Le Judaïsme avant Jésus-Christ/Deuxième partie/Chapitre VIII

CHAPITRE VIII

LES DERNIERS ASMONÉENS


Les derniers princes de la dynastie asmonéenne ne le cèdent certainement pas aux Macchabées en valeur militaire. Ils sont sans cesse en guerre, d’abord pour agrandir leur domaine, puis ils osent affronter la puissance romaine, beaucoup plus redoutable que celle des Syriens par la continuité des vues et une tactique éprouvée. Hyrcan et ses successeurs prirent à leur service des mercenaires, comme tous les princes du temps. Il n’en est pas moins vrai que la race juive se montra belliqueuse, ardente au combat, acharnée dans sa résistance. On l’oublie trop aujourd’hui, sous l’impression des rouflaquettes pendant le long des tempes qui donnent même à des jeunes gens un aspect pacifique et efféminé. Un esprit de prosélytisme agressif animait alors ceux dont les pères aspiraient seulement à la liberté religieuse.

Aussi serait-ce une erreur de regarder ces princes comme infidèles au Judaïsme ou seulement comme attiédis. Quel était donc au juste ce philhellénisme que leur reprochaient les Pharisiens ?

Ce n’était sûrement pas un relâchement dans les observances. Grands prêtres, ils étaient responsables des fonctions sacrées qui se pratiquaient régulièrement. Mais ils prirent aussi le titre de Rois. De ce chef ils devaient avoir une cour, à la façon des monarchies grecques orientalisées, avec son étiquette, des réceptions fastueuses, des festins. Le pouvoir royal n’admettait pas de contrôle et ne consentait pas toujours à prendre des conseils. Sur certaines monnaies, le prince portera encore comme Hyrcan le titre de grand prêtre en s’associant la communauté ou la nation des Juifs ; sur d’autres il sera seulement le Roi. Nous avons vu la rupture se produire entre Jean Hyrcan et les Pharisiens, dont il avait été d’abord le disciple, au moment où ceux-ci ont pris trop au sérieux l’invitation à lui donner des avis. Elle s’accentuera chaque jour davantage. Les Pharisiens, d’abord un parti purement religieux, avaient été associés au pouvoir et y avaient pris goût. Ce n’est pas sans une lutte atroce que le Roi s’émancipera de toute tutelle et qu’eux-mêmes reviendront à leur rôle de docteurs, non sans conserver sur le peuple une domination complète dont ils entendront bien se prévaloir dans l’ordre politique, jusqu’au jour où ils devront renoncer à la lutte, quand les Asmonéens auront dû céder la place à Hérode et aux Romains.

L’amère désillusion des Pharisiens amènera une volte-face de leurs espérances, même religieuses, et c’est dans l’ancien messianisme, un instant perdu de vue, qu’ils abriteront leurs espérances de voir refleurir la Loi, telle qu’ils la comprennent, et telle qu’ils prétendent bien eux-mêmes la faire exécuter.


§ 1. Aristobule Ier (104-103).


Nous savons peu de chose d’Aristobule, fils aîné d’Hyrcan, qui ne régna qu’un an, si vraiment il a pris le titre de roi[1]. Strabon, cité par Josèphe, écrit d’après Timagène qu’il fut d’un caractère tempéré, et qu’il agrandit le territoire des Juifs, ayant annexé une partie du peuple des Ituréens, qu’il obligea à la circoncision[2]. Les Ituréens habitant l’Anti-Liban, une expédition aussi lointaine est peu vraisemblable. Schürer[3] a pensé à la Galilée, mais nous croyons qu’elle était déjà au pouvoir des Juifs, au moins la Basse Galilée. On pourrait songer à une pénétration rapide par les plaines de Qounêtra au delà du Jourdain jusqu’aux environs de Banias[4], ou soupçonner quelque confusion.

La circoncision était imposée à tous ceux qui faisaient partie de l’État. Ce zèle n’empêchait pas le roi, nommé par les Juifs Juda, et qui avait pris le nom grecd’Aristobule, de se montrer Philhellène et peut-être d’en recevoir le titre[5]. Il était donc plus porté que son père Jean Hyrcan à faire des avances à l’hellénisme, et par là même à encourir la haine des Pharisiens. On croirait volontiers que c’est d’après leurs rancunes qu’a été tracé le portrait que nous a laissé Josèphe d’un roi qui emprisonne sa mère et la laisse mourir de faim, qui tient ses frères en captivité, fait tuer le seul d’entre eux qu’il aimât, et meurt déchiré par ses remords.


§ 2. Alexandre Jannée (103-76)[6].


Un caractère dur et indomptable. Son frère Aristobule le tenait en prison ; quand il mourut, sa veuve Salomé-Alexandra l’éleva au pouvoir et lui donna sa main.

Au dehors il lutta contre Ptolémée Lathure, roi de Chypre, et s’étant mis sous la protection de Cléopâtre sa mère et son ennemie, reine d’Égypte, il se trouva à la merci de cette étrangère, ne tenant son indépendance que de sa modération.

En même temps que les Juifs, et pour les mêmes causes, les Arabes d’outre-Jourdain, nommés les Nabatéens, devenaient un royaume assez puissant. Alexandre pénétra chez eux et se fit battre.

Mais il ne désespéra jamais, multiplia les attaques et les contre-attaques, si bien qu’à sa mort il avait agrandi considérablement l’État juif. La Galilée lui était soumise, et au delà du Jourdain Gadara, dominant de loin le lac de Tibériade dans une position très forte, Gamala et Dium, situées au-dessus du lac, Pella le long du Jourdain, Gérasa à une journée de marche à l’est. Au sud il s’était emparé de Gaza, sans réussir à forcer Ascalon et, sauf ce point, il possédait toute la côte de l’Égypte au Carmel.

Plusieurs des villes conquises par Alexandre Jannée, surtout à l’est du Jourdain et du lac de Gennésareth, étaient tout à fait hellénisées : celles qui refusèrent la circoncision furent menacées d’extermination, ce qui permit aux Romains de se présenter en libérateurs et en restaurateurs.

Et cependant ce Roi-Grand prêtre, d’un prosélytisme si ardent, fut engagé dans une guerre sans merci avec son propre peuple, soulevé contre lui par les Pharisiens. Sans insister sur la querelle tragi-comique d’Alexandre avec son beau-frère Simon ben Shetaḥ, historiette rabbinique sans valeur[7], nous tenons pour historique cette scène de la fête des Tabernacles où le Grand prêtre officiant fut bombardé, par les cédrats[8] que chacun tenait à la main avec une palme. Faut-il croire que l’indignation éclata parce qu’il avait versé à terre et non sur l’autel l’eau des libations[9], ou n’était-ce pas plutôt l’occasion offerte à une haine longtemps comprimée ? Schürer a pensé que les Pharisiens ne pouvaient voir sans irritation un guerrier souillé de sang célébrer le culte dans le sanctuaire. Il ajoute, et ce n’est qu’une conjecture, que sans doute il ne se souciait pas de l’observation exacte des cérémonies[10]. Ils avaient surtout sur le cœur la sentence d’Hyrcan, qui déclarait leurs décisions sans force obligatoire, confirmée et rendue plus odieuse par le mépris que faisait Alexandre de leur politique et de leurs conseils. Peu à peu ils avaient échauffé les esprits. Alexandre aviva la plaie en vengeant l’outrage reçu par le massacre de six mille hommes, disait-on[11].

