Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Juin 1915

1er juin 1915.

On assure que Vénizelos, premier ministre de Grèce, est renversé. Il avait tenté vainement d’amener le roi à partager ses propres opinions. On dit de lui : « C’est un grec qui n’a pas su retourner le roi. »

3 juin 1915.

Ces jours derniers, Mme  Vandervelde, femme du ministre belge, faisait une conférence au théâtre Réjane. Elle fut présentée au public par un écrivain notoire. Mais cet audacieux ne s’avisa-t-il pas, dans son allocution, d’affirmer que la victoire de la Marne était due à la valeur des généraux et des soldats, qu’elle n’était pas un miracle ? L’assistance en fut choquée. Elle veut croire au miracle.

9 juin 1915.

Il faut bien que j’arrive à m’avouer ici mon tourment secret. Depuis des mois, je recule.

Aujourd’hui, Pierre avait amené à déjeuner un capitaine aviateur qui prit part à un raid sur les usines de Ludwigshafen. C’est un homme doux, presque rêveur. Il conta ses impressions, le passage des lignes, le calme des campagnes, le tir de barrage des villes, la coulée brillante du Rhin, la Terre promise, puis le bombardement des ateliers, d’où s’étaient bientôt élevées de grandes fumées jaunes.

Je regardais René. Il écoutait, tendu, avide, heureux. Devant moi s’évoquaient les victimes possibles, la cruauté du geste qui déclenchait la mort. Lui ne voyait que l’exploit et n’admirait que le héros.

Nous ne pensons pas à l’unisson, lui et moi. Je m’en aperçois chaque jour davantage. Dans la langueur de sa convalescence, dans nos longs tête-à-tête, je pouvais me le dissimuler. Depuis qu’il se mêle pleinement à notre vie, je vois bien qu’il vibre et qu’il sent comme la plupart de ceux qui nous entourent.

Cela me fait mal et cela me fait peur.

Certes, il n’étale pas le chauvinisme épileptique d’un Villequier, le patito de Madeleine Delaplane, qui, pour un insigne, un bruit militaire, pour un emblème patriotique, tombe en crise ; qui vit l’écume à la bouche et roulant hors la tête des yeux de crustacé ; qui jouit, au sens strict du mot, de la guerre ; qui la proclame belle et l’exige éternelle ; et qui ne conçoit même pas tout ce qu’il y a d’abominable et d’odieux à jeter, du fond d’un bon fauteuil, les autres à la souffrance et à la mort.

Non. Mais sous ses manières correctes, sa jolie discrétion, je le sens animé de l’esprit de haine, de mépris et de vengeance. Il « admet » la guerre, ses moyens et ses rites. Je ne sais quelle émotion sportive le soulève au récit des combats. Il ne réprouve pas, avant tout, la guerre en soi. Il ne réalise pas ses deuils universels, répandus également sur tous les belligérants, son horreur stupide, ses dessous ignobles, et sa stérilité finale. Il la voit glorieuse. Il croit à sa nécessité, à ses buts généreux.

Pour une mère, son fils est toujours le prolongement d’elle-même. Ce lien qui les unissait, qu’on a tranché à la naissance, il existe toujours pour elle. Quand René vient vers moi, il me semble qu’une partie de moi-même me rejoint, et que je me complète.

Aussi, c’est toujours une grande mélancolie, pour une maman, de s’apercevoir que son enfant prend une vie propre, une personnalité distincte, qu’il agit en dehors d’elle, qu’il pense, qu’il sent autrement qu’elle-même. Mais combien cet inévitable divorce devient plus tragique, dans le cataclysme où nous vivons !… Il n’y aurait qu’une mère pour comprendre ce que j’éprouve à voir mon petit s’éloigner, suivre la foule, et me laisser toute seule.

17 juin 1915.

Plus tard, dans le recul du temps, il est impossible que cette guerre n’apparaisse pas comme un déluge de sang et de sottise. Jusqu’où n’irait pas l’aberration universelle ? Exigeant des raids aériens sur les villes ouvertes, à titre de représailles, un journal n’imprime-t-il pas ce soir cette phrase qui stupéfie pour peu qu’on la médite : « Nous ne laisserons pas aux Allemands le monopole de la déloyauté criminelle. »

19 juin 1915.

Des groupements féminins s’efforcent de remplacer les placides poupées allemandes par d’expressives poupées françaises. D’une façon générale, on cherche à substituer le jouet français au jouet allemand. C’est parfait. Mais pourquoi ne s’en est-on pas avisé pendant la paix ? Encore une fois, pourquoi n’y a-t-il de patriotisme actif que pendant la guerre ?

22 juin 1915.

Encore de cruelles anecdotes, rapportées cet après-midi, chez les Foucard, par un député qui rentre d’une mission en Artois.

Un officier ennemi, grièvement atteint, est secouru par un des nôtres, qui l’assied au pied d’un arbre. L’Allemand porte la main à sa poche. Sans doute va-t-il sortir son revolver ? Prévenant le geste, le Français tire. Dans la poche du mort, on trouve la photographie de sa femme et de ses enfants, que le blessé voulait montrer en signe de reconnaissance.

Un autre Allemand, soigné dans les mêmes conditions, tire un coup de revolver sur son sauveur. Il le manque. Il est tué aussitôt.

Un cri m’échappe :

— Ah ! Le plus beau, ç’aurait été de le sauver tout de même !

Je pensais à ces vers qui ont bercé mon enfance, où Victor Hugo chante son père, « ce héros au sourire si doux ». Qui ne s’en souvient ? Un soir de bataille, le général Hugo rencontre un Espagnol blessé qui demande à boire. Il ordonne à son houzard de le secourir. Mais l’homme lâche traîtreusement un coup de pistolet. « Donne-lui tout de même à boire, dit mon père. » Mais nous n’en sommes plus là ! Et, une fois de plus, je vois se tourner vers moi les lippes de réprobation, les yeux injectés de sang et de haine. Allons, décidément, je ne me corrigerai plus.

30 juin 1915.

Il paraît que, le dernier hiver, les filateurs anglais ont produit à force des cotonnades, afin d’en inonder tous les marchés du monde, où ils n’avaient plus de concurrents. Tandis qu’en France tout l’effort se concentrait sur la fabrication des obus et des explosifs. « Oui, résume quelqu’un, pendant que nous faisions du fulmicoton, ils faisaient du coton. »