Le Puits de sainte Claire/Le Joyeux Buffalmacco

Le Puits de sainte ClaireCalmann-Lévy (p. 89-128).


À Eugène Münts.


V

LE JOYEUX BUFFALMACCO


Buonamico di Cristofano detto Buffalmacco pittore Fiorentino, il qual fu discepolo d’Andrea Tafi, e come uomo burlevole celebrato da Messer Giovanni Boccaccio nel suo Decamerone, fu come si sa carissimo compagno di Bruno e di Calandrino pittori ancor essi facetti e piacevoli, e, come si puó vedere nell opere sue sparse per tutta Toscana, di assai buon giudizio nell’arte sua del dipignere
(Vite de’ più eccellenti pittori, da M. Giorgio Vasari. – Vita di Buonamico Buffalmacco.)


I

LES BLATTES

En sa première jeunesse, Buonamico Cristofani, Florentin, surnommé Buffalmacco pour son humeur joyeuse, fit son apprentissage dans l’atelier d’Andréa Tafi, peintre et mosaïste. Or le Tafi était un maître habile. Étant allé à Venise alors qu’Apollonius revêtait de mosaïques les murs de San Marco, il avait surpris par ruse des secrets que les Grecs gardaient soigneusement. De retour dans sa ville, il se rendit si fameux dans l’art de composer des tableaux par l’assemblage d’une infinité de petits carrés de verre diversement colorés, qu’il ne pouvait suffire aux demandes qu’on lui faisait de ces sortes d’ouvrages et que, chaque jour, depuis matines jusqu’à vêpres, il était occupé dans quelque église, sur un échafaud, à représenter le Christ mort ou le Christ dans sa gloire, les patriarches, les prophètes ou l’histoire de Job ou celle de Noé. Et comme il était jaloux aussi de peindre à la fresque, avec des couleurs broyées, dans la manière des Grecs, qui était alors la seule connue, il ne prenait jamais de repos et n’en donnait jamais à ses apprentis. Il avait coutume de leur dire :

— Ceux-là qui comme moi possèdent de beaux secrets et excellent dans leur art doivent avoir sans cesse l’esprit et le bras tendus à leurs entreprises, afin de gagner beaucoup d’argent et de laisser une longue mémoire. Et si je ne m’épargne point la peine, tout vieux et cassé que je suis, vous devez travailler à me servir de toutes vos forces, qui sont neuves, pleines et entières.

Et pour que ses couleurs, ses pâtes de verre et ses enduits fussent préparés dès la pointe du jour, il obligeait ces jeunes garçons à se lever au milieu de la nuit. Or, rien n’était plus pénible à Buffalmacco, qui avait coutume de souper longuement, et se plaisait à courir les rues à l’heure où tous les chats sont gris. Il se couchait tard et dormait de bon cœur, ayant, après tout, la conscience tranquille. Aussi, quand la voix aigre du Tafi le réveillait dans son premier somme, il se retournait sur l’oreiller et faisait la sourde oreille. Mais le maître ne se lassait point d’appeler. Au besoin, il entrait dans la chambre de l’apprenti et avait bientôt fait de tirer les couvertures et de verser le pot à eau sur la tête du dormeur.

Buffalmacco, rechignant et à demi chaussé, s’en allait broyer les couleurs dans l’atelier noir et froid, et il songeait, tout en broyant et maugréant, aux moyens d’éviter à l’avenir une si cruelle disgrâce. Il chercha longtemps sans rien trouver d’utile ni de bon, mais son esprit n’était point stérile : il y germa, une fois, à la pointe du matin, une idée profitable.

Pour la mettre à exécution, Buffalmacco attendit le départ du maître. Dès qu’il fit jour, le Tafi, selon sa coutume, mit dans la poche de sa robe le flacon de vin de Chianti et les trois œufs durs qui composaient son déjeuner ordinaire, et, ayant recommandé aux élèves de faire fondre les verres d’après les règles, et de prendre toute la peine possible, il s’en alla travailler dans cette église de San Giovani qui est merveilleusement belle et construite par un artifice admirable dans la manière des anciens. Il y exécutait alors des mosaïques représentant les Anges, les Archanges, les Chérubins, les Séraphins, les Puissances, les Trônes et les Dominations ; les principales actions de Dieu, depuis la création de la lumière jusqu’au déluge ; l’histoire de Joseph et de ses douze frères, l’histoire de Jésus-Christ depuis le moment où il fut conçu dans le ventre de sa mère jusqu’à son ascension au ciel, et la vie de Saint-Jean-Baptiste. Comme il se donnait beaucoup de mal pour incruster les pâtes dans le ciment et pour les assembler artistement, il attendait de ce grand ouvrage et de cette multitude de figures profit et gloire. Donc, sitôt que le maître fut parti, Buffalmacco se hâta de préparer l’entreprise qu’il avait conçue. Il descendit dans la cave qui, communiquant avec celle d’un boulanger, était pleine de blattes attirées là par l’odeur des sacs de farine. On sait que les blattes ou escarbots pullulent dans les boulangeries, dans les hôtelleries et dans les moulins. Ce sont des insectes plats et puants, qui traînent gauchement sur de longues pattes velues leur carapace[1] jaunâtre.

