Le Judaïsme avant Jésus-Christ/Première partie/Chapitre Ier/1

PREMIÈRE PARTIE

LES DONNÉES ANTÉCÉDENTES


CHAPITRE PREMIER

LA FONDATION DU JUDAISME


§ 1er. — Le peuple et son Dieu avant la captivité de Babylone.


Israël, comme tous les peuples anciens dont nous savons quelque chose, vivait sous l’empire d’une loi, à la fois religieuse et sociale, qu’il croyait lui avoir été donnée par son Dieu. Nier ce point, scruter les textes de son ancienne littérature pour leur arracher cette conclusion qu’il vivait sans se croire astreint à une loi divine et à des préceptes nombreux, serait en faire une nation à part, le soustraire aux conditions de la vie antique chez les Sémites comme chez les tribus asianiques, helléniques ou italiotes. Ce serait lui attribuer une conception rationaliste plus étrangère à son milieu que le caractère spécial qu’il reconnaissait aux opinions de sa loi.

Car cette loi, selon la tradition de tout un peuple, se distinguait de celles des autres peuples par des traits fortement marqués.

Et d’abord c’était une alliance entre la nation et celui qu’elle connaissait pour son Dieu. Entre les dieux des nations et ces nations, les rapports étaient fondés sur la nature. Quels étaient ces liens ? On ne le savait pas exactement. Si le Dieu était invoqué comme un père, un oncle paternel, ou même un frère, ce n’était pas, du moins aux époques historiques, que la tribu se crût issue de son sang. Les Babyloniens, sur lesquels nous sommes le mieux informés, pensaient que les dieux avaient créé les hommes précisément pour s’assurer un culte. Lors même qu’une cité devait se borner à adorer le dieu qui l’avait choisie pour son service, la pluralité des dieux, le polythéisme, était au point de départ de tout le système. Et personne ne savait dans quelles circonstances un dieu s’était acquis une situation privilégiée à tout le moins ne lui avait-elle pas été garantie par un accord solennel.

Tout autre était la situation d’Israël vis-à-vis de son Dieu. A la première page de la législation, le dieu d’Israël, Iahvé, ne proclamait pas en termes abstraits qu’il était le seul auquel convînt l’attribut suprême de la divinité, mais il posait nettement son droit exclusif : « Tu n’auras pas d’autres dieux devant ma face. »[1] Ce droit était fondé sur un fait historique dont personne n’avait perdu la mémoire « Je suis Iahvé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Égypte, de la maison de servitude[2].

Rien qui repose sur une généalogie des dieux, comme chacun pouvait en construire une, ni sur un récit mythique de la création du monde et de l’origine des villes comme les poètes savaient les ordonner, chacun à sa manière. Israël avait conscience de ses origines nomades, de ses tendances sans cesse contrariées par les usages du pays d’Égypte. Il savait qu’il avait subi l’étreinte d’une administration impitoyable à ses goûts d’oisiveté et d’indépendance. Qu’il ait fait honneur à son Dieu de sa délivrance, on eût pu d’avance en être certain.

Mais telle avait été l’évidence de ce secours et son aspect inattendu et miraculeux, que le peuple s’était engagé à demeurer fidèle à son Dieu, à pratiquer sans marchander ses observances. L’alliance avait été conclue aussitôt après la sortie d’Égypte, dans le désert du Sinaï, et un nouveau bienfait, la conquête du pays de Canaan, avait enchainé plus étroitement Israël à sa parole.

En tout cela, Iahvé avait fait ses preuves. Il était donc plus puissant que les dieux de l’Égypte, ces incomparables Seigneurs dont les temples écrasaient de leur masse les palais mesquins des Pharaons, dont les énergies diverses et prodigieuses se reflétaient sur les vastes surfaces des pylones sous les formes les plus expressives de l’action de la nature.

Par un défi jeté à cette civilisation qui a ébloui même les Grecs, le nomade fils d’Israël se mettait au service d’un Dieu dont le nom signifiait seulement l’existence, sans attribut distinct, et qui ne voulait être adoré sous aucune forme sensible.

Que ce dogme auquel sont à peine parvenus quelques esprits d’élite dans l’antiquité, Platon et Aristote, sans le dégager nettement, sans en tirer aucune conséquence pratique, ait été promulgué dans un désert, par un homme élevé en Égypte, et qu’il ait été accepté par une nation comme le fondement de sa foi religieuse, c’est assurément la preuve d’une intervention spéciale de Dieu. D’autant que le législateur, Moïse, n’a pas procédé par raisonnement, mais a reconnu ouvertement que tout son génie n’avait été que la docilité à une révélation divine.

