Le Jugement d’un anonyme sur l’alliance prusso-russe

Le Jugement d’un anonyme sur l’alliance prusso-russe
Revue des Deux Mondes3e période, tome 39 (p. 217-229).
LE
JUGEMENT D’UN ANONYME
SUR
L’ALLIANCE PRUSSO-RUSSE

On a dit avec raison que deux vieux amis qui se brouillent se déshonorent, que lorsqu’on ne peut plus vivre ensemble, le mieux est de ne pas rompre, mais de dénouer. C’est une sagesse qui se prêche, mais qui ne se pratique guère. La passion est plus forte que la prudence; on ne résiste pas à l’envie de faire du bruit, de l’éclat, d’épancher son cœur, de décharger sa bile, de confier ses rancunes à tout l’univers. On accuse, on récrimine, on étale les services rendus, on compte sur ses doigts les noires ingratitudes dont ils ont été payés, on se pose en créancier à qui son débiteur a fait banqueroute, on prend à témoin de son bon droit les dieux vengeurs des justes querelles et de la sainteté des sermens. Il n’y a qu’un pas des doléances aux aigreurs, des reproches aux emportemens, et, cédant à la fureur d’avoir raison, on commet de regrettables indiscrétions, sans songer que de toutes les fureurs celle d’avoir raison est quelquefois la plus sotte, que le dépit est un dangereux conseiller, que fort souvent les indiscrets ne compromettent qu’eux-mêmes et qu’il est toujours fâcheux d’égayer à ses dépens la galerie, qui d’habitude ne demande qu’à se divertir. Il en est des peuples comme des individus et de leurs alliances comme des amitiés de la vie courante. Quand deux nations pendant de longues années ont couru les mêmes aventures, se sont prêté une mutuelle assistance, qu’elles y ont trouvé leur compte et que par suite d’incidens imprévus elles ne l’y trouvent plus, elles ne sauraient mieux faire que de se retirer de part et d’autre sous leur tente, sans s’injurier et sans se montrer le poing. Déclarer publiquement que durant plus d’un demi-siècle on a paru s’aimer et qu’on ne s’aimait point, c’est manquer de respect à son passé et s’exposer à s’entendre dire : « Si votre passé n’est pas respectable, quelle confiance voulez-vous que nous ayons dans votre avenir? Si hier encore vous mentiez, le moyen de croire qu’à partir de demain vous serez sincère et net comme une perle? »