Au temps des guerres qui ensanglantaient l’Arbia et nourrissaient les oliviers du sang des gentilshommes, ces insectes dégoûtants avaient deux noms dans la Toscane : les Florentins les appelaient des siennois et les Siennois les appelaient des florentins[2].

Le bon Buffalmacco sourit en les voyant cheminer comme, dans une joute enchantée, les écus minuscules d’une foule de chevaliers nains.

— Oh ! oh ! se dit-il, ce sont des hannetons tristes. Ils n’aimaient point le printemps et Jupiter les a punis de leur apathie. Il les a condamnés à ramper dans l’ombre sous le poids de leurs ailes inutiles, enseignant par là aux hommes à jouir de la vie dans la saison des amours.

Ainsi Buffalmacco se parlait à lui-même, car il était enclin, comme le reste des humains, à retrouver dans la nature le symbole de ses passions et de ses sentiments, qui étaient de boire, de se divertir avec des femmes de bien et de dormir son content dans un lit chaud en hiver et frais en été.

Mais comme il n’était pas descendu dans la cave pour y méditer sur les devises et les emblèmes, il accomplit bientôt ses desseins. Il prit deux douzaines de ces blattes, sans égard pour le sexe ni pour l’âge, et les mit dans un sac qu’il avait apporté. Puis il alla cacher le sac sous son lit, et rentra dans l’atelier où ses camarades Bruno et Calandrino peignaient, sur les dessins du maître, le bon saint François recevant les stigmates, et devisaient des moyens d’endormir la jalousie de Memmi le savetier, dont la femme était belle et accommodante.

Buffalmacco, qui n’était pas moins habile, tant s’en faut, que ses deux camarades, monta à l’échelle et se mit à peindre les ailes du crucifix séraphique qui descendit du ciel pour faire au Bienheureux les cinq plaies amoureuses. Il eut soin de nuer le céleste plumage des plus fines teintes de l’arc-en-ciel. Cet ouvrage l’occupa tout le jour et, quand le vieux Tafi revint de San Giovanni, il ne put s’empêcher de donner quelques louanges à son élève. Il lui en coûta, car l’âge et la richesse l’avaient rendu maussade et méprisant.

— Mes fils, dit-il aux apprentis, ces ailes sont colorées avec assez d’éclat. Et Buffalmacco parviendrait très avant dans l’art de la peinture, s’il s’y appliquait plus obstinément. Mais il songe trop à faire la débauche. On ne vient à bout des grandes entreprises que par un labeur opiniâtre. Et Calendrino, que voici, deviendrait, par son application, votre maître à tous, s’il n’était point un imbécile.

C’est de la sorte que le Tafi enseignait ses élèves avec une juste sévérité. Ayant parlé selon son cœur, il s’en alla souper, dans la cuisine, d’un petit poisson salé ; puis il monta dans sa chambre, se coucha dans son lit et ne tarda pas à ronfler. Cependant Buffalmacco fit son tour accoutumé dans tous les lieux de la ville où l’on trouve du vin pour peu d’argent et des filles à meilleur compte encore. Après quoi il regagna son logis une demi-heure environ avant le moment où le Tafi avait l’habitude de se réveiller. Il tira le sac de dessous son lit, prit les blattes une à une et leur attacha sur le dos, au moyen d’une aiguille courte et fine, une petite chandelle de cire. À mesure qu’il allumait les chandelles, il lâchait les blattes dans la chambre. Ces bêtes sont assez stupides pour ne point sentir la douleur, ou du moins pour n’en point être étonnées. Elles se mirent à cheminer sur le plancher, d’un pas que la surprise et quelque vague crainte rendait un peu plus rapide que de coutume. Et bientôt elles se mirent à décrire des cercles, non parce que cette figure, comme dit Platon, est parfaite, mais par l’effet de l’instinct qui pousse les insectes à tourner en rond, pour échapper à tout danger inconnu. Buffalmacco, de son lit où il s’était jeté, les regardait faire et s’applaudissait de son artifice. Et vraiment rien n’était merveilleux comme ces feux imitant en petit l’harmonie des sphères, telle qu’elle est représentée par Aristote et par ses commentateurs. On ne voyait point les blattes, mais seulement les lumières qu’elles portaient, et qui semblaient des lumières vivantes. Au moment où ces lumières formaient dans l’obscurité de la chambre plus de cycles et d’épicycles que Ptolémée et les Arabes n’en observèrent jamais en suivant la marche des planètes, la voix du Tafi s’éleva, aigrie par la pituite et par la colère.

— Buffalmacco ! Buffalmacco ! criait le bonhomme, en toussant et crachant, réveille-toi, Buffalmacco ! Debout, drôle ! Dans moins d’une heure, il fera grand jour. Il faut que les puces de ton lit soient faites comme des Vénus pour que tu tardes tant à les quitter. Debout, fainéant ! Si tu ne te lèves tout de suite, je vais te tirer hors des draps par les cheveux et les oreilles.

C’était ainsi que le maître appelait chaque nuit son élève, dans le grand zèle qu’il avait pour la peinture et la mosaïque. Ne recevant pas de réponse, il chaussa ses chausses sans prendre le temps d’y entrer au-dessus du genou et il s’en alla cahin-caha à la chambre de l’apprenti. C’est ce qu’attendait le bon Buffalmacco. Au bruit que faisaient dans l’escalier les pas du vieux maître, l’apprenti tourna le nez contre le mur et feignit de dormir profondément. Et le Tafi criait sur les montées :

— Holà ! holà ! le beau dormeur, je saurai vous tirer de vos rêves, quand bien même vous songeriez présentement que les onze mille Vierges se coulent dans votre lit pour vous prier de les rendre savantes.

