Le Judaïsme et le peuple juif au temps de la formation du Talmud

LE
PEUPLE JUIF
ET LE
JUDAÏSME AU TEMPS DE LA FORMATION DU TALMUD
D'APRES ES HISTORIENS JUIFS DE NOS JOURS

Geschichte des Judenthums und seiner Sekten (Histoire du Judaïsme et de ses sectes), par le Dr J. M. Jost, 3 vol. ; Leipzig 1857-1859. — Geschichte der Juden von den œltesten Zeiten bis auf die Gegenwart (Histoire des Juifs depuis les plus anciens temps jusqu’à nos jours), par le Dr Graetz, 2e édition, 7 vol. parus, 1863-1866.

La ruine de la nation juive écrasée par les armes victorieuses de Vespasien et de Titus, la destruction même du temple de Jérusalem, en supprimant les conditions d’existence de la théocratie israélite, ne firent pas disparaître le judaïsme comme religion, mais en changèrent profondément la nature. Le judaïsme depuis lors fut une société religieuse, une église, et non plus un état. Des croyances et des observances spéciales plutôt que des institutions publiques lui servirent dès lors de remparts, et lui procurèrent les moyens de se perpétuer jusqu’à nos jours à travers d’innombrables vicissitudes et les plus terribles persécutions. A la place du temple et du sacerdoce lévitique, une tradition lentement déposée dans un livre, le Talmud, lui tint lieu de centre visible, et, pour se faire une idée juste de la religion juive pendant tout le moyen âge et les temps modernes, c’est bien moins l’Ancien Testament et l’histoire du judaïsme antérieur au christianisme qu’il faut étudier de près que cette évolution intérieure, déterminée, par la force irrésistible des événemens, qui substitua définitivement le rabbin au prêtre et l’étude de la loi à la célébration des sacrifices.

Ce changement, qui nous paraît si impérieusement commandé, ne s’opéra toutefois qu’avec une extrême lenteur. Il avait été préparé pendant toute la période qui va de l’insurrection nationale contre les Syriens à la prise du temple par Titus. Si l’on veut bien se reporter à l’esquisse que nous avons tracée de cette période si essentielle à connaître pour se faire une idée claire des origines du christianisme[1], on se rappellera que, bien avant la cessation forcée du culte sacerdotal, le scribe, le docteur, le copiste-commentateur de la loi l’emporte déjà en popularité et en autorité réelle sur le lévite et le sacrificateur. Et pourtant, lorsque la destruction du temple eut fait rentrer le sacerdoce dans la catégorie des hautes inutilités[2], il fallut du temps pour que la conscience religieuse de l’Israélite s’habituât à s’en passer tout à fait. Pendant bien des années, elle vécut soit dans le passé, soit dans un avenir idéal de restauration, ne voulant voir dans le présent qu’une épreuve douloureuse, mais passagère. L’idée théocratique ne recula que pas à pas devant la prépondérance des réalités, et même elle fut encore assez puissante pour susciter en Palestine des mouvemens insurrectionnels intermittens, dont la série se prolonge jusqu’au commencement de notre moyen âge, mais qui vont toutefois en diminuant toujours d’importance et d’intérêt.

C’est l’histoire de ces temps qui virent s’accomplir la transformation irrévocable du vieux judaïsme sacerdotal en religion simplement dogmatique et rituelle que nous désirerions retracer. Cette époque si peu connue va de la destruction du temple par Titus, l’an 70 de notre ère, à la clôture définitive du Talmud, vers l’an 500. Pour cette période dite talmudique, les connaissances spéciales et surtout l’érudition rabbinique des estimables auteurs juifs que nous avons cités cette fois encore sont d’un secours que nous ne saurions trop apprécier.


I

L’issue désastreuse de la guerre contre les Romains glaça d’épouvante les Juifs répandus dans le monde entier. Ils ne croyaient pas que Dieu pût à ce point abandonner son peuple. Les Juifs de Palestine, par centaines de milliers, avaient péri par l’épée, la famine ou la peste ; beaucoup d’autres, pour le moins aussi nombreux, étaient réduits à l’esclavage, envoyés dans les mines, jetés dans d’infâmes lupanars ou livrés dans les cirques aux bêtes fauves pour le divertissement d’une plèbe plus cruelle que les bêtes. Pour comble de découragement, les signes de dissolution qui à la fin du règne de Néron semblaient menacer l’empire, avaient fait place à des indices tout différens. La main vigoureuse de Vespasien avait rassemblé les rênes éparses de l’attelage des nations, et le char impérial marchait de nouveau avec la régularité et la sécurité des premiers jours. Jamais les Juifs ne purent s’imaginer que Titus eût été un seul instant les délices du genre humain. Ils savaient trop bien à quoi s’en tenir sur la clémence de cet imperator, à qui peut-être le temps seul a manqué pour devenir un second Néron. Ils ne rappelèrent habituellement que Titus rascha, Titus le scélérat, et une très vieille légende juive prétend qu’en punition de ses forfaits il fut tourmenté par une mouche qui pénétra dans son cerveau, s’y logea, grandit, et ne lui laissa de repos ni jour ni nuit jusqu’à ce qu’elle eût causé sa mort.

Il est vrai que, pour les Juifs, les Flaviens eurent la main très lourde. Ils avaient pu mesurer l’incroyable force de résistance de ce peuple. Les dernières convulsions de la nationalité vaincue furent comprimées en Judée par d’affreux massacres. Il en fut de même en Égypte, où le temple d’Onias, construit au temps de l’oppression syrienne comme une succursale de celui de Jérusalem, fut détruit par ordre impérial, et dans la Cyrénaïque, où les débris des zélotes levèrent encore une fois l’étendard du judaïsme belliqueux. En même temps Vespasien, qui aimait l’argent, trouva spirituel de prélever au profit de Jupiter Capitolin la taxe personnelle du didrachme (environ 1 franc 75) que tout Juif fidèle était tenu d’envoyer chaque année au temple de Jéhovah. C’était de bonne guerre : le dieu vainqueur s’appropriait les revenus du dieu vaincu. Seulement ce dernier, du moins hors de Palestine, ne les faisait pas rentrer par la force, tandis que le fiscus judaïcus (ainsi s’appela cet impôt spécial) fut très rigoureusement exigé. Il s’y joignit une humiliation d’un genre particulier. Les Juifs dispersés dans l’empire tâchaient d’échapper autant qu’ils pouvaient à cet impôt, qui était à leurs yeux non-seulement une exaction, mais un sacrilège. Beaucoup dissimulèrent leur origine. Pour déjouer les fausses déclarations, le fisc romain imagina des perquisitions individuelles d’une révoltante indécence. Ce fut surtout Domitien qui prit plaisir à cette vexation. Suétone se rappelait avoir vu dans sa première enfance un pauvre vieux Juif soumis publiquement à cette ignoble investigation. Pourtant la politique flavienne ne songea pas à molester les Juifs sous le rapport religieux proprement dit. Du moins les entraves mises à leur culte ne dépassèrent pas la mesure conseillée par l’intérêt de l’état, et, s’il fut interdit de relever le temple détruit, la synagogue resta libre ; Il est à croire que les Flaviens ne se doutaient pas de l’immense concession qu’ils faisaient aux vaincus en leur laissant cette liberté. Comme tous les anciens et beaucoup de modernes, ils ne pouvaient se représenter l’existence prolongée d’une religion dépourvue de sacerdoce. D’ailleurs, le judaïsme politique une fois réduit à l’impuissance, ils n’entendirent pas annexer à l’empire un pays désert. Ils s’attachèrent à discerner et à protéger parmi les vaincus les élémens moins revêches que les autres, les Juifs qui dès le premier jour avaient déconseillé la guerre ou bien qui eussent été d’avis de se soumettre après les premiers échecs. C’est comme s’ils eussent relevé l’école de Hillel et rendu la prépondérance au rabbinisme scolastique, mais pacifique. Il y eut en particulier un certain rabbi Jochanan, de tendance hillélite, membre de l’ex-sanhédrin, qui le lendemain même de la catastrophe jeta les fondemens du judaïsme de l’avenir. Ce rabbi Jochanan était à Jérusalem au moment du siège. Il aurait voulu qu’on se rendît. Voyant ses conseils méconnus, il prit le parti de se retirer du côté de Titus. C’était difficile. Le parti zélote surveillait de très près ceux qui faisaient mine de déserter. Aidé par deux disciples dévoués, il se fit enfermer dans un cercueil et transporter hors des murs comme un cadavre. Pour mieux déjouer les soupçons des gardes, les prudens disciples avaient mis dans le coffre un lambeau de viande corrompue dont le parfum fit l’office de laisser-passer. Titus reçut gracieusement le vieux rabbin, et lui permit d’ériger une école à Jamnia, sur la Méditerranée. Après la chute de la ville, Jochanan put se servir, dans l’intérêt de ses malheureux compatriotes, de la confiance qu’il inspirait aux autorités romaines. Plus d’une mesure fut adoucie, plus d’une famille sauvée par son intercession. Il réunit autour de lui les débris du rabbinisme, et ne tarda pas à constituer un sanhédrin officieux dont l’autorité fut volontiers reconnue par l’ensemble des communautés juives. le sanhédrin et l’école présidés par Jochanan renouèrent la chaîne des traditions, décidèrent sur les questions religieuses et sur une foule de cas litigieux d’après les règles de la jurisprudence rabbinique, et pour cela ils durent réviser cette jurisprudence compliquée pour l’adapter aux circonstances nouvelles. Le nassi ou prince, c’est-à-dire celui qui présidait l’assemblée et que les Romains plus tard appelèrent le patriarche, devint ainsi le chef vénéré de tous les enfans de Juda.

C’est de cette manière qu’en reconstituant une ombre d’institution nationale R. Jochanan[3] fonda un centre religieux dont l’importance alla toujours en croissant. En particulier, le sanhédrin de Jamnia élabora la loi du sikarikon, destinée à régler les titres de propriété des terres enlevées par la violence pendant les troubles récens et réclamées par leurs anciens possesseurs. Son but secret était d’empêcher les colons d’origine étrangère d’acheter des terres en Judée, et peut-être faut-il voir dans ce détail peu connu l’une des causes principales qui expliquent l’étonnante prolongation des résistances du peuple juif. Ce peuple se refit donc tout doucement, non pas qu’il pût redevenir ce qu’il avait été sous le rapport du nombre et de la prospérité ; mais ce retour d’un ordre légal au sein d’une situation forcément pacifique produisit son effet ordinaire sur une population prolifique, laborieuse et douée d’une prodigieuse élasticité.

Sous Nerva (96-98), la politique impériale fut décidément indulgente aux Juifs. Le fiscus judaïcus s’exerça avec moins de rigueur. Il fut permis d’embrasser le judaïsme. Il est à croire que l’inquiétude causée par l’attitude menaçante des Parthes fut pour quelque chose dans ces adoucissemens. Une population juive nombreuse et riche, encore renforcée par les réfugiés de Palestine, était fixée en Mésopotamie et dans l’ancienne Chaldée, précisément sur la frontière des deux empires, et il n’était nullement indifférent de l’avoir pour ennemie dans la guerre qui ne pouvait manquer d’éclater. Ce calcul toutefois se trouva faux. Quelques mesures indulgentes ne pouvaient cicatriser des plaies si profondes, si vives encore, et Trajan, qui, de l’an 114 à l’an 117, porta la guerre dans ces contrées lointaines, s’en aperçut à ses dépens. Les Juifs des bords de l’Euphrate combattirent avec fureur l’armée des oppresseurs de leurs frères, et les succès chèrement achetés de l’empereur romain, succès dont il se glorifia trop vite dans ses rapports au sénat, ne l’empêchèrent pas d’être finalement réduit à l’obligation de se retirer en abandonnant ses conquêtes d’un jour. En même temps la nouvelle de la prise d’armes des Juifs de Babylone avait retenti au loin. Beaucoup de Juifs crurent que les temps messianiques étaient arrivés. Il y avait des oracles disant que le messie ferait son apparition derrière l’Euphrate. Les Juifs d’Égypte, de Cyrène, de Libye et de Chypre se mirent en révolte ouverte. La fermentation gagnait la Judée elle-même. Les premières troupes envoyées contre les révoltés furent battues. Les prisonniers grecs et romains furent livrés aux bêtes dans les arènes en représailles des affreux supplices auxquels tant de Juifs avaient succombé. Ce ne fut qu’au prix d’énormes sacrifices que Martius Turbo vint à bout de cette révolte. A peine était-elle comprimée, que Trajan, malade de fatigue et de dépit, mourut en Cilicie au retour de son expédition aussi stérile que sanglante.