Aussi lorsque, vaincu par le roi des Nabatéens Obodas, il revint à Jérusalem en fuyard, la révolte éclata. Il eut cependant assez de crédit pour grouper à son service quelques-unes de ces bandes de mercenaires qui erraient d’un royaume à l’autre, et avec ces étrangers il fit à son peuple une guerre si dure qu’il périt, disait-on, cinquante mille Juifs. Vaincu, néanmoins, réduit à implorer la paix, on lui signifia que l’unique condition serait sa mort. Comme ils connaissaient son adresse à se relever et ses ressources, les Pharisiens recoururent au roi de Syrie, alors en bonne situation, Démétrius III Euchaerus. A ce coup Alexandre dut s’enfuir dans les montagnes, comme les Macchabées ses ancêtres. Étrange renversement ! Le parti des sectateurs rigides de la Loi s’unit aux Grecs idolâtres pour achever la ruine d’un descendant des Macchabées ! Si les historiens modernes s’en étonnent, les Juifs eux-mêmes en furent émus. Un grand nombre quitta les rangs de l’armée syrienne. Déméfrius, se croyant dupé, rentra chez lui, Alexandre fut assez fort pour s’emparer à Bethomé de ses principaux adversaires. Josèphe dit qu’il en fit crucifier huit cents. Durant leur lente agonie, il fit massacrer sous leurs yeux leurs femmes et leurs enfants[12] ; lui-même jouissait de ce spectacle en faisant joyeuse chère avec des courtisanes.

A ce prix il fut tranquille à l’intérieur durant les douze dernières années de son règne. Huit mille de ses adversaires s’étaient exilés.


§ 3. — Alexandra (76-67).


Jannée, épuisé depuis trois ans par une maladie qu’on attribuait à son intempérance, eut encore l’énergie de mettre le siège devant Ragaba, au delà du Jourdain[13]. Au moment où la ville était aux abois, lui-même se sentit mourir. Sa femme Alexandra, qui lui avait assuré le trône, se lamentait, se sentant impuissante à dompter les Pharisiens, farouches ennemis du roi. Celui-ci lui conseilla de se réconcilier avec eux, de leur promettre de ne rien faire dans le royaume sans demander leur avis, de s’en remettre à eux pour le soin de ses propres funérailles[14].

C’est du moins ce que raconte Josèphe. Cette capitulation d’un chef militaire mourant à quarante-neuf ans au milieu de son armée victorieuse, maître de la situation depuis douze ans, paraît invraisemblable. Assurément ses généraux auraient pris soin, par la force s’il l’eût fallu, de ne pas abandonner son cadavre à d’ignobles outrages.

Cependant tout s’explique si Jannée, décidé à laisser le pouvoir à sa femme, a compris que toutes ses inclinations la portaient vers les Pharisiens, et qu’elle se serait empressée d’accepter leur tutelle. Il valait mieux pour sa mémoire que le conseil en vînt de lui. De cette façon il fut enseveli avec les honneurs qui lui étaient dus. Son fils ainé Hyrcan était indolent et peu capable ; Alexandra se fit proclamer reine[15] et ne pouvant exercer le sacerdoce, elle le nomma grand pontife. Elle-même aurait pu gouverner avec les fidèles serviteurs de son époux, mais elle craignait sans doute de perdre sous la domination des hommes de guerre l’apparence même de l’autorité, et elle préféra subir l’influence en principe plus discrète des légistes. Ceux-ci cependant n’étaient pas hommes à se contenter d’une ingérence occulte, qui ne leur eût pas permis de satisfaire librement et ouvertement leur soif de vengeance. Il semble que c’est à partir de ce moment qu’ils pénétrèrent en corps comme docteurs de la Loi dans le grand conseil des Juifs, réservé jusqu’alors à la noblesse et aux prêtres[16]. Ces deux catégories figurent seules dans les anciens documents : sous Hyrcan II commencera la nomenclature qui nous est si familière par le Nouveau Testament : les grands prêtres, les anciens et les scribes. C’est donc sous Alexandra que les anciens scribes purent faire exécuter par des arrêts le droit qu’ils avaient fixé. D’ailleurs sous une reine dont le pouvoir était absolu, ils n’avaient pas besoin de recourir toujours aux formes légales. Ils obtinrent d’elle la mise à mort de plusieurs conseillers du feu roi.

Les anciens serviteurs, ceux surtout qui étaient des hommes d’armes, détenteurs de places fortes, sans doute aussi les chefs des mercenaires étrangers, ne consentirent pas à se laisser décimer l’un après l’autre. Le plus jeune fils de la reine, Aristobule, ne demandait qu’à se mettre à leur tête, souffrant impatiemment d’être privé du pouvoir.

L’habile politique qu’était Alexandra sut rassurer les capitaines en leur laissant les places fortes, sauf les trois repaires qui seront si utiles à Hérode, Hyrcanion[17], Alexandreion[18] et Machéronte[19]. Elle se débarrassa pour un temps d’Aristobule, en l’envoyant guerroyer dans la région de Damas où il n’eut guère l’occasion de se distinguer.

Peu après, elle se tira non moins heureusement d’une autre alerte par des politesses envers Tigrane, roi d’Arménie, qui menaçait d’envahir la Palestine, et dont les Romains la délivrèrent ensuite plus efficacement.

Mais la maladie abattit son énergie. Aristobule voulut prévenir les intrigues des Pharisiens qui consentaient à ménager Alexandra pour régner sous son nom, mais étaient devenus les adversaires irréconciliables des Asmonéens. Il s’empara des places fortes et il était déjà maître de la situation quand la reine mourut, à l’âge de soixante-treize ans.

Josèphe la dépeint comme une politique hardie, estimant le présent plus que l’avenir, c’est-à-dire réaliste dans ses desseins, mettant le pouvoir absolu avant tout, sans chercher ni le bien ni la justice pour eux-mêmes. Son jugement prouve qu’Alexandra ne se laissa pas guider dans ses préférences par des sentiments de piété. Elle en eut cependant la réputation, car les docteurs ne pouvaient oublier qu’elle avait été docile à toutes leurs suggestions.

Cette dévotion amena les bénédictions du ciel qu’on colora des teintes d’un messianisme purement temporel, caractérisé par l’abondance miraculeuse des fruits de la terre : « Sous Siméon ben Schétaḥ et la reine Salomé, la pluie tombait les veilles du Sabbat[20], au point que le froment devint (gros) comme des reins, l’orge comme des noyaux d’olives et les lentilles comme des dinars d’or ; les docteurs ramassèrent de ces grains et en conservèrent des échantillons pour montrer aux générations futures où mène le péché[21].