L’exclusion absolue des images, répondant à celle de tout attribut trop caractérisé qui eût renfermé et restreint l’amplitude de l’Existence, était une voie plus sûre pour faire prévaloir l’Être unique de Dieu que les démonstrations des philosophes. De cette sorte les esprits étaient conduits facilement, selon la capacité d’une masse populaire, vers le dogme de l’unité absolue de Dieu. Ils en avaient le bénéfice pratique dans l’ordre religieux, avant même d’en avoir dégagé la donnée métaphysique fondamentale.

Cette indétermination pleine d’être, cet Être dont nul être sensible ne pouvait donner une idée, ce Dieu auquel rien ne pouvait être comparé, quoique l’usage donnât ce nom à tant d’autres, c’est déjà pour le sentiment religieux le Dieu unique qu’adorent les chrétiens. Toute la différence est moins dans sa propre notion, que dans son triomphe sur les autres auxquels on ne donne plus le même nom.

L’unité dans la puissance et les services rendus excluait jalousement tout rival, la nature inexprimable interdisait toute image, fût-elle une tentative aimante de se saisir de Dieu pour le rendre plus proche. Le législateur avait compris de plus, sous l’inspiration divine, que l’éparpillement du culte porterait à la longue une grave atteinte à l’unité.

Le même Dieu adoré en des lieux différents ne pouvait manquer de devenir le Dieu de tel sanctuaire, puis le dieu de tel pays. Aujourd’hui, l’unité est trop enracinée dans les esprits pour que le morcellement soit à craindre. Les Sémites, il est vrai, beaucoup moins bien doués que les Grecs pour l’abstraction, n’ont pas poussé aussi loin qu’eux la distinction des personnalités divines. Ichtar était à la fois la déesse de l’amour et de la guerre. Le Baal du pays était redoutable comme Kronos ou Arès, puissant et bienfaisant comme Zeus. Mais si dans une grande région, en Syrie par exemple, un Baal était partout le dieu de la foudre et de la pluie, le maître qui donnait de bonnes récoltes et qui exigeait des sacrifices cruels, cependant chaque peuple voulait avoir son baal, qui n’était pas celui du voisin, sans cesser pour cela d’avoir le même aspect. La multiplicité des lieux de culte amenait donc la multiplicité des dieux toutes deux naissaient des prétentions de chaque tribu à une certaine autonomie, et inversement la distinction croissante des dieux était un danger pour l’unité de la nation.

La tradition d’Israël attribuait au législateur cette disposition très sage que le culte du Dieu Iahvé ne pourrait être rendu qu’au même lieu. C’était, semblait-il, paralyser l’essor du sentiment religieux, impatient de se satisfaire. Il recevait satisfaction par l’institution des trois grands pèlerinages, au lieu que Iahvé avait choisi. Rien de plus propre à resserrer les liens entre les tribus, on le conçoit sans peine. Rien aussi qui ne relevât plus sensiblement la haute dignité du Dieu qu’on ne pouvait honorer d’un culte n’importe où, comme s’il était attaché de sa personne au lieu où il faisait abonder le blé, le vin et l’huile. Il paraissait plus éloigné, mais si on ne pouvait l’approcher chaque jour, le désir croissait avec le temps d’apparaître devant lui, au seul temple qu’il daignât honorer de sa présence. C’est ce désir qui inspirait les accents d’un psalmiste :

Mon âme s’épuise en soupirant après les parvis de Iahvé ;
mon cœur et ma chair tressaillent vers le Dieu vivant.
Le passereau même trouve une demeure,
et l’hirondelle un nid où elle repose ses petits ;
Tes autels, Iahvé des armées…
Car un jour dans tes parvis vaut mieux que mille[3]

A la loi purement religieuse du culte rendu au seul Iahvé, était jointe une loi morale qui réglait les rapports des membres de la tribu entre eux sous l’aspect de la justice qui doit régner parmi les hommes : c’était la croyance de l’antiquité que les règles de la vie morale font partie de la loi dictée par la divinité. C’était encore le cas de l’Islam jusqu’à la réforme hardie de Moustafa-Kémal de distinguer le droit humain du droit divin. Les peuples anciens exprimaient ainsi cette vérité que le fondement de toute obligation de l’ordre moral est dans la volonté et dans la nature même de Dieu. Mais nulle part cette dépendance n’était mieux marquée que dans la loi de Moïse, avec cette conséquence très nettement perçue qu’en acceptant l’alliance on s’engageait à pratiquer la justice sociale, et que toute offense au prochain était une injure faite à Dieu.

