Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Janvier 1916

3 janvier 1916.

Un humoriste se risquait à me dire — sachant qu’il parlait à une hérétique : « La paix devrait être préparée par un comité d’écrivains. Ils persuaderaient aisément chacune des nations belligérantes qu’elle est victorieuse ». Plus j’y réfléchis, plus je découvre de sagesse sous les ailes de cette fantaisie.

5 janvier 1916.

La vérité, sur chaque événement militaire, doit être entre le communiqué français et le communiqué allemand. Or, la plupart de ceux qui suivent passionnément les opérations refusent de lire le communiqué ennemi, qu’on trouve dans les journaux suisses. Ils ne veulent connaître de la guerre que son aspect favorable. La presse s’est portée au devant de leurs vœux.

8 janvier 1916.

Les officiers qui viennent au rapport près de mon mari admettent tous la guerre comme une nécessité naturelle, un métier régulier. Ils en parlent avec une insensibilité de chirurgiens, une austérité de religieux, mais d’un ton simple et sans jactance. J’ai vu aujourd’hui un héros d’une autre sorte. « Au début de la campagne, nous confia-t-il, je me suis approché d’une tranchée où gisaient deux cents soldats français, morts, déjà noirs, gonflés, pareils à des sénégalais géants. Je les ai flairés longuement et, comme je ne flanchais pas, je me suis dit : la guerre peut durer. »

Il était pourtant doué d’une grande délicatesse d’odorat. Pendant la bataille de la Marne, déjeunant dans un château que le général Von Kluck avait abandonné depuis quelques jours, il dut quitter la salle à manger, achever son repas sur la terrasse, tellement lui était intolérable l’odeur que dégage l’Allemand, même le plus soigné.

9 janvier 1916.

Rugissements ! L’impôt sur le revenu doit être appliqué le 1er mars prochain. Tant de gens souhaitaient obscurément : plutôt la guerre que cet impôt ! C’est la guerre qui nécessite l’impôt. Ils ont l’une et l’autre.

Les restaurants refusent du monde. La Comédie-Française aussi. On explique cette prospérité apparente par l’augmentation du nombre de billets de banque en circulation — quinze milliards au lieu de six — par l’enrichissement des fournisseurs de guerre, et les hauts salaires ouvriers.

10 janvier 1916.

Dans certains secteurs du Nord, Français et Allemands vivent sur le parapet de leurs tranchées, envahies par l’eau. Et, au lieu d’échanger des coups de fusil, ils échangent des victuailles. On me racontait aussi qu’une sentinelle allemande, toute proche d’une sentinelle française, lui demanda tout bas, pendant la nuit : « Dis donc, comment est-ce qu’on fait ça, une république ? »

Ces récits, qui contrarient l’excitation à la haine si magistralement entretenue par la presse, provoquent chez la plupart un malaise irrité. Ils veulent qu’on se tue et non point qu’on se parle. Ils craignent qu’on cesse d’être aveuglément féroce, et que la guerre finisse.

11 janvier 1916.

Des infirmiers, faits prisonniers par les Allemands au début de la guerre, viennent de rentrer en France par la Suisse. À Lyon, on leur a donné à remplir un questionnaire écrit, qui commence par cette demande : « Avez-vous été maltraité » ? L’un de ces jeunes hommes — qui porte d’ailleurs le nom d’un grand juste — répond en conscience : « Non ». Mais son ami, qui pourtant vécut près de lui en Allemagne, répond : « Oui ». Le premier s’étonne. L’autre répond : « Je n’ai pas osé ».

13 janvier 1916.

Ce Clemenceau me stupéfiera toujours. Ce labeur prodigieux, cet article quotidien, à soixante-quinze ans ! Ce patriotisme embrasé, cette haine saignante de l’Allemand, qui n’égalent en violence que la critique en dents de scie dont il déchire le pouvoir… La virulence même de ses attaques contre l’État-Major et le Gouvernement aboutit à ce résultat ironique que ce patriote de feu, cet ennemi-né de l’Allemagne, est devenu malgré lui le collaborateur le plus assidu, le plus abondant, des journaux allemands. Toute la presse d’Outre-Rhin s’empare en effet de ses critiques impitoyables. Et la Gazette des Ardennes, édité par les Allemands en pays occupé — dont les femmes rapatriées de ces régions ont rapporté des collections — a reproduit la plupart des articles de Clemenceau, surtout ceux que la censure avait interdits et qui circulaient sous le manteau.

15 janvier 1916.

Paron me signale une remarque d’un journal hollandais. Il y eut, depuis la guerre, des congrès socialistes des pays alliés, des pays neutres, des empires centraux. Or les manifestes de ces trois assemblées tombent d’accord sur les points suivants : Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ; suppression de la diplomatie secrète ; arbitrage obligatoire ; limitation des armements.

— Qu’on y ajoute, disait Paron, l’étatisation des industries de guerre, et l’on aura l’ébauche d’une paix raisonnable. Mais on ne consultera pas plus les masses populaires pour régler la paix qu’on ne les a consultées pour déchaîner la guerre.

16 janvier 1916.

On demandait à un prisonnier allemand, professeur de son métier : « Qui sera vainqueur et vaincu ? » Réponse : « Les vaincus, ce seront les morts ; les vainqueurs, ce seront les survivants. »

17 janvier 1916.

J’apprends seulement aujourd’hui qu’une terrible épidémie de fièvre typhoïde sévit à la fin de 1914 dans la région de Bar-le-Duc. Plus de quarante mille cas. Naturellement, la presse nous l’a cachée. La vaccination antityphoïdique, qui se heurtait à de fanatiques résistances de médecins militaires, ne fut appliquée qu’après cette catastrophe.

18 janvier 1916.

Reddition du Montenegro. On n’attend pas que toute la lumière soit faite sur cet événement pour accabler le vieux roi. Le héros, l’admirable allié d’hier, est devenu la vénalité même, la boue. Et on l’accuse d’avoir déchaîné en 1912 la guerre balkanique, « d’avoir mis le feu à l’Europe pour faire cuire son œuf à la coque ». À qui se fier ?

22 janvier 1916.

Dans un discours dont le Sénat, galvanisé, a voté l’affichage, le général Galliéni, à la fin du mois dernier, a déclaré que désormais la France voulait la guerre et que quiconque prononcerait le mot de paix serait un mauvais citoyen. Ces jours-ci, la censure a téléphoné l’interdiction aux journaux d’imprimer même ce mot de paix.

25 janvier 1916.

Dans le jardin public d’une petite ville de province où l’on n’a guère l’occasion de voir des soldats, passe un permissionnaire. Une petite fille de trois ans, qui jouait aux pieds de sa mère, l’aperçoit. Et — elle a tellement entendu déjà parler de soldats morts — elle s’écrie : « Oh ! maman… un soldat qui n’est pas mort ! »

30 janvier 1916.

Hier, raid de zeppelins sur Paris. Les rayons des projecteurs se heurtaient à un plafond de brume. La censure interdit de nommer les points de chute des bombes et les hôpitaux où furent transportées les victimes. Naturellement, des héros, des héroïnes se révèlent. Le monsieur qui, affligé d’insomnie, s’est justement endormi d’un bon sommeil dès l’alerte donnée. La dame qui a profité de l’attente pour mettre à jour son courrier fort en retard. Et celle qui devait partir en voyage ce matin, mais qui reste, maintenant que Paris est menacé…