Son successeur Adrien (117-138) était moins avide de gloire militaire, et sa grande préoccupation fut partout d’acheter la paix par des concessions de toute sorte. Quietus, gouverneur romain de la Palestine, avait fort à faire pour comprimer les fermens insurrectionnels qui agitaient la population. Animé d’une haine furieuse contre les Juifs, il ne songeait à rien moins qu’à les exterminer[4], quand il fut déposé par Adrien. Celui-ci, vaniteux et très confiant dans sa propre habileté, s’était promis de conquérir une bonne fois les sympathies de ce peuple, qui, tout asservi qu’il était, n’en restait pas moins une menace perpétuelle contre la sécurité de l’empire. Il pensait qu’avec de judicieuses concessions à ses habitudes bizarres rien ne serait plus facile que d’obtenir ses bonnes grâces. Un jour la nouvelle se répandit en Judée que l’empereur Adrien avait résolu de réparer les quartiers ruinés de Jérusalem et de rebâtir le temple. Jubilation générale, enthousiasme délirant ! Une sibylle apocryphe chanta en vers grecs l’âge d’or qui allait s’ouvrir. Plus d’un Juif chrétien fut ébranlé dans sa croyance au retour prochain de Jésus sur les nuées du ciel, et revint au judaïsme. De toutes parts on envoya de l’argent et des matériaux pour procéder en toute hâte à la glorieuse reconstruction.

Amère déception ! Adrien, soit de son propre mouvement, soit de l’avis de quelques conseillers, regretta de s’être avancé si loin, équivoqua sur le sens de ses promesses, et posa entre autres cette condition, que le nouveau temple serait construit sur un autre emplacement que l’ancien. C’était, au point de vue juif, comme s’il eût retiré sa parole. Les Juifs crièrent à la mauvaise foi, et malgré les conseils de leurs rabbins les plus éclairés se préparèrent sourdement à prendre les armes. Le complot fut ourdi si secrètement que la police impériale ne soupçonna rien. Elle ne remarqua pas même les allées et venues perpétuelles d’un certain R. Akiba, qui courait par tout le pays, semant sur sa route les mots d’ordre et la haine d’Edom (c’est ainsi que Rome et l’empire étaient désignés dans l’argot mystique des rabbins). Adrien, qui traversa la Judée en 130, put se faire les illusions que se font habituellement les souverains quand ils parcourent les provinces au bruit des acclamations mille fois répétées. Une médaille, frappée alors par ses ordres, le représente couvert de la toge impériale et recevant les hommages de la Palestine agenouillée, tandis que trois enfans (la Judée, la Samarie, la Galilée) lui offrent des branches de palmier. Adrien se laissa si bien prendre aux marques d’adulation d’un parti de peureux et de conservateurs intéressés, qu’il se crut sur le point de mettre le sceau à la réconciliation qu’il avait rêvée ; mais on ne devinerait jamais l’étrange idée que cet empereur bel esprit conçut comme le nec plus ultra de l’habileté politique. Jérusalem serait rebâtie, il en donnait aux Juifs sa parole impériale ; elle aurait un temple neuf sur l’emplacement de l’ancien, ce point délicat était encore acquis ; seulement… ce temple serait dédié à Jupiter Capitolin, et, pour éterniser la mémoire de cette heureuse pacification, la ville échangerait son nom hébreu contre l’un des noms de son nouveau fondateur, associé au vocable de son nouveau patron, elle s’appellerait désormais Elia Capitolina ! On ne peut être plus ingénieux ni meilleur prince. Le malheur est que, si Adrien eût cherché les moyens d’exaspérer le peuple juif jusqu’à la fureur, il n’eût pas mieux trouvé. Pendant qu’il se promenait fastueusement en Égypte, où il faisait, entre autres découvertes dénotant une grande pénétration, celle que le culte de Sérapis et le culte juif étaient à peu près identiques, les cavernes du Liban se remplissaient d’armes et de munitions. R. Akiba multipliait ses mystérieux voyages. On voyait arriver d’Asie-Mineure et des pays parthes une foule de jeunes gens qu’animait un zèle extraordinaire pour la visite des lieux saints. Enfin Adrien commençait à se délasser à Rome de ses longs voyages en compagnie de son favori, le bel Antinoüs, lorsque la nouvelle lui parvint brusquement que la Palestine était en feu. D’abord il n’en voulut rien croire. N’avait-il pas reçu quelques mois auparavant les preuves péremptoires de l’attachement inaltérable et du dévouement sans bornes de la population tout entière ? Il fallut pourtant se rendre à l’évidence. Le gouverneur romain, Tinnius Rufus, totalement pris au dépourvu par cette insurrection subite, avait dû abandonner l’un après l’autre les postes occupés par ses soldats, et de nouveau la Judée proclamait son indépendance.

Le héros de cette révolution fut un jeune inconnu de Kosiba ou Kesib, qui tirait de sa ville natale le nom de Bar-Kosiba, et que R. Akiba, qui crut voir en lui le messie, appela Bar-Kochba, le fils de l’étoile, par application du passage : « une étoile s’est levée de Jacob et un sceptre du milieu d’Israël[5]. C’était un homme d’une force prodigieuse, capable, dit-on, de repousser, du pied les pierres lancées par les balistes romaines, et qui, peut-être, ébloui lui-même par la rapidité de ses premiers succès, paraît avoir pris au sérieux sa dignité messianique. La confiance qu’il inspira devint bientôt une sorte de culte. Tous les Juifs en état de porter les armes se rassemblèrent autour de lui, et si Dion Cassius exagère en évaluant à 580,000 le nombre de ses soldats, il est certain toutefois qu’il se vit un moment à la tête d’une armée formidable. Avant d’être admis dans les rangs, il fallait ou s’écorcher complètement un doigt ou déraciner un arbre en passant au galop. Pour comble de gloire, il battit les premières troupes romaines envoyées contre lui. Bar-Kochba revêtit alors les insignes de la royauté. Il fit frapper des monnaies symboliques avec l’inscription : « pour la délivrance de Jérusalem. » Il se montra clément pour les ennemis prisonniers ; il avait d’ailleurs des soldats de naissance païenne associés aux Juifs dans une pensée commune de haine contre Rome. Il fut moins tolérant pour les Juifs chrétiens qui avaient refusé de prendre part à l’insurrection, et les fit flageller comme transgresseurs de la loi. Cette révolte dura deux ans (132-134). Adrien se vit forcé d’envoyer de Bretagne, en Palestine son meilleur général, Julius Severus, qui comprit mieux que ses prédécesseurs ce qu’il avait à faire, c’est-à-dire qu’il temporisa, laissa le premier feu du soulèvement s’apaiser de lui-même, et s’attacha surtout à bloquer le pays insurgé pour le reconquérir méthodiquement. Les Juifs, retranchés dans quelques places fortifiées, se défendirent comme toujours avec un acharnement héroïque, mais chaque mois vit diminuer leurs ressources et leur nombre. Bar-Kochba, qui aurait voulu utiliser les nombreux soldats qu’il ne pouvait longtemps nourrir dans un pays épuisé, fit de vains efforts pour décider le général romain à livrer une grande bataille. La prise de Bétar, dont il avait fait son centre de résistance, acheva sa défaite, et lui-même mourut obscurément, sans qu’on sache au juste comment périt ce dernier héros de l’indépendance d’Israël. La tradition juive, toujours encline à rattacher les revers nationaux aux fautes des chefs du peuple, lui reproche d’avoir eu trop de confiance en lui-même. Il ne demandait à Dieu que la neutralité : « Seigneur, disait-il, dans ses prières, si tu ne veux pas nous aider, du moins n’aide pas nos ennemis, et nous triompherons. » Comme on peut s’y attendre, la défaite de l’armée insurgée fut suivie d’un redoublement de persécutions. Adrien ne pardonnait pas aux Juifs ce qu’il appelait leur trahison. La dévastation du pays s’opéra froidement et systématiquement. Dans cette belle Galilée, naguère encore si riche en produits agricoles, on se montrait quelques années après un olivier comme une rareté. Le massacre en grand de la population valide fut organisé. De nouveau l’on vit partir des colonnes entières de femmes et d’enfans voués en masse à l’esclavage. Les cavernes du Liban avaient servi de refuge à quelques poignées de fugitifs. Un jour de sabbat, l’une de ces compagnies d’outlaws entendit le bruit causé par des sandales ferrées qui pénétraient dans la grotte. C’étaient aussi des Juifs cherchant un asile. On crut des deux côtés à une attaque des ennemis, et les malheureux se renversèrent, s’étouffèrent, s’entre-déchirèrenf en pleines ténèbres dans un accès indescriptible de fureur. De là vient la prescription talmudique interdisant l’usage des sandales ferrées le jour du sabbat. Ailleurs des réfugiés, entassés aussi dans une grotte, se virent forcés de manger de la chair humaine pour ne pas mourir de faim, et s’habituèrent à cet abominable régime. La campagne environnante était semée de cadavres, et chacun à son tour devait en aller chercher un pour la nourriture commune. Un jour l’un d’eux ne trouva sur son chemin que le cadavre de son père. Il ne peut se décider à le rapporter dans la grotte et revient les mains vides. Un autre, envoyé après lui, rentre plus heureux. La bande affamée, le premier envoyé comme les autres, se jette sur les affreux tronçons qui lui sont offerts. Quand la faim est apaisée, le pourvoyeur raconte où et comment il a fait sa trouvaille, et le fils découvre qu’il vient de se rassasier du corps de son père ! Ce trait seul dépeint l’horreur de la situation. En souvenir des inénarrables malheurs de la dernière guerre, polemos acharon, comme l’appelèrent les rabbins, il fut décidé que les fiancées ne seraient plus portées dans la maison nuptiale sur des palanquins richement ornés.

Adrien augmenta le fiscus judaïcus. Il fit passer la charrue sur Jérusalem et l’emplacement du temple en signe que tout était fini pour la vieille cité juive. Ælia Capitolina, la nouvelle ville construite par ses ordres, s’éleva au nord de l’ancienne, à la place des anciens faubourgs. Il y établit une colonie de vétérans, de Phéniciens et de Syriens. Sa statue à lui-même, celles de Jupiter Capitolin et d’autres divinités grecques et phéniciennes ornèrent le temple bâti sur les ruines du sanctuaire de Jéhovah. Il fut interdit aux Juifs sous peine de mort de franchir l’enceinte de la cité nouvelle. Adrien fit aussi construire un temple de Jupiter sur Garizim, la montagne sainte des Samaritains, et un temple de Vénus sur le Golgotha. On eût dit qu’il voulait ainsi paganiser les trois monts vénérés par les trois religions issues du monothéisme d’Israël. La grotte de Bethléem, déjà consacrée par la légende chrétienne, reçut elle-même une image d’Adonis. La circoncision et l’observation du sabbat furent défendues sous les peines les plus rigoureuses. Une législation savamment combinée enveloppa le corps entier du judaïsme d’un réseau d’interdictions calculées pour le rendre impossible. En un mot, les édits d’Adrien ouvrirent pour le judaïsme, en tant que religion, l’ère de la persécution systématique.

