Le Judaïsme avant Jésus-Christ/Première partie/Chapitre II

CHAPITRE II

LA RELIGION HELLÉNISTIQUE


Le premier contact officiel entre le judaïsme et l’hellénisme a été raconté par l’historien Josèphe d’une façon dramatique[1]. Alexandre aurait été salué par le grand prêtre Jaddus l’assurant de l’obéissance des Juifs, tandis que le conquérant aurait rendu hommage à leur dieu et sacrifié à Jérusalem.

Ces détails sont une invention des Juifs il est seulement très vraisemblable qu’ils se sont inclinés devant le fait accompli de la conquête, espérant que les nouveaux maîtres respecteraient comme les anciens leur religion et leur laisseraient une certaine autonomie. L’observateur le plus averti n’aurait vu dans cette rencontre, si elle a eu lieu, qu’un fait divers de la politique. Elle vaut du moins comme une allégorie. En réalité, ce qui s’affronta dans ce temps, ce furent deux grandes forces : le monothéisme juif, et la religion des Grecs, ou plutôt l’esprit grec, avec la variété presque infinie de ses manifestations. Vainqueur chez lui, le judaïsme tenta de poursuivre ses avantages dans le monde entier, mais il échoua, au moment où une énergie nouvelle, une vertu divine sortie de la Judée, lui succéda dans la lutte et l’emporta. A vrai dire la lutte dure encore, et rien n’est plus nécessaire à l’étude des idées religieuses qu’une connaissance au moins sommaire de la religion hellénistique.

On définit religion hellénistique celle qui commence avec les conquêtes d’Alexandre le Grand. Pour comprendre cette transformation, il est nécessaire de remonter plus haut.

Nous n’essaierons pas cependant d’aborder les origines de la religion des Grecs. Elles sont, comme toujours, mal connues. Si brillante a été leur œuvre, qu’on a répugné longtemps à prêter à leurs ancêtres ces croyances grossières qu’on nomme l’animisme, le culte superstitieux des morts, le fétichisme. Les Grecs, pense-t-on et avec raison, n’ont jamais été des sauvages. Mais cela n’est vrai qu’à la condition de ne pas confondre l’homme primitif avec le sauvage arrêté dans sa croissance normale, surchargé de superstitions compliquées, au point d’oublier de plus en plus ce qui est le principe de toute religion, la foi à des êtres supérieurs pour expliquer les phénomènes du monde et le monde lui-même. L’homme primitif, aussi loin que nous pouvons remonter par l’histoire, a donné dans beaucoup des erreurs qu’on retrouve chez les sauvages, mais sans laisser étouffer en lui le principe du progrès rationnel. C’est un enfant, le sauvage est un nabot. Assurément les Grecs n’étaient point par nature des surhommes dans l’ordre religieux, mais ils furent doués d’une imagination vive, développée dans un pays de lumière qui invitait aux idées claires par le dessin arrêté de ses collines et de ses côtes, et cependant sollicitait l’effort par la maigreur du sol. Animés encore à l’action par un air léger et salubre, ils ont pensé clairement, agi avec énergie, avec un instinct constant de développement et dans l’espoir ou l’illusion du progrès. La rançon d’une si prodigieuse aptitude en des sens divers fut leur incapacité de se rallier à une discipline. Alexandre l’avait sans doute compris en portant ses armes dans l’Asie, plus docile à manier pour créer le grand empire qu’il rêvait.

Le point de départ le plus lointain de cet essor de l’intelligence fut en Crète, dans ce Labyrinthe de Minos où pénétra Thésée. Les arts du dessin et de l’architecture y atteignirent une telle perfection qu’elle fut sans doute, après des siècles de barbarie dorienne, l’inspiratrice d’une sorte de Renaissance. Mais la religion en est encore mal connue[2].

C’est à Athènes, au vie siècle avant Jésus-Christ, que naît vraiment ce qu’on peut nommer l’hellénisme historique.