De la faveur accordée aux Pharisiens il resta plus que le souvenir d’une réaction passagère. La reine révoqua l’édit d’Hyrcan qui déniait toute valeur légale aux sentences des docteurs. Désormais elles avaient donc, sinon absolument force de loi, du moins l’autorité d’une jurisprudence à laquelle nul ne pouvait contredire[22]. Ce principe demeura gravé dans la conscience du peuple, et aucune réaction politique ne put l’abolir.


§ 4. — Aristobule II (67-63)[23].


Les Juifs vont perdre leur indépendance. Les Romains étant maîtres de la Syrie ; la Judée, qui en fait partie géographiquement, ne pouvait se dérober à leur emprise. Mais les rapports entre le petit peuple et le grand empire naissant avaient été si bons, déférents d’un côté, bienveillants de l’autre, que le contact semblait devoir s’établir dans les meilleures conditions : en tout cas il ne pouvait être question d’entraver le moins du monde le culte religieux des Juifs, et les Romains n’auraient pas refusé à Jérusalem, ni aux autres villes juives, une large autonomie municipale.

Si les rapports commencèrent par une guerre, ce fut à la suite des discordes des Juifs entre eux, des discussions dans la famille royale, et spécialement à cause du caractère inerte d’Hyrcan et de l’ambition d’Aristobule, mal soutenue par un caractère irrésolu.

Hyrcan, étant l’aîné, et déjà grand prêtre, se saisit du pouvoir à la mort de sa mère. Il ne l’exerça que durant trois mois et demi. Son frère Aristobule le battit à Jéricho, l’assiégea à Jérusalem, et le décida à se contenter de vivre en simple particulier. Les deux frères changèrent de palais, Aristobule devenant à la fois roi et grand prêtre.

Hyrcan, dont la vie n’était nullement menacée, se serait sans doute contenté d’une existence tranquille. Un de ses partisans fut moins résigné. C’était Antipater, le fils d’un Iduméen du même nom, créé par Jannée gouverneur de l’Idumée. Pour lui le gouvernement d’Aristobule était l’inaction, sinon la disgrâce et peut-être la mort. Sous Hyrcan il avait chance de diriger les affaires. Mais il eût été vain d’engager le faible Hyrcan à agir par lui-même. Antipater voisin par ses origines du royaume des Nabatéens avait épousé une jeune Arabe sûrement d’une noble origine, née en Idumée, Cypros[24]. Il noua des intrigues avec le roi Arétas[25] et lui fit espérer la rétrocession des conquêtes de Jannée par Hyrcan s’il le remettait sur le trône. Il ne demandait au grand prêtre que de se réfugier à Pétra[26], où il serait absolument en sûreté, et de laisser faire Arétas, auquel des Juifs avaient promis de se joindre.

Aristobule, qui ne se doutait de rien, fut surpris et battu près de Jéricho et bientôt assiégé dans Jérusalem. Les prêtres étaient avec lui, les Pharisiens avec Hyrcan. On vit alors combien les partis juifs étaient exaspérés. Le pieux Onias, renommé pour ses miracles, fut lapidé pour avoir refusé de maudire les assiégés[27]. La Pâque survint. Les prêtres, manquant de victimes, offrirent d’en acheter à des prix exorbitants. On prit l’argent, on garda les agneaux. Antiochus Sidétès avait été plus généreux.

Les Arabes, dont l’armée se composait surtout de cavaliers, étaient incapables de prendre une ville aussi forte que Jérusalem. Elle devait succomber sous des coups plus redoutables.

Pompée, vainqueur de Mithridate, avait refoulé Tigrane et organisait l’Asie. Il envoya en Syrie (65 av. J.-C.) son lieutenant Scaurus, et celui-ci, ayant eu vent de la guerre civile, s’avança jusqu’en Judée pour savoir quel avantage Rome en pouvait tirer. Les deux partis envoyèrent plaider leur cause à son tribunal. Il lui parut, dit sagement Josèphe, plus aisé de renvoyer les Arabes chez eux que de prendre Jérusalem. Il accepta les quatre cents talents que lui offrait Aristobule et ordonna aux Nabatéens de lever le siège. Ce qu’ils firent. Aristobule les poursuivit et les battit.

Cependant le grand homme arrivait en personne et, tout en acceptant les présents qu’on lui envoyait sur sa route, il somma les deux frères rivaux de comparaître devant lui à Damas. D’autres encore se présentaient, des Juifs mécontents des allures qu’avait prises la monarchie asmonéenne. De plus en plus conscients de former une nation sainte, groupée autour de son temple, ils ne voulaient pour souverains que des grands prêtres qui ne prissent point le titre de roi. Leur intention était peut-être aussi de calmer à tout jamais la susceptibilité des Romains, qui n’avaient rien à craindre d’un grand prêtre, peu porté par la nature de ses fonctions aux entreprises belliqueuses. D’autre part, il était facile à Antipater de noircir Aristobule, coupable d’incursions chez ses voisins et de piraterie sur mer. Ce que le jeune prince alléguait de l’indolence méprisable de son frère Hyrcan qui lui avait fait un devoir de prendre la couronne, n’était pas un grief bien choisi aux yeux de Pompée.

Il refusa cependant de se prononcer, désirant régler d’abord les affaires des Nabatéens, et peu soucieux de trouver Aristobule sur son chemin. Il se réservait pour cela de le garder dans sa compagnie, mais le Juif se déroba. Dès lors on ne peut comparer son attitude qu’à celle de l’oiseau, fasciné par le serpent, qui bat des ailes et finit par se livrer à celui qu’il redoute. Il veut se défendre à Alexandreion et se rend trois fois auprès de Pompée, espérant toujours obtenir son suffrage. Il offre de rendre Jérusalem, mais ses troupes ferment les portes. Pompée le jette en prison, et la Cité Sainte poursuit sans lui ses destinées. La ville où les partisans d’Hyrcan étaient sans doute en majorité s’en remit à la bienveillance de Pompée. Les prêtres, attachés à Aristobule, résistèrent dans le Temple, sans cesser jamais d’offrir les sacrifices exigés par la Loi, si bien que quelques-uns moururent à l’autel.

Pompée attaqua le Temple par le nord, où il n’était défendu que par un fossé et ses murailles. Les Juifs auraient combattu le jour du sabbat, à l’exemple des Macchabées, s’ils avaient été attaqués à main armée. Mais ces jours-là les Romains se contentaient de combler le fossé et d’établir une terrasse pour leurs machines ; les assiégés les laissaient faire, ne se croyant pas autorisés à prendre l’initiative d’une bataille. Même dans le Temple régnait la discorde. Il tomba durant le troisième mois du siège, un samedi vers la fin de l’été[28], en l’an 63 av. J.-C., durant le consulat de Cicéron. Pompée pénétra dans le sanctuaire, jusqu’au Saint des Saints, visita curieusement toutes choses, mais ne toucha à rien. Dès le lendemain il fit reprendre les sacrifices, ayant rendu à Hyrcan le souverain pontificat. Néanmoins le carnage fut atroce dans l’enceinte sacrée et des Juifs y prirent part. Jérusalem et tout le territoire juif fut assujetti à un tribut. Pompée en détacha toutes les villes qui n’étaient devenues juives que par la force : Hippos, Scythopolis, Pella, Dium, Samarie, Marissa, Azot, Iamnia, Aréthuse[29]. L’accès de la mer fut perdu avec les villes de Gaza, Joppé, Dora, la tour de Straton qui furent annexées à la nouvelle province de Syrie.