Le sanhédrin reconstitué par R. Jochanan s’était dispersé. Quelques docteurs juifs se réunirent toutefois secrètement à Lydda afin de délibérer sur la situation. Les uns voulaient qu’on cédât pour un temps à la force des circonstances. « La loi, disaient-ils, a été donnée aux Israélites pour les faire vivre, non pour les faire mourir. » D’autres pensèrent qu’il valait mieux endurer tous les martyres que de violer une quelconque de ses ordonnances. Ce dernier avis l’emporta, mais avec quelques tempéramens dictés par la prudence. Il s’établit entre les Juifs fidèles et la police impériale une guerre de ruses et de contre-ruses, ceux-là inventant l’impossible pour déguiser l’observation réelle sous la transgression apparente, celle-ci s’ingéniant à découvrir les actes de judaïsme[6]. La tradition talmudique a gardé la mémoire, d’un certain apostat, nommé Acher, qui connaissait parfaitement toutes les rubriques du rabbinisme, et qui chercha fortune dans l’art de dénoncer les Juifs pratiquans. Surtout la police romaine s’efforça de toutes les manières d’empêcher la réouverture des écoles rabbiniques et la consécration de nouveaux rabbins. Beaucoup payèrent de leur vie leur obstination à instruire ou à se laisser instruire. La tradition juive relève particulièrement le martyre de dix rabbins, dont l’un, R. Ismaël, était si célèbre par sa beauté que sa tête coupée fut envoyée à Rome pour être offerte à une fille de l’empereur qui avait désiré la voir. R. Akiba, le promoteur de la révolte, avait échappé jusqu’alors, on ne sait trop comment, à la main de fer des persécuteurs. Il fut enfin surpris, donnant des leçons sur la loi. C’était la grande autorité rabbinique du moment. Il semblait que sans lui on ne saurait plus à quoi s’en tenir sur une foule de points litigieux, et le Talmud raconte les artifices dont usèrent ses disciples pour le consulter à travers les murs de son cachot sans éveiller le soupçon des espions romains. Ils se déguisaient, par exemple, en marchands ambulans, criant leur marchandise en termes ambigux, et, de sa lucarne, Akiba répondait par un seul mot qui tranchait la question. Le vieux rabbin expira dans d’affreuses tortures en prononçant le mot unique ! Ce fut le dernier soupir de la théocratie d’Israël.


II

Le rabbinisme sauva encore une fois le judaïsme d’une ruine totale. Un vieux rabbin du nom de Juda, voyant que tous les docteurs étaient morts ou allaient mourir, voulut, au péril de sa vie, donner la semicha, c’est-à-dire la consécration, à sept disciples de R. Akiba que le maître n’avait pu consacrer de son vivant. Quoique surveillé de fort près par l’autorité romaine, il parvint à réunir les sept candidats dans un endroit isolé, et leur imposa les mains. A peine avait-il fait, qu’un détachement romain survient. Les jeunes gens voulaient défendre le vieillard. Celui-ci leur ordonna de chercher leur salut dans la fuite, et ils durent obéir. Les soldats ne purent s’emparer que du vieux rabbin, qu’ils percèrent de mille coups. La chaîne traditionnelle n’en était pas moins renouée, et sur ces entrefaites Adrien mourut. Son successeur, Antonin le Pieux, plus humain, n’ayant pas d’injure personnelle à venger, eut pitié des malheureux Juifs et rapporta les édits. Toutefois il maintint l’interdiction du prosélytisme et la défense d’entrer dans la nouvelle Jérusalem. Les sept disciples de R. Akiba récemment consacrés se réunirent à Uscha et y ouvrirent une grande école rabbinique.

Le parti théocratique avait été écrasé physiquement et moralement. Bar-Kochba, le fils de l’étoile, était devenu pour bien des Juifs Bar-Kosaba, le fils du mensonge. Cependant, lorsque vingt-trois ans de tranquillité eurent rendu aux Juifs de Palestine quelque force et quelque confiance, l’illusion messianique aidant, l’on vit de nouveau un mouvement insurrectionnel éclater en Judée l’an 161. Il est probable que ces nouveaux zélotes comptaient sur les Parthes, qui faisaient mine de déclarer la guerre à l’empire. Cette insurrection fut vite étouffée. Les Parthes ne purent la seconder à temps, et le seul résultat fut le renouvellement momentané des édits d’Adrien par ordre de Vérus, qui se trouvait alors en Orient et ne tarda pas à y mourir épuisé de débauches. Une députation de rabbins envoyés vers Marc Aurèle réussit à les faire retirer.

Il est probable que le parti des rabbins pacifiques ou du moins comprenant bien la situation l’emportait de plus en plus dans l’opinion des Juifs. La splendeur matérielle de la civilisation romaine contribuait aussi à adoucir ces terribles puritains. Une source talmudique rapporte que R. Juda, R. José et R. Simon ben-Jochaï dissertaient un jour à Uscha sur les mérites de l’empire. R. Juda romanisait passablement, exaltait les grandes œuvres d’utilité publique accomplies par les Romains. « Ils ont, disait-il, bâti partout des villes avec de grands marchés, jeté des ponts sur les fleuves, érigé des thermes pour la santé. » R. Simon n’entendait pas du tout de cette oreille. « Oui, répliquait-il, mais ils n’ont fait tout cela que par avarice et égoïsme ; ils entretiennent dans les villes des maisons de prostitution[7], leurs bains ne servent qu’à la débauche, leurs ponts sont grevés de droits de péage. » R. José écouta, mais ne dit rien qui ressemblât à un éloge ou à un blâme. Eh bien ! R. José me fait assez l’effet d’avoir représenté l’opinion générale de ses compatriotes. Bien peu auraient partagé l’enthousiasme de R. Juda pour l’administration romaine, mais le puritanisme incorrigible de R. Simon déclinait visiblement. Le judaïsme, ne voulant ni se démentir ni s’opiniâtrer dans l’impossible, se recueillait, préférant se taire et attendre. Les faits parlaient trop haut pour qu’on refusât toujours d’entendre leur imposant langage. Tandis que la statue de Jupiter Capitolin trônait aux lieux où fut Jérusalem, les rabbins envoyés à Rome auprès de Marc-Aurèle avaient pu, par une faveur spéciale, contempler au Capitole les vénérables reliques enlevées un siècle auparavant par Titus, les vases sacrés, le diadème pontifical et le rideau du sanctuaire[8]. Pourtant, depuis que ces insignes vénérés avaient disparu de la terre sainte, le judaïsme, malgré de terribles secousses, avait vécu, il se relevait encore une fois d’une ruine qui semblait totale. Quelle leçon contre la prétendue nécessité d’un culte sacerdotal et d’une théocratie fondée sur cette base périssable !

Cependant l’idée, l’espoir de secouer un jour le joug romain, moyennant la protection divine et la venue du messie, ne cessa de travailler sourdement les masses ignorantes, et toutes les fois que les vicissitudes politiques amenèrent un état de choses trop contraire aux prétentions du judaïsme, on vit s’agiter obscurément quelques remous d’insurrection. Par exemple, lorsque Septime-Sévère, à la suite de ses expéditions en Orient, eut aggravé sous certains rapports les charges qui pesaient déjà sur la Palestine, il y eut de nouveau des bandes de partisans juifs que Bassien Caracalla ne parvint pas à détruire entièrement, mais dont l’extinction spontanée prouve l’insignifiance. Les édits religieux de Sévère tendaient à maintenir la paix entre Juifs, chrétiens et païens, en interdisant tout prosélytisme de part et d’autre ; mais nous avons eu déjà l’occasion de dire ici même comment la dynastie des Sévères, sous l’impulsion de Julia Domna, l’impératrice philosophe, sortie de la famille sacerdotale d’Émesse, se montra sympathique aux religions orientales. Sous Héliogabale et Alexandre Sévère surtout, cette tendance fut visible, et, par un bien étrange retour des choses, les adorateurs de Jéhova gagnèrent beaucoup en tranquillité et en tolérance sous le sceptre d’un prince pontife d’une espèce de Baal. Alexandre Sévère et sa mère Julia Mammæa furent décidément favorables au judaïsme, et lui accordèrent une place honorable dans ce syncrétisme religieux, pythagoricien au fond, qui amalgamait dans un même culte Abraham et Orphée, Apollonius de Tyane et Jésus de Nazareth. Il en résulta, du côté juif, un peu de relâchement dans la rigueur des prescriptions rabbiniques réglant les relations avec les païens. C’est ainsi que les Juifs vécurent pendant le IIIe siècle, réduits à l’impuissance, de plus en plus concentrés sur eux-mêmes, absorbés dans l’observance ponctuelle de leur loi conformément aux commentaires des rabbins, tantôt molestés en détail par la politique toujours soupçonneuse de l’empire, tantôt tolérés et même favorisés en masse par les empereurs les moins romains d’esprit. La fondation et l’éclat momentané du royaume de Palmyre (259-273), les tendances très monothéistes de la reine Zénobie, la politique intolérante de Dioclétien, ne changèrent point leur situation d’une manière notable. Dioclétien, en fait de religion, n’aimait que l’antique. Il détestait l’innovation, la dissidence, et c’est pour cela que ses édits, si rigoureux contre les chrétiens et les Samaritains, épargnèrent les Juifs, pour lesquels il fut dédaigneux, insultant, plutôt que persécuteur. On prétend qu’il exigea du patriarche juif et de ses compagnons, venus pour le solliciter à Panéas, qu’ils prissent des bains pendant plusieurs jours avant de se présenter devant lui. Singulière réputation qu’avait déjà cette race, qui, plus que toute autre, a multiplié les ablutions dans sa pratique religieuse !

Mais déjà l’on pouvait prévoir le jour où le judaïsme n’aurait plus rien à craindre de la politique païenne et où son sort temporel dépendrait désormais d’une autre suzeraine. L’église chrétienne marchait à pas rapides vers la suprématie que les événemens, l’habileté de ses évêques et sa force morale lui assuraient au milieu de la dissolution universelle. La religion juive, comme puissance historique, était depuis longtemps distancée par sa fille évangélique, et de là sans doute la tranquillité relative avec laquelle le judaïsme traversa les périodes orageuses qui mirent plus d’une fois en question l’existence même de l’église chrétienne. Constantin, devenu maître de l’empire, tint d’abord la main à ce que la liberté religieuse proclamée par lui fût respectée vis-à-vis des Juifs comme de tous les autres. Le patriarche juif fut officiellement traité sur le même pied qu’un haut dignitaire de l’église chrétienne, et reçut dans les actes publics les titres d’illustris, spectabilis, clarissimus. Toutefois l’influence cléricale, de plus en plus puissante à la cour de Byzance, ne tarda pas à faire sentir aux Juifs leur état de dépendance. L’ordonnance d’Adrien leur interdisant le séjour de Jérusalem, — qui avait repris son ancien nom, — fut renouvelée. Un Juif converti, du nom de Joseph, couvrit de temples chrétiens la Galilée, où jusqu’alors le christianisme n’avait jeté que de faibles racines. Sous Constance (337-361), le sort des Juifs empira au point de provoquer une insurrection, du reste promptement comprimée. Leurs espérances se réveillèrent sous Julien. Non-seulement cet empereur romantique aimait par principe à favoriser les vieilles religions aux dépens de la nouvelle, mais de plus il est à croire qu’à la veille de déclarer la guerre aux Perses Julien attachait une importance réelle à se concilier les sympathies des Juifs de Palestine et par ricochet des Juifs des bords de l’Euphrate.