Ce disant, le Tafi poussa rudement la porte de la chambre.

Mais, voyant des feux qui couraient tout le long du plancher, il resta coi sur le palier et se mit à trembler de tous ses membres.

— Ce sont des diables, pensa-t-il, il n’en faut point douter. Ce sont des diables et de malins esprits. Ils cheminent avec quelque idée de la mathématique, en quoi il m’apparaît que leur puissance est grande. Les démons sont portés à haïr les peintres qui les représentent sous une forme hideuse, au rebours des anges que nous figurons dans la gloire, ceints de l’auréole et soulevant leurs ailes éblouissantes. Ce malheureux garçon est entouré de diables et j’en compte mille, pour le moins, autour de son grabat. C’est, sans doute, qu’il aura fâché Lucifer lui-même, dont il fit quelque affreux portrait. Il n’est que trop probable que ces dix mille diablotins vont sauter sur lui et l’emporter tout vif en enfer. C’est sûrement la fin qui l’attend. Hélas ! j’ai moi-même représenté, en mosaïque ou autrement, les diables sous une très vilaine apparence et ils ont quelque raison de m’en vouloir.

Cette pensée redoubla sa peur et, remontant ses chausses, il n’osa affronter les cent mille follets qu’il avait vus circulant avec des corps de feu, et descendit l’escalier de toute la vitesse de ses vieilles jambes. Buffalmacco riait sous ses draps. Il dormit cette fois jusqu’au jour, et depuis lors le maître n’osa plus l’aller réveiller.


II

L’ASCENSION DU TAFI

Andrea Tafi, Florentin, ayant été choisi pour décorer de mosaïques la coupole de San Giovanni, menait en perfection ce grand ouvrage. Et toutes les figures étaient traitées dans la manière grecque, dont le Tafi avait pris connaissance durant son séjour à Venise, où il avait vu des ouvriers occupés à décorer les murailles de San Marco. Même il avait amené de cette ville à Florence un Grec nommé Apollonius qui savait de beaux secrets pour peindre avec des pierres. Cet Apollonius était un habile homme et bien subtil. Il connaissait les mesures qu’il convient de donner aux diverses parties du corps humain et les matières qu’il faut employer pour composer le meilleur ciment.

Craignant que ce Grec ne portât son savoir et son adresse chez quelque autre peintre de la ville, Andrea Tafi ne le quittait ni jour ni nuit. Il l’emmenait chaque matin à San Giovanni, et il le ramenait chaque soir dans sa propre maison, devant San Michele, et il l’y faisait coucher avec ses deux apprentis, Bruno et Buffalmacco, dans une chambre séparée seulement par une cloison de la chambre où il couchait lui-même. Et, comme il s’en fallait d’un demi-pied que cette cloison ne montât jusqu’aux poutres du plancher, on entendait dans une des pièces tout ce qui se disait dans l’autre.

Or le Tafi était un homme de bonnes mœurs et pieux. Il ne ressemblait point à ces peintres qui, au sortir des églises où ils ont représenté Dieu créant le monde et Jésus dans les bras de sa bienheureuse Mère, vont dans les maisons de débauche jouer aux dés, sonner de la trompe, boire du vin et caresser des filles. Il s’était toujours contenté de sa bonne femme, bien qu’elle n’eût pas été faite et formée par le Créateur de toutes choses de manière à donner grand plaisir aux hommes. Car elle était très sèche et très aigre personne. Et après que Dieu l’eût tirée de ce monde pour la recevoir dans son sein, selon sa miséricorde, Andrea Tafi ne prit pas d’autre femme par mariage ni autrement. Mais il garda la continence qui convenait à son vieil âge, lui épargnait les dépenses et les soucis et plaisait au Seigneur qui récompense dans l’autre monde les privations qu’on se donne en celui-ci. Andrea Tafi était chaste, sobre et de bon propos.

Il faisait exactement ses oraisons et, couché dans son lit, il ne s’endormait jamais sans avoir invoqué la sainte Vierge en la manière que voici :

— Sainte Vierge, mère de Dieu, qui par vos mérites avez été tirée toute vive au ciel, tendez-moi votre main pleine de grâces, afin de me hausser jusqu’au saint paradis où vous êtes assise dans une chaise d’or.

Et cette invocation, le Tafi ne la marmottait pas entre les dents qui lui restaient. Mais il la prononçait d’une grosse voix et bien forte, estimant que c’est le ton, comme on dit, qui fait la chanson et qu’il faut crier si l’on veut être entendu. Et il est de fait que l’oraison de maître Andrea Tafi était entendue chaque soir du Grec Apollonius et des deux jeunes Florentins qui couchaient dans la pièce voisine. Or, il se trouvait qu’Apollonius était d’humeur facétieuse, et tout semblable en cela à Bruno et à Buffalmacco. Et tous trois avaient grande démangeaison de jouer quelque tour au maître qui se montrait homme juste et craignant Dieu, mais avaricieux et dur. C’est pourquoi il advint qu’une certaine nuit, avant ouï le bonhomme adresser à la sainte Vierge sa prière accoutumée, les trois compagnons se mirent à rire sous leurs couvertures et à se moquer grandement. Et, dès qu’ils l’entendirent ronfler, ils se demandèrent l’un à l’autre, à voix basse, quelle moquerie ils pourraient bien lui faire. Sachant la grande peur que le vieillard avait du diable, Apollonius proposa d’aller, habillé de rouge, cornu et masqué, le tirer par les pieds hors de son lit. Mais le bon Buffalmacco leur parla comme il suit :

— Ayons soin de nous munir demain d’une bonne corde et d’une poulie, et je vous promets de vous donner, la nuit prochaine, un divertissement agréable.