Depuis le commencement de ce siècle, l’alliance de la Prusse et de la Russie a joué un rôle considérable dans tous les événemens, dans toutes les comédies de cape et d’épée aussi bien que dans les tragédies dont l’Europe a été le théâtre. Jamais liaison ne parut plus sacrée ni plus indissoluble. Fondée, pensait-on, sur la conformité des intérêts, elle s’appuyait aussi sur la réciprocité des sympathies; le sentiment s’y mêlait à la politique et lui donnait parfois un air de roman; ce mariage de raison avait toutes les douceurs, les tendresses, les agréables vivacités d’un mariage d’amour. Il y a dans les équations algébriques des quantités constantes qui demeurent toujours les mêmes, tandis que les autres varient, s’accroissent ou décroissent. Malgré quelques refroidissemens passagers, quelques infidélités plus apparentes que réelles, l’alliance des Hohenzollern et des Romanof était une des données constantes et certaines de la politique européenne, qu’il fallait prendre en considération, quel que fût le problème à résoudre, et les gouvernemens qui ont négligé cette quantité dans leurs calculs s’en sont mal trouvés, l’événement les a condamnés. C’est une rareté dans l’histoire qu’une amitié qui compte quinze lustres accomplis. Celle-ci était née en 1805, elle avait été jurée près du tombeau d’un grand homme, en présence d’une femme qui avait toutes les grâces et qui n’eut jamais que des faiblesses pardonnables. « Le lendemain de la signature du traité de Potsdam, l’empereur Alexandre pensait à partir. Il exprima durant le souper son regret de quitter Potsdam sans avoir payé son tribut d’hommages aux mânes du grand Frédéric. — Il en est encore temps, répondit le roi. — A onze heures, les deux souverains et la reine Louise se levèrent de table; à minuit, ils descendaient dans le caveau, où les cierges étaient allumés. Vaincu par son émotion, Alexandre posa ses lèvres sur le glorieux cercueil, le baisa, tendit la main au roi et à la reine, leur jura ainsi qu’à leur maison une éternelle amitié, dont le gage serait la délivrance de l’Allemagne. Ce serment, prononcé dans une heure si solennelle, dans un lieu si sacré, les deux souverains l’ont tenu, quoique l’Allemagne ait été délivrée plus tard qu’ils ne pensaient et après la mort de la noble femme qui avait scellé leurs promesses de ses larmes et dont le cœur fut brisé par les humiliations de son pays[1]. » Trente-cinq ans plus tard, Frédéric-Guillaume III mourait en laissant un testament qui fut rendu public et que plus d’un bourgeois de Berlin s’empressa de mettre sous verre et de suspendre à un c!ou d’honneur dans sa maison. Dans un des articles de ce testament, le feu roi avait adjuré son successeur, son cher Fritz, de garder une inviolable fidélité à l’alliance russe. On rapporte d’autre part que, le 2 mars 1855, la dernière parole que l’empereur Nicolas adressa sur son lit de mort à sa femme, Charlotte de Prusse, fut celle-ci : « Dites à Fritz qu’il reste toujours le même pour la Russie et de ne pas oublier les derniers vœux de papa. » Ces recommandations ont été scrupuleusement observées et obéies. Le roi Guillaume et l’empereur Alexandre n’ont eu garde de se départir d’une maxime de famille et d’une pratique établie qui répondait au secret penchant de leurs cœurs. Lorsqu’au printemps de 1873, le vainqueur de Sedan se rendit à Saint-Pétersbourg, où son neveu lui fit l’accueil que l’on sait, M. de Bismarck prononça ce mot qui causa la plus vive sensation : « Je me regarderais comme coupable d’une sorte de trahison si je pouvais admettre la pensée d’être jamais hostile à la Russie.» Hélas! M. de Bismarck a le secret de changer souvent en restant toujours le même; il demeure fidèle à son idée, il poursuit constamment son but, mais il renouvelle souvent ses moyens. L’an dernier, il est allé à Vienne, il y a conclu de mystérieuses conventions, et depuis lors, en dépit des habitudes et des sentimens que contrarie sa nouvelle évolution, malgré les résistances qu’il rencontre, malgré son souverain, malgré la reine Olga, il semble que c’en est fait de la vieille alliance qui lui a rapporté de si grands bénéfices. C’est une étoile qui semble pâlir et que par instans on pourrait croire éteinte. Allemands et Russes se sont hâtés de dénoncer le pacte qui les unissait. Chacun des deux peuples déclare que dès longtemps il ne remplissait plus ses devoirs d’amitié qu’au préjudice de ses plus chers intérêts, que ses bons offices n’ont jamais été payés de retour, qu’il a joué le rôle de dupe, qu’il lui tardait de recouvrer sa liberté, de rompre un traité onéreux, de secouer un joug qui lui pesait. Jamais récriminations ne furent plus bruyantes ni plus passionnées, ni moins aimables. Une grande dame du temps jadis avait coutume de dire : « Quand je suis contente des gens, je les trouve beaux; mais quand je n’ai plus lieu de l’être, je les trouve affreux. »

Tous les griefs que peuvent avoir les Prussiens contre les Russes ont été résumés et condensés dans un petit volume qui a paru tout récemment à Leipzig sous ce titre : Berlin et Pétersbourg[2]. L’auteur a gardé l’anonyme. A son tour d’esprit, à son style, à sa manière de grouper les faits et d’en déduire les conséquences, à la sûreté de ses informations en tout ce qui concerne la Russie, on a cru reconnaître en lui l’auteur égaiement anonyme de trois volumes publiés successivement sur la société de Saint-Pétersbourg et qui ont obtenu un légitime succès. A la vérité, l’auteur de ces trois volumes cherchait à faire croire qu’il était Russe; l’auteur de Berlin und Petersburg se déclare Prussien. S’il écrit quelque jour sur l’Espagne, peut-être sera-t-il Espagnol, il y a dans le monde des métamorphoses dont il serait puéril de s’étonner. On peut remarquer aussi que lorsqu’il était Russe, l’anonyme écrivait en philosophe, qui observe et juge les choses avec un parfait sang-froid. Il y avait en lui une pointe de narquoise ironie qui s’attaquait quelquefois à de grands personnages; mais il se piquait avant tout d’impartialité, d’exactitude; il ne s’indignait contre personne, il ne se fâchait de rien, il expliquait à ses lecteurs les faiblesses latentes, les vices secrets de l’empire des tsars aussi tranquillement qu’un cornac démontre son éléphant ou son boa constrictor. Depuis qu’il est devenu ou redevenu Allemand, il a changé d’humeur et de méthode. Ce n’est plus un sage ni un curieux, c’est un polémiste passionné, un atrabilaire qui prend les gens à partie avec une violence acerbe. C’est bien ainsi qu’on écrit quelquefois à Berlin, et cependant des personnes qui se disent bien renseignées affirment que dans le fait l’anonyme n’est ni Prussien ni Russe, qu’il est Autrichien et un Autrichien fort connu. En ce cas, il faudrait croire qu’il s’est inspiré de certains sentimens assez répandus à Vienne, de la peur qu’on y éprouve de voir la Prusse renouer quelque jour avec la Russie, du désir de rentre leur rupture irrémédiable. S’il a voulu attiser les haines, jeter de l’huile sur le feu, il faut avouer qu’il n’a rien négligé pour cela. Respectons le mystère dont il s’enveloppe, renonçons à porter la lumière dans ces ténèbres. Tout ce qu’on peut dire, c’est que lorsqu’il était Russe, il n’était qu’un mauvais Russe, et qu’il a écrit son dernier livre en bon Prussien; on ne peut l’être davantage. Ajoutons que son livre est curieux, que c’est l’œuvre d’une plume exercée et d’un homme bien informé. L’anonyme n’ignore que ce qu’il lui plaît d’ignorer; ses oublis, ses omissions sont toujours volontaires.