Dans l’ordre religieux, trois forces se trouvent déjà en présence : les anciens cultes des cités, les dieux d’Homère, les dieux nouveaux qui séduisent et dont on se défie.

Primitivement chaque cité avait son dieu ou sa déesse, Athéné à Athènes, Héra à Argos, Zeus à Olympie, Artémis à Sparte, avec les ramifications les plus enchevêtrées, qui embarrassent les enquêtes minutieuses de la critique moderne. Mais il semble que partout dominait la puissance obscure du destin, le lien du sang, le pouvoir des morts, les devoirs de la vengeance, l’horreur du sang versé, même selon la justice, créant pour les mortels des obligations redoutables, dont on éprouve encore la terreur dans Eschyle : il les atténue cependant par le droit nouveau dont Apollon se fait le défenseur dans toute l’Hellade.

Cette religion austère, mais puissante, fut battue en brèche par le charme envahissant de la poésie homérique, qui avait recueilli en Ionie le souvenir des palais crétois et de leurs cours brillantes.

Mal informés, les maîtres de l’ancienne école, comme notre charmant Fénelon, admiraient dans les récits d’Homère l’aimable simplicité d’un monde naissant. C’est ce qui vient encore à l’esprit lorsque Nausicaa s’en va avec ses compagnes pour laver les vêtements de ses frères au bord de l’eau. Mais ces vêtements sont riches, ce sont ceux de jeunes seigneurs vivant dans l’opulence, non pas certes blasés comme ceux qui paradaient au xviiie siècle à Versailles, semblables plutôt aux batailleurs du temps de Louis XIII, braves comme eux, passionnés pour les aventures, ardents au plaisir, même à celui de la guerre ; nés pour la joie, peu soucieux de la vie si elle n’était brillante et heureuse. Tels étaient aussi les dieux qu’ils avaient faits à leur image, leur concédant seulement en plus une vie, c’est-à-dire une joie, immortelle.

Ce monde enchanté de l’Ionie pénétra facilement à Athènes ouverte par son origine aux influences de l’Orient. Il y était acclimaté lorsque la Grèce fut envahie par des cultes qu’elle eut plus de peine à s’assimiler et qui furent longtemps, quelques-uns toujours, tenus pour étrangers. Dionysos-Bacchos, avec son cortège d’enthousiastes, ses processions tumultueuses avait des titres lointains. Les Bacchantes d’Euripide ont gardé la trace de la résistance de l’esprit grec. On sait quelle brillante antithèse a construite Nietzsche sur les thèmes opposés de Dionysos, l’inspiration ardente, et d’Apollon, la mesure et la raison. Au vie siècle, quand les poèmes d’Homère prirent pour l’essentiel une forme définitive par les soins de Pisistrate, l’Orphisme arrivait de Thrace. Mais tandis que l’élan de Dionysos s’accordait au tempérament des Grecs comme un élément de vie dans une joie plus exubérante avec un transport qui surexcitait le plaisir loin d’en combattre les emportements, au contraire, les disciples d’Orphée prêchaient le renoncement, l’abstinence, étant comme accablés par le souvenir d’une faute orginelle qu’il fallait à tout prix expier. La défiance envers la vie librement vécue était si contraire aux aspirations de toutes les tribus établies en Grèce que ce courant demeura comme souterrain et se réfugia dans des mystères.

Cette sombre doctrine ne pouvait rivaliser dans l’imagination populaire ou dans l’instinct artistique avec les dieux d’Homère ; elle aurait provoqué plutôt que comprimé leur rire inextinguible.