Dieu n’était donc pas seulement attentif aux négligences commises dans le service de son autel ; il se devait de punir aussi toute infraction à la justice, que le prochain fût atteint dans sa femme, dans ses biens, ou dans tout autre de ses droits.

Telle était, pour la réduire à quelques mots, l’économie de la législation que la tradition attribuait à Moïse, entre la sortie d’Égypte et la conquête de Canaan.

On sait avec quelle violence une critique très sûre d’elle-même a attaqué les traditions d’Israël. Wellhausen fut le plus systématique de ces maîtres. D’après lui, la loi n’a pas précédé le prophétisme ; c’est plutôt le prophétisme qui a révélé le principe du monothéisme moral et qui a ensuite, par une nécessité logique, créé une loi destinée à le faire prévaloir. C’est Amos le premier dont le génie a découvert dans le châtiment infligé à Israël par Iahvé l’acte d’un Dieu assez épris de la justice pour la faire régner même au détriment de son peuple tendrement aimé. Si Israël était vaincu, ce n’était pas que son Dieu fût moins fort que ceux du vainqueur, c’est qu’il voulait punir les excès tyranniques des chefs du peuple, et sa puissance éclatait même dans sa défaite apparente, puisque les ennemis n’étaient que les instruments de sa juste vengeance.

Et en effet c’est bien le thème de la prédication des prophètes, comme aussi de la tradition la plus ancienne sur le temps des Juges ; aussitôt qu’Israël devenu maître en Canaan se laisse entraîner à rendre un culte aux dieux du pays, il est châtié par son propre Dieu jusqu’à ce qu’il se repente.

Mais une semblable leçon ne fut jamais proposée ni avec la même force, ni avec le même succès final en dehors d’Israël. Et la raison en est simple. Pour le sens vulgaire des gens du commun, il n’est pas de paradoxe plus choquant. La victoire a été encore présentée par l’Islam comme le signe décisif de l’intervention de Dieu et de la véracité de son prophète. Tout peuple vaincu dans l’antiquité était entraîné à adopter les dieux de son nouveau maître. A tout le moins, pour qu’une réaction se produise et l’emporte dans le sens de celle d’Amos, est-il absolument nécessaire que la foi en un Dieu soit ancrée profondément dans l’esprit et les sentiments d’un peuple comme en un être tout-puissant, et qui ne transige pas sur l’ordre moral, ou, comme on disait alors, qui ne se laisse pas aveugler par des présents. Si l’on croyait encore à la puissance du dieu, malgré la défaite, le fidèle devait reconnaître qu’il l’avait méritée par une négligence, peut-être même par un oubli dans les cérémonies religieuses. Le remède était tout indiqué de recourir à des purifications, de se surpasser par le nombre et la qualité des victimes, jusqu’à immoler, comme à Carthage, les enfants des principaux citoyens. Mais s’imposer une réforme morale pour se rendre les dieux propices, c’est à quoi personne ne songeait. Un prédicateur de réforme sociale eût été traité comme un novateur dangereux. A moins précisément que le Dieu qu’il s’agissait d’apaiser n’ait été connu de tous comme un Dieu juste, auquel on avait promis la fidélité aussi sur ce point.

Et c’est précisément le thème d’Amos, comme Wellhausen l’a si bien compris :

Je hais, je dédaigne vos fêtes,
je n’ai aucun goût à vos assemblées.
Si vous m’offrez vos holocaustes et vos oblations,
je n’y prends pas plaisir,
et vos sacrifices de veaux engraissés,
je ne les regarde pas…
Mais que le jugement coule comme l’eau,
et la justice comme un torrent qui ne tarit pas ![4]

Seulement aucun prophète ne se serait risqué à heurter de front le sens de tout un peuple, s’il n’avait eu un appui solide dans la croyance de tous. Lorsque, après une charge impétueuse contre les crimes de Damas, de Gaza, d’Édom, d’Ammon, de Moab, Amos tombe enfin en frémissant sur Juda et sur Israël, c’est pour dénoncer le crime qui leur est propre :

Parce qu’ils ont rejeté la loi de Iahvé, et qu’ils n’ont pas gardé ses ordonnances, et que leurs idoles de mensonge les ont égarés. Parce qu’ils vendent le juste à prix d’argent, et l’indigent pour une paire de sandales[5]