S’il faut l’en croire, le principal vice de l’alliance prusso-russe est qu’elle ne reposait pas sur un accord librement consenti entre égaux qui traitent de pair à pair; elle supposait, selon lui, que l’une des deux parties demeurerait dans cet état de sujétion, dans cette dépendance où se trouve un vassal à l’égard de son suzerain. Pour qu’elle durât toujours, il aurait fallu que la Russie fût toujours grande et la Prusse toujours modeste, que Berlin restât à jamais le chef-lieu d’un pachalik russe ou du moins un endroit où la peur de déplaire au tsar fût considérée comme le commencement et la fin de la sagesse politique. Du jour où « la ville de l’intelligence » est devenue la capitale d’un vaste empire et de la première puissance militaire du monde, du jour où l’on s’est affranchi du régime de la complaisance universelle et obligatoire, on a vu naître les inquiétudes, les mécontentemens, les ombrages, et on a reconnu ce que valait une amitié qui exigeait tout et n’accordait presque rien.

L’anonyme s’est donné le plaisir de rappeler et de dénombrer toutes les couleuvres que l’amitié russe a fait avaler à la Prusse sous le règne de Frédéric-Guillaume IV, et il y a beaucoup de vrai dans ses doléances; mais dans ce monde on attribue souvent à la force des choses ce qu’on devrait imputer à la faiblesse des caractères. Le roi Frédéric-Guillaume IV était un homme d’esprit, il avait le goût fin et l’imagination romantique, il se connaissait en beaux-arts, en littérature comme en théologie; malheureusement, si instruit qu’il fût, il ignorait une maxime qui est le fond de la vie et de la politique, il n’avait pas découvert que toute action suppose un choix et que tout choix demande un sacrifice. Amoureux de ses rêves, mais incapable de choisir et de rien sacrifier, il a perdu son temps à chercher sa volonté sans la trouver et à compromettre son avenir à force de le discuter. Il aspirait à être quelque chose en Allemagne et il aspirait aussi à conserver toujours les bonnes grâces de l’empereur Nicolas. Les vains efforts qu’il fit pour concilier ses ambitions avec les exigences d’une amitié gênante et sourcilleuse le mirent souvent dans de mauvais pas, d’où il ne sortit qu’en infligeant à son peuple de dures mortifications. L’empereur Nicolas, qui ne rêvait guère et qui savait très bien ce qu’il voulait, parlait quelquefois de son royal beau-frère sur un ton de superbe ironie. Il l’appelait son frère le poète. Il ne prenait pas ses ambitions au sérieux et il condamnait sévèrement ses velléités libérales. «Mon frère de Prusse se perdra, » disait-il, et il disait aussi: « Je n’entends pas avoir à Berlin et à Vienne des assemblées constitutionnelles attachées à mes flancs. » Pendant la terrible crise de 1848, les transactions auxquelles se prêta son frère le poète lui causèrent des irritations qu’il ne songeait pas à dissimuler. Les vrais amis se prennent à souhaiter que leurs amis soient dans le malheur pour avoir l’occasion de leur témoigner toute leur tendresse. L’empereur Nicolas souhaitait sincèrement que Frédéric-Guillaume IV ne pût venir à bout des barricades et des émeutes, il grillait d’envie de lui prouver son dévoûment en le ramenant à la tête de ses troupes à Berlin et en le remettant sur son trône de ses propres mains. Il exprima un jour ce désir très ouvertement. « Dans l’automne de 1848, le général commandant du 1er corps prussien, le comte Dohna, assistait par l’ordre de son auguste maître aux manœuvres de l’armée russe, qui avaient lieu près de la frontière, sous la direction personnelle de l’empereur Nicolas, Dans un entretien entre quatre yeux, dont la tente impériale abrita le mystère, le comte témoigna son admiration pour la bonne tenue des troupes qu’il avait vues manœuvrer. « Mes troupes vous plaisent? s’écria brusquement l’empereur. Eh bien! je les mets à votre disposition, si vous voulez marcher à leur tête contre les émeutiers de Berlin. » Le comte, un peu surpris par cette apostrophe, répondit qu’un général prussien ne marchait que sur l’ordre de son roi. » L’anonyme se porte garant de l’authenticité de cette anecdote, qui prouve que l’empereur Nicolas connaissait toutes les délicatesses de l’amitié. On ne peut s’empêcher de penser aux deux amis du Monomotapa :


L’un ne possédait rien qui n’appartînt à l’autre.