Pompée avait gardé captifs Aristobule et ses deux fils, Alexandre et Antigone ; l’aîné s’enfuit sur la route. Le roi juif dut suivre au Capitole le char triomphal de son vainqueur[30]. Les Juifs nombreux amenés à Rome en captivité, affranchis avec le temps, y fondèrent cette colonie appelée à un si brillant avenir. Les villes grecques d’outre-Jourdain, délivrées du joug des Juifs et restaurées, proclamèrent l’ère de Pompée[31].


§ 5. — Hyrcan II, grand prêtre (63-40).


Il est vraisemblable que la Judée, avec ses dépendances, la Galilée, et une bande très restreinte au delà du Jourdain qu’on nomma la Pérée[32], ne fut point incorporée officiellement à la Province de Syrie. Ce nom même de Province n’indiquait pas alors une administration directe et régulière. Mais le pays avait perdu son indépendance. Il payait tribut, et le gouverneur de Syrie veillait aux portes, toujours prêt à intervenir.

L’occasion lui en fut fournie par une tentative d’Alexandre, ce fils d’Aristobule qui avait échappé aux Romains. Aussitôt qu’il montra l’intention de secouer le joug, il recruta des soldats, jusqu’à 10.000 fantassins bien armés et 1.500 cavaliers. Il semble que les Asmonéens s’étaient maintenus à Alexandreion, à Hyrcanion et à Machéronte, comme dans des fiefs personnels. Avec ces points d’appui, Alexandre essaya de s’emparer de Jérusalem et de s’y fortifier. Mais il se heurta à la résistance des Juifs partisans d’Hyrcan : Josèphe parle même des Romains qui habitaient la ville. Le gouverneur de Syrie, Gabinius, envoya contre lui Marc-Antoine, le futur rival d’Auguste.

Alexandre, bientôt défait, obtint la vie sauve en rendant ses forteresses. Gabinius essaya alors de rompre l’unité politique des Juifs en divisant leur territoire en cinq sections, gouvernées chacune par l’assemblée des anciens : Jérusalem pour la montagne de Judée, Gazara pour les collines basses qui dominent la plaine, Amathus[33] pour la Pérée, Jéricho pour la vallée du Jourdain, Sepphoris pour la Galilée[34]. Ainsi la nation n’avait plus d’unité politique, Hyrcan ne conservant d’autres fonctions que celles du sacerdoce, et le grand conseil de Jérusalem n’ayant juridiction que dans son district, car chaque conseil avait même pouvoir. De sorte que Josèphe conclut : « C’est ainsi que les Juifs, délivrés du gouvernement monarchique, furent organisés en aristocratie. »[35]

Cela se passait en l’an 57. Les Juifs se croyaient si peu délivrés de la monarchie à laquelle ils tenaient, — sauf la secte Pharisienne, — que dès l’année suivante ils reprirent les armes sous le commandement d’Aristobule, échappé de Rome. Il y fut bientôt reconduit, ayant été pris dans son repaire de Machéronte. Entre temps Gabinius avait promis à la femme d’Aristobule qu’il lui rendrait ses enfants en échange des places fortes qu’elle avait livrées et il tint parole.

Engagé lui-même dans une guerre en Égypte, le gouverneur romain eut beaucoup à se louer des bons offices d’Antipater, car cette famille de maires du palais poursuivait sa politique d’usurpation grâce à la faveur des maîtres étrangers et en perpétuant la discorde parmi les Juifs. Lorsqu’Alexandre se souleva de nouveau, Antipater sut lui enlever beaucoup de partisans. Malgré tout, trente mille Juifs luttèrent pour la liberté auprès du Thabor et subirent une sanglante défaite. Josèphe, qui copie étourdiment Nicolas de Damas, explique ces révoltes par « le goût constant des Juifs pour les révolutions ». Même comme Pharisien il ne se serait pas exprimé aussi durement. En fait les Juifs ne pouvaient se résigner au joug étranger : la lutte n’était plus entre Hyrcan et Aristobule, mais entre les nationalistes et l’envahisseur.

Dès ce moment la haine était si forte, l’espérance en Dieu si assurée, qu’on suivait les étendards du premier venu. C’est ainsi qu’un certain Pitholaüs souleva tant de monde que 30.000 des révoltés furent vendus comme esclaves.

Antipater, peu soucieux du sentiment patriotique des Juifs en sa qualité d’Iduméen, et comprenant qu’on ne résistait pas à Rome, engageait déjà beaucoup de Juifs à suivre sa politique. Les Asmonéens le servaient par leurs révoltes en lui assurant ainsi la faveur des Romains auxquels il se rendait utile.

Cependant Rome n’était pas moins divisée que la Judée, et la famille d’Antipater se trouva bientôt devant le problème de savoir quel général romain il était opportun de servir. Cette angoisse dura dix-neuf années (49-30). Les vagues qui agitaient le monde romain expiraient en remous sur cette région orientale de la Méditerranée qui détenait le passage entre les deux continents d’Afrique et d’Asie. Il ne suffisait pas de savoir discerner quel serait à la fin le plus fort, il fallait encore tenir compte des situations acquises qui permettaient à celui qui serait le vaincu de l’avenir de frapper sur-le-champ des coups irrémédiables.

César franchit le Rubicon (49 av. J.-C.). A Rome il trouva Aristobule en prison et pensa qu’il pourrait lui être utile en Judée contre Pompée, alors maître de l’Asie. Il lui confia même deux légions.

Les Pompéiens demeurés à Rome parèrent le coup en empoisonnant Aristobule, et Pompée donna l’ordre d’exécuter son fils Alexandre qu’il tenait captif à Antioche.

Hyrcan et Antipater étaient donc liés à la fortune de Pompée. Aussitôt après Pharsale, ils changèrent de camp. Dans la seule occasion où le bonheur de César parut tenu misérablement en échec par la révolte des Alexandrins, Antipater, confiant dans sa fortune, vola à son secours avec trois mille Juifs de bonnes troupes, força Péluse, persuada aux Juifs d’Égypte, surtout à ceux qui étaient groupés dans le territoire d’Onias, d’imiter sa volte-face, et se montra général aussi habile que politique résolu.

De ce jour date l’alliance étrange et souvent si étroite entre les princes hérodiens et la maison de César.