Un étrange incident marqua les rapports de Julien avec les Juifs. Une idée, sans aucun fondement réel dans le Nouveau Testament, s’était introduite dans les croyances chrétiennes populaires, l’idée que le temple juif de Jérusalem, condamné par les décrets du ciel, ne serait jamais relevé. Julien, pour faire pièce aux chrétiens et plaisir aux Juifs, donna des ordres formels pour qu’on le rebâtit sans retard. Il aimait ce culte lévitique qui, par ses immolations d’animaux et ses pompes sacerdotales, se rapprochait tant des cultes polythéistes. La courte durée de son règne ne lui permit pas de mener à bien cette entreprise. Les historiens chrétiens contemporains affirment que des flammes fulgurantes sortirent de terre sous les coups de pioche des ouvriers qui creusaient les fondemens de l’édifice projeté, et les effrayèrent au point qu’ils refusèrent de continuer les travaux. Évidemment la légende déploie ici sa complaisance ordinaire. Cependant M. Graetz ne nie pas précisément le phénomène. Il pense que les gaz inflammables comprimés dans les vieux souterrains du temple brûlé par Titus purent fort bien faire explosion çà et là. L’ignorance superstitieuse du temps n’en demandait pas davantage pour crier au miracle.

Les premiers successeurs de Julien furent ariens et tolérans pour les Juifs ; mais sous Théodose l’orthodoxie et l’intolérance revinrent au pouvoir, et les Juifs eurent beaucoup à en souffrir. Chrysostome, Ambroise, Cyrille d’Alexandrie, se distinguèrent par leur animosité contre eux. Bientôt commencèrent les grandes invasions. Les Juifs comme les chrétiens virent dans les malheurs de l’empire la juste punition des crimes de Rome envers le genre humain et surtout envers eux. L’écroulement continu de l’énorme édifice, dont la chute entraînait celle de tout l’ancien monde, leur fit l’effet d’une prochaine apparition des cieux nouveaux et de la terre nouvelle prédits par les prophètes. Un prétendu messie se montra en Crète et rassembla une foule enthousiaste autour de sa personne, puis disparut sans qu’on sût ce qu’il était devenu après avoir échoué dans son premier miracle. Au surplus, l’insignifiance politique du judaïsme palestin était de plus en plus visible. La population chrétienne désormais était prépondérante en Palestine ; des couvens nombreux émaillaient la terre sainte, choisissant de préférence les localités illustrées par les traditions bibliques. Des agglomérations juives toujours importantes, capables même de se révolter encore jusque sous l’empereur Héraclius (VIIe siècle), mais isolées, diminuant en nombre, ne pouvaient plus passer pour un peuple. Le patriarcat juif, reconnu officiellement par les empereurs jusqu’en 425, fut aboli sous Théodose II, et alors, pour les Juifs, commença le moyen âge. Il n’y eut plus en Occident de centre visible du judaïsme. Son histoire depuis lors s’éparpille dans les histoires nationales des peuples nouveaux, et la lamentable légende du Juif errant va devenir une vérité ; mais la société juive emporte avec elle son palladium, le Talmud, et trouvera dans son livre et la prédication de ses rabbins une solidité que son temple et ses prêtres n’avaient pu lui assurer.


III

Avant d’en finir avec cette histoire extérieure du judaïsme, il faut absolument jeter un coup d’œil rétrospectif sur un pays qui, dans l’Ancien Testament, passe pour une terre maudite, et qui, dans la période que nous étudions, était devenu une seconde patrie juive, au point de supplanter complètement en importance numérique et même religieuse la vieille terre classique d’Israël. Les Juifs restés sous Cyrus et ses successeurs dans le pays de la déportation formèrent de petites sociétés à part, autonomes, sous la suzeraineté bienveillante des rois de Perse, qui comptaient plus sur leur fidélité que sur celle de l’ancienne aristocratie chaldéenne, et nous avons vu que le lien religieux entre les Juifs de Babylone, comme on les appelait, et les Juifs de Judée resta étroit. Au commencement de notre ère, les sociétés juives de Mésopotamie et de Babylonie étaient prospères, riches, nombreuses. Elles peuplaient en tout ou en grande partie plusieurs villes importantes de la fertile région de l’Euphrate, Naardée, Pumbadita, Syra et beaucoup de localités moins connues, quelques-unes même, telles que Machuza, situées sur le Tigre et presque aux portes de Ctésiphon. Cette agglomération juive, qui s’étendait en forme de poire du cours moyen du Tigre au cours inférieur de l’Euphrate, avait jeté de nombreux essaims dans les pays voisins, et à travers l’Arménie et la Cappadoce donnait la main aux colonies juives de l’Asie-Mineure. On sait à combien d’hypothèses a donné lieu le silence complet de l’histoire sur la destinée ultérieure des Israélites des dix tribus déportés en Assyrie par les rois ninivites plus d’un siècle avant la destruction du royaume de Juda par les Chaldéens. Les uns ont cru les retrouver en Arménie, d’autres en Chine, d’autres jusqu’en Amérique. M. Jost croit, et son opinion s’appuie sur des considérations très plausibles, que les débris de ces tribus du nord se rapprochèrent de leurs compatriotes du sud, attirés par les affinités de sang, de langue, de croyance et d’intérêt. Par là nous comprenons mieux l’importance numérique de ces établissemens juifs de l’Asie centrale, qui s’accrurent encore par l’arrivée successive d’un certain nombre de familles fuyant la Palestine chaque fois que celle-ci était le théâtre de quelque catastrophe, ce qui arriva souvent. Croirait-on que l’an 20 de notre ère, profitant des faiblesses intestines de l’empire parthe, deux aventuriers juifs, deux tisserands de Naardée, Asinaï et Abilaï, créèrent un état juif indépendant qui dura seize ans ? A la fin, la discorde se glissa entre les deux chefs, et les Parthes finirent par avoir raison de l’état dissident.

Au moment où le judaïsme babylonien sort de l’obscurité profonde qui recouvre les premiers temps de son histoire, nous le voyons dirigé par un magistrat suprême héréditaire, le resch galuta ou prince de l’exil, qui lui-même était Juif et à qui les rois perses avaient accordé un certain pouvoir. L’empire parthe conserva cette organisation, qui rappelle tout à fait celle des sociétés non musulmanes dans l’empire turc d’aujourd’hui, Ces princes, de l’exil prétendaient rattacher leur généalogie à la maison de David. Longtemps forcés à une grande modestie d’allures, ils tranchèrent peu à peu du souverain, tout au moins du vice-roi ; ils eurent un palais, une cour, des audiences, une police, et déployèrent un grand faste. Plus importante encore à partir de la résurrection de l’empire perse par les Sassanides, cette espèce de vice-royauté juive se perpétua à travers bien des vicissitudes jusqu’au XIe siècle.

La tranquillité relative, la prospérité rarement troublée des Juifs de Babylonie, firent que, sous le rapport du nombre et de la puissance matérielle, l’Israël de l’Euphrate l’emporta dès le premier siècle de notre ère sur l’Israël du Jourdain. Toutefois, au point de vue religieux, Jérusalem, son temple, ses écoles, ses souvenirs, jouissaient d’une autorité que Naardée, son prince et ses pompes ne pouvaient revendiquer. Cependant on retrouve dans le Talmud les traces d’une tendance très ancienne chez les Juifs babyloniens à s’émanciper de la suprématie de Jérusalem. C’est ainsi qu’ils se vantaient d’être de sang plus pur que les Juifs de Palestine, n’ayant jamais, comme ceux-ci, contracté mariage avec des femmes étrangères. À cette prétention, très grave dans les vieilles idées sémitiques, se joignait celle de posséder des traditions plus antiques, plus directement émanées du vieil Israël d’avant la captivité que celles qu’on pouvait recueillir en Judée, où la filière traditionnelle avait subi une interruption prolongée. Ce qui est à noter, c’est que les Juifs de Palestine ne niaient pas ces assertions d’une manière absolue, et, chose qu’on oublie trop souvent ou qu’on ignore, ils acceptèrent beaucoup plus volontiers les influences babyloniennes que l’action des autres milieux juifs qui, tels qu’Alexandrie, pouvaient raisonnablement prétendre à l’autorité intellectuelle. Plus d’une des célébrités rabbiniques de Palestine, entre autres le grand Hillel, étaient venues de la vallée de l’Euphrate.

Naturellement les prétentions des Juifs babyloniens s’accentuèrent encore lorsque la destruction du temple eut enlevé à la Judée son plus grand titre à la suprématie, et qu’il fut avéré, par l’insuccès de tous les efforts tentés pour le relever, que cette destruction était irrévocable. Ce fut surtout après la défaite de Bar-Kochba, tandis que les édits d’Adrien menaçaient aussi le judaïsme d’une extirpation totale dans les limites de l’empire romain, que le judaïsme libre et prospère de l’empire parthe acquit la conscience de sa supériorité. Un moment il y eut à Naardée un sanhédrin proprio motu que le sanhédrin régulier de Palestine, reconstitué après Adrien, eut quelque peine à ramener à l’obéissance. Il se trouva même des rabbins qui prétendaient que la déportation d’Israël en Chaldée sous Nébucadnetzar avait été un fait providentiellement heureux, que sous Cyrus on avait eu tort de vouloir et d’organiser la restauration, et que le véritable Israël se trouvait désormais sur les bords de l’Euphrate. Sans doute des affirmations aussi contraires à toutes les idées du passé ne furent le partage que d’un très petit nombre ; mais la décadence continue de la population juive en Palestine, la victoire du christianisme, les suites funestes qu’elle eut pour le prestige et la liberté du judaïsme occidental, finirent par amener une situation de fait qui répondait presque à ces théories passablement rationalistes.

De là vint que parallèlement au Talmud Jeruschalemi ou doctrine traditionnelle de Jérusalem se forma le Talmud Babli ou Talmud de Babylone. Un jour arriva où les Juifs babyloniens, longtemps plus mondains et, dirait-on, plus sceptiques, se trouvèrent tout aussi imprégnés de rabbinisme que ceux de Judée. Les écoles de Pumbadita et de Syra virent affluer les élèves-rabbins par centaines. Les princes de l’exil eux-mêmes se mêlèrent de rabbiniser. Les docteurs babyloniens dépassèrent leurs confrères de Palestine en formalisme et en subtilité. Comme eux, ils s’en tinrent longtemps à l’enseignement oral ; mais, comme eux aussi, ils se virent à la fin forcés de recourir à l’écriture. Ce ne fut pas le christianisme vainqueur qui leur fit craindre que les persécutions, en dispersant et en tuant les dépositaires de la tradition sacrée, ne la condamnassent à l’oubli, ce fut le mazdéisme ressuscité avec l’empire perse. Les mages ne leur furent pas plus doux que les évêques catholiques. Sous Firuz (458-467), les synagogues furent détruites et les écoles fermées. C’est ce qui amena vers l’an 500, époque d’une suprême importance pour les destinées du Judaïsme, la codification et la fixation définitive du Talmud Babli.


IV

Pénétrons maintenant dans l’intérieur du judaïsme pour rechercher comment, durant la période que nous venons d’étudier, la religion juive parvient à se constituer sans sacerdoce, sans autel, sur la seule base de l’écriture et de l’enseignement rabbinique. On se souvient qu’au lendemain même de la prise de Jérusalem par Titus le vieux Jochanan reconstituait à Jamnia un sanhédrin qui, puisant sa légitimité dans la nécessité, vit son autorité reconnue par l’ensemble des communautés juives. À ce sanhédrin était adjointe une école de rabbins qui passa désormais pour le grand canal de la tradition sainte. Sept docteurs célèbres, dits tannaïtes ou répétiteurs (de la tradition), se groupèrent autour de Jochanan et continuèrent la jurisprudence orale des anciens scribes. L’an 80, Jochanan eut pour successeur Gamaliel II, petit-fils de ce Gamaliel qui se glorifiait de descendre du grand Hillel, et qui avait donné des leçons à Paul de Tarse. Inutile de dire que les événemens avaient rejeté au second rang l’école de Schammaï et son pharisaïsme intraitable, et qu’en revanche l’esprit plus pratique, plus pacifique, non moins pédant, mais plus raisonnable de Hillel domina dorénavant dans le rabbinisme, excepté aux momens d’effervescence où le vieux zélotisme revint sur l’eau. Depuis Gamaliel II, la dignité de nassi ou patriarche juif, bien que toujours considérée comme dévolue par le sanhédrin, fut héréditaire dans cette famille, qui prétendait rattacher ses origines par les femmes à la maison de David.