L’empereur offrait ses soldats à la Prusse et disposait des généraux de son beau-frère comme des siens, tant il était désireux de le sauver sans lui demander son avis. On peut douter que l’empereur Alexandre prît aujourd’hui de telles libertés avec son oncle l’empereur Guillaume.

« Les générations futures, s’écrie l’anonyme, pourront-elles croire qu’il fut un temps où, sur les bords de la Sprée, la meilleure recommandation était d’avoir le cœur russe et la pire d’avoir le cœur allemand, un temps où les hommes qui aspiraient au titre de vrais patriotes prussiens portaient publiquement la livrée russe? » — Il est certain que, sous le règne de Frédéric-Guillaume IV, le parti conservateur, le parti de la cour et de la croix considérait la fidélité à la vieille et sainte alliance comme le premier des devoirs, comme la plus méritoire des vertus et soupçonnait de ne pas croire en Dieu l’homme qui ne croyait pas à l’empereur Nicolas. Il est certain que l’ambassade russe à Berlin, qu’elle eût à sa tête le baron de Meyendorf ou M. de Budberg, était un lieu privilégié où tout se savait, où tout se redisait, où l’on venait chercher dans les circonstances importantes des informations, des lumières, des encouragemens, des conseils et quelquefois des ordres. Tel haut fonctionnaire tenait pour péchés véniels toutes les indiscrétions qu’il commettait au profit du grand et puissant ami qu’on appelait le dompteur de la révolution, et celui qui, en 1854j, révéla au cabinet de Saint-Pétersbourg un plan de mobilisation nouvellement élaboré, pensa se justifier pleinement en disant : « Entre nous et la Russie il ne peut pas y avoir de secrets. » Quand l’empereur Nicolas honorait Berlin de sa visite, il pouvait s’y croire chez lui. Nous nous rappelons l’y avoir vu en 1852, passant une revue en compagnie de son romantique beau-frère; il nous souvient qu’un libéral prussien, qui n’avait pas été élevé à l’école du respect, nous dit en nous montrant du doigt l’un des deux souverains : « Voilà notre maître! » — et en nous montrant l’autre : « Voilà le maître de notre maître ! » Les chambres avaient dû clore avant terme leur session annuelle, parce que sa majesté ne serait pas entrée sans une profonde répugnance dans une ville souillée par des « scandales constitutionnels. » Qui pourrait dire les empressemens, les respects obséquieux que prodiguaient à l’auguste visiteur la cour, la noblesse, les généraux? Il ne voyait autour de lui que des fronts humiliés. Ses regards étaient comptés, ses sourires faisaient des heureux, ses moindres paroles imprimaient aux visages un air de ravissement; il semblait qu’un nouveau soleil se fût levé sur Berlin. « Les témoins de ces scènes qui ne se répéteront plus, nous dit l’anonyme, se souviennent encore de l’émotion avec laquelle tout ce qui appartenait à notre cour contemplait la haute taille de ce bel homme, dont l’orgueil regardait comme une chose toute naturelle les hommages des petits princes allemands accourus à sa rencontre et les courbettes des généraux saluant en sa personne le premier soldat de l’Europe. Être remarqué ou n’être pas remarqué de l’empereur, obtenir un mot de lui ou n’être honoré que d’un signe de tête équivalait pour eux à être ou n’être pas. « Sa majesté n’a pas daigné me parler ! » s’écriait douloureusement tel petit souverain dont la dignité ombrageuse eût accusé de trahison quiconque se serait permis d’établir la moindre distinction entre la souveraineté de la Prusse et celle de la principauté de Lippe-Schaumbourg. »