Apollonius et Bruno étaient curieux de savoir à quoi serviraient la poulie et la corde, mais Buffalmacco ne voulut point le dire. Ils promirent toutefois de lui procurer sûrement ce qu’il demandait. Car ils savaient qu’il avait l’esprit le plus joyeux du monde et le plus fertile en inventions plaisantes, pourquoi on l’appelait Buffalmacco. Et, de vrai, il savait de bons tours, dont on a fait, depuis, des contes.

Les trois amis, n’ayant plus rien qui les tint éveillés, s’endormirent sous la lune qui, regardant à la lucarne, tournait la fine pointe de ses cornes du côté du vieux Tafi. Leur sommeil ne cessa qu’au petit jour, quand le maître frappa rudement du poing la cloison et cria, toussant et crachant à sa coutume :

— Debout, maître Apollonius ! Debout, les deux apprentis ! Voici le jour. Phébus a soufflé les chandelles célestes ! Hâtez-vous ! Le temps est court et l’ouvrage est long.

Et déjà il menaçait Bruno et Buffalmacco d’aller les réveiller avec un seau d’eau froide. Et il leur disait en se moquant :

— Votre lit vous est cher, La dame de Barbanique se trouve-t-elle dedans que vous avez tant de peine à le quitter ?

Cependant il passait ses chausses et sa vieille huque. Après quoi, il sortit de sa chambre et trouva sur le palier les compagnons tout habillés et chargés de leurs outils.

Ce matin-là, dans le beau San Giovanni, sur la charpente qui montait jusqu’à la corniche, l’ouvrage fut d’abord mené de bon cœur. Depuis huit jours, le maître s’efforçait de bien exprimer aux yeux, selon les règles de l’art, le baptême de Jésus-Christ. Et il avait commencé de mettre des poissons dans les eaux du Jourdain. Apollonius préparait le ciment avec du bitume et de la paille hachée, en prononçant des paroles que lui seul savait ; Bruno et Buffalmacco choisissaient les pierres qu’il convenait d’employer et le Tafi les disposait conformément au modèle tracé sur une ardoise qu’il tenait devant lui. Mais, dans le moment que le maître était le plus occupé à cet ouvrage, les trois compagnons descendirent lestement l’échelle et sortirent de l’église. Bruno alla quérir hors les murs, dans la maison de Calendrin, une poulie qui servait à monter le blé au grenier. Dans le même temps, Apollonius courait à Ripoli chez la vieille femme d’un juge à laquelle il avait promis un philtre pour attirer les amoureux, et, comme il lui fit croire que le chanvre était nécessaire pour composer le philtre, elle prit la bonne corde du puits et la lui donna.

Les deux amis s’en furent ensuite à la maison du Tafi où ils trouvèrent Buffalmacco qui s’occupa tout de suite de fixer solidement la poulie à la maîtresse poutre de la charpente, au-dessus de la cloison qui séparait la chambre du maître de celle des apprentis. Puis, ayant fait passer sur la poulie la corde du puits de la matrone, il en laissa pendre un bout dans ladite chambre et il s’en fut dans la chambre du Tafi attacher à l’autre bout de la corde le lit par les quatre coins. Il eut soin que la corde fût cachée sous les courtines, en sorte qu’on ne pût s’apercevoir de rien. Et quand cela fut fait, les trois compagnons retournèrent à San Giovanni.

Le maître qui, dans l’ardeur du travail, avait à peine remarqué leur absence, leur dit tout joyeux :

— Voyez que ces poissons brillent de diverses couleurs et particulièrement d’or, de pourpre et d’azur, comme il convient à la race des monstres qui peuplent l’océan et les fleuves, et dont l’éclat n’est si merveilleux que parce qu’ils furent soumis les premiers à l’empire de la déesse Vénus, ainsi qu’il est expliqué dans la fable.

Le maître discourait en cette manière pleine de gentillesse et de bonne doctrine. Car il était un homme de savoir et d’esprit, bien que d’humeur noire et très âcre, surtout quand sa pensée se tendait vers le gain. Et il disait encore :

— N’est-ce pas un bel état et bien digne de louanges que celui de peintre, par lequel on acquiert des richesses en ce monde et la félicité dans l’autre ? Car il est certain que Notre-Seigneur Jésus-Christ recevra avec reconnaissance, dans son saint paradis, les ouvriers qui, comme moi, firent son portrait véritable.

Et le Tafi se réjouissait d’accomplir ce grand ouvrage de mosaïque dont plusieurs parties se voient encore aujourd’hui. Et quand la nuit vint effacer dans l’église les formes et les couleurs, il abandonna à regret le fleuve Jourdain et regagna sa maison. Il soupa à la cuisine de deux tomates et d’un peu de fromage, monta dans sa chambre, se déshabilla sans chandelle et se mit au lit.