Aussi est-ce contre les dieux d’Homère toujours triomphants que portèrent les coups de la philosophie, lorsque la raison commença de s’exercer sur ce que pouvait être le divin. Elle naquit en Ionie, la patrie d’Homère, puisque Xénophane était de Colophon. Cette première attaque fut vigoureuse et décisive : « Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tout ce qui est reprochable et blâmable, voler, commettre l’adultère et se tromper les uns les autres[3]. »

Il n’y eut pas à revenir sur cette critique mordante de l’anthropomorphisme ; les hommes avaient fait les dieux semblables à eux-mêmes : c’est ainsi que des animaux, s’ils avaient voulu ou su les adorer, les auraient imaginés comme des animaux, et, redressant l’erreur commune, Xénophane lui opposait : « Parmi les dieux et les hommes il n’est qu’un dieu très grand qui ne ressemble aux mortels ni par le corps ni par la pensée[4]. »

L’expression est encore incertaine, puisque le Dieu unique est très grand parmi les dieux. Pourtant le monothéisme naissant ne pouvait guère s’exprimer plus nettement. L’existence des dieux dans l’imagination des hommes et dans les cultes est un fait historique que l’Écriture elle-même enregistre, sans reconnaître pour cela leur existence comme dieux distincts qu’on doive adorer.

Mais cette voix demeura isolée dans le monde grec. Elle y étonna tellement que d’anciens apologistes chrétiens ont cru reconnaître dans cette profession de foi l’influence des Israélites, déjà répandus en Orient vers 620 avant Jésus-Christ. Mais Xénophane a pris soin d’indiquer le motif rationnel qui l’a convaincu de l’origine tout humaine et erronée du polythéisme, et c’est sans doute le même motif qui l’a guidé dans son affirmation monothéiste. On ne s’attacha qu’à sa négation, et toujours au nom seul de la raison. L’attaque contre les dieux nationaux colorés d’homérisme, devenus plus brillants mais dépouillés du mystère qui les rendait redoutables, se produisit à Athènes et y demeura plus radicale qu’ailleurs. Non que les Athéniens aient été moins superstitieux que d’autres. Ils l’étaient au suprême degré. Mais Athènes, par son goût des choses de l’esprit, par sa richesse qui lui permettait de payer les maîtres plus largement, attirait les philosophes novateurs, aussi bien que les professionnels de la rhétorique.

Démocrite mettait une science naissante en conflit avec la religion. Le vulgaire, disait-il, craint les dieux parce qu’il s’imagine faussement que les éclairs, les tonnerres, les conjonctions des astres et les éclipses du soleil et de la lune sont leur œuvre[5] : il n’est en rien, le monde même s’est formé par la rencontre fortuite des atomes. Protagoras d’Abdère, en sophiste, ne s’attachant qu’à poser des vraisemblances, ne voulait pas se prononcer sur l’existence et la nature des dieux, mais il insinuait que c’était par prudence. Les Athéniens le jugèrent suspect et le condamnèrent à mort[6]. Égaré par Aristophane, le public athénien ne jugeait pas Socrate autrement. On lui prêtait des arguments scientifiques pour nier l’existence de Zeus. Ce sont, aurait-il dit, plutôt les nuées qui sont déesses, puisque ce sont elles qui font pleuvoir et qui tonnent en se roulant les unes sur les autres[7]. Sensible à la démonstration morale, Socrate n’admettait pas non plus que la foudre fût dirigée par un dieu, puisqu’elle tombait sur les temples et épargnait les impies. Il fut condamné à boire la ciguë. L’athéisme recula, moins sans doute par la crainte du supplice que par l’autorité des grands penseurs, Platon et Aristote, qui persuadèrent les plus intelligents de l’existence du Bien Créateur et du premier moteur de toutes choses, mais qui s’arrangèrent après cela pour conserver aux cités les dieux qu’elles adoraient.

Ce n’était qu’un compromis fort instable parce que les questions religieuses ne sont point résolues par des traités signés sans conviction. L’unité de Dieu n’avait plus de défenseurs.