Frédéric-Guillaume, quelles que fussent son endurance et sa modestie, se sentit plus d’une fois froissé par l’excès de ces hommages. Il rabroua assez vertement un personnage qui, le 21 mars 1852, avait pris la liberté grande d’exprimer au nom de son roi, au nom de l’armée, au nom de tous les fidèles Prussiens, le vœu que « Dieu conservât longtemps encore l’empereur Nicolas au continent qu’il lui avait donné pour héritage. » De plus dures épreuves lui étaient réservées. Qui ne le plaindrait en songeant aux mortelles perplexités, à toutes les crises de conscience, à toutes les nuits sans sommeil auxquelles il fut condamné, quand il vit en 1853 l’Europe s’ameuter, se coaliser contre son ami, contre « le vrai chef de tous les intérêts conservateurs? » Il accusait l’Angleterre d’avoir contracté une souillure en s’alliant à la révolution couronnée, en mettant sa royale main dans la main douteuse et impure d’un Napoléon III. Que d’efforts généreux ne fit-il pas pour détacher l’Autriche des puissances occidentales? à combien d’expédiens, de subterfuges ne dut-il pas recourir pour tirer son épingle du jeu, pour sauver sa fidélité sans avoir maille à partir avec personne? Il envoyait à Londres le général Gröben, et lord Clarendon disait : « On m’envoie pour m’expliquer une chose inexplicable un homme qui ne sait pas s’expliquer. « Il envoyait en France le général von Wedell, et M. Drouyn de Lhuys se moquait de tant de « missions supplémentaires, complémentaires, extraordinaires et très extraordinaires[3]. » C’est surtout en parlant des rois qu’il est permis de dire que le ridicule déshonore plus que le déshonneur. Pour remplir ses devoirs d’amitié, Frédéric-Guillaume IV n’a pas craint d’affronter le ridicule, et cependant on ne lui en savait qu’un gré médiocre à Saint-Pétersbourg ; on l’accusait de n’en faire jamais assez, on lui reprochait sa mollesse, ses hésitations, sa tiédeur. L’anonyme assure que le Russe est essentiellement ingrat, qu’il méprise dans le secret de son cœur les déférences, les courtoisies qu’on lui témoigne, qu’il y voit un aveu de faiblesse et du besoin qu’on a de lui, un hommage involontaire rendu à sa supériorité. C’est pourquoi l’anonyme a choisi pour épigraphe de son livre cette sentence de Joseph de Maistre : « Voulez-vous faire accepter une chose à un Russe, il faut la jeter devant lui, après la lui avoir fait vanter. Alors retirez-vous, il la ramassera et en donnera le prix que vous voudrez ; mais si vous la lui mettez dans la main, il n’en voudra pas. »

L’auteur de Berlin et Pétersbourg a fait le bilan, dressé l’inventaire de l’alliance prusso-russe ; il a énuméré les services rendus, il a établi le doit et l’avoir des deux parties, et sa conclusion est que, depuis la mort de Frédéric-Guillaume IV aussi bien que de son vivant, les Russes ont recueilli tous les bénéfices essentiels de l’alliance, qu’ils ont beaucoup reçu et n’ont presque rien donné. Il insiste principalement sur ce qui s’est passé en 1863, pendant l’insurrection polonaise ; il rappelle avec complaisance que M. de Bismarck a sauvé la Russie par la convention militaire qu’il signa avec elle à la barbe et en dépit de l’Europe. Le danger semblait sérieux, on croyait voir les étincelles d’un grand incendie ; la maison craquait, ceux qui jugent sur les apparences annonçaient un prochain écroulement. — « Il me paraît, disait au grand-duc Constantin le gouverneur militaire de Varsovie, le général Berg, que hormis Votre Altesse impériale et moi, tout le monde ici fait partie du comité révolutionnaire. » On ne peut nier que M. de Bismarck n’ait prêté main forte à son allié, qu’il n’ait bravé pour lui complaire l’animadversion et les remontrances de trois cabinets.

À la vérité, les Russes ont cherché à diminuer le prix de son bienfait en lui attribuant des combinaisons et des convoitises secrètes. Ce qu’ils en ont dit a trouvé facilement créance dans les esprits, tant on a de penchant à se persuader que M. de Bismarck n’a jamais fait dans sa vie rien d’inutile. Un démenti formel a fait justice des légendes qui ont eu cours récemment touchant les trames qu’il avait ourdies, disait-on, avec le gouvernement révolutionnaire ; mais personne n’a jamais démenti le fameux entretien qu’il eut un soir dans un bal avec le vice-président de la chambre des députés de Prusse, M. Behrend. Cet entretien semblait prouver qu’il croyait à l’impuissance de la Russie et à la possibilité d’une donation entre-vifs, qui lui aurait permis de rendre à la Prusse une frontière qu’elle avait perdue. — « On pourrait, disait-il à son interlocuteur étonné, attendre que les Russes soient chassés du royaume ou réduits à implorer notre secours, et alors procéder hardiment, occuper le royaume pour le compte de la Prusse ; au bout de trois ans, tout là-bas serait germanisé. — Mais c’est un propos de bal qu’on veut bien me tenir ! s’écria le vice-président. — Non, je parle sérieusement de choses sérieuses. Les Russes sont las du royaume, l’empereur Alexandre me l’a dit lui-même à Saint-Pétersbourg. » M. Klaczko, qui a rapporté ce singulier colloque dans son livre des Deux Chanceliers, ajoute : « Cette pensée de récupérer la ligne de la Vistule, perdue depuis Iéna, a hanté plus d’une fois l’esprit de M. de Bismarck pendant l’année 1863 ; bien entendu, on ne voulait obtenir cette rectification de frontière que du consentement de l’empereur Alexandre II, mais on ne négligeait pas les moyens qui eussent quelque peu forcé une telle solution. « Il se pourrait que M. de Bismarck eût pris toutes ses mesures pour le cas d’une occupation temporaire, réclamée par son allié ; celui qui a dit un jour : Beati possidentes ! aurait su mettre à profit une si heureuse occurrence. Mais ce ne sont là que des conjectures, et si l’on a peine à croire au désintéressement de M. de Bismarck, il en coûte aussi d’admettre qu’il se soit un jour grossièrement trompé dans ses prévisions.