Quand César vint en Syrie en 47, Antigone ne manqua pas d’alléguer auprès de lui son père Aristobule et son frère Alexandre mis à mort pour sa cause. Mais César agissait déjà en représentant authentique des intérêts de Rome : Antipater n’eut pas de peine à lui montrer que les Asmonéens, adversaires de Pompée, étaient avant tout des ennemis du nom romain, beaucoup plus dangereux que le débonnaire Hyrcan. Aussi ce dernier, confirmé dans le Sacerdoce, fut nommé de nouveau ethnarque des Juifs, les districts de Gabinius étant abolis, et Antipater, déjà en fait son intendant ou son premier ministre, fut nommé officiellement procurateur[36].

Josèphe a groupé à cette occasion un certain nombre de décrets, émanant soit du dictateur lui-même, soit du sénat, soit même de diverses villes d’Asie[37]. Il est malaisé de discerner exactement la date de ces pièces, qui n’ont pas été reproduites sans altérations. Mais leur authenticité n’est pas contestable, et s’il s’élevait quelque doute particulier, il n’atteint pas les grandes lignes du statut légal que les Juifs durent à César et que les magistrats romains obligèrent les villes d’Asie à respecter et à ratifier.

En Judée Hyrcan, proclamé ethnarque avec l’hérédité dans sa famille, a le droit de juger toutes les contestations entre Juifs. Le pays demeure assujetti au tribut, mais il est en exempté l’année sabbatique. Jérusalem peut relever les murs renversés par Pompée. Joppé est rendue aux Juifs, sauf à payer un droit pour le port, et aussi les villes de la grande plaine, c’est-à-dire de la Galilée.

On est étonné de lire en outre dans un décret de César de l’an 47[38] : « Et tous les territoires, localités, villages, dont les rois de Syrie et de Phénicie, alliés des Romains, ont eu par concession gratuite la jouissance, appartiendront, par décision du Sénat, à l’ethnarque Hyrcan et aux Juifs ». C’était rayer, d’un trait de plume, toutes les mesures prises par Pompée et restituer aux Juifs les conquêtes d’Alexandre Jannée. L’exécution de ce décret dépendait à la fois de la bonne volonté des magistrats romains et du pouvoir des Juifs. Il était interdit aux troupes romaines de traverser la Judée et d’y lever des contributions de guerre.

Dans tout l’empire, et en dépit de la résistance des villes grecques, les Juifs avaient pleine liberté d’exercer leur culte et de se réunir pour cela. Les lois si sévères pour les associations n’avaient pas de force contre eux, même à Rome[39]. Ils n’étaient pas assujettis au service militaire[40].

Ainsi les Juifs, comme nation, étaient censés les amis et les alliés du peuple romain. Dans l’empire le pouvoir comptait sur leur docilité, leur faisait confiance sans les astreindre à l’aider par les armes. Dès lors commença pour eux une situation vraiment privilégiée, qui leur fut toujours garantie. Cependant ils n’étaient pas d’ores et déjà citoyens d’Alexandrie comme Josèphe l’a soutenu d’après une pièce fausse[41], mais il leur était permis d’acquérir le titre de citoyens romains.

Investi de la confiance de César, Antipater y répondit en prêchant partout la soumission aux Romains, et il profita de cette faveur pour avancer sa famille. Ses fils furent nommés stratèges, Phasaël à Jérusalem, Hérode en Galilée. Hérode, âgé de vingt-cinq ans[42], fit ses premières armes contre une bande que Josèphe dit avoir été des brigands, dirigés par un certain Ézéchias. Il le tua avec un bon nombre de ses fidèles. Dans ces termes, l’affaire n’aurait pas dû avoir de suites. Or les grands de Jérusalem se plaignirent, comme si la justice avait été lésée, personne ne devant être mis à mort sans un jugement du sanhédrin. Ils regardaient donc Ézéchias et ses partisans moins comme des brigands armés qu’il faut bien tuer sur place que comme un parti politique. Jaloux du pouvoir croissant d’Antipater et de ses fils, et attachés sans doute à la dynastie asmonéenne qu’on faisait tomber dans le mépris public, ils remontrèrent à Hyrcan que l’occasion était bonne pour ruiner les ambitions d’une maison dont Hérode promettait d’être un chef plus gênant que le sage Antipater. Hérode cité devant la cour de justice de Jérusalem, c’est-à-dire le sanhédrin, demeuré seul debout dans la débâcle des institutions de Gabinius, se présenta en général vainqueur, escorté d’une garde du corps. Un seul sanhédrite, Saméas, où il faut reconnaître le célèbre Chemmaya, ne se laissa pas intimider et grâce à son influence une condamnation aurait été prononcée si Hyrcan n’avait reçu l’ordre de Sextus César, gouverneur de Syrie, de ne pas toucher à Hérode. On lui conseilla donc de se dérober au jugement par la fuite. Après quoi Sextus le nomma préfet de Cœlésyrie et le mit en état de marcher contre Jérusalem. Antipater seul eut assez d’autorité sur son fils pour le renvoyer dans son domaine de Galilée.

César fut assassiné aux ides de mars de l’an 44. Les provinciaux le pleurèrent, mais personne plus que les Juifs de Rome qu’on voyait se lamenter jour et nuit auprès de son bûcher[43].

Les Juifs de Judée et la maison d’Antipater avaient encore plus sujet de gémir, mais il eût été imprudent de témoigner des regrets. Cassius, un des meurtriers, était maître de l’Orient. Il avait besoin d’argent, et imposa aux Juifs une contribution de sept cents talents. Les habitants d’Emmaüs, de Lydda, de Thamna et de Gophna qui s’y refusèrent furent vendus comme esclaves. Les défenseurs de la liberté romaine avaient la main lourde pour les provinciaux. Hérode fut le premier à payer et montra tant d’empressement à gagner les bonnes grâces de Cassius qu’il fut nommé de nouveau préfet de Cœlésyrie. C’était sur lui que reposaient désormais les destinées de sa famille. Antipater, toujours si avisé, et dans cette occasion trop généreux, ne sut pas comprendre la haine implacable que nourrissait contre lui un certain Malichos, résolu à le supplanter dans la faveur d’Hyrcan : il périt empoisonné à la table du grand prêtre. On doit lui rendre cette justice que, s’il empiéta sur les pouvoirs de son souverain, il y était presque contraint par l’incapacité du bonhomme, et qu’il ne cessa de lui témoigner des égards. Son fils Hérode devait être moins scrupuleux.