Il reste aux critiques la mince ressource de retrancher du texte d’Amos cette loi et ces ordonnances. Mais il leur faudrait renouveler trop souvent cette coupure, et pour aboutir à ce non-sens d’une prédication chimérique sans aucun point d’appui. La tradition suppose le surnaturel, elle le proclame. Mais sous cette influence ou en dépit de cette influence, les sentiments suivent le cours ordinaire de la nature. Les souvenirs d’un passé lointain, mais conservés dans la conscience quotidienne de tout un peuple, l’existence reconnue d’une loi religieuse et morale qui a toujours eu des défenseurs sont, comme le prophète le proclame, ce qui permet de voir le châtiment d’une double faute où les autres peuples ne voient que la colère de dieux insuffisamment honorés et repus, sinon impuissants à défendre leurs dévots. Encore le prophète, parlant au nom de Dieu, reproche-t-il au peuple ses fautes morales beaucoup plus que la négligence dans des offrandes dont il n’a pas besoin. C’est la divine originalité de cette prédication, que les prophètes aient fait porter leur effort sur le point le plus opposé à tout le penchant du paganisme, en rehaussant la valeur de la justice au point de paraître dédaigner les sacrifices et les cérémonies. Si l’on tient compte de la loi des contrastes violents de l’esprit sémitique, le dégoût de sacrifices offerts par un intérêt si bas ne signifie pas que Dieu rejette absolument tout culte ; l’essentiel était de mettre au-dessus de tout l’obéissance à Dieu auteur de toute la loi. Comparés à la pratique de la justice, les sacrifices avaient peu d’importance, et Israël avait pu les négliger dans le désert où il était difficile de se procurer des victimes[6].

Aussi bien les prophètes, tout en raillant un zèle inspiré par l’intérêt ou par la peur, ne transigent pas sur les points essentiels de l’hommage rendu à Iahvé. Il ne tolérera jamais qu’on lui associe un autre Dieu, fût-il celui du pays que cultivent maintenant les Israélites, le baal des des sources, de la pluie et des produits du sol, ou l’Astarté de la fécondité des troupeaux et des hommes. Il rejette ce nom compromettant de baal[7], ou de « maître ».

A plus forte raison n’acceptera-t-il aucun hommage, lui fût-il adressé sous son nom de Iahvé, mais en le représentant sous la même forme de taureau que le grand Hadad de Syrie. Osée, prophète en Israël comme Amos, avant la ruine de Samarie, s’exprime comme lui :

Ils ont transgressé mon alliance,
et péché contre ma loi.
Ils crient vers moi « Mon Dieu » !
Nous t’avons connu, nous, Israël ! »…
Ton veau m’a dégoûté, Samarie…
et il ne sera pas un Dieu.
Car il sera mis en pièces,
le veau de Samarie ! »

Le paradoxe de prophètes imposant à tout un peuple la croyance en une loi dont ils auraient posé les bases en prétendant s’appuyer sur elle, c’est plutôt le paradoxe de la critique imposant un système préconçu à la crédulité d’un temps qui se croit éclairé.

Le système de Wellhausen nous obligerait à admettre encore un autre paradoxe au terme de l’évolution. Les prophètes sont censés prouver que la loi n’existait pas parce qu’ils mettent des applications morales au-dessus de ses prescriptions rituelles observées jusqu’alors sans une intention désintéressée : il faudrait donc admettre du moins l’existence d’une loi morale reconnue de tous. Mais comment aurait-elle existé sans cette loi religieuse que les Israélites se faisaient un point d’honneur de pratiquer ?

La loi morale naturelle, gravée dans les cœurs, de Sophocle, de Platon, de Cicéron, supérieure à la loi écrite, n’a été dégagée que par la réflexion philosophique[8]. Il serait bien étrange qu’elle ait été reconnue par Israël, qui fut toujours très préoccupé de l’appuyer sur des textes, non de l’opposer à la loi écrite.

Ce phénomène serait plus inadmissible à la raison qu’un peuple assisté par Dieu dans son développement religieux et moral. D’autant qu’en fait les prophètes ne renvoient qu’à une seule loi, celle de Iahvé.