On peut accorder à l’anonyme qu’en 1863, le cabinet de Berlin est venu en aide à la Russie dans le seul dessein de resserrer son alliance avec elle ; mais le moyen de lui donner raison, quand il nie que cette bonne action n’ait été en même temps un bon calcul, que le service rendu n’ait été richement récompensé ! Jamais capital n’a été placé à de si gros intérêts. La plus grande marque d’amitié qu’un peuple puisse donner à un autre est de sacrifier pour lui être agréable toutes les traditions de son histoire, et voilà ce que la Prusse a obtenu de la Russie et du prince Gortchakof. La Russie s’était toujours appliquée à sauvegarder la liberté de la Baltique ; dans l’affaire des duchés de l’Elbe, elle a abandonné le Danemarck, elle l’a livré à la merci du conquérant. Elle attachait un grand prix à ses relations avec les états secondaires de l’Allemagne ; elle a permis au gouvernement prussien de disposer à son gré des petites dynasties, de faire main basse sur plus d’une petite couronne et de réduire les autres à la plus étroite dépendance. Elle avait pour principe de maintenir l’équilibre des forces entre l’Autriche et la Prusse. « Notre politique, lit-on dans un mémoire secret rédigé en 1864 et dont l’anonyme cite plusieurs passages, a favorisé tantôt la Prusse, tantôt l’Autriche... Ces oscillations sont inévitables dans la situation politique du jour. Le mieux que nous puissions faire, c’est de tenir la balance égale entre les deux puissances, sauf à la faire pencher selon les circonstances du côté que réclame notre intérêt du moment. C’était le système de l’impératrice Catherine. Il détruit sans doute la confiance, mais ce sentiment est exclu de la politique moderne et ce n’est pas nous qui l’en avons banni. » Celui qui avait écrit ou inspiré ce mémoire s’est ravisé; il a voulu sans doute restaurer en Europe le sentiment de la confiance. Quand l’heure décisive a sonné, il a sacrifié résolument l’Autriche, et la Prusse a pu compter sur son absolu dévoûment.

Pour prouver combien l’amitié russe est instable et perfide, l’anonyme a invoqué le témoignage de M. Rothan et cité une page de sa belle étude, si remarquable et si remarquée, sur la Politique française en 1866. M. Rothan a établi qu’après Sadowa, le gouvernement russe avait eu quelque velléité de réprimer les convoitises du vainqueur, de le contraindre à soumettre ses revendications au verdict d’un congrès européen. L’événement a démontré que le prince Gortchakof avait joué alors une scène de dépit amoureux, qu’il avait voulu rendre à M. de Bismarck la monnaie de sa pièce : el desden con el desden. Par ses chicanes, par ses menaces, il se proposait de ramener à lui un ami distrait et superbe, qui semblait l’oublier. On le négligeait, on ne se souvenait plus qu’il existât, on n’avait plus rien à lui dire, point de confidences à lui faire. Il s’est mis à causer avec la France, à lui dénoncer les appétits insatiables de la Prusse, à la mettre en garde contre les équivoques d’une politique sans scrupules. C’est un jeu qui lui a réussi plus d’une fois; quand la Prusse a des hauteurs, on coquette avec Paris. Si l’anonyme consultait à ce sujet M. Rothan, il lui apprendrait que cela s’appelle «la politique des cantharides. » — « Le cabinet de Berlin répondit sur un ton dégagé au prince Gortchakof, il revendiquait hautement le droit de régler avec les états qui l’avaient combattu les conditions de la paix. Il était convaincu sans doute, en répondant de la sorte, que plus il exaspérerait le cabinet de Saint-Pétersbourg, plus aisément il le ramènerait à lui, lorsque avant peu il serait à même de lui administrer la preuve que ses pourparlers avec la France n’avaient eu qu’un caractère dilatoire, et que ses infidélités à l’alliance russe n’étaient qu’un jeu de la politique commandé par de périlleuses circonstances[4]. »