Malichos n’était qu’un aventurier. Antigone, fils d’Aristobule, qui avait pris les armes, était pour Hérode un rival plus redoutable. Cassius, défenseur de l’aristocratie à Rome, avait installé en Orient des tyrans pour soutenir sa cause. Deux d’entre eux, Ptolémée de Chalcis et Marion de Tyr prirent le parti du prince asmonéen, le premier parce qu’il avait épousé sa sœur, le second dans le dessein de s’agrandir, et en effet il s’empara de trois forteresses de Galilée. Hérode entra lui aussi en campagne, coupa le chemin à Antigone en route pour la Judée, le battit, et pénétra avant lui à Jérusalem. Déjà marié une femme d’assez bonne condition, Doris[44], qui lui donna Antipater, il se fiança à Mariamme, fille d’Alexandre, et petite-fille d’Hyrcan par sa mère. Il se rattachait ainsi à la famille des Asmonéens et se rapprochait de la royauté que Cassius lui avait promise quand il aurait vaincu Octave et Antoine[45]. Mais Brutus et Cassius furent défaits à Philippes, et Antoine vint réduire l’Orient (automne de l’an 42). L’heure était critique pour le protégé de Cassius, et l’aristocratie juive essaya d’en profiter. Antoine était à peine en Bithynie qu’on vint de Jérusalem protester contre les fils d’Antipater, Hérode et Phasaël, et cela au nom d’Hyrcan. Mais Hérode vint aussi, et sut rappeler à Antoine, maître d’une moitié du monde romain, les liens d’hospitalité qui avaient lié Antipater au même Marc-Antoine, lieutenant de Gabinius. Hyrcan lui-même — ou du moins son conseil — ne manqua pas d’habileté pour couvrir sa volte-face. Ses envoyés joignirent Antoine à Éphèse et représentèrent le peuple juif comme une victime de Cassius : ils demandaient justice contre lui, la liberté pour les Juifs vendus en esclavage et la restitution des territoires enlevés en Galilée dans cette époque de terreur. Antoine accorda tout, rejetant la faute sur les ennemis de César dont les Juifs n’avaient jamais cessé d’être les amis. Restait le grief des notables Juifs contre Hérode et Phasaël. Antoine était prévenu pour les deux frères, et comme Hyrcan leur donnait désormais son suffrage, les appelants de Jérusalem ne réussirent qu’à se faire massacrer. Phasaël et Hérode furent nommés tétrarques ; Hyrcan était relégué de droit, comme il l’était de fait, dans son sacerdoce.

Alors se passa une surprenante péripétie. Antoine avait suivi en Égypte Cléopâtre qui était venue le conquérir en Cilicie. Les Parthes profitèrent de son absence pour envahir la Syrie[46]. Antigone se jeta dans leurs bras ; ils consentirent à se servir de lui. Porté par l’opinion publique nationale qui voyait en lui un libérateur du joug des Romains, il arriva avant ceux-ci à Jérusalem ; mais s’il put occuper le Temple que les prêtres lui livrèrent volontiers, Hérode et son frère se maintinrent dans le palais. La guerre civile éclata. La bravoure et l’habileté d’Hérode contraignirent Antigone à appeler les Parthes qui se présentèrent en arbitres. Hyrcan et Phasaël s’y laissèrent prendre d’abord et se rendirent en Galilée auprès du chef parthe Barzapharnès. Celui-ci avait partie liée avec Antigone et aurait pu au premier instant se défaire des deux princes juifs. Mais il tenait surtout à s’emparer d’Hérode qui bientôt avait su flairer le piège, et il essaya de l’aller prendre à Jérusalem. Ses agents, par excès de zèle, mirent aux fers Hyrcan et Phasaël. Hérode, prévenu, ramassa une petite troupe et conduisit sa mère, sa sœur, sa fiancée, la mère de celle-ci, acquise à sa cause, dans sa forteresse de Masada[47]. La colline domine la Mer Morte d’environ 500 mètres ; elle est séparée du désert de Judée par une vallée profonde. Dans ce repaire inaccessible les femmes étaient en sûreté, gardées par huit cents personnes. Lui restait seul, libre de courir sa chance, et s’enfuit à Pétra chez les Nabatéens, amis de son père.

Antigone demeurait le maître. Il fit couper les oreilles à Hyrcan pour le rendre indigne du sacerdoce. Phasaël prévint ses ennemis en se brisant la tête contre une pierre, consolé par la pensée que son frère s’étant échappé il aurait un vengeur.


§ 6. — Antigone (40-37).


Antigone, grâce aux Parthes, était roi et grand prêtre. Roi, il se nommait Antigone ; comme grand prêtre il conservait son nom juif de Mattathias[48]. Mais il ne devait pas jouir en paix de sa double dignité.

Hérode n’avait pas été reçu par Malikou, roi des Nabatéens, intimidé par les Parthes. D’ailleurs, apprenant la mort de Phasaël, qu’il avait espéré racheter par l’intermédiaire des Arabes, il ne songea plus qu’à refaire à lui seul la fortune de sa famille. Il avait acquis la conviction très claire que tout dépendait désormais en Judée du bon plaisir des Romains. Il courut donc à Rome, s’embarquant à Alexandrie quoique la mauvaise saison fût déjà avancée, et, sûr de l’appui d’Antoine, s’assura aussi les bonnes grâces d’Octave, lui rappelant les services rendus par Antipater à César son père adoptif. Leur décision prise, le sénat la ratifia, et puisqu’Antigone avait pris le titre de roi, il ne voulut pas donner à son candidat un titre inférieur comme celui d’ethnarque. Il concéda donc la couronne à Hérode, leur instrument dans la guerre contre les Parthes dont Antigone était la créature[49]. Le décret qui le nommait roi des Juifs fut déposé au Capitole ; Antoine donna un grand festin. On était à la fin de l’an 40. Hérode partit aussitôt, et la guerre civile recommença. Le récit de Josèphe est d’un bout à l’autre un panégyrique d’Hérode qui s’étend complaisamment sur toutes ses actions d’éclat.

Il raconte même avec détails celles qui n’eurent aucune importance sur l’issue de la guerre, comme l’extermination des brigands[50] cachés dans les grottes d’Irbid, qu’il assaillit au moyen de caisses suspendues à des cordes et descendues du sommet de ces montagnes qu’on n’aurait pu escalader par en bas. Peut-être d’ailleurs sans sa prodigieuse énergie et ses habiles manœuvres aurait-il succombé dans la lutte.

Car Antigone ne restait pas inactif et n’était pas l’adversaire méprisable qu’a peint Wellhausen[51]. Les Parthes chassés de Syrie par Ventidius, il avait résolu d’agir par lui-même et avait incontestablement pour lui la noblesse, le sacerdoce et l’immense majorité du peuple, en haine d’un joug doublement étranger, celui d’un Iduméen demi-juif imposé par Rome. Tout d’abord il avait assiégé Masada, mais sans succès. Lui aussi s’était assuré des intelligences parmi les Romains, et avait gagné à prix d’argent Silon (Pompaedius Silo), légat de Ventidius. Si bien qu’Hérode, débarqué à Ptolémaïs et aidé des Juifs de Galilée, son ancien fief, put bien délivrer Masada, mais se trouva impuissant en Judée. Les Romains, ses auxiliaires, se plaignaient toujours de n’être pas ravitaillés, et s’empressèrent de prendre leurs quartiers d’hiver à Jéricho. Il ne faudrait pas se représenter des légions de citoyens romains conduites à la victoire par Pompée ou César, mais des troupes auxiliaires syriennes, engagées dans une lutte de guérillas sous des chefs indifférents au succès d’un roi des Juifs contre un autre roi qui payait mieux.