On vit alors se produire au sein du judaïsme un phénomène remarquable, très peu remarqué jusqu’à présent, et sur lequel je me permets d’appeler l’attention des savans qui s’occupent des origines de l’ancien catholicisme ; une tendance prononcée à l’unité extérieure, à la conformité disciplinaire et à la centralisation s’empara du corps entier du judaïsme à peu près vers le même temps ou plus précisément un peu avant qu’un même mouvement se manifestât dans les communautés chrétiennes, jusqu’alors si indépendantes l’une de l’autre. Il faut que, sous le régime impérial romain, le goût de l’unité ait été bien fort. Le fait est qu’en politique et en religion tout à cette époque cherche à se concentrer. Les adversaires des pouvoirs qui profitent de cette marche des choses ont beau avoir mille fois raison ; leurs argumens se perdent dans le vide, la masse est d’avarice acquise à tout ce qui à ses yeux objective l’unité dont elle est éprise. L’épiscopat chez les chrétiens, le patriarcat chez les Juifs, l’autorité toujours plus absolue de l’un et de l’autre, se développent parallèlement, celui-ci précédant celui-là. Quelle confirmation des théories récentes de la science religieuse sur la prépondérance du judœo-christianisme au sein de l’église primitive et sur l’origine judœo-chrétienne de l’épiscopat ! Les deux puissances, l’épiscopat chrétien (qui devait à son tour chercher à se concentrer) et le patriarcat juif, fondent également leur commune prétention sur la nécessité de conserver les pures traditions. Au fond, la pureté des traditions qu’ils enseignent n’a d’autre garantie à son tour que leur prétention ; mais cela suffit pour que la majorité s’incline. La masse croit toujours ce qu’elle aime à croire.

Ainsi Gamaliel II s’occupa surtout de ramener à l’unité les tendances divergentes qui se faisaient jour dans les écoles, filles de celle de Jamnia, déjà ouvertes çà et là dans la contrée. Une bat-col ou voix du ciel décida que les doctrines de Hillel et de Schammaï étaient divines toutes les deux, mais que dans la pratique il fallait suivre celle de Hillel. Quelques schammaïtes zélés protestèrent contre cette manière trop commode d’avoir raison, mais leurs réclamations ne furent pas écoutées. Gamaliel dirigea aussi un travail de révision des sentences et de la jurisprudence traditionnelles de manière à les enlever autant que possible à l’arbitraire individuel de chaque rabbin. Ce fut un premier pas vers la systématisation de cet énorme fatras de traditions orales qui devait plus tard se fixer par écrit dans le Talmud. L’admission dans les écoles dut être précédée d’une espèce d’examen de conscience. La mise au ban de la synagogue, ce que l’église chrétienne appelle l’excommunication, fut renforcée dans ses rigueurs et appliquée à plus d’un rabbin récalcitrant. En même temps le patriarche introduisait des coutumes tendant à relever sa dignité personnelle. Il froissa tant d’amours-propres, que pendant quelques années il fut déposé lui-même ; mais il fut réintégré avant sa mort, et ses successeurs suivirent la même politique.

L’un de ses plus notables assesseurs fut ce rabbi Akiba que nous avons vu jouer un rôle si actif avant et pendant l’insurrection de Bar-Kochba. Sa biographie a quelque chose de romanesque qui la distingue de l’histoire, ordinairement très prosaïque, de tous ces braves rabbis. Sa famille prétendait descendre de Sisera, le chef chananéen tué par Jahel la Kénienne au temps des juges d’Israël. Il était dans sa jeunesse au service d’un riche patriote de Jérusalem, et s’était épris de la fille de son maître, la belle Rachel, qui le paya de retour et lui promit sa main, s’il parvenait à se faire rabbin. Akiba, qui n’avait reçu aucune instruction, se mit alors à étudier avec un zèle et une persévérance incroyables, tandis que la jeune fille, chassée par son père, vivait dans le plus complet dénûment. A la fin, ils se marièrent, mais ils restèrent pauvres, au point que Rachel dut un jour vendre sa magnifique chevelure pour ne pas mourir de faim avec son mari. Tel était l’homme qui souffla le feu de la révolte par tout, le monde juif et laissa des traces profondes dans la tradition rabbinique. Par un bizarre mélange d’enthousiasme et de subtilité, c’est lui qui élabora le système affreux qui engendra tant de sottises décorées du nom d’interprétations de l’Écriture, d’après lequel chaque syllabe, chaque lettre, chaque anomalie grammaticale ou orthographique du texte consacré a un sens mystérieux que la sagacité des docteurs doit démêler[9]. Un autre rabbin du même temps, R. Josué ben-Chanania, présente un contraste intéressant avec l’intraitable Akiba. Doux et conciliant, il aurait voulu pacifier les rapports entre les Juifs et les Romains. Il était extrêmement laid, et comme il faisait partie d’une députation envoyée près d’un empereur (on ne dit pas lequel), une princesse impériale lui demanda en riant pourquoi tant de sagesse était renfermée dans un si vilain vase. — Princesse, repartit le vieux rabbin, on ne conserve pas le bon vin dans des vases d’or.

Ce fut le sanhédrin de Jamnia qui commença de séparer officiellement les Juifs chrétiens de la famille israélite. Jusqu’alors les Juifs chrétiens de Palestine, pour la plupart rigides observateurs de la loi et très antipathiques au christianisme plus hardi de l’école paulinienne, faisaient plutôt l’effet d’une de ces associations excentriques qui abondaient dans la société juive, et qui, d’accord avec elle sur le principe de l’inviolabilité de la loi, jouissaient d’une certaine liberté d’allures qu’on ne restreignait pas sans motifs graves. L’excentricité des nazaréens consistait à s’imaginer que le messie attendu par tous les Juifs et devant bientôt venir avait déjà paru sous les traits d’un rabbi suspect de Galilée, condamné à mort et crucifié quelques dizaines d’années avant la destruction du temple. Cela devait faire aux scribes infatués de leur scolastique l’effet de quelque chose de niais et d’innocent. Il est vrai que dans les premiers temps des mouvemens très peu légaux avaient éclaté au sein de cette association particulière ; mais la persécution dont Etienne le diacre fut la plus illustre victime les avait étouffés en Judée même, et l’on ne s’occupait guère de ce qui se passait ailleurs.

Cependant, et à la longue il n’en pouvait être autrement, les Juifs chrétiens commençaient à se distinguer plus nettement de l’ensemble de la société juive. Les principes déposés dans leur conscience par celui qu’ils appelaient le Christ portaient peu à peu leurs fruits naturels. Par exemple, ils étaient des plus froids pour les intérêts de la théocratie. Ils avaient refusé de prendre part à la guerre contre les Romains, et beaucoup s’étaient réfugiés dans la Décapole, de l’autre côté du Jourdain. Les évangiles, surtout l’évangile perdu dit des Hébreux, en répandant en Palestine l’enseignement personnel de Jésus, froissaient les lecteurs intelligens, qui voyaient combien peu Jésus lui-même était légaliste. Quand le judaïsme se reconstitua sous l’autorité du sanhédrin de Jamnia et plongea plus que jamais dans les eaux rabbiniques, les communautés judœo-chrétiennes restèrent indépendantes, ne voyant aucun motif pour se rallier à ce nouveau centre religieux, et peu disposées à obéir aveuglément aux nouvelles prescriptions des rabbins. D’ailleurs la chute du temple et la cessation forcée des cérémonies sacerdotales les poussaient irrésistiblement dans la voie libérale que Paul avait inaugurée trop tôt pour leur inexpérience et leur faiblesse, mais non pour la logique du principe chrétien. La personne de Jésus grandissait tellement dans leur vénération, qu’ils le mettaient au-dessus de Moïse et lui attribuaient des prérogatives quasi divines. Tout doucement ils se sentaient aussi rapprochés des gentils, qui croyaient comme eux en Jésus-Christ sans s’astreindre aux mille observances de la loi, que de leurs compatriotes, qui ne savaient voir en Jésus qu’un imposteur ou un fou. Une rupture était donc inévitable. Les rigueurs du fîscus judaïcus sous Domitien durent la favoriser, et on voit en effet que vers ce temps-là le judœo- christianisme se relâche sur l’obligation de la circoncision et quelques autres marques distinctives du judaïsme orthodoxe.

Vers le même temps aussi, le sanhédrin procède contre les minim, — c’est le nom des Juifs chrétiens dans le Talmud, — c’est-à-dire contre les dégénérés. R. Tarphon n’y allait pas par deux chemins pour les condamner. « Les Évangiles, disait-il, et tous les livres des minim mériteraient d’être brûlés, car le paganisme est moins dangereux ; celui-ci méconnaît par ignorance les vérités du judaïsme, les minim les renient en pleine connaissance de cause. Il vaut mieux chercher un refuge dans un temple païen que dans les synagogues des minim. » Le sanhédrin de Jamnia enjoignit donc aux Juifs fidèles de se conduire avec les Juifs chrétiens comme avec des païens, leurs écrits furent assimilés aux livres de sorcellerie, une formule d’imprécation (birchat ha-minim) fut même insérée à leur adresse dans la prière quotidienne. Aussi n’est-il pas étonnant que les Juifs chrétiens n’aient point sympathisé avec la révolte de Bar-Kochba, et aient eu à souffrir sous le régime de ce dictateur momentané. La séparation depuis lors fut irrévocable et absolue. La haine mutuelle s’envenima, et, ne pouvant susciter de persécutions en règle, elle se dédommagea par des tracasseries dont il faut citer un exemple.

Une des prérogatives du sanhédrin et l’un des moyens dont le patriarche se servait pour relever son autorité, c’était la fixation du calendrier et la publication des grandes fêtes religieuses consacrées par la loi et la tradition. L’année Israélite était lunaire. Les jours de fête étaient calculés d’après leur rapport avec la nouvelle lune. De vieux usages remontant à l’époque où l’on ne savait pas supputer d’avance les phases de cet astre et les dates qui en dépendent voulaient que l’apparition de la nouvelle lune fût annoncée au patriarche par des témoins oculaires postés en prévision de l’événement. Ce témoignage une fois reçu avec des formalités destinées à en garantir la sincérité, le patriarche en informait le sanhédrin et les synagogues voisines. Quant aux synagogues éloignées, un système ingénieux de signaux ignés, se répétant indéfiniment le long des montagnes, portait pendant la nuit le message du sanhédrin jusque dans les régions lointaines de Tadmor, de l’Asie-Mineure et de l’Euphrate. Il y avait dans ce système quelque chose d’antique et parlant aux imaginations ; les haines religieuses provoquées par l’intolérance rabbinique ne permirent pas la continuation de cette poétique télégraphie, Il paraît qu’à plusieurs reprises les judœo-chrétiens et les Samaritains s’amusèrent à contrefaire les signaux du sanhédrin, et réussirent à tromper les populations juives de Syrie et de Babylonie, qui célébrèrent de grandes fêtes à contre-temps. Les patriarches se virent donc forcés de dresser d’avance le calendrier religieux pour l’année et de le confier à des messagers spéciaux. Plus tard ils durent même en venir à publier les calculs qui permettaient à chacun de le fixer soi-même. Ce fut un grand coup porté au prestige et à l’autorité du patriarcat.