Tout se passa comme M. de Bismarck l’avait prévu. Peu de temps après, le général Manteuffel partait pour Saint-Pétersbourg; sa mission fut couronnée d’un plein succès, et l’entente fut promptement rétablie. Quant aux fruits savoureux qu’elle a portés, Panonyme n’en a presque rien dit. Il a passé avec une incroyable légèreté sur les services immenses que la Russie a rendus à la Prusse en 1870; il étonne ses lecteurs par son ingratitude. C’est une vérité notoire et publique que si la France au début de la guerre n’a pas trouvé d’alliés, la Russie en fut la cause par la pression qu’elle exerça sur le Danemarck et par l’attitude comminatoire qu’elle prit à l’égard de l’Autriche. Il n’est pas moins certain qu’à l’heure des catastrophes, ce fut elle qui traversa tous les plans d’intervention collective, destinée à modérer les exigences des vainqueurs; ce fut elle qui voulut que les deux belligérans vidassent leur querelle en champ clos et qui s’appliqua, comme on l’a dit, à organiser « l’impuissance en Europe. » L’empereur Guillaume a été beaucoup moins ingrat que l’anonyme, qui n’a eu garde de citer le fameux télégramme que le vieux souverain adressa de Versailles à son neveu le 21 février 1871 et dont l’Europe s’étonna : « Jamais la Prusse n’oubliera que c’est à vous qu’elle doit que la guerre n’ait pas pris des proportions extrêmes. Que Dieu vous en bénisse ! »

En revanche, il faut donner toute raison à l’anonyme, quand il avance que pendant la guerre franco-allemande, la politique du gouvernement russe s’est mise en opposition manifeste avec l’opinion publique, avec le vœu national. Il se trouve que les nations ont quelquefois un sentiment plus net et plus vif de leurs vrais intérêts que les hommes d’état qui les conduisent ; leurs instincts et les inquiétudes qui les travaillent sont souvent de sages conseillers, elles éprouvent des répugnances mystérieuses, comme un avertissement intérieur; il semble qu’elles lisent au livre des destinées. Tout le monde en Russie souhaitait comme le prince Gortchakof qu’on profitât de l’occasion pour imposer à l’Europe la révision du traité de Paris; mais on pensait pouvoir obtenir cet avantage en jouant le rôle d’arbitre, de modérateur, et sans aider la Prusse à s’affranchir de tout contrôle, sans dépasser la mesure des complaisances. On songeait aux dangers à venir, à l’inconvénient d’avoir un voisin trop puissant ; on jugeait que travailler bénévolement à la fortune de ses amis, c’est les mettre en état de ne plus compter avec vous. — « Il faut rendre cette justice à la plupart des Russes d’alors, a dit M. Klaczko, qu’ils avaient le sentiment vrai de la situation et aspiraient à un rôle aussi légitime qu’honorable. Ils voulaient obtenir une satisfaction d’amour-propre, mais ils ne demandaient pas à lui sacrifier la France et les intérêts généraux du continent; la petite question n’était à leurs yeux que le corollaire de la grande. »

Dans quelques pages qui ne sont pas les moins intéressantes de son livre, l’anonyme a dépouillé le registre de la presse russe, il a fait le relevé des principaux articles publiés pendant l’année fatale. Il a montré que, dès le commencement de la guerre, les plus importans journaux de Moscou et de Saint-Pétersbourg, à l’exception d’un seul, ont arboré les couleurs françaises et que jusqu’au bout ils sont demeurés fidèles à leur parti-pris, quoi qu’en pensât leur gouvernement. Il a rappelé que la Gazette de Moscou pouvait à peine trouver des paroles après Sedan pour déplorer « une catastrophe plus menaçante que celle qui avait atteint quelques années auparavant le Danemarck et plus tard le malheureux Hanovre, » Il a rappelé l’article que publia cette même gazette le 12 janvier 1871, pour combattre le principe de non-intervention et signaler les droits qu’avait la France aux sympathies des autres peuples. Il a rappelé aussi qu’au lendemain de la chute de Paris, le Golos s’écria: Consummatum est! et exécuta plus d’une variation sur ce thème : « La France n’est que malheureuse, la honte est pour l’Europe. » D’autres se chargèrent de déclarer que l’annexion de l’Alsace était un coup porté à la Russie et que l’Europe était tombée en vasselage. « A dater de cette époque, les principaux organes de la presse russe sont demeurés hostiles à l’Allemagne et les moindres incidens leur ont suffi pour réveiller des passions assoupies. La conviction que l’avenir de la Russie était dans l’alliance avec la France avait pris trop de corps et jeté des racines trop profondes pour qu’on osât s’inscrire en faux. » — « Le jour où nous voudrions mettre l’Europe sens dessus dessous, était-il dit dans le mémoire secret de 1864, il est probable que nous pourrions nous entendre avec la France, mais ce serait encore à nos dépens. » Depuis lors ce mot a été souvent répété en Russie sans qu’on y ajoutât le même correctif.