Et voici un autre phénomène bien étrange. Avec ses invectives contre les sacrifices mal compris, la prééminence accordée par lui à la loi religieuse et morale, le prophétisme aurait abouti à faire naître une loi chargée d’observances, qui devint même un obstacle presque insurmontable à la prédication d’un culte en esprit et en vérité ! D’où serait sortie cette loi cérémonielle qui ne saurait avoir eu pour pères les hommes de l’esprit moins attachés aux cérémonies qu’à la morale ?

La solution traditionnelle ne prétend pas imposer à l’esprit critique une énigme insoluble, une véritable gageure.

On admettra simplement que de tout temps, Israël, comme tous les autres peuples ses voisins, avait des coutumes assez compliquées, car la simplicité des relations n’est pas ordinairement l’apanage des peuples dits primitifs. Il avait aussi son Dieu, ses fêtes, ses pratiques religieuses et sociales. Dans quelle mesure tout cela était-il écrit avant Moïse, a-t-il été écrit par Moïse, c’est une question purement littéraire, que nous n’avons pas à traiter ici. La tradition attribue à Moïse des écrits assez considérables ; l’existence du Code de Hammourabi et de nombreux fragments d’autres codes nous prouve que cette tradition n’a rien d’invraisemblable. D’autre part l’Église ne nous oblige pas à admettre que le Pentateuque est sorti intégralement de son stylet ou de son calame, que la législation n’a jamais été réécrite ni modifiée.

L’histoire, interrogée sans parti pris, nous enseigne qu’au temps de Moïse toute la législation fut animée et dominée par un principe religieux bien supérieur à celui du temps. Ce que la législation atteste d’elle-même, nous venons de voir que le prophétisme le confirme expressément et le suppose nécessairement comme sa base.

Israël avait conscience d’être uni à Dieu, à son Dieu, par une alliance. Il manqua constamment à son devoir : on en conclut que la loi n’existait pas. Mais alors il n’eût eu conscience d’aucune faute. C’est par la conviction qu’il avait de ses obligations que le peuple, éclairé par les prophètes, envisagea ses malheurs comme des châtiments. La leçon devait être d’autant plus profitable qu’il était mieux en état de la recevoir, par la conscience d’une faute commise.

Cette vérité, d’une psychologie élémentaire, éclate dans tout son jour à propos de la chute de Samarie et de Jérusalem. La comparaison de ces deux situations est indispensable pour apprécier à sa valeur la restauration religieuse qui donna naissance au judaïsme.


Dès les temps les plus anciens, il y a comme un double foyer d’influence au sein des tribus qu’on nommait les Benê-Israël. Rien n’autorise à exagérer ce dualisme jusqu’à nier la fédération primitive des nomades établis en Égypte et errants dans le désert. Il fut plutôt accentué par le caractère propre du pays occupé par la tribu de Juda auprès de laquelle Benjamin était posté pour défendre la frontière du côté du nord. Solidement installé dans ses montagnes, pauvre et obligé à un travail plus persévérant pour tirer sa nourriture d’un maigre sol, en revanche riche en vin, Juda s’était aguerri par de longs combats contre les Philistins. La monarchie était née de la nécessité d’avoir un chef de guerre. Inaugurée dans Benjamin avec Saûl, grandie par l’élévation du judéen David, roi d’Hébron, puis conquérant de Jérusalem, la royauté ayant fait ses preuves et organisé sa capitale s’était imposée facilement à toutes les tribus. Le règne glorieux de Salomon, bâtisseur du Temple, avait scellé l’unité. Mais le joug de Juda parut trop dur. Dépourvu de richesses naturelles, il les prenait où il les trouvait ; il extorquait les ressources indispensables au luxe du palais royal, à l’entretien d’une armée.

Les autres tribus se lassèrent d’une contrainte qui ne parut plus nécessaire après une paix prolongée. Pourtant le temps de la dispersion des clans nomades était passé à jamais. Une concentration se fit au profit d’Éphraïm, situé en face de Juda au nord, dans une région moins haute et plus fertile, guère moins féconde en vin, plus abondante en huile et en blé. A ce groupement constitué en hostilité contre Juda, il fallait un centre religieux et une capitale. Le centre religieux était indiqué par la tradition : Béthel, célèbre par la vision du patriarche Jacob, par le sanctuaire qu’il avait institué en oignant une pierre sacrée. Le Dieu était donc toujours le Dieu de Jacob-Israël, mais on était plus près de la Syrie, où régnait Hadad, dieu de la foudre, de la tempête et de la pluie, dont l’énergie était figurée par l’image d’un taureau. Il n’y eut pas seulement schisme, refus d’adorer au temple de Jérusalem, fondation d’un culte distinct avec ses sacrifices et ses prêtres sacrificateurs. Il y eut violation formelle de l’alliance par la fabrication d’une image sensible du dieu : Iahvé était encore invoqué, mais il se devait de rejeter comme sacrilèges les prières adressées à un taureau.