Ce fut alors que, disciple d’Aristote, Alexandre apparut. On a souvent comparé les deux plus grands génies militaires et politiques du monde ancien, César et Alexandre. César révèle sans doute plus de calcul, des combinaisons plus suivies, un art plus consommé. Alexandre c’est l’élan irrésistible d’une jeunesse fougueuse, un héros d’Homère bouillant comme Achille, mais portant avec lui toute la civilisation de la Grèce. César agrandit le domaine du peuple romain dont il entend fixer les destinées comme imperator à vie. Alexandre veut forger un monde nouveau. Il va jusqu’au bout d’une pensée généreuse.

Tandis que son maître Aristote, plus étroit de cœur, voyait dans les barbares les esclaves-nés des Grecs, Alexandre croit l’esprit grec assez fécond pour animer ce grand corps inerte de l’empire perse et on peut dire le monde entier. Les vainqueurs devront épouser des femmes d’Orient comme lui-même il épousa Roxane, et Grecs et Barbares ne formeront qu’un seul empire dominé par son génie.

Du même coup les cités grecques jusque-là autonomes et hostiles les unes aux autres seront fondues dans un grand état. Ce sera la condition pour l’hellénisme de se répandre au dehors comme une force unique, irrésistible. La cité (πόλις) devient partie intégrante de l’État. L’homme, qu’Aristote[8] nommait un vivant destiné à vivre en cité (ζῶον πολιτικόν), est désormais un animal social (ζῶον κοινωνικόν)[9] vivant de la même culture tont autour de la Méditerranée, dans ce qu’on nomme la terre habitée par excellence, c’est-à-dire civilisée (οἰκουμένη). Cet immense territoire sera ouvert aux idées, invitées elles aussi à se fondre, — même les idées religieuses de tant de peuples divers, qui doivent communier dans la même religion.

Qui n’imaginerait aujourdhui que l’unité divine devait être le couronnement de cet immense édifice, où toutes les forces sociales convergeaient vers l’unité ? Dans cette fusion qui devait atteindre même les immortels, les dieux des cités et ceux d’Homère étaient destinés à perdre de leur prestige. Athéné, qui était tout à Athènes, ne serait plus l’unique déesse d’un grand peuple. Mais on crut s’apercevoir qu’elle était adorée ailleurs sous un autre nom, et il en était de même de presque tous les dieux. Si chaque divinité était menacée dans son culte traditionnel, cette déchéance de chaque dieu était compensée pour le polythéisme en général par cette série d’observations qui assimilait les dieux les uns aux autres. Il était donc avéré que le genre humain tout entier, y compris les Barbares, n’était pas seulement d’accord pour adorer les dieux : au fond il adorait les mêmes personnalités divines sous d’autres noms ; les rivalités cessaient, il n’y avait plus de dieux étrangers, et ce consentement général confirmait à sa façon les croyances particulières. Il était inévitable que ces personnalités ainsi confondues fussent comme estompées dans une conception générale du divin. Toutefois le paganisme était impuissant à en extraire une divinité unique. A vrai dire, cette opération d’alchimie religieuse était impossible. Le monothéisme transcendant ne pouvait sortir du creuset où l’on mélangeait tant de conceptions divines différentes qui n’étaient en somme que des aspects du monde matériel. Mêlez et agitez les créatures, vous n’enferez pas sortir le Créateur !

Et en effet la philosophie spiritualiste de Platon et d’Aristote, ce pur rayon de lumière qui avait lui sur l’Attique, ne vivait même plus intacte dans les écoles dégénérées des deux grands penseurs. Encore une fois, la cause du Dieu unique était perdue.

En même temps qu’Alexandre, une philosophie était née, universaliste comme son génie, qui abolissait comme lui la notion du citoyen d’Athènes et de Sparte et ne connaissait que les citoyens du monde. Par conséquent le stoïcisme leur cherchait des dieux tels qu’ils convinssent à tous les hommes sans distinction. Car ce système philosophique voulait des dieux.