Cela toutefois n’eut lieu qu’au IVe siècle. Jusque-là, le patriarcat réussit assez bien à réaliser une sorte de papauté juive. A Simon, fils de Gamaliel II, succéda son « fils R. Juda ben-Simon (170-215), qui transféra le sanhédrin à Sipporis, en s’adjugeant le droit de nommer d’office à tous les emplois judiciaires et religieux dans les communautés juives[10], les richesses, qui étaient grandes, lui servirent surtout à consolider son autorité, dont il se montrait fort jaloux. Le Talmud a conservé plusieurs traits attestant son extrême susceptibilité et la dureté avec laquelle il procéda contre les velléités indépendantes de quelques rabbins. Cela n’empêcha pas, ou pour mieux dire peut-être, cela fit que son nom passa à la postérité avec l’épithète de saint. R. Juda le Saint est un des grands architectes du judaïsme talmudique. C’est lui qui jeta les fondemens de cet énorme édifice en fixant une fois pour toutes la mischna ou seconde loi, exposée jusqu’à lui à l’instabilité d’une transmission purement orale. Ce fut une innovation décisive que ce recours à l’écriture. La mischna, codifiée par lui, devint un texte pour ainsi dire stéréotype, ajouté au texte biblique et donnant lieu à son tour comme celui-ci à toute sorte de commentaires et de développemens au sein des écoles rabbiniques. Il fut entendu, malgré l’absurdité d’une pareille prétention, que cette tradition orale remontait jusqu’à Moïse lui-même, qui l’avait confiée à Josué, celui-ci aux anciens de son temps, ces derniers aux prophètes, qui l’auraient finalement transmise aux scribes, La mischna de Juda le Saint, reproduite tout au long dans le Talmud, constitue donc la base, le point de départ et la substance de la compilation totale, et l’autorité en est regardée comme indiscutable dans le judaïsme orthodoxe. Elle fut transmise aux Juifs de Babylonie par les disciples de Juda le Saint avec quelques changemens apportés, dit-on, par lui-même dans les dernières années de son patriarcat, tandis que la version primitive demeura en vigueur en Palestine, — première différence entre le Talmud Jeruschalemi et le Talmud Babli. L’idiome de la mischna est encore l’hébreu, bien qu’il soit mélangé d’expressions araméennes, grecques et latines. L’hébreu était passé depuis longtemps à l’état de langue morte ; mais on le cultivait encore dans les écoles comme langue sacrée.

Avec la fixation de la mischna finit l’ère des tannaïtes ou répétiteurs. Nous n’avons rien dit d’une foule d’honnêtes rabbins dont les noms, conservés par le Talmud, sont l’objet de pieuses recherches biographiques de la part de nos historiens juifs. Leur biographie en général est très monotone et parfois puérile. On a besoin, pour s’y intéresser, de se rappeler le courage et les souffrances de ces martyrs du rabbinisme. J’avoue que l’âne scrupuleux de R. Pinchas, tellement habitué par son maître à n’user que d’alimens dîmés qu’il mourait de faim à côté d’une masse de foin non dîmée, ne parvient pas à me toucher beaucoup. J’ai plus de sympathie pour R. Méir, qui doit avoir inventé l’encre de vitriol, et qui a rendu par là un grand service à l’humanité. En somme, il y a très peu à tirer de leurs travaux ; si ce n’est pour l’œuvre respectable, mais étonnamment aride et ennuyeuse, à laquelle ils ont voué leur vie. C’est par eux, par leur enseignement, que le caractère légaliste du judaïsme fut poussé à un point qui nous paraît aujourd’hui inconcevable. Ne demandez pas à la mischna de vous parler de l’amour de Dieu ; il en est encore moins question dans ses sentences aphoristiques et sèches que dans l’Ancien Testament. Ne demandez pas non plus à la mischna et à ses commentateurs ce qu’ils ont voulu régler dans la vie humaine ; le difficile est de trouver quelque chose qu’ils n’aient pas réglé, soupesé, précisé. Ils vous diront, par exemple, la somme exacte qu’un pauvre peut réclamer de la bienfaisance publique, si un jeune marié est tenu de lire le schemah[11] le soir de ses noces, combien d’enfans un honnête homme doit procréer pour s’acquitter de son devoir envers le genre humain, De quoi ne se mêlent-ils pas ? C’est au point qu’on trouve chez quelques rabbins, du temps les traces d’un certain mécontentement d’ailleurs sans résultat. L’un d’eux, R. Josué, se plaignait de ce que la mischna suspendait parfois des montagnes à un cheveu. Muette sur la question des peines de l’autre vie, elle était fort sévère dans ses dispositions disciplinaires, et comminait très souvent la flagellation, même la mort, contre les transgresseurs.

Sous Gamaliel III et Juda II, qui succédèrent à Juda le Saint de 210 à 275, le patriarcat juif maintint et même agrandit encore la haute position où ce dernier l’avait fait monter. Le sanhédrin fut transféré à Tibériade, et dans cette ancienne capitale de la Galilée on put voir le patriarche juif s’avancer en public avec une garde d’honneur. On accuse Juda II de rapacité et de simonie. A partir de Juda II du reste, le patriarcat perd en prestige religieux ce qu’il gagne en éclat temporel. Cependant les écoles rabbiniques de Palestine jetèrent encore un grand lustre de son temps. Les docteurs juifs d’alors, mordant à même de la mischna comme leurs prédécesseurs s’étaient acharnés sur la loi, pour en presser le sens et en déduire toutes les applications possibles, portent le nom d.’ amoras ou interprètes. Leur nombre n’est pas moindre que celui des tannaïtes, et leur histoire n’est pas plus variée. On peut citer pourtant parmi les figures les plus originales R. Jochanan bar-Napecha, mort en 279, l’amora le plus accrédité de son temps, très anti-romain, assez large toutefois et sympathique aux œuvres littéraires de la Grèce. « Sem et Japhet, disait-il, ont jeté tous les deux un manteau sur la nudité de leur père ; c’est pourquoi Sem a reçu le manteau garni de houppes (vêtement des rabbins) et Japhet le manteau de philosophe (le pallium). » Par une innovation qui dans un tel milieu ne manquait pas de hardiesse, il autorisa les peintures dans l’intérieur et pour l’ornement des habitations. Il était fort bel homme, et le Talmud, qui s’arrête rarement à de telles vanités, a décrit d’une étrange façon l’impression que produisait sa physionomie. « Celui, nous dit-on, qui veut se faire une idée de la beauté de R. Jochanan doit remplir de grenats une coupe d’argent fraîchement travaillée, en couronner le bord de roses rouges, mettre la coupe entre la lumière et l’ombre, et le reflet qu’elle projettera ressemblera à la beauté de R. Jochanan. » Pourtant R. Jochanan manquait de barbe, et ses sourcils étaient si longs qu’ils lui recouvraient les yeux. De là quelque chose de farouche dans le regard, et la légende dit que plus d’une fois et sans le savoir il tua ses adversaires rien qu’en les regardant.

Son contemporain R. Simon ben-Lakisch était aussi renommé pour sa force corporelle que Jochanan pour sa beauté. Il défiait et terrassait les animaux féroces dans les cirques. Portant toujours le deuil de la patrie égorgée, on ne le vit jamais rire. C’est à lui que remonte le jugement critique le plus ancien que nous connaissions sur le livre de Job. Comme on discutait devant lui l’âge probable de ce héros biblique de la souffrance, les uns voulant qu’il fût contemporain de Moïse, les autres qu’il eût vécu au temps de l’exil, R. Simon trancha la question comme la plupart des critiques modernes. « Job, dit-il, n’a vécu en aucun temps, il n’a jamais existé, ce livre est un maschal, » c’est-à-dire un poème religieux. Du reste, le canon de l’Ancien Testament n’était pas encore tellement fixé que des opinions assez libres sur quelques parties du recueil sacré ne circulassent encore parmi les rabbins. Ils avaient adopté une singulière expression pour désigner les livres reconnus divins. « Ce livré souille les mains, » disaient-ils, c’est-à-dire qu’il n’y faut toucher qu’avec d’infinies précautions. C’est pourquoi plusieurs rabbins du temps affirmèrent que ni l’Ecclésiaste avec sa morale épicurienne, ni le Cantique des cantiques avec ses doux chants d’amour, « ne souillaient les mains. » R. Akiba sauva pourtant la divinité du Cantique des cantiques en disant qu’il chantait les amours de Dieu et de la nation d’Israël. Les chrétiens substituèrent l’église à la nation, et c’est ainsi que ce délicieux poème devint l’un des thèmes favoris du mysticisme juif et chrétien, qui y trouva tout ce qui lui plut.

Pendant ce temps, sur la base de la mischna, la tradition rabbinique poursuivait son œuvre d’explications subtiles et de jurisprudence raffinée, ce qu’on nommait la gémare ou commentaire. Ainsi se formait ce qu’on peut appeler le second étage de l’édifice talmudique ; mais, si la mischna était écrite, la gémare ne l’était pas encore. C’est sous le patriarcat de Juda II que les écoles d’interprétation babyloniennes commencèrent à rivaliser d’autorité avec celles de Palestine. De là deux gémares se poursuivant parallèlement dans les deux foyers du rabbinisme avec de nombreuses analogies, mais aussi avec de notables différences. C’est surtout à un certain Abba Areka, plus connu sous son nom historique de Rab (le rabbin par excellence), mort en 247, que le judaïsme babylonien fut redevable de sa ferveur rabbinique et du puritanisme qui succéda au relâchement par lequel il se distinguait auparavant du judaïsme palestin. L’excommunication, telle que Rab la fit prévaloir, était encore plus sévère qu’en Palestine. Elle constituait une véritable mort civile. Le Talmud, si sobre d’allusions aux événemens historiques, ressemble souvent à une chronique de famille, comme cela du reste est naturel à la tradition d’un peuple sans indépendance politique, mais d’une vie intérieure très forte et toute repliée sur elle-même. Ainsi nous savons par lui que Rab eut comme Socrate une sorte de Xantippe qui ne songeait qu’à le contrarier. C’est au point que son fils devenu grand, quand il était chargé par son père d’une commission pour sa mère, avait pris l’habitude de rapporter à celle-ci précisément le contraire de ce que le brave Rab lui avait dit ; de cette manière, la volonté du mari était faite, mais de cette manière seulement. Rab, qui était la patience même, blâma son fils de ces mensonges officieux, et supporta jusqu’à la fin sans se fâcher l’humeur désagréable de sa compagne.

En Babylonie, grâce au nombre et à la liberté relative des Juifs, les rabbins furent plus influens, plus dominateurs encore qu’en Palestine. Plus d’une fois leur tyrannie, leur rapacité, leur faste, scandalisèrent les fidèles, sans toutefois que le mécontentement allât jusqu’à la révolte. On blâma les rabbins, on continua de vénérer le rabbinisme. D’ailleurs ces mauvaises impressions furent balancées par la vie exemplaire des plus grandes autorités rabbiniques. Pour en finir, la décadence du patriarcat de Palestine et des écoles groupées autour de lui devint toujours plus sensible par suite des événemens politiques. Les patriarches Gamaliel IV (fin du IIIe siècle), Juda III, Hillel II (IVe siècle), ne réussirent pas à l’arrêter. Avec le patriarche Gamaliel V, dernier descendant du grand Hillel, la dynastie patriarcale s’éteignit, et l’institution fut supprimée par décret impérial en 425 ; mais en disparaissant elle laissa un monument capable de défier les siècles, la gémare, qui, réunie à la mischna, perpétua dans le Talmud son esprit et son autorité. Dès le commencement du Ve siècle et peut-être même un peu avant, la gémare de Palestine avait été fixée et rédigée sous forme écrite. Il en fut de même un siècle plus tard pour la gémare de Babylone, qui fut réunie par R. Aschi et son disciple Abina. Tous les matériaux du Talmud étaient donc rassemblés, et l’on peut dire que cette compilation prodigieuse, entreprise au temps du premier Hérode sous l’impulsion du grand Hillel pour finir au moment où commencent les invasions victorieuses, a duré précisément autant que l’empire romain.