Ce péché qu’on nomma chez les Grecs une idolâtrie ne fut pas le seul. L’antique peuple de Canaan, plus ou moins expulsé ou soumis à la corvée, avait conservé son indépendance le long des côtes, surtout à la hauteur de Tyr et de Sidon. Le commerce avait enrichi prodigieusement ces grandes cités maritimes. La pourpre qu’elles fabriquaient était le symbole de leur luxe. L’Égypte, comme nous le savons mieux depuis les fouilles récentes, leur avait appris les commodités de la vie et l’art des lettres, surtout à Byblos.

Ces villes florissantes avaient pour les rudes agriculteurs de Zabulon et de Nephtali, sises au-dessus du lac de la Harpe[9], le mépris des civilisés pour des barbares. Les barbares ont souvent répondu par des agressions répétées à un dédain insolent. Ceux d’Israël s’estimaient heureux de conserver un pays qu’on leur laissait, la mer étant une source inépuisable de profits. Le sentiment de leur infériorité les inclinait surtout devant les temples où s’entassaient les trésors, où l’on adorait des idoles de métaux précieux, revêtues de pourpre, Seigneurs redoutables comme un Melqart, mystérieux comme un Echmoun, secourables comme la Dame de Gébal. Quand Achab, roi d’Israël, eut obtenu d’épouser Jézabel, fille d’Ethbaal, roi des Sidoniens, il s’empressa de bâtir au baal étranger un temple et un autel dans sa propre capitale.

Cette ville, créée[10] par son père Omri, était Samarie.

La royauté de l’Israël du nord avait d’abord été nomade. Ce fut le trait de génie d’Omri de découvrir un site bien supérieur par son allure et sa défense facile à Jérusalem elle-même. Au sein des collines enchevêtrées qui s’étendent des montagnes de Juda à la grande plaine d’où émerge au Nord la Galilée, une éminence oblongue est détachée comme un promontoire qui regarde de loin vers la mer. Vraiment elle domine, comme un trône au point culminant d’un amphithéâtre. On n’y parvient du nord et du sud que par des cols escarpés, faciles à défendre : seule une bande de terre étroite la relie au plateau oriental.

Samarie n’avait rien à craindre de la Judée, satisfaite de contracter avec elle une alliance. Damas dans ses jours d’expansion belliqueuse essaya de la réduire, mais la Syrie, amalgame de petits états plutôt que nation compacte et résolue, était incapable d’un effort persévérant. Le danger vint de plus loin, lorsque l’Assyrie prit un élan qui devait la conduire jusque dans la Haute Égypte.

Samarie, menacée par les accents formidables d’Amos, avertie par les invitations pressantes et pathétiques d’Osée, refusa de se convertir, confiante dans cette situation unique qui lui permit de résister trois ans : enfin Sargon emporta la ville.

Les Assyriens étaient grands adorateurs des astres. Loin de revenir à Iahvé et à sa loi, les Israélites avaient ajouté cette faute de fléchir les dieux de leurs ennemis en adorant toute l’armée des cieux. La prévarication était complète. L’auteur du livre des Rois tire toute la moralité de cette histoire : d’abord un culte qui pouvait passer pour rendu au dieu des ancêtres, mais en élevant des stèles et des poteaux en bois, « sur toute colline élevée et sous tout arbre vert ». Puis les veaux en fonte, odieuse image de Iahvé, enfin le culte des Baals et de toute l’armée des cieux. Et cela en dépit des avertissements des prophètes depuis les jours d’Élie, car les Israélites raidirent leur cou contre Iahvé leur Dieu[11].

Ainsi la ruine avait été annoncée. Son caractère de châtiment n’était pas seulement imprimé dans les consciences par le sentiment des fautes commises ; il avait été dénoncé comme tel par le sceau que l’événement avait mis sur les prophéties. Et cependant Israël ne se convertit pas. Bien plus, la destruction de l’état israélite consomma la décadence religieuse. Des gens d’Assyrie furent implantés dans le pays de Samarie demeuré le point de départ suspect d’une révolte possible. Ils y vinrent naturellement avec leurs dieux, et s’ils se crurent obligés, selon la coutume, de rendre quelque hommage au dieu du pays, ce mélange stabilisait une situation odieuse aux vrais Israélites.