Il rejetait sans hésiter toute la mythologie. Les histoires scabreuses accréditées par le génie d’Homère ou celles, nées dans les sanctuaires, qui avaient pour but d’expliquer les rites, sous prétexte que le rite devait être le symbole des actes divins, devaient cependant avoir quelque réalité, étant indissolublement liées aux dieux eux-mêmes. Les dieux et les déesses étaient des forces de la nature : Zeus l’éther, Déméter la terre, Poseidon la mer, et ainsi des autres. Leurs légendes étaient une manière de dire les relations des éléments entre eux. Mais cette exégèse naturaliste n’était pas de force à rehausser beaucoup le prestige des êtres divins. Ce n’était qu’un pis aller, une solution presque purement négative exigée par la noblesse morale du Portique. On atténuait ce qu’elle avait d’insuffisant en relevant la majesté de chaque dieu par sa participation à tout le divin de l’univers. On se gardait d’identifier le dieu avec l’élément matériel : il demeurait malgré tout une émanation de l’âme du grand tout. Le monde n’existait que par cette âme, qui l’avait façonné, qui continuait à lui communiquer sa vie, à régler ses destinées comme celles des hommes, émanés eux aussi de cette âme qui était une raison universelle. Les dieux intervenaient donc dans l’histoire, et la divination prévoyait de quelle manière s’exerçait leur action, parfois miraculeuse. La nature des dieux demeurait dans le vague, mais leur Providence était mise dans tout son jour par les développements les plus solides et aussi les plus subtils sur les causes finales. Il restait seulement que les hommes, participants eux aussi du divin, étaient libres de faire le bien ou le mal, supérieurs même aux dieux fixés par leur nature dans le bien, et qui n’avaient pas le mérite de l’option. De sorte que la morale se trouvait placée en dehors de l’empire des dieux, quoiqu’ils pussent encore en demeurer des modèles.

C’était bien ce qu’avait voulu Platon, avec son principe sublime, emprunté semble-t-il à Pythagore : Suis Dieu, c’est-à-dire deviens bon par l’imitation de celui qui est le bien suprême. Et Platon vivait encore par ses écrits, que l’antiquité a conservés avec tant de soin. Mais son école ne croyait se maintenir contre le stoïcisme envahissant qu’en révoquant en doute l’existence même des dieux par un scepticisme élégant.

Les disciples d’Aristote se plaisaient plus aux recherches positives qu’aux spéculations sur le divin. Aussi le sentiment religieux, si puissant sur leur maître, allait en s’affaiblissant dans leurs écoles. S’ils ne combattaient pas les dieux, c’est qu’ils ne s’en occupaient pas, comme le premier moteur n’eût pu sans se nier lui-même s’appliquer à la connaissance de tout ce qui n’était pas lui. une histoire humaine, Zeus avait été un homme parmi les hommes, et pire que beaucoup d’entre eux. Le philosophe qui fit une application générale de cette conjecture et prétendit l’appuyer sur les documents historiques les plus certains, d’anciennes stèles à peine déchiffrables, se nommait Evhémère. Le stoïcien Persée était du même avis[10]. Le système fut accueilli avec empressement par les Sémites, qui avaient conservé le souvenir de l’apothéose accordée aux anciens rois de Babylone, et c’est ainsi que Philon de Byblos raconta comme une histoire attribuée à un pseudo-Sanchoniaton toute la théogonie phénicienne[11]. En Égypte le culte du roi était traditionnel. On ne faisait que se rattacher à cet usage en traitant le Soleil et la Lune comme des rois mortels. Hécatée d’Abdère en était là dès le temps du premier des Lagides, Ptolémée Ier (323 à 283 av. J.-C.). Diodore de Sicile a narré de bonne foi une préhistoire de l’Egypte en figurant les dieux en héros de l’histoire et en bienfaiteurs de l’humanité[12].