Dès qu’il y fut étendu, il fit à la sainte Vierge sa prière accoutumée :

— Sainte Vierge, mère de Dieu, qui par vos mérites avez été tirée toute vive au ciel, tendez-moi vos mains pleines de grâces, afin de me hausser jusqu’au saint paradis !

C’est le moment qu’attendaient dans la chambre voisine les trois compagnons.

Ils saisirent le chanvre qui pendait de la poulie le long de la cloison, et le bonhomme avait à peine fini sa prière que, sur un signe de Buffalmacco, ils tirèrent la corde si vigoureusement que le lit qui y était attaché commença de s’élever. Maître Andrea, se sentant hissé sans voir par quel moyen, se mit dans la tête que c’était la sainte Vierge qui exauçait son vœu et l’attirait au ciel. Il eut grand’peur et se mit à crier d’une voix tremblante :

— Arrêtez, arrêtez, Madame ! Je n’ai pas demandé que ce fût tout de suite.

Et comme, par l’effet de la corde qui glissait sur la poulie, le lit, montait encore, le vieillard se mit à supplier la Vierge Marie très lamentablement :

— Bonne dame, ne tirez point ainsi ! Holà ! Lâchez, lâchez, vous dis-je !

Mais elle ne semblait point l’ouir. De quoi il se fâcha très fort et cria :

— Il faut que vous soyez sourde ou plutôt que vous ayez une tête de bois. Lâchez, Sporca Madonna !…

Voyant qu’il quittait tout de bon le plancher de la chambre, sa frayeur s’accrut, et, s’adressant à Jésus, il le supplia de faire entendre raison à sa sainte Mère. Il n’était que temps, disait-il, qu’elle renonçât à cette malencontreuse assomption. Pécheur, fils de pécheur qu’il était, il ne pouvait monter au ciel avant d’avoir parfait le fleuve Jourdain, ses flots et ses poissons, et le reste de l’histoire de Notre-Seigneur. Cependant le ciel du lit touchait presque aux poutres de la charpente. Et le Tafi criait :

— Jésus, si vous laissez faire votre sainte Mère un moment de plus, le toit de cette maison, qui m’a coûté fort cher, sera crevé sûrement. Car je vois bien que je vais passer au travers. Arrêtez ! arrêtez ! J’entends craquer les tuiles.

Buffalmacco s’aperçut qu’à ce moment la voix du maître s’étranglait tout à fait dans sa gorge. Il ordonna à ses compagnons de lâcher la corde, ce qu’ils firent et fut cause que le lit, précipité du haut en bas de la chambre, s’abîma sur le plancher, à grand fracas, les pieds rompus, les ais disjoints ; du coup, les colonnes s’écroulèrent, et le ciel, avec les courtines et les rideaux, s’abattit sur maître Andrea qui, pensant étouffer, hurlait comme un diable. Et, l’âme étonnée d’un si rude choc, il doutait s’il était retombé dans sa chambre ou précipité dans l’enfer.

Alors les trois apprentis accoururent à lui, comme réveillés par le bruit. En voyant les ruines du lit au milieu d’une épaisse poussière, ils feignirent la surprise, et, au lieu de secourir le maître, ils lui demandèrent si c’était le diable qui avait fait ces ravages. Mais il soupirait :

— Je n’en puis plus ; tirez-moi de là ; je me meurs !

Ils l’ôtèrent enfin des débris sous lesquels il était près de rendre l’âme et l’assirent adossé au mur. Il souffla, toussa, cracha et dit :

— Mes enfants, sans l’aide de Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui m’a repoussé à terre avec une force extrême dont vous voyez les effets, je serais présentement dans ce cercle du ciel nommé cristallin et premier mobile. Sa sainte Mère ne voulait rien entendre. Dans ma chute, j’ai perdu trois dents qui, sans être bien entières, me rendaient encore service. Je sens de plus une douleur insupportable au côté droit et dans le bras qui tient les pinceaux.

— Maître, dit Apollonius, il faut que vous ayez quelque blessure intérieure et très maligne. J’ai éprouvé à Constantinople, dans les séditions, que les plaies du dedans sont plus funestes que celles du dehors. Mais ne craignez rien, je vais charmer les vôtres par des paroles magiques.

— Gardez-vous-en bien ! répondit le vieillard. Ce serait pécher. Mais approchez tous trois et rendez-moi le service, s’il vous plaît, de me frotter le corps aux endroits où j’ai le plus de mal.

Ils firent ce qu’il demandait et ne le quittèrent qu’après lui avoir tout usé la peau du dos et des reins.

Les bons garçons allèrent tout aussitôt semer cette histoire par la ville. En sorte que, le lendemain, il n’y avait homme, femme ni enfant dans Florence qui pût voir maître Andrea Tafi sans lui éclater de rire au nez. Or, un matin que Buffalmacco passait sur le Corso, Messer Guido, le fils du seigneur Cavalcanti, qui allait au marais chasser les grues, arrêta son cheval, appela l’apprenti et lui jeta sa bourse, en lui disant :

— Voilà, gentil Buffalmacco, pour boire à la santé d’Épicure et de ses disciples.

Il faut savoir que Messer Guido était de la secte des épicuriens et qu’il prenait soin de rassembler des arguments contre l’existence de Dieu. Il avait coutume de dire que la mort des hommes est du tout semblable à celle des animaux.

