Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Mars 1916

6 mars 1916.

J’ai mal écouté, tous ces jours-ci. J’avais peur de René. Je guettais son entrée. Chaque fois qu’il s’approchait de moi, je tremblais : « Il va parler ». Non. Il m’accorde un sursis. Mais je ne retenais pas tous les propos. Souvent, je n’entendais qu’un bourdonnement de voix. Je sais que les visages, autour de moi, étaient sombres et renfrognés, qu’ils commencent seulement à s’éclaircir et à se détendre.

C’est toujours Verdun qui préoccupe les esprits. Des événements, il ne me reste qu’une impression confuse. Un Haut-Commandement qui passe soudain de la confiance à l’alarme, qui souhaite obscurément d’abandonner ces ruines en saillant, presque isolées, le dos à la Meuse… Un gouvernement qui, voyant peut-être dans la chute de Verdun un présage de la sienne, réagit et rugit… Des généraux providentiels qui redressent la situation… D’autres généraux qui se chamaillent : un vert-galant, accusé d’avoir couru la lointaine aventure la première nuit de l’assaut, crie qu’on veut le perdre parce qu’il a vu clair, parce qu’il a prédit l’attaque et qu’on ne l’a pas écouté… Et d’innombrables tués, disparus, blessés et prisonniers…

8 mars 1916.

Et le régime des suspects continue. On vient de condamner un malheureux qui avait dit chez son coiffeur que « vainqueurs et vaincus seraient également ruinés ». On pourrait me frapper pour le même délit, car telle est bien mon opinion. Et je ne la cache pas.

Ces jours-ci, les services intéressés reçurent l’ordre d’arrêter pour fausses nouvelles et propos alarmistes, deux cents personnes à trouver. On les trouva.

10 mars 1916.

Mon mari montre fièrement une petite plaque d’aluminium découpée dans le Zeppelin abattu récemment à Revigny. Une inscription gravée dans le métal commémore l’événement. Je me rappellerai toujours Foucard, au moment où on lui apprit la capture du ballon en feu. Il s’écria d’une voix anxieuse : « Et l’équipage ? » Et quand on lui eut décrit les trente hommes, nus, noirs, rôtis, éclatés, recroquevillés, un soupir soulagé s’échappa de son vaste jabot : « Ah ! Bon… » Il craignait qu’ils n’eussent échappé à la mort.

14 mars 1916.

Le général Galliéni, malade, a donné sa démission de Ministre de la Guerre. Le général Roques lui succède. Pourtant le généralissime, consulté sur le choix d’un ministre, se serait écrié sagement : « Surtout, pas de général ! »

18 mars 1916.

Paron vient généralement me voir dans la journée, car il évite Pierre. Aujourd’hui, il s’est rencontré autour du thé avec le sénateur Frapillon, qui jouit de la double réputation de haut patriote et de bas noceur. Je crois qu’il est avocat-conseil des entreprises de Foucard et de mon mari et qu’il s’intéresse étroitement à leur prospérité. Stratège en chambre comme la plupart de ses contemporains, fort ému de l’assaut de Verdun, il ordonnait des contre-attaques, lançait ici 50.000 hommes, sacrifiait là 25.000 hommes, réclamait ailleurs 100.000 hommes. Bref, il jonglait si délibérément avec les « hommes », que Paron, profitant d’un instant où le guerrier reprenait haleine, coula d’un ton pensif :

— Nous parlons des hommes comme nous parlons des choses. Nous disposons de la vie des hommes sans nous rendre bien compte du prix qu’ils y attachent. J’ai trouvé un moyen très simple de prendre exactement conscience des sacrifices que nous exigeons. Il suffit de substituer au mot « homme » son propre nom. Ainsi, vous, monsieur, au lieu de dire 25.000 hommes, ou 50.000 hommes, vous diriez 25.000 Frapillons, 50.000 Frapillons. Notez tout de suite que cette substitution n’a rien de blessant pour vous. Tout au contraire. Vous vous égalez de la sorte, et sans danger, à ces héros sublimes que vous admirez à genoux. Et voyez comme cette innocente formule donne à réfléchir. Dites : « Ici, je sacrifie 25.000 Frapillons ». Aussitôt, vous vous apercevez que ces hommes sont vos semblables. Fatalement, vous vous représentez que chacun de ces hommes vaut Frapillon, qu’il a, comme Frapillon, ses affections, ses biens, ses entreprises, qu’il tient à sa peau autant que Frapillon tient à la sienne. En disposant ainsi de lui, vous croirez disposer de vous. En le jetant au feu, vous aurez l’illusion de vous y jeter vous-même… Avant de décréter une vaste opération, prononcez donc, ou pensez simplement : « 25.000 Frapillons, 50.000 Frapillons ». Essayez, monsieur Frapillon, essayez.