Les modernes l’ont bien compris : c’était transformer en histoire les jeux dévergondés de la plus riche imagination. Mais il faut cependant expliquer le succès de cette contrefaçon. Si elle a persuadé à cette époque l’esprit grec, le plus critique de l’antiquité, c’est que le culte des héros vivants était devenu normal. Lorsqu’Alexandre se fit déclarer fils d’Ammon, il était assuré de l’humble hommage des Égyptiens et des Orientaux. Il craignait le sourire des Athéniens, qui ne manquèrent pas de se gausser de lui. Et cependant une vingtaine d’années écoulées, dès l’an 307, ce sont les Athéniens qui rendaient les honneurs divins à Démétrios Poliorcète et à sa favorite Lamia, la tête couronnée et lui offrant des libations et de l’encens, et chantant[13] :

Les plus grands des dieux et les plus aimés, sont présents dans la ville. Elle est venue pour célébrer les mystères de Coré… Lui entouré d’un cercle d’amis, eux semblables à des astres, et lui au soleil. Salut ô fils du puissant dieu Poseidon et d’Aphrodite. Les autres dieux ou s’en sont allés bien loin, ou ils n’ont pas d’oreilles, ou ils n’existent pas, ou ils ne font pas du tout attention à nous. Mais nous te voyons présent, et non plus en bois ou en pierre, mais réel, et nous te prions. Et d’abord donne-nous la paix, très cher, car tu es le Seigneur.

Chez les Athéniens où le drame satyrique suivait la tragédie, l’exagération est si folle qu’on pourrait croire à une bouffonnerie.

Il n’en est pas moins vrai que le culte du souverain devint une chose très sérieuse, et se répandit dans tout l’Orient pour de là être transporté à Rome et devenir une institution légale au temps de César et d’Auguste.

Il paraît bien avéré qu’Alexandre reçut de son vivant les honneurs divins[14]. On peut seulement se demander s’il les accepta seulement ou s’il prit l’initiative de les exiger. Le fait ayant son origine en Égypte, le premier mode paraît le plus probable. Le culte du souverain y était traditionnel ; il passait pour une incarnation d’Horus. Alexandre sortit de l’oasis d’Ammon avec cette auréole divine. Il la conserva en Asie, et l’éclat de ses victoires le mettant au-dessus des plus célèbres héros grecs, l’honneur rendu aux héros par les Grecs devint facilement une adoration selon le rite égyptien.

Les généraux qui se partagèrent son empire n’avaient pas le même prestige, et les Macédoniens sur lesquels ils s’appuyaient étaient peu disposés à leur rendre les honneurs divins.

Ce fut naturellement en Égypte que les Ptolémées, successeurs d’Alexandre et des Pharaons, s’imposèrent le plus facilement au culte. Les dieux adelphes, Ptolémée II et sa femme-sœur Arsinoé, sont classés comme dieux vivants dans le décret de Canope (entre 274 et 267 av. J.-C.). En Orient, les Séleucides devinrent aisément des dieux après leur mort. Antiochus II (261-246) est déjà Dieu de son vivant.

En 204, Antiochus III le Grand institue dans toutes les satrapies de la monarchie des grandes prêtresses qui présideront au culte de sa femme Laodicée ; elles porteront des couronnes d’or où sera placé le portrait de la reine[15], à l’instar de ses grands prêtres à lui.

Antiochus IV Épiphane (175-164), le persécuteur des Juifs, était Dieu et Sauveur de l’Asie[16].

Si extravagant que cela nous paraisse, cette dégradation du sentiment religieux contribua à rendre une nouvelle énergie au paganisme.