— Buffalmacco, ajouta le jeune seigneur, si je t’ai donné cette bourse, c’est pour te payer de l’expérience très belle, ample et profitable que tu fis en envoyant au ciel le vieux Tafi, lequel voyant sa carcasse prendre le chemin de l’empyrée, commença de crier comme un cochon qu’on saigne. Par quoi je discerne qu’il ne s’assurait point en la promesse des joies célestes qui, aussi bien, sont peu certaines. Comme les nourrices font des contes aux enfants, on a semé des discours touchant l’immortalité des mortels. Le vulgaire croit qu’il croit ces discours, mais il ne les croit pas véritablement. Les coups de la réalité dispersent les mensonges des poètes. Il n’est de sûr que cette triste vie. Horatius Flaccus est de ce sentiment quand il dit : Serus in cælum.


III

LE MAÎTRE

Ayant appris l’art de préparer et d’employer les enduits et les couleurs, ainsi que le secret de peindre des figures dans la bonne manière de Cimabué et de Giotto, le jeune Buonamico Cristofani, Florentin, surnommé Buffalmacco, abandonna l’atelier de son maître Andrea Tafi et alla s’établir dans le quartier des foulons, tout contre la maison de Tête-d’Oie. Or, en ce temps-là, comme des dames jalouses de porter des robes brodées de fleurs, les villes d’Italie mettaient leur orgueil à couvrir de peintures leurs églises et leurs cloîtres. Florence se montrait libérale et magnifique entre toutes ces villes, et c’était là, pour un peintre, qu’il était bon de vivre. Buffalmacco savait donner à ses figures le mouvement et l’expression ; et, bien qu’il restât fort au-dessous du divin Giotto pour la beauté du dessin, il plaisait par la riante abondance de ses inventions. Aussi reçut-il bientôt des commandes en assez grand nombre. Il ne tenait qu’à lui d’acquérir promptement des richesses et de la gloire. Mais son plus grand souci était de se divertir en compagnie de Bruno di Giovanni et de Nello, et de dissiper avec eux, en débauches, tout l’argent qu’il gagnait.

Or, l’abbesse des dames de Faenza, établies à Florence, résolut, en ce temps-là, de faire orner de fresques l’église du monastère. Ayant appris qu’il se trouvait dans le quartier des foulons et des cardeurs un peintre habile, appelé Buffalmacco, elle lui envoya son intendant afin de s’entendre avec lui au sujet de ces peintures. Le maître, ayant accepté le prix qu’on lui offrait, entreprit l’ouvrage. Il fit élever un échafaud dans l’église du monastère, et, sur l’enduit encore frais, commença de peindre, avec une merveilleuse vigueur, l’histoire de Jésus-Christ. Il représenta tout d’abord, à la droite de l’autel, le massacre des Saints-Innocents, et réussit à exprimer si vivement la douleur et la rage des mères, s’efforçant en vain d’arracher leurs chers petits aux bourreaux, qu’il semblait que le mur chantât comme les fidèles à l’office : « Cur, crudelis Herodes ?…  » Attirées par la curiosité, les nonnes venaient, deux ou trois ensemble, voir travailler le maître. Devant ces mères désolées et ces enfants meurtris, elles ne pouvaient se défendre de crier et de pleurer. Buffalmacco avait représenté un nourrisson, couché dans ses langes, qui souriait en suçant son pouce, entre les jambes d’un soldat. Les nonnes demandaient grâce pour celui-là.

— Épargnez-le, disaient-elles au peintre : Prenez garde que quelqu’un de ces hommes ne le voie et ne le tue !

Le bon Buffalmacco répondait :

— Pour l’amour de vous, chères sœurs, je le défendrai de mon mieux. Mais ces bourreaux sont emportés d’une telle fureur, qu’il sera difficile de les arrêter.

Quand elles disaient : « Ce petit enfant est si mignon !… » il leur offrait d’en faire à chacune un plus mignon encore.

— Grand merci ! répondaient-elles en riant.

L’abbesse vint à son tour s’assurer de ses yeux que l’ouvrage était bien conduit. C’était une dame de grande naissance, nommée Usimbalda. Elle était sévère, hautaine et vigilante. Voyant un homme qui travaillait sans manteau ni chaperon, et n’ayant, comme les artisans, que sa chemise et ses chausses, elle le prit pour quelque apprenti et dédaigna de lui adresser la parole. Cinq ou six fois elle revint à la chapelle, sans y trouver jamais que celui qu’elle croyait bon seulement à broyer les couleurs. À la fin, elle lui en témoigna son déplaisir.

— Mon garçon, lui dit-elle, priez de ma part votre maître de venir travailler lui-même aux peintures que je lui ai commandées. J’entends qu’elles soient de sa main, et non de celle d’un apprenti.

Buffalmacco, loin de se faire connaître, prit l’air et le ton d’un pauvre ouvrier, et répondit humblement à madame Usimbalda qu’il voyait bien qu’il n’était pas fait pour inspirer de la confiance à une si noble dame, et que son devoir était de lui obéir.

— Je rapporterai, ajouta-t-il, vos paroles à mon maître, et il ne manquera pas de se rendre aux ordres de madame l’abbesse.