V

Il nous reste à donner un aperçu général de ce Talmud, fruit définitif de cette longue période, dont tout le monde sait le nom et qu’en dehors des cercles israélites si peu de personnes connaissent. Ce n’est pas une petite affaire. Le Talmud, c’est-à-dire l’enseignement, est une œuvre tellement sui generis, si différente des autres collections sacrées, qu’il est fort difficile, peut-être impossible, d’invoquer des analogies pour aider les non-initiés à s’en rendre compte. Combien de fois les théologiens chrétiens n’ont-ils pas demandé aux savans juifs un ouvrage spécial résumant le Talmud dans tout ce qu’il a d’essentiel ! La réponse est d’ordinaire qu’une telle œuvre est inexécutable, et les rares essais tentés pour satisfaire à ce vœu si simple sont plutôt de nature à confirmer qu’à affaiblir cette opinion. D’ailleurs l’idée d’essentiel n’est pas talmudique. Au point de vue de ses auteurs, rien n’est accessoire. Ne s’agit-il pas de savoir comment, dans tous les cas possibles, on devra s’y prendre pour ne pas violer ces préceptes de la loi dont le transgresseur est maudit ?

Que l’on se figure douze énormes in-folio dont chaque page est couverte d’une écriture serrée, hébraïque et chaldaïque, dont le texte est toujours obscur, exigeant de quiconque ne possède pas déjà la clé de la terminologie rabbinique une étude prolongée pour n’être pas rebuté dès les premières lignes, ne traitant ex professo aucune grande question philosophique ou religieuse, mais les côtoyant toutes et les montrant, pour ainsi dire, de profil, pour ne présenter de face que les innombrables minuties du ritualisme rabbinique, — celles-ci, à leur tour, présentées non dans l’ordre rigoureux d’un traité didactique, mais telles qu’elles se suivent dans la série monotone des opinions émises par les autorités consacrées, et l’on aura une première vue d’ensemble très superficielle sur l’entrée du labyrinthe. Pour pénétrer un peu plus loin, nous devons faire appel à l’esquisse que nous venons de retracer des destinées historiques du judaïsme.

La mischna et la gémare, tels sont les deux élémens constitutifs du Talmud. On se rappelle que la mischna ou seconde loi extensive et explicative de la loi mosaïque, la mischna, fixée à la fin du second siècle par R. Juda le Saint, a été conservée sous la forme de deux versions, l’une dite de Jérusalem, l’autre de Babylone, et que chacune de ces deux mischnas a servi de thème à une gémare ou commentaire se dévidant parallèlement sur les bords du Jourdain et sur ceux de l’Euphrate. La mischna formant la base du Talmud tout entier et lui imposant sa division propre, il faut donc dans le Talmud en général distinguer le Talmud Jeruschalemi et le Talmud Babli. Ce dernier jouit parmi les Juifs orthodoxes d’une autorité plus grande encore que le Talmud de Jérusalem. Pour l’historien qui cherche avant tout ce qui est antique et simple, celui-ci au contraire a plus de valeur. Les deux Talmuds locaux, dont la réunion forme le Talmud total, sont donc divisés l’un et l’autre, d’après la division de la mischna qui leur est commune en six sedarim ou livres d’ordonnances dont les titres indiquent assez, bien le sujet : 1° semences, 2° fêtes, 3° femmes, 4° dommages, 5° consécrations, 6° purifications. Chaque seder se divise en traités, chaque traité en perakim ou chapitres, et chaque chapitre en mischnajot ou enseignemens spéciaux. Il y a en tout 63 traités, 525 chapitres et 4,187 mischnajot. Le Talmud de Babylone est deux fois aussi long que celui de Jérusalem.

Le premier seder, les semences, s’occupe des bénédictions et des prières qui doivent être prononcées sur les biens de la terre, des règles concernant le droit de glanage et de grappillage, les dîmes, les mélanges permis ou interdits de plantes, d’animaux, d’étoffes, la manière de préparer la pâte et de tailler les arbres, car il est défendu de manger les fruits d’un arbre qui n’a pas encore atteint sa troisième année, l’arbre étant jusque-là regardé comme incirconcis. Le second, les fêtes, contient toutes les ordonnances relatives au sabbat, aux jeûnes obligatoires, aux trois grandes et aux petites fêtes de l’année juive. Le troisième règle la législation concernant les femmes, leur position civile, leurs droits, leurs devoirs, le divorce, les fiançailles, l’éducation des enfans. — Il faut observer, à l’honneur de la morale des rabbins, que malgré les périls d’un pareil sujet ils ont évité les descriptions libertines, les raffinemens d’obscénité qui déshonorent mainte autre casuistique. — Le quatrième seder est une manière de code civil et criminel réglant la propriété, les ventes, les héritages, les tribunaux, la législation sur les vols, coups, blessures et meurtres, les témoignages judiciaires, les rapports avec les païens. Le chapitre qui traite ce dernier point a été souvent funeste aux Juifs. Comme il est très intolérant dans ses appréciations des cultes étrangers, on crut souvent qu’il avait en vue l’église chrétienne, et les persécuteurs du moyen âge l’invoquèrent souvent pour justifier leurs mesures barbares. Aussi, dans quelques éditions imprimées du Talmud, ce chapitre est-il modifié, quelquefois même complètement retranché. Pourtant en lui-même, du moins pour ce qui concerne l’église chrétienne, ce chapitre est inoffensif, et il est visible pour tout œil impartial qu’il ne s’occupe que des religions païennes. C’est aussi dans ce quatrième seder que se trouve le plus connu des traités talmudiques, souvent imprimé à part, le Pirke Abot ou sentences détachées des pères, qui renferme des maximes d’une antiquité très reculée, antérieures même, semble-t-il, à la destruction du temple, se distinguant par un esprit éminemment prudent et pacifique. Le cinquième seder règle les questions relatives aux sacrifices, aux offrandes, à l’abatage du bétail, matière très riche et dans laquelle la subtilité rabbinique s’en est donné à cœur-joie. Enfin le sixième et dernier traite des purifications, de tous les genres de souillure qui peuvent affecter les maisons, les meubles, les vêtemens, les alimens. il parle aussi des lépreux, des cérémonies lustrales, bains, lotions générales et topiques. Par exemple, il vous dira pour la purification des mains combien il faut d’eau, quelle eau, qui doit la verser, dans quel vase ; cela n’en finit pas. La souillure des fruits est aussi envisagée sous ses divers aspects. Ce seder est le plus long des six et respire une antipathie prononcée contre les sadducéens. Aucun ne montre mieux qu’il ne faut pas chercher l’origine de l’essénisme ailleurs que dans le judaïsme pharisien.

C’est Juda le Saint qui introduisit cette division fondamentale. Jusqu’au grand Hillel, les rabbins avaient divisé la loi mosaïque en 613 titres, se répartissant en 248 préceptes positifs, autant que l’on comptait de parties dans le corps humain, et 365 préceptes négatifs, d’après le nombre des jours de l’année. Hillel ramena ces nombres arbitraires à dix-huit rubriques principales. Juda le Saint les réduisit aux six que nous venons de définir. Ajoutons, pour ne rien omettre, qu’en outre des six sedarim, le Talmud contient encore un appendice composé de sept petits traités qui roulent, comme tout le reste, sur l’observation de la loi dans des cas particuliers, et qui ne méritent pas en ce moment de description spéciale.

Sous quelle forme le contenu du Talmud s’offre-t-il aux regards ? Lorsqu’on ouvre un des volumes de cette immense collection, que l’on a reconnu le seder, le traité et le parak où l’on se trouve, on peut entamer la lecture d’une mischna spéciale. Au centre de la page se trouve le texte de la grande mischna fondamentale, écriture hébraïque. Ce texte est suivi de sa gémare, écrite en langage chaldaïque et entourée des explications qui doivent en préciser le sens. Nous donnons ici un court spécimen de cette étrange littérature[12]. Nous l’empruntons au Talmud Babli, premier seder, semences, premier traité, berachot ou bénédictions, chapitre V.


« MISCHNA. — A celui qui dit en priant : Jusqu’au nid de l’oiseau s’étend ta miséricorde, ou bien : ton nom est célébré à cause de tes bienfaits, ou bien encore : Nous reconnaissons, nous reconnaissons, — il faut imposer silence.

« GEMARE. — Il est juste qu’on impose silence à celui qui prie en disant : Nous reconnaissons, nous reconnaissons,… car il a l’air de croire à deux puissances suprêmes ; de même s’il prie, en disant : ton nom est célébré à cause de tes bienfaits, car il en résulte qu’on loue Dieu seulement pour le bien et non pour le mal comme pour le bien. Quant aux paroles : jusqu’au nid de l’oiseau s’étend ta miséricorde, pourquoi impose-t-on silence à celui qui les prononce ? Sur cette question, deux amoras d’Occident, R. José ben-Abin et R. José ben-Sabida, diffèrent. L’un disait : Parce que par là on provoque la jalousie parmi les autres créatures ; l’autre disait : Parce que par là les volontés du Saint, que son nom soit béni ! sont représentées seulement comme miséricordes, tandis qu’elles ne sont que commandemens. »


La gémare continue sur le même ton, racontant comment R. Chanina n’aimait pas que l’on fît dans la prière une trop longue énumération des perfections divines et pensait que la crainte de l’Éternel est la seule chose que l’homme doive offrir à Dieu, et cela suivant une tradition garantie par R. Siméon ben-Jochaï, tandis que R. Seïra et Rab-Papa n’étaient pas tout à fait d’accord sur la question des répétitions dans la prière. L’honnête Rab-Papa y voyait un certain avantage dans le cas où l’on aurait été distrait la première fois.

Autour de ces dires toujours et uniformément traditionnels sont groupés les gloses, annotations, éclaircissemens, qui aident à en comprendre le sens, et qui remontent aux rabbins du XIe et du XIIe siècle. Ces éclaircissemens sont bien nécessaires, du moins pour nous autres profanes, et encore ont-ils souvent besoin d’être éclaircis eux-mêmes par les explications des rabbins plus modernes. Qui croirait à première vue, par exemple, que le fragment cité tout à l’heure nous reporte aux controverses du second siècle entre les écoles rabbiniques et les communautés judœo-chrétiennes ? Voilà pourtant ce qu’on nous affirme. C’est au sein de ces communautés que la bonté divine était exaltée dans les prières au-dessus de toutes les autres perfections d’une manière qui déplaisait à la rigidité légale du rabbinisme. La répétition de la formule : nous reconnaissons., fait sans doute allusion à quelque prière chrétienne du même temps où les deux noms de Dieu et du Christ étaient mentionnés successivement. Toutefois ce dernier point est obscur.