L’anonyme conclut de tout cela que l’alliance prusso-russe n’a jamais été qu’une alliance dynastique, fondée sur des souvenirs communs, sur des mariages, sur une tradition de famille, sur des sympathies personnelles, mais qu’elle ne reposait point sur la communauté des intérêts ni sur l’affinité naturelle des deux peuples. Il reproche à ses compatriotes de ne pas s’en être avisés plus tôt, d’avoir attaché peu d’importance aux élucubrations de la presse russe, fidèle miroir de l’opinion publique, de s’être figuré que l’entente des souverains répondait du reste, d’avoir considéré les incartades des journalistes de Saint-Pétersbourg et de Moscou comme les symptômes « d’une maladie d’enfant » qui ne tirait pas à conséquence. Il remarque que désormais en Russie le gouvernement sera toujours plus tenu d’avoir égard à l’opinion et aux entraînemens populaires. Partant il affirme que l’alliance prusso-russe a vécu, et il félicite M. de Bismarck de l’avoir remplacée, avant qu’il fût trop tard, par un pacte d’amitié avec l’Autriche, « lequel sera d’aussi longue durée que l’empire allemand lui-même. » Nous voulons croire que l’anonyme possède le don de prophétie, qu’il est initié aux secrets des dieux; mais les dieux connaissent-ils toujours leur propre secret? Ne sont-ils pas souvent le jouet des événemens plus forts que leur volonté? M. de Bismarck est-il homme à se lier les mains, à engager à jamais son avenir? Ne faut-il pas tenir compte aussi de la puissance des habitudes, de l’empire que les traditions et les souvenirs exercent sur les souverains comme sur les simples mortels? Le télégraphe nous apprenait ces jours-ci que le général de Treskow vient de partir pour Saint-Pétersbourg, chargé par l’empereur Guillaume de remettre à son neveu une lettre de félicitations à l’occasion de l’anniversaire de sa naissance; on ajoute que le général a été accompagné par les colonels des trois régimens prussiens dont l’empereur Alexandre est le chef titulaire. Le proverbe a raison : n’est pas échappé qui traîne son lien. On ne divorce pas si facilement avec le passé. La princesse palatine, mère du régent, ne dissimulait à personne que, si bonne Française qu’elle fût devenue, elle ne laissait pas de prendre une part très vive à tout ce qui se passait en Allemagne. « Je suis, disait-elle, comme les vieux voituriers, qui prennent plaisir à entendre claquer le fouet quand ils ne peuvent plus rouler sur les grandes routes. » Longtemps encore Berlin vivra les yeux tournés vers Pétersbourg, curieux de tout ce qui s’y fait, prêtant l’oreille aux moindres propos qui s’y peuvent tenir. Si le gouvernement russe fait mine de nouer des intelligences quelque part, on en concevra de vives inquiétudes, une poignante jalousie, et la jalousie est le sel de l’amour. Ce ne sont pas seulement les vieux voituriers qui tressaillent en entendant claquer un fouet qui leur est connu et dont jadis le langage leur fut cher.

Ce qui est hors de doute, c’est qu’on a rendu sa liberté à la Russie et que son alliance a été mise en disponibilité. Elle doit s’en consoler; elle est fort occupée chez elle et jusqu’à nouvel ordre, elle a perdu le goût des entreprises. Quand ce goût lui reviendra, si elle emploie bien ses loisirs, elle trouvera probablement à qui parler et des gens disposés à lier partie, Démosthène représentait aux Athéniens que les alliances générales ne sont bonnes que pour conserver ce qu’on a, que les plus utiles sont les filles de l’occasion, dont on peut se servir pour s’agrandir ou pour recouvrer son bien. Il leur représentait aussi que ces alliances d’occasion, on est sûr de les trouver pourvu qu’on soit fort, qu’on soit prêt, vigilant et attentif, mais qu’elles font toujours défaut aux peuples « dont les armemens comme les pensées sont en retard sur les événemens, car c’est une loi de nature, leur disait-il, que le bien des absens appartienne à ceux qui sont présens partout et le bien des nonchalans à ceux qui ne craignent ni la peine ni les hasards. » Il pensait à Philippe, mais chaque siècle a son Philippe.


G. VALBERT.

  1. Geschichte des preussischen Vaterlandes, von Dr Ludwig Hahn, page 368.
  2. Berlin und Petersburg, preussische Beiträge zur Geschichte der russisch-deutschen Beziehungen; Leipzig, 1880.
  3. Le détail de la politique suivie par la Prusse pendant la guerre de Crimée a été retracé dans d’intéressans articles de la Rundschau, qui ont été attribués à M. Geffcken.
  4. La Politique française en 1866, page 331.