insuffisant qu’il soit, les classes ouvrières trouveraient dans le principe de l’association et de la vie commune, si on leur facilitait les moyens de les pratiquer.

Et afin que ceci ne fût pas traité d’utopie, nous avons établi par des chiffres que des spéculateurs pourraient à la fois faire une action humaine, généreuse, profitable à tous, et retirer cinq pour cent de leur argent, en concourant à la fondation des maisons communes.

Humaine et généreuse spéculation que nous avons aussi recommandée à l’attention du conseil municipal, toujours si rempli de sollicitude pour la population parisienne. La ville de Paris est riche, ne pourrait-elle pas placer fructueusement quelques capitaux en établissant, dans chaque quartier de la capitale, une maison commune modèle : d’abord l’espoir d’y être admis, moyennant un prix modique, exciterait une louable émulation parmi les classes ouvrières ; ensuite elles puiseraient dans ces exemples les premiers et féconds rudiments de l’association.

Maintenant, un dernier mot pour remercier du plus profond de notre cœur les amis connus et inconnus dont la bienveillance, les encouragements, la sympathie, nous ont constamment suivi et nous ont été d’un si puissant secours dans cette longue tâche…

Un mot encore de respectueuse et inaltérable reconnaissance pour nos amis de Belgique et de Suisse qui ont daigné nous donner des preuves publiques de leur sympathie, dont nous nous glorifierons toujours, et qui auront été une de nos plus douces récompenses.




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