Sur cette assurance, madame Usimbalda sortit. Buffalmacco, dès qu’il se vit seul, disposa sur l’échafaud, à l’endroit même où il travaillait, deux escabeaux, avec une cruche par-dessus. Puis, tirant du coin où il les avait rangés son manteau et son chapeau qui, d’aventure, se trouvaient en assez bon état, il en vêtit le mannequin improvisé ; de plus, il emmancha un pinceau dans le bec de la cruche, qui regardait la muraille. Cela fait, et s’étant assuré que cette machine avait assez l’air d’un homme occupé à peindre, il décampa lestement, résolu à ne plus reparaître avant la fin de l’aventure.

Le lendemain, les nonnes firent aux peintures leur visite coutumière. Mais, trouvant à la place du joyeux compagnon, un gentilhomme fort roide et qui semblait peu disposé à parler et à rire, elles eurent peur et prirent la fuite.

Madame Usimbalda, s’étant rendue à son tour à l’église, se réjouit tout au contraire de voir le maître au lieu de l’apprenti.

Elle lui fit de grandes recommandations et l’exhorta, durant un bon quart d’heure, à peindre des figures chastes, nobles et expressives, avant de s’apercevoir qu’elle parlait à une cruche.

Sa méprise eut duré plus longtemps encore, si, impatientée de ne point recevoir de réponse, elle n’eût d’en bas tiré le maître par son manteau et culbuté de la sorte cruche, escabeau, chaperon et pinceau. Elle se mit d’abord fort en colère. Puis, comme elle ne manquait pas d’intelligence, elle comprit qu’on avait voulu lui faire entendre qu’il ne faut pas juger l’artiste à l’habit. Elle envoya son intendant chercher Buffalmacco, et le pria d’achever lui-même l’ouvrage commencé.

Il s’en tira très habilement. Les connaisseurs admiraient particulièrement dans ces fresques Jésus en croix, les trois Maries pleurant, Judas pendu à un arbre et un homme qui se mouche. Par malheur, ces peintures ont été détruites avec l’église du couvent des dames de Faenza.


IV

LE PEINTRE

Également fameux par son humeur facétieuse et par son habileté à peindre des figures dans les églises et dans les cloîtres, Buonamico, surnommé Buffalmacco, n’était plus jeune quand il fut appelé de Florence dans la ville d’Arezzo par le seigneur évêque qui lui demanda d’orner de peintures les salles de l’évêché. Buffalmacco se chargea de ce travail, et sitôt que les murailles furent enduites de stuc, il commença de peindre l’adoration des Mages.

En peu de jours, il acheva de représenter le roi Melchior, monté sur un cheval blanc. On eût dit qu’il vivait. La housse de son cheval était d’écarlate et semée de pierres précieuses.

Or, tandis qu’il travaillait, le singe du seigneur évêque le regardait faire et ne le quittait pas des yeux. Que le peintre maniât les tubes, mélangeât les couleurs, battit les œufs ou mit avec le pinceau les touches sur l’enduit encore frais, l’animal ne perdait pas un de ses mouvements. C’était un macaque apporté de Barbarie au doge de Venise sur une galère de la République. Le doge en fit don à l’évêque d’Arezzo qui remercia ce magnifique seigneur en lui rappelant à propos que les navires du roi Salomon avaient pareillement ramené du pays d’Ophir des singes et des paons, ainsi qu’il est dit au troisième Livre des Rois (X. 22). Et le seigneur Guido (c’était le nom de l’évêque) n’estimait rien dans son palais plus précieux que ce macaque.

Il le laissait libre d’errer dans les salles et dans les jardins où l’animal ne cessait point de faire quelque malice. Un dimanche, en l’absence du peintre, il grimpa sur l’échafaud, prit les tubes, mélangea les couleurs à sa fantaisie, cassa tous les œufs qu’il trouva et commença de promener le pinceau sur le mur, ainsi qu’il avait vu faire. Il travailla sur le roi Melcbior et sur le cheval et n’eut de cesse qu’après avoir tout repeint de sa main.

Le lendemain matin, Buffalmacco, trouvant ses couleurs bouleversées et son ouvrage gâté, en ressentit de la douleur et de la colère. Il se persuada que quelque peintre arétin, jaloux de son mérite, lui avait joué ce tour, et il alla s’en plaindre à l’évêque. Le seigneur Guido le pressa de se remettre à l’œuvre et de rétablir promptement ce qui avait été détruit de façon si mystérieuse. Il lui promit qu’à l’avenir, deux soldats seraient de garde jour et nuit devant les fresques, prêts à percer de leur lance quiconque approcherait. Sur cette promesse, Buffalmacco consentit à reprendre son travail et deux soldats furent mis en faction près de lui. Un soir, comme il venait de sortir, sa journée faite, ces soldats virent le singe du seigneur évêque sauter si lestement à sa place sur l’échafaud, et saisir en telle hâte les tubes et les brosses, qu’ils n’eurent point le temps de l’en empêcher. Ils appelèrent à grands cris le maître qui rentra dans la salle à temps pour voir le macaque repeindre une seconde fois, avec une merveilleuse ardeur, le roi Melchior et le cheval blanc et la housse d’écarlate. À cette vue, il lui prit envie à la fois de rire et de pleurer.