C’est avec cette prolixité, ce tour énigmatique, c’est en se traînant ainsi lentement, lourdement, à travers un fouillis de traditions sans nombre, sur un tas d’arguties dont l’intérêt le plus souvent nous échappe, que le Talmud procède sans jamais se relâcher de son imperturbable gravité. N’y cherchez pas les histoires dramatiques, les préceptes directs et clairs, les poétiques effusions des livres bibliques : le Talmud ne connaît rien de tout cela. Notre scolastique du moyen âge est la variété même à côté de lui. La lecture en est, pour nous du moins, singulièrement fatigante, et il faut toute la vénération qu’il inspire aux Juifs de naissance ou la passion des recherches érudites de quelques Allemands pour ne pas fermer le livre avec impatience après qu’on en a feuilleté quelques pages. Cependant, il faut le reconnaître, si le judaïsme se pétrifia dans le Talmud, cette pétrification lui communiqua la dureté du roc. Les jeunes rabbins élevés à pareille école en reçurent l’empreinte indélébile. De cet impitoyable laminoir leur esprit ressortit aplati, mais endurci, avec un tour particulier qui ne leur permettait plus de penser et de sentir comme les autres hommes. Il y eut de brillantes exceptions, mais elles furent rares. La plupart, d’une mémoire prodigieusement exercée, étonnamment subtils, furent peu capables d’idées générales et par conséquent de vues philosophiques. En les écoutant, le peuple juif s’imprégna de la même tendance, et s’habitua à demander au Talmud la solution de toutes les difficultés, des directions pour tous les actes de la vie, de l’heure de la naissance à l’heure de la mort. Le Talmud fut une véritable encyclopédie nationale. On y chercha et on y trouva tout, astronomie, botanique, zoologie, physique, médecine. Rien ne serait plus facile que de tourner cette œuvre en ridicule. Les idées baroques, les préceptes puérils, les superstitions niaises, y abondent. Cependant il n’est pas rare non plus de rencontrer de véritables perles au milieu de ce fatras. Il y a çà et là des sentences pleines d’élévation, d’originalité, respirant un esprit d’humanité et de justice qui réconcilie avec le parlage si souvent oiseux des vieux rabbins. On peut, je crois, noter une certaine partialité filiale chez les Juifs savans de nos jours pour ces archives de leur tradition religieuse. En fait, le Talmud, lu et commenté comme il l’est aujourd’hui à la lumière de notre critique, a fourni d’utiles renseignemens à l’histoire et à l’exégèse biblique ; en particulier, il a clairement révélé le véritable esprit du judaïsme à l’époque où il est le plus intéressant pour nous de le bien connaître ; cette chaîne interminable de dires des vieux rabbins contient plus d’un détail curieux ou instructif, mais elle n’a enrichi la pensée religieuse d’aucune vue nouvelle, d’aucune grande idée. La mine de Golconde qu’on nous vantait s’est trouvée n’être qu’une immense carrière de sable dans laquelle çà et là se rencontrent quelques diamans d’un genre d’ailleurs très connu, et qui n’a plus d’intérêt qu’au point de vue géologique.

Il n’en a pas toujours été de même. Dans les temps d’intolérance, et lorsque, par une aberration prolongée, la chrétienté voulait à chaque instant venger sur le peuple juif le crime impossible du déicide ; lorsque la persécution le chassait tour à tour des pays où il avait cherché un refuge, le Talmud, en faisant revivre pour chaque génération les vénérables docteurs du passé, en continuant jusqu’en plein moyen âge la chaîne des souvenirs dont le premier anneau sort du sein de la vieille Chaldée et du fond de l’antiquité mystérieuse, le Talmud inspira à ses adeptes cette fierté aristocratique si puissante pour soutenir les sociétés accablées par la force brutale, cette résignation qu’engendre la pensée de longues souffrances endurées par une série de glorieux ancêtres. Lequel de nos nobles les plus hautains pourrait se comparer en antiquité de race au dernier des enfans d’Israël portant sur son visage les titres indélébiles de sa descendance des patriarches ? Laquelle de nos églises les plus fières de leur ancienneté pourrait rivaliser sous ce rapport avec la synagogue, fille des prophètes, petite-fille du Sinaï ? Son livre, le Talmud, s’était formé, lui aussi, dans un temps de persécution, et ses enseignemens en portent à chaque instant la trace. Il apprit à la vaincre. Ses défauts, ses petitesses, ses ridicules, ne peuvent lui ôter la gloire d’avoir lassé l’oppression des siècles.

Toutefois, à mesure que les maximes de la tolérance, en pénétrant les mœurs et les législations nationales, assurent aux Israélites la liberté de conscience et l’égalité des droits, il est permis de se demander si le Talmud conservera cette espèce de dictature dont il a été revêtu si longtemps. Le Talmud suppose qu’il s’adresse à un peuple dispersé, opprimé, mais à un peuple qui conserve partout sa nationalité distincte. Nous n’avons certes pas à nous en plaindre, mais il est de fait qu’en acceptant le pays qu’il habite pour sa vraie patrie et sa mise sur le pied de la plus complète égalité avec les gentils, l’Israélite abdique non sa religion, bien entendu, mais sa nationalité traditionnelle. C’est le dernier coup porté au principe théocratique pour lequel sa nation a tant souffert.

Du reste, le Talmud ne saurait pas plus échapper que toutes les autres orthodoxies à l’inéluctable loi du progrès. Plus d’un mouvement significatif au sein du judaïsme contemporain prouve que l’on commence à trouver son joug bien pesant et, qui pis est, bien inutile. Le ritualisme absorbant du vieux rabbinisme, quand on le prend au sérieux, ne rend pas moins insociable que le despotisme clérical ou dogmatique revendiqué par d’autres formes religieuses. A chaque instant, il est matériellement impossible de concilier l’obéissance à ses préceptes avec les exigences de la vie contemporaine, et une foule de Juifs éclairés, sans renier pour cela les doctrines essentielles du judaïsme, s’émancipent sans scrupule de ce que ces préceptes ont d’arbitraire et d’impraticable. Bien que dans les pays où les Juifs sont agglomérés, comme en Pologne, en Hollande et dans quelques parties de l’Allemagne, l’autorité de la tradition talmudique soit encore très puissante, surtout au sein des classes inférieures, cette tendance à l’émancipation ne pourra que grandir, et la royauté absolue du Talmud, qui commence avec l’ère des persécutions, finira probablement avec elle.

Dans l’intérêt des destinées futures du judaïsme, il est à désirer qu’il en soit ainsi, qu’en simplifiant sa loi si compliquée, si asservissante, en la ramenant aux grands principes du monothéisme et de la morale que le monothéisme suppose et entretient, le judaïsme abaisse le mur qui fait plus que de le distinguer, qui le sépare encore du reste du monde. Ce n’est pas seulement Rome ou Genève, c’est aussi Jérusalem qui a besoin d’une réforme, que d’ailleurs il ne faut pas confondre avec une destruction. Les faits prouvent que le judaïsme est capable de se perpétuer sous des formes bien différentes. Sacerdotal à l’origine, il est purement rabbinique depuis dix-huit siècles, et il n’en est pas mort. On sait que chaque année les Juifs de Jérusalem vont à certain jour pleurer le long d’un vieux pan de mur considéré comme le dernier débris du temple détruit par Titus. Assurément cette fidélité aux vieux souvenirs est poétique et touchante. Cependant je m’imagine que le judaïsme éclairé de nos jours serait bien embarrassé, si le sultan, reprenant le projet avorté de Julien, s’avisait de rebâtir le temple de Morijah pour le rendre aux descendans d’Aaron et au culte lévitique. Il y a décidément des choses qui ne sont à leur place que dans l’antiquité. Se figure-t-on de nos jours le grand-prêtre juif se présentant devant la foule la barbe toute ruisselante d’huile, un mari venant demander au sacrificateur de faire boire à sa femme de l’eau de jalousie, et de malheureux bestiaux égorgés tous les matins en l’honneur et à la gloire de Dieu ? Eh bien ! le judaïsme talmudique devra reculer à son tour devant la civilisation moderne comme le judaïsme sacerdotal a succombé sous les coups de l’empire romain. Le judaïsme monothéiste, moral, spiritualiste, restera. S’il entre avec décision dans cette voie, que plusieurs de ses enfans les plus éminens lui conseillent de prendre, le judaïsme se rapprochera beaucoup du christianisme libéral, qui, de son côté, par son unitarisme hautement avoué, ne peut plus soulever chez les Juifs la même répugnance que le christianisme orthodoxe avec sa doctrine de la Trinité. Y aura-t-il jamais fusion ? Ce n’est pas probable ; mais si à défaut de la fusion il y a entente et mutuelle estime, si la vie commune est facilitée et le libre échange des idées favorisé, si les sociétés religieuses déposent l’une après l’autre leur armure de guerre pour se vouer à l’œuvre de la paix et de l’universelle fraternité, il m’est impossible de voir ce que le sentiment religieux y pourrait perdre, et je sais bien ce qu’il y gagnerait.


ALBERT REVILLE.

  1. Voyez la Revue du 15 septembre dernier.
  2. On sait que d’après la loi mosaïque le sacrifice est à chaque instant obligatoire et qu’un sacrifice n’est légitime que s’il est célébré au temple de Jérusalem par les membres de la caste sacerdotale.
  3. Nous rappelons une fois pour toutes que la lettre R. posée avant un nom juif indique le titre de rabbi du personnage nommé, comme en français R. P. devant le nom d’un moine ou le D. devant celui d’un bénédictin se traduisent par révérend père et dom.
  4. C’est à ce moment d’effervescence que la critique moderne fixe généralement la date de la composition du livre dit de Judith. Chacun connaît cette histoire, évidemment apocryphe, mais à chaque instant on en parle comme si elle faisait partie de l’Ancien Testament, ce qui n’est pas. Ce livre a pour but de ranimer le patriotisme et le courage des Juifs en leur montrant sous le voile d’une fiction romanesque comment il ne faut jamais désespérer de la patrie juive, puisqu’une simple femme, scrupuleuse observatrice, il est vrai, des prescriptions rabbiniques, a pu sauver son peuple au temps des guerres contre l’Assyrie.
  5. Nom., XXIV, 17.
  6. Parmi les mesures les plus douloureuses pour les Juifs fidèles, il faut noter celle qui défendait d’enterrer les corps des soldats tués en défendant la cause de l’indépendance. C’était, au point de vue juif, un odieux sacrilège. Telle est une des raisons qui ont déterminé les savans modernes à fixer à cette date la composition du livre de Tobie, dont les personnages fictifs sont censés vivre au temps de la domination assyrienne, et qui montre comment la bénédiction divine repose sur le juste qui, malgré les dangers que ce soin pieux lui fait courir, donne une sépulture honorable aux cadavres abandonnés.
  7. C’est le même reproche que les apologistes chrétiens adressent à la société païenne. L’empire avait fini par chercher dans la prostitution des ressources fiscales.
  8. Les historiens juifs disent que ces trophées des Flaviens furent emportés de Rome par Genséric, et passèrent avec lui en Afrique. On ne sait ce qu’ils devinrent ensuite.
  9. Déjà l’habitude était prises par les copistes de l’Écriture sainte de respecter jusqu’aux fautes d’orthographe échappées à l’attention de leurs prédécesseurs.
  10. Partout où ils pouvaient matériellement le faire, les Juifs conservaient leur droit national au civil et au criminel.
  11. On appelle ainsi les trois fragmens bibliques, — Deutér. VI, 4-9 ; XI, 13-21 ; Nomb., XV, 37-41, — lesquels, regardés comme contenant les vérités essentielles du judaïsme, sont souvent répétés soit dans le culte public, soit dans la dévotion privée. Schemah, c’est-à-dire écoute, est le premier mot du premier fragment et désigne par abréviation l’ensemble des trois textes.
  12. Il n’existe en aucune langue de traduction complète du Talmud. Un calife, dit-on, voulut-en posséder une et la fit faire à ses frais ; mais on n’a jamais vu cette traduction. Quelques traités à part et la mischna, également à part, ont été quelquefois traduits en latin et en allemand. En 1842, le Or Pinner a publié le premier volume d’une traduction allemande avec texte en regard sous le patronage du tsar Nicolas. Malheureusement ce volume in-folio, qui ne contient que le premier traité du premier seder, n’a pas eu jusqu’à présent de successeurs.