Las d’efforts héroïques, mais inutiles, Hérode abandonna la partie et alla chercher un secours plus efficace auprès d’Antoine, occupé au siège de Samosate. Les Parthes avaient été défaits de nouveau ; il ne s’agissait plus que de remettre l’ordre en Syrie et en Judée. Le dictateur était engagé d’honneur à faire prévaloir la cause de son favori. Cette fois les Romains entrent en scène tout de bon. Sossius est envoyé en Judée avec deux légions de renfort.

Il était temps. Pendant l’absence d’Hérode, Antigone avait battu Joseph, frère d’Hérode, assisté de cinq cohortes romaines, et lui avait fait trancher la tête. Les Galiléens eux-mêmes se soulevaient pour la cause nationale.

L’entrée en scène d’Hérode avec ses légions rétablit les affaires. Au printemps de l’an 37 il campa devant Jérusalem, et comme pour affirmer ses droits aux suffrages de la nation, il épousa solennellement à Samarie sa fiancée Mariamme, fille d’Alexandre. Sossius arrivait enfin. Il fit sa jonction avec Hérode sous les murs de Jérusalem. Ensemble ils disposaient de onze légions et de six mille cavaliers, sans compter les auxiliaires de Syrie[52].

La ville se défendit. Le siège dura probablement cinq mois, de février à juin 37. Il fallut emporter le premier, puis le second mur, enfin les fortifications du Temple. D’après Josèphe, le dernier assaut fut donné le jour du jeûne, vingt-sept ans jour pour jour après l’entrée de Pompée dans le Temple, en la cent quatre-vingt-cinquième olympiade, le troisième mois. Comme il serait plus qu’étrange de parler du mois d’une olympiade dont on n’indique pas l’année[53], on doit penser que c’est le troisième mois du siège, ce qui ne concorde guère avec les autres données de Josèphe. D’autre part, si Pompée a pu attaquer la ville un samedi, il serait étrange qu’Hérode se soit donné ce tort au moment où il entrait en vainqueur dans sa capitale juive. Josèphe a donc reproduit des sources peu conciliables, ou suivi l’opinion populaire qui inclinait à choisir le jour de l’expiation pour celui de la grande défaite. On s’en tiendra donc à un jour de l’été de l’an 37, cette année étant bien fixée par les noms des consuls.

La source de Josèphe, jusqu’alors très favorable à Hérode, n’a pas laissé de mentionner l’acharnement des Juifs de son parti[54] : « Ce fut un carnage général : les Romains étaient irrités des lenteurs du siège, et les Juifs de l’armée d’Hérode ne voulaient laisser vivant aucun de leurs adversaires, On égorgea les malheureux entassés dans d’étroites ruelles, dans les maisons ou réfugiés dans le Temple ; il n’y eut ni pitié pour les enfants et les vieillards, ni ménagement pour la faiblesse des femmes. » Il est vrai que l’historien montre la clémence d’Hérode s’efforçant en vain de calmer des furieux, et son soin d’empêcher ses alliés étrangers de pénétrer dans le Sanctuaire et d’y voir ce qu’ils auraient inévitablement pillé. Le nouveau roi ne voulait pas régner sur des ruines : il arrêta le pillage en indemnisant les soldats sur ses propres biens. Dans toute cette histoire, ce qu’il y a de plus étonnant, c’est la richesse prodigieuse que savaient amasser les princes juifs. Nous aurons à y revenir.

Antigone pour éviter la vengeance d’Hérode vint se jeter aux pieds de Sossius qui se moqua de lui, non sans lui laisser la vie pour l’amener à Antoine. Mais Antoine avait toujours besoin d’argent, et Hérode en avait toujours à sa disposition. Antigone fut décapité. La dynastie asmonéenne était éteinte.