Quant à ceux des défenseurs de Samarie que le glaive épargna et qui furent transportés en Assyrie, leur foi n’était pas assez ferme pour résister à cette épreuve. Quelques-uns sans doute conservèrent un souvenir attendri de la loi et des fêtes des anciens jours[12] : nul groupement ne se forma pour conserver intacts la religion et la cohésion nationale. Dans Juda on ne cessa d’entretenir l’espoir du retour de ces exilés[13] : eux ne se sentirent plus rattachés à leur patrie ni à leur Dieu.

Nous n’en sommes point étonnés. Habitué à juger des choses d’après un raisonnement purement naturel, l’esprit moderne explique simplement la catastrophe de Samarie comme le résultat inévitable de la lutte d’un petit état contre une grande puissance en train de conquêtes. Il prête volontiers aux anciens ses propres conceptions. Même ceux qui sont disposés à reconnaître dans l’histoire l’action souveraine de Dieu se sentent, en vertu même de leur foi, incapables d’en déterminer les buts : les voies de Dieu sont incompréhensibles. Une nation vaincue et suppliciée n’est pas nécessairement une nation châtiée elle est peut-être supérieure à ses ennemis, religieusement et moralement. Rien n’obligeait les Israélites à se confesser plus coupables que les Assyriens, agresseurs injustes, vainqueurs cruels, maîtres impitoyables.

Cependant pour les juger nous devons tenir compte de leur croyance en la conduite spéciale de Iahvé, qui n’était pas leur Dieu à la façon des Seigneurs des autres peuples, par un lien naturel qui l’obligeât à les défendre, s’il le pouvait. Leur Dieu était tout puissant ; il les avait choisis librement pour ses fidèles, eux l’avaient reconnu et s’étaient engagés envers lui à obéir à sa loi. Moyennant quoi il se faisait fort de les sauver d’un désastre total, de l’anéantissement. Les prophètes étaient ses organes, qui indiquaient la voie du salut pour la nation, qui menaçaient de fléaux en cas de prévarication. Le fléau frappant dans ces conditions précises et comme à point nommé, se présentait comme un châtiment dans une entière clarté.

Il y eut une contre-épreuve.

Il plut à Dieu de montrer l’insuffisance du raisonnement naturel de la balance des forces en sauvant Jérusalem dans des circonstances non moins critiques que celles où Samarie avait sombré.

Sennachérib n’était pas moins puissant que Sargon, et son dessein de s’emparer de Jérusalem avait été hautement proclamé par ses envoyés, avec un défi insultant au Dieu protecteur de Juda : « N’écoutez donc pas Ézéchias, car il vous abuse en disant : Iahvé vous délivrera. Est-ce que les dieux des nations ont délivré chacun leur pays de la main du roi d’Assyrie ?. Ont-ils délivré Samarie de ma main ? »[14].

Et cependant, quand tout était désespéré, Isaïe avait promis le secours de Iahvé. Jérusalem avait été miraculeusement délivrée. Dans la grande inscription où il raconte en détail sa campagne de Palestine, Sennachérib célèbre Jérusalem assiégée et tout le pays saccagé : il ne dit pas qu’il l’ait prise…

Cette délivrance imprévue exalta aux yeux des Judéens la Toute-Puissance de Iahvé. Ils en conclurent qu’ils n’avaient plus rien à craindre. Il ne les abandonnerait pas. Ils étaient ses hommes. Leur salut dépendait de Lui, mais son honneur dépendait de leur existence. S’il était conscient de sa dignité, il se devait de les délivrer de ceux qui insultaient à la gloire de son nom. Le petit temple de Jérusalem qui était le sien devenait ainsi leur sauvegarde. A toutes les menaces de Jérémie ils répondaient : Nous avons le Temple de Iahvé !

Et cependant Jérusalem fut détruite comme Samarie, et cette ruine fut le point de départ d’une restauration qui réparerait les fautes du passé. Cette conversion est beaucoup plus étonnante que l’obstination de Samarie. Comment fut-elle opérée ?

Il serait aisé de s’étendre sur cette histoire, car il n’est pas d’époque dans l’Ancien Testament où l’action de Dieu ait été plus suivie, plus émouvante, avec un souvenir précis conservé dans les prophéties des deux organes de Dieu, Jérémie et Ezéchiel. Rappelons seulement les faits principaux.