Il alla trouver l’évêque et lui dit :

— Seigneur évêque, vous aimez ma façon de peindre ; mais votre magot en aime une autre. Il n’était pas besoin de me faire appeler, puisque vous aviez un maître chez vous. Peut-être manquait-il d’expérience. Mais maintenant qu’il n’a plus rien à apprendre, je n’ai que faire ici, et je retourne à Florence.

Ayant ainsi parlé, le bon Buffalmacco regagna son auberge, fort dépité. Il soupa sans appétit et s’alla coucher tristement.

Le singe du seigneur évêque lui apparut en rêve, non point en manière de demi-homme, tel qu’il était réellement, mais haut comme la montagne de San Gemigniano, et du bout de sa queue retroussée chatouillant la lune. Assis sur un bois d’oliviers, parmi les fermes et les pressoirs, entre ses jambes un chemin étroit courait le long des vignes joyeuses. Or, ce chemin était couvert d’une multitude de pèlerins, qui, marchant à la file, passaient l’un après l’autre devant le peintre. Et Buffalmacco reconnut les victimes innombrables de sa joyeuse humeur.

Il vit d’abord le vieux maître Andrea Tafi, de qui il avait appris comment on s’honore par la pratique des arts, et qu’il avait en retour maintes fois blasonné[3], lui faisant prendre pour démons de l’enfer des cierges piqués sur le dos d’une douzaine de grosses blattes, et le hissant dans son lit jusqu’aux solives du plancher, d’une telle manière que le bonhomme se crut élevé au ciel et eut grand peur.

Il vit Tête-d’Oie, le cardeur de laine, et sa femme si vaillante à filer. C’est dans la marmite de cette bonne femme que Buffalmacco jetait de grosses poignées de sel par une fente du mur, en sorte que Tête-d’Oie, chaque jour, crachait son potage et battait sa femme.

Il vit maître Simon de Villa, le médecin de Bologne, reconnaissable à son bonnet doctoral, celui-là même qu’il avait fait tomber dans la fosse aux ordures, près des Dames de Ripoli. Le docteur y gâta sa belle robe de velours, mais personne ne le plaignit, car, au mépris de sa femme, laide mais chrétienne, il avait voulu coucher avec la Schinchimure du prêtre Jean qui a des cornes entre les fesses. Le bon Buffalmacco avait fait croire à maître Simon de Villa qu’il le pourrait mener de nuit au Sabbat, où lui-même, en joyeuse compagnie, faisait l’amour avec la reine de France, qui lui donnait, pour sa peine, du vin et des épices. Le docteur accepta l’invitation, espérant recevoir un pareil traitement. Et Buffalmacco ayant revêtu une peau de bête et mis un de ces masques cornus qu’on porte aux fêtes, se donna à maître Simon pour un diable chargé de le conduire au Sabbat. Il le prit sur ses épaules et le mena jusqu’au bord d’un fossé plein d’immondices, où il le lança la tête la première.

Buffalmacco vit ensuite Calendrin à qui il avait persuadé qu’on trouve dans la plaine de Mugnone la pierre nommée Etiotropie, qui a la vertu de rendre invisible quiconque en porte une sur soi. Il le mena à Mugnone en compagnie de Bruno da Giovanni, et lorsque Calendrin eut ramassé un assez grand nombre de pierres, Buffalmacco feignit de ne plus le voir et il s’écria : « Ce rustre nous a faussé compagnie ; si je le rattrapa, je lui jetterai ce pavé au derrière ! » Et il adressa le pavé précisément où il venait de dire, sans que Calendrin eut sujet de se plaindre, puisqu’il était invisible. Ce Calendrin n’avait point d’esprit, et Buffalmacco abusa de sa simplicité jusqu’à lui faire croire qu’il était gros d’un enfant, et il en coûta à Calendrin, pour sa délivrance, une paire de chapons.

Buffalmacco vit ensuite le paysan pour qui il avait peint la Sainte-Vierge avec l’enfant Jésus, qu’il métamorphosa en ourson.

Il vit encore l’abbesse des religieuses de Faenza qui l’avait chargé d’orner de peintures les murailles de l’église conventuelle et à qui il jura sa foi qu’il fallait mettre de bon vin dans les couleurs, si l’on voulait que la chair des personnages parût bien fleurie. L’abbesse lui donna pour tous les saints et les saintes de ses tableaux le vin réservé aux évêques, et il le but, s’en tenant au vermillon pour aviver le ton des chairs. C’est cette même dame abbesse à qui il fit croire qu’un broc couvert d’un manteau est un maître peintre, ainsi qu’il a été rapporté ci-dessus.

Buffalmacco vit encore une longue file de gens qu’il avait blasonnés[4], raillés, dupés et bernés. Et derrière eux venait, avec sa crosse, sa mitre et sa chappe, le grand saint Herculan, qu’il avait plaisamment représenté sur la place de Pérouse, ceint d’une couronne de goujons.

Et tous en passant félicitaient le singe qui les avait vengés, et le monstre, ouvrant une gueule plus large que la porte de l’enfer, éclatait de rire.

Pour la première fois de sa vie, Buffalmacco avait passé une mauvaise nuit.

  1. Il faudrait dire leurs élytres. Carapace est un terne impropre, tout à fait impropre. Il s’agit ici de la blatte orientale, répandue dans l’Europe entière.
  2. On les appelle en Russie des Prussiens, en Prusse des Russes. En France, des cafards.
  3. WS : blazonner -> blasonner
  4. WS : blazonnés -> blasonnés