Il semble que le polythéisme ne pouvait pas descendre plus bas et qu’il était perdu. Les dieux se détruisaient entre eux, la philosophie leur enlevait tout prestige et ne les soutenait que par un compromis de fortune. Et cependant ils reprirent leur ascendant. Les cultes des cités étaient atteints : la religion, phénomène social, paraissait donc menacée. Mais l’État avait remplacé la cité, et elle prit une force nouvelle comme religion d’État. Les souverains, héritiers de l’empire d’Alexandre, consacrèrent toutes leurs forces à la faire revivre. Nos érudits, préoccupés surtout de l’évolution des idées et convaincus de leur force souveraine, ne tiennent pas assez compte de cette quantité massive, la plus énergique parce qu’elle s’accroît du poids des masses qu’elle soulève, la politique ou la raison d’État. L’intervention du prince a été souvent notée à propos d’Auguste, restaurateur de la religion et des mœurs. On a moins remarqué l’intervention des princes macédoniens pour remettre la religion en honneur, chacun s’attachant de préférence à un dieu qui serait celui de son empire, se réservant d’avoir part à ses honneurs en se donnant comme une manifestation de la divinité.

Le roi se présentait comme Sauveur, l’office devenu le plus populaire de la divinité dans le bouleversement de toutes choses, se déclarant Zeus s’il osait, ou du moins Dionysos, très populaire en Syrie, et que sa course errante et triomphale rendait semblable à ces souverains dont l’empire avait des limites extensibles mais peu sûres.

C’est ainsi que la religion hellénistique, au moment où elle perdait en Grèce beaucoup de son ancien éclat, se répandit en Syrie d’une marche victorieuse, et sembla éliminer les anciens panthéons orientaux aussi facilement que les Grecs avaient vaincu les Perses. L’Égypte résista mieux, et plus tard les cultes de l’Orient eurent leur revanche. Mais au début des temps hellénistiques, tous plièrent, sauf le culte du Dieu des Juifs.

Dans leur politique religieuse, les princes macédoniens ne furent pas entraînés par un aveugle fanatisme. Le motif le plus noble qu’on puisse leur supposer, et qu’on retrouve en effet, c’était la conviction sincère que l’hellénisme, dans toutes ses manifestations, était supérieur à la culture indigène. A supposer que les dieux fussent au fond les mêmes, la religion grecque était la forme la plus élevée du culte, celle qu’avaient chantée Homère et Pindare, qu’avaient glorifiée Phidias et les autres grands artistes, architectes ou sculpteurs[17].

Le mobile gouvernemental agissait dans le même sens. Accepter l’idée ou la forme grecque, c’était se ranger définitivement au nouveau régime. Ce fut toujours le principe des souverains absolus que l’unité religieuse est la meilleure garantie de stabilité politique. Et quand le culte s’adressait à la personne même du roi, lui refuser l’hommage comme à un dieu, c’était déjà se révolter contre sa domination.

La lutte du judaïsme contre l’hellénisme fut donc avant tout une résistance contre la main-mise du prince sur toute la religion. Mais attaqué directement par la religion hellénistique, le judaïsme était aussi miné sourdement par la philosophie grecque, par tout cet ensemble d’institutions, écoles, gymnases, théâtre, qui s’installèrent dans l’Orient. C’est naturellement par la séduction de ces manifestations en apparence moins dangereuses, que le paganisme avait chance de s’introduire. Quelques-uns de ces éléments de la culture n’avaient en eux rien d’attentatoire au culte du vrai Dieu. Mais la réaction une fois déclanchée, quand la religion menacée fut demeurée triomphante, ne risquait-elle pas de creuser définitivement le fossé entre le judaïsme et la culture grecque, même dans ce qu’elle contenait de raisonnable et de sain, dans la philosophie, la science, les lettres et les arts ? C’est un point qu’il ne faudra pas perdre de vue.