  1. Josèphe le dit, Ant., XIII, xi, 1, Bell., I, iii, 1, mais ses monnaies portent seulement : « Juda, grand prêtre et la nation des Juifs ». D’après Strabon (XVI. 2, 40) ce fut Alexandre Jannée qui prit le titre royal.
  2. Jos., Ant., XIII, xi, 3.
  3. I, 275. Schürer fait état du silence de Josèphe jusqu’à ce moment. Mais ce silence se perpétue, et la Galilée n’est pas mentionnée parmi les pays devenus juifs à la mort d’Alexandre Jannée. Et cependant qui avait le Carmel, le Thabor, Scythopolis, Gamala, avait sûrement la Galilée. Elle fut sans doute annexée par Jean Hyrcan, comme une suite naturelle de la conquête de Samarie.
  4. Comm. Lc., p. 101.
  5. Ant., XIII, xi, 3 χρηματίσας μὲν φιλέλλην.
  6. Son nom hébreu était Jonathan, abrégé en Jannai. L’équivalence avec le nom grec est fournie par les monnaies : יהונתן המלך || ΒΑΣΙΛΕΩΣ ΑΛΕΞΑΝΔΡΟΥ ; d’autre monnaies portent seulement : « Jonathan le grand prêtre et la nation des Juifs ».
  7. C’est l’opinion de Schürer qui cependant la raconte (I, p. 279). Derenbourg (Essai…, p. 96 ss.) semble la prendre au sérieux (d’après Bereshit Rabba, c. XCI).
  8. On cultive encore avec soin à Jaffa une sorte de cédrats, à côtes, nommés « cédrats de prière », et qui se vendent un prix exorbitant si le pistil s’est conservé au bout du fruit.
  9. Sukka 48b d’un sadducéen qui n’est pas nommé.
  10. Schürer, I, 280.
  11. Ant., XIII, xiii, 5.
  12. Ant., XIII, xiv, 2.
  13. Probablement Radjib, sur les bords du torrent du Iabbok (Nahr ez-Zerqû).
  14. Le Talmud raconte la monition du mourant à sa manière oblique, en évitant de nommer les Sadducéens et en déchargeant les Pharisiens des reproches de Jannée : « Ne crains ni les Pharisiens, ni ceux qui ne le sont pas, mais crains les hypocrites qui affectent une ressemblance avec les Pharisiens », etc. (Derenbourg, p. 101). Cela n’a plus rien de concret et n’aboutit à rien. Dans Josèphe (Ant. XIII, xv, 5) : les Pharisiens étaient « des hommes influents auprès des Juifs, capables de nuire à ceux qu’ils haïssaient et de servir ceux qu’ils aimaient ; ils rencontraient grand crédit auprès de la foule, même pour les calomnies que leur dictait l’envie ; lui- même, s’il avait été mal avec le peuple, c’était, dit-il, parce que les Pharisiens, outragés par lui, l’avaient noirci ».
  15. Très peu de monnaies avec la légende : ΒΑΣΙΛΙΣ. ΑΛΕΞΑΝΔ. Son nom hébreu est incertain. Wellhausen se prononce nettement pour Salma. Mais c’est la même que la femme d’Aristobule que Josèphe (Ant. XIII, xii, 1) nomme Salomé, du moins d’après quelques manuscrits. Niese préfère Salina, qui ne correspond pas aux noms employés par le Talmud, lesquels permettent de conjecturer une forme שלמציון (cf. Σαλαμψιώ, Ant., XVIII, v, 4). Cf. Schürer, I, p. 287 note 2.
  16. Wellhausen, Israelitische und Judische Geschichte, 2e éd. p. 269 ss.
  17. Nous croyons que c’est une forteresse située à l’est du Mounṭar, au lieu nommé Mard, à quatre heures de Jérusalem, dans le désert.
  18. Le Qarn Ṣarṭabeh qui domine la vallée du Jourdain au nord de Jéricho.
  19. Au delà de la mer-morte ; cf. L’Evangile de J.-C., p. 153, où cette forteresse est mentionnée d’après Josèphe comme le lieu de la captivité de saint Jean-Baptiste.
  20. Moment où les Juifs ne voyagent pas et où elle est donc bien reçue par tout le monde ; en fidèle observatrice de la Loi, la pluie s’arrêtait le jour du sabbat.
  21. Derenbourg…, p.111.
  22. Ant., XVI, xii, 2 : « elle rétablit toutes les coutumes que les Pharisiens avaient introduites d’après la tradition des ancêtres et qui avaient été supprimées par son beau-père Hyrcan ».
  23. Josèphe commence ici un nouveau livre (XIV) avec une certaine solennité. Comme Antipater, père d’Hérode, intervient, il est probable que toute cette histoire est d’après Nicolas de Damas, historiographe d’Hérode.
  24. Ant., XIV, vii, 3. D’après Strabon (XVI, ii, 34) les Iduméens sont Nabatéens.
  25. Arétas III Philhellène ; cf. RB., 1898, p. 571.
  26. Le site de Pétra au Ouâdy-Mousa (RB., 1897, p. 208 ss. etc.) est devenu célèbre parmi les touristes.
  27. Ant., XIV, ii, 2. — Ce trait est probablement emprunté à la tradition rabbinique.
  28. Josèphe dit : « le jour du jeûne », c’est-à-dire de l’expiation, ou le 10 Tichri, donc en octobre, et Schürer tient beaucoup à la date de l’automne avancé. Mais Strabon ayant écrit que Jérusalem était tombée le jour du jeûne, par où il entendait à tort le samedi (Strabon XVI, 2, 40 : τηρήσας τὴν τῆς νηστείας ἡμέραν, ἡνίκα ἀπείχοντο οἱ Ἰουδαῖοι παντὸς ἔργου), cf. Dion Cass. XXXVII, 16 : ἐν τῇ τοῦ Κρόνου ἡμέρᾳ), la confusion s’explique aisément. Pompée qui se trouvait à Damas au printemps a pu gagner Jérusalem en huit ou dix jours. Il se trouvait déjà dans le Pont à l’automne.
  29. Nom de la célèbre source de Sicile, inconnu en Palestine. Nous soupçonnons Elousa, fort loin au sud de Marissa, mais placée tout près dans l’énumération des villes prises par Jannée qu’Hyrcan avait promis de rendre aux Nabatéens (Ant. XIV, i, 4).
  30. Plutarque, Pompée, 45. Cependant il ne fut pas mis mort après, selon la coutume romaine, car nous le verrons reparaître.
  31. Le point de départ de cette ère diffère suivant les villes de 64 à 61 av. J.-C. (Schürer, II, p.149).
  32. Terme grec pour signifier un au-delà.
  33. Ruines d’Ammata sur la rive orientale du Jourdain, au nord du Iabboc.
  34. Schürer se demande si ces σύνοδοι étaient des conventus iuridici ou des régions organisées autour d’un centre où l’impôt devait être perçu. Les textes de Josèphe ne permettent pas de trancher le cas avec une telle précision ; la pensée de Gabinius était sans doute de créer des districts indépendants.
  35. Ant., XIV, v, 3.
  36. ἐπίτροπος (Ant., XIV, viii, 5). Les petites monarchies orientales avaient déjà une sorte de grand vizir. Chez les Nabatéens il portait le titre de frère du roi.
  37. Ant., XIV, x.
  38. Ant., XIV, x, 6.
  39. « Car Caïus César, notre général en chef, a interdit par ordonnance la formation d’associations à Rome ; les Juifs sont les seuls qu’il n’ait pas empêchés de réunir de l’argent ou de faire des banquets en commun ». (Ant., XIV, x, 8). Décret en faveur des Juifs de Délos, l’île sainte, où l’on voyait sans doute avec plus de répugnance les Juifs pratiquer leur culte. On a retrouvé dans l’île leur synagogue (RB., 1914, p. 523 ss., La synagogue de Délos, par M. A. Plassart). Cf. Suétone, Caesar, 42 : Cuncta collegia praeter antiquitus constituta distraxit.
  40. Cela dès l’an 49, quand Lentulus fut chargé par le Sénat de recruter dans la province d’Asie deux légions de citoyens romains (Ant., XIV, x, 12).
  41. Ant., XIV, x, 1 ; cf. C. Apion, II, 4. Contesté par M. Chamonard parce que Claude n’en parle pas dans son décret si favorable aux Juifs d’Alexandrie (Ant., XIX, v, 2). La question est tranchée dans le sens négatif par la découverte de la lettre de Claude aux alexandrins ; cf. RB., 1931, p. 273 ss.
  42. Josèphe dit 15, en contradiction avec l’âge de 70 ans qu’il donnera à Hérode à sa mort.
  43. Suétone, Caesar, 84 : In summo publico luctu exterarum gentium multitudo circulatim suo quaeque more lamentata est, praecipue Judaei, qui etiam noctibus continuis bustum frequentarunt.
  44. Iduméenne d’après W. Otto (Pauly-Wissowa), mais, d’après Josèphe, d’une famille de Jérusalem (Bell., I, xxii, 1). S’il la nomme δήμοτις dans Ant., XIV, xii, 1, c’est sans doute pour dire qu’elle n’était pas étrangère : dans Bell., I, xii, 3, ἦκτο γυναῖκα τῶν ἐπιχωρίων οὐκ ἄσημον. Il est vrai qu’on aimerait à supposer que « de Jérusalem » est une faute de copiste pour « de l’Idumée ».
  45. Ant., XIV, xi, 4.
  46. En l’an 40 av. J.-C.
  47. RB., 1894, p. 263 ss.
  48. Monnaies : ΒΑΣΙΛΕΩΣ ΑΝΤΙΓΟΝΟΥ מתתיה הכהן הגדל.
  49. Il semble que les Romains eurent quelque scrupule d’enlever la couronne à la dynastie légitime, puisqu’il existait un fils d’Alexandre, Aristobule. Mais l’intérêt politique l’emporta. D’après Appien, Civ., V, 75, Hérode fut seulement nommé roi des Iduméens et des Samaritains (Cité par Chamonard).
  50. A moins que ces « brigands » n’aient été des adversaires politiques.
  51. Op. l., p. 304.
  52. C’est le chiffre de Josèphe (Ant. XIV, xvi, 1), manifestement exagéré.
  53. De 1 à 4.
  54. Ant., XIV, xvi, 3.