26 mars 1916.

Je ne m’étais pas trompée. Ce matin, René m’a avoué tout bas, dans une caresse, son désir de s’engager.

Je l’ai supplié. Pourquoi ne pas suivre simplement le sort de sa classe ? Sa conscience ne lui reprocherait rien. Il me devait bien d’attendre, de m’épargner un surcroît d’angoisse. Tout de même, il m’appartenait un peu. J’avais des droits sur lui. Dans sa grande maladie, avant la guerre, ne lui avais-je pas, à force de soins, redonné la vie ? Qu’il s’expose avant son tour, qu’il tombe, et que la guerre s’achève avant l’appel de sa classe ?… Quel affreux remords de l’avoir laissé partir, quel chagrin sans nom.

Alors, pêle-mêle, j’ai étalé devant lui les chances d’une paix prochaine. Le mécontentement populaire qui couve dans tous les pays, qui vient d’éclater même en plein Reichstag, où des députés socialistes ont dénoncé « le massacre des masses », et crié leur exécration de la guerre. L’espoir, caressé depuis deux mois, d’une intervention roumaine, ou d’une volte-face bulgare, ou d’une paix turque, qui hâteraient la fin. L’opinion de parlementaires qui placent la paix après une offensive prochaine. Celle de banquiers qui prévoient l’épuisement des ressources financières de tous les belligérants au milieu de l’année. Et surtout ce mot que Ribot, pourtant dévoué aux puissances capitales, a prononcé à la tribune : « On peut commencer d’apercevoir la fin de la guerre ». Mot passionnément commenté partout, qui a provoqué autant de surprise irritée autour de moi que d’espoirs anxieux dans la foule.

Doux et tenace, René s’efforçait de me rassurer. Même, il me fit remarquer en souriant que cette certitude d’une paix prochaine devait dissiper toutes mes craintes. D’un commun accord, nous n’avons pas discuté davantage. Ce premier choc m’avait brisée, et je ne voulais pas laisser voir mes larmes.

Même date. Le soir.

L’après-midi, Paron. Tout de suite, il a vu mon souci. Il le partage sans l’alléger. Ah ! L’imparfait refuge de l’amitié, où l’on ne peut pas se blottir, qui ne vous enveloppe pas, qui ne vous réchauffe pas tout entière. Dès les premiers mots, il m’a demandé :

— Qu’en dit son père ?

Mon mari est absent. Il visite ses nouvelles usines de la Loire. Il ignore le projet de son fils. René a voulu me pressentir la première. Et je vis de l’espoir que Pierre refusera son consentement.

Mais je sais que pour Paron, cette simple question : « Qu’en dit son père » ? contient tout un drame. À ses yeux, mon mari n’est-il pas l’un de ces hommes qui, se menaçant par-dessus les frontières, ont allumé la guerre au choc de leurs intérêts ? Et il lui apparaîtrait monstrueux, hors nature, qu’un de ceux qui ont mis le feu au bûcher y poussât prématurément son enfant.

Hélas ! Ces hommes, ces féodaux de toutes races, ne se soupçonnent pas d’un crime. Ils n’en ont pas conscience. Si on leur criait que leurs âpres rivalités ont embrasé le monde, ils éclateraient de rire. Ils se retrancheraient vite derrière les responsables officiels. Ne sont-ils pas connus ? Dans chaque pays, les voix de la presse et de la tribune n’ont-elles pas désigné chez l’ennemi les grands coupables, les grands fauteurs du militarisme, de l’impérialisme, du chauvinisme ?

27 mars 1916.

J’ai été chercher Pierre à la gare. Tout de suite, dans l’auto, je lui ai dit l’intention de René. J’ai voulu lui montrer la folie de devancer sa classe, qui ne sera peut-être pas appelée avant la fin de la guerre…

Pierre a-t-il voulu masquer de brusquerie son émotion ? Chez lui, la fierté l’a-t-elle tout de suite emporté sur l’inquiétude ? A-t-il été sincère ? Il m’a vite interrompue :

— Allons, allons… Nos buts de guerre ne peuvent pas être atteints avant deux ans. Le petit partirait en tous cas. Il a raison de vouloir s’engager : cela lui permettra de choisir son arme.

J’ai eu sur les lèvres : « Quels buts ? Pourquoi deux ans » ? Mais c’était ouvrir tout son procès, soulever un monde. Et, frappée par son dernier argument, je n’ai rien répondu…

28 mars 1916.

On me fait encore entrevoir une lueur d’espoir. Dans une conférence interalliée qui vient de s’achever, où les Italiens se seraient montrés fort adroits et subtils, où l’on a réglé une fois de plus le sort de Constantinople, on aurait fixé surtout les conditions minima de la paix, qui pourrait être assez proche ?