  1. Jos., Ant., XI, viii, 4-5. Tout en rejetant les détails, Schürer ne croit pas l’entrevue impossible. Assurément, mais aucun écrivain ancien n’y fait allusion, et il est très difficile de la situer dans l’histoire d’Alexandre. Josèphe parle ailleurs (Ant., XIII, iii, 4) d’une discussion à mort entre les Juifs et les Samaritains sur les droits respectifs des temples de Garizim et de Jérusalem, au tribunal du roi Ptolémée Philométor. Le roi eût difficilement suivi un examen contradictoire des textes bibliques. La question était tranchée si on pouvait alléguer le fait d’Alexandre tel que le rapporte Josèphe. N’est-ce pas dans cette circonstance ou peu avant qu’il a été imaginé ? Car les discussions étaient fréquentes (Ant., XII, i, s.). Nous ne saurions voir avec A. Büchler (Revue des ét. juives, XXXVI (1898), p. 1 ss.) dans le récit de Josèphe deux sources distinctes, l’une favorable aux Samaritains, l’autre aux Juifs. Qui aurait songé à cette conciliation contradictoire ? Le Talmud est venu à la rescousse, mais si mal informé qu’il met en présence d’Alexandre son perpétuel Siméon le Juste (Yoma 69a) ; d’après M. Israël Lévi (Jew. Enc., I, 942) par une confusion entre le temps d’Alexandre et celui de Jean Hyrcan.
  2. Voir surtout les différents ouvrages de M. Evans, auteur des fouilles de Cnossos, par exemple : The Palace of Minos, 3 volumes déjà parus, dont le prix est malheureusement très élevé.
  3. Diels, Fragm. 11.
  4. Diels, Fragm. 23 : εἷς θεός, ἔν τε θεοῖσι καὶ ἀνθρώποισι μέγιστος, οὔτε δέμας θνητοῖσιν ὁμοίιος οὔτε νόημα.
  5. Diels, Fragm. 55 A, 75.
  6. Diels, 530, d’après Sextus Empiricus, IX, 56 : περὶ δὲ θεῶν οὔτε εἰ εἰσὶν οὔθ’ὁποῖοί τινές εἰσι δύναμαι λέγειν· πολλὰ γάρ ἐστι τὰ κωλύοντά με. Il s’enfuit, et Cicéron (De nat. deor., I, 23, 63), dit qu’il fut seulement chassé.
  7. Les Nuées, 369-411.
  8. Polit., i, 2 ; iii, 7.
  9. Diog. Laërce (vii, 123), de Zénon.
  10. At Perseus eiusdem Zenonis auditor eos dicit esse habitos deos, a quibus magna utilitas ad vitae cultum esset inventa (Cic., de Nat. deor., I, 15, 18).
  11. Études sur les religions sémitiques, 2e éd., p. 306-437. L’histoire de la religion phénicienne est entrée dans une nouvelle phase par les découvertes de Râs-Chamrâ ; voir dans RB., 1931, p. 32 à 56, le premier déchiffrement par le P. Dhorme de la série d’inscriptions déjà publiée.
  12. Il n’est pas inutile de noter que s. Augustin a été complètement dupe de cette prétendue exactitude historique qui l’aidait pour le synchronisme avec l’histoire sacrée : Eo quidem tempore, quo Moyses natus est, fuisse reperitur Atlas iste magnus astrologus, Promethei frater, maternus avus Mercurii maioris, cuius nepos fuit Trismegistus iste Mercurius(De civ. Dei, xviii, 39). Et ailleurs… Nonne attestati sunt Evhemero, qui omnes tales deos non fabulosa garrulitate, sed historica diligentia, homines fuisse mortalesque conscripsit (De civ. Dei, vi, 7).
  13. Athénée, vi, 62 s., p. 253.
  14. Diodore Sic., xviii, 60 ss.
  15. Édit d’Ériza, découvert en Phrygie en 1884 par M. Maurice Holleaux (Bull. de Corresp. hellén., IX, 1885, p. 324 ss.), étudié de nouveau ; cf. Débats du 9 nov. 1930.
  16. Ditt., Or. gr. Inscript., n° 223.
  17. Telle fut encore et surtout la conviction de Julien l’Apostat.