Pour que la leçon soit plus claire, imposée à une réflexion devenue plus attentive et surexcitée par une angoisse toujours croissante, la tragédie se produisit en plusieurs actes douloureux.

La sagesse politique était dans un embarras cruel. Il était impossible de lutter à la fois contre l’Égypte et contre le nouvel empire babylonien, héritier de la puissance assyrienne. Fallait-il donc opter et joindre la fortune de Juda à celle de l’un des potentats qui se disputaient ce petit pays, éternelle balle que chacun d’eux ramenait tour à tour dans son camp ?

La sagesse inspirée des prophètes conseillait une politique d’attente, confiante dans le secours de Dieu. Le pieux roi Josias avait été mal inspiré en barrant le chemin à Néchao, roi d’Égypte, montant à la rencontre des gens du nord[15]. Depuis que Nabuchodonosor, roi de Babylone, avait inauguré un règne irrésistible, il n’y avait qu’à se tenir cois, acceptant la sujétion inévitable qui serait relativement douce. Le roi de Juda Joakim l’avait d’abord compris. Il se révolta, fut enchaîné et conduit à Babylone avec un premier lot de captifs, vers l’an 604. av. J.-C.

Fidèle aux anciennes traditions, Nabuchodonosor laissa régner Joachin, âgé de dix-huit ans, fils du roi vaincu. Révolte de Joachin au bout de trois mois, nouvelle intervention des Chaldéens ; Jérusalem se défend mollement, elle est prise et pillée (598 av. J.-C.) ; dix mille captifs sont traînés en Babylonie[16].

Le jeune téméraire fut remplacé par son oncle, Mathanias, que Nabuchodonosor nomma Sédécias. Celui-ci se tint tranquille durant neuf ans. Puis il se révolta. Le siège de Jérusalem commença aussitôt et dura deux ans. Les Judéens le soutinrent avec intrépidité, à la fois confiants aveuglément dans l’aide miraculeuse de Iahvé et sourds à la parole de son prophète Jérémie. Le désastre fut complet. La ville prise, le temple et le palais incendiés, après les premières exécutions l’élite de la nation fut emmenée en Babylonie. Le gros du peuple resta en Judée sous le commandement d’un gouverneur, instrument de la domination étrangère.

Godolias, un judéen, s’installa à Maspha[17], d’où il pouvait surveiller les ruines de Jérusalem et les confins de l’ancien royaume du nord. Mais des nationalistes forcenés le massacrèrent avec sa garde de Chaldéens et d’Israélites soumis. Après ce coup désespéré, ils s’enfuirent en Égypte, entraînant avec eux Jérémie, suspect de pactiser avec les Babyloniens. Ce n’est pas de cette bande, renforcée de chefs militaires et d’un peuple nombreux, que devait venir la restauration. Nous les retrouverons plus tard en Égypte pour juger, à la mesure de cet échec, le caractère extraordinaire et vraiment divin de la création du Judaïsme par les réfugiés et les captifs de Babylone.

  1. Ex., xx, 3.
  2. Ex., xx, 2.
  3. Ps. lxxxiv, 3-4 ; 11.
  4. Am., v, 21-24.
  5. Am., ii, 4-6. Quoique le prophète ait consacré un couplet à chacun des deux royaumes, leur faute est commune. — La peine du rapt est dans Ex. xxi, 16 : « Celui qui dérobe un homme, soit qu’il le vende, soit qu’on le retrouve entre ses mains, doit être mis à mort. »
  6. C’est, croyons-nous, le sens d’une parole d’Amos sur laquelle Wellhausen a tant insisté : « Des sacrifices et des oblations m’en avez-vous offert dans le désert pendant quarante ans, maison d’Israël ? » (Am. v, 25).
  7. Osée, ii, 18.
  8. R. Hirzel, ἄγραϕος νόμος, dans ASG Philol. histor. Klasse, XX, 1900.
  9. A cause de sa forme, ce nom (Kinnereth en hébreu) avait été donné au lac que nous nommons « de Tibériade ».
  10. Les fouilles ont prouvé que la ville est en effet d’origine purement israélite.
  11. II Rois, xvii.
  12. Le livre de Tobie.
  13. Ezéchiel, xxxvii, 19 etc.
  14. II Rois, xviii, 32 ss.
  15. II Rois, xxiii, 28 ss.
  16. II Rois, xxiv, 10 ss.
  17. Aujourd’hui Tell Naṣbeh, à 13 kilom. au nord de Jérusalem.