Le Journal de la Huronne/Les Hauts Fourneaux/Décembre 1914

Andernos, 2 décembre 1914.

Il paraît que le gouvernement a décidé le retour à Paris. Non sans tiraillements. C’est que les ministres ne s’accordent pas toujours, fort jaloux de leur prestige personnel. Ainsi, croirait-on qu’ils prennent mutuellement ombrage de leurs voyages au front ? Entre eux, c’est un concours à qui s’approchera le plus près de la ligne de feu. Ou bien, dès que l’un d’eux part pour Paris, les autres tremblent qu’il ne pactise avec ce pouvoir nouveau, installé au Lycée Victor-Duruy, et qui traite des affaires du camp retranché.

Voilà plus d’un mois que Poincaré, influencé par la lecture de son courrier quotidien, souhaite de rentrer définitivement. Mais la question n’est pas si simple. Une partie de la presse, inspirée, dit-on, par le groupe du Lycée Victor-Duruy, insinue que le retour du gouvernement exposera Paris à de nouveaux efforts de l’ennemi : attaques de zeppelins, pressions sur les lignes qu’il faudra renforcer.

Bref, jusqu’au dernier moment, chacun reste sur ses positions. Hier, Ribot déclara fermement qu’en tout cas il rentrerait le lundi suivant. « Vous voilà révolutionnaire », sourit Sembat. « Comme vous naguère », distille Ribot.

Paris, 10 décembre 1914.

Me voici rue de la Faisanderie, dans ma maison que j’avais quittée depuis Pâques. Quelle douceur, parmi tant de tristesses, d’y ramener mon fils aussi bien portant qu’au départ, après les craintes mortelles qu’il m’a données pendant des mois.

J’imaginais Paris très changé. Le jour, on y découvre à peine quelques traits nouveaux : des devantures closes, le petit nombre des autos, la teinte sombre et la simplicité des toilettes. La métamorphose est plus sensible le soir, où la vie est écourtée, ralentie : les rues sont à demi obscures, les cafés et les restaurants ferment vers neuf heures. De rares théâtres s’entr’ouvrent.

Plus de grands dîners. Des déjeuners moins cérémonieux tendent à les remplacer. Plus de « jours ». On ne goûte qu’en petit comité. Nombre de femmes avaient cessé de se teindre au début de la guerre, par esprit de sacrifice ou faute de coiffeur. Elles hésitent aujourd’hui à reprendre leur ancienne apparence. Beaucoup avaient renoncé au fard. Mais ce vœu-là n’a pas tenu.

13 décembre 1914[1].

Visite de mon vieux Paron, que j’avais à peine entrevu à Bordeaux depuis notre singulière rencontre. Il avait lu récemment le Livre Jaune, le livre diplomatique français sur les préliminaires de la guerre.

— Ce document, me dit-il, m’a mis sur les traces de cette vérité que nous sommes tous deux si avides de découvrir. Les raisons des partisans de la guerre y sont très finement analysées dans une note que j’ai résumée à votre intention.

Voici le résumé de Paron.

Souhaitaient la guerre :

1o Ceux qu’on a persuadés qu’elle était inévitable et qui veulent en finir au plus vite.

2o Ceux qui y voient une diversion nécessaire, seule capable d’empêcher ou de retarder l’avènement du socialisme, ou l’application de mesures démocratiques comme l’impôt sur la fortune.

3o Ceux qui entendent défendre la suprématie intellectuelle de leur patrie.

4o Ceux qui veulent une revanche.

5o Ceux qui obéissent à la haine héréditaire, soigneusement entretenue par toute l’éducation.

6o Ceux qui, fabricants de canons ou de plaques d’acier, grands marchands exigeant de plus grands marchés, banquiers escomptant, après la victoire, l’âge d’or et l’indemnité, jugent que la guerre serait une bonne affaire.

— Comment ? m’écriai-je après avoir lu, vous n’avez pas trouvé cela dans le Livre Jaune ? Il est matériellement impossible qu’un diplomate reconnaisse des torts à son propre pays ! Son métier consiste à les mettre tous au compte de l’adversaire.

— Aussi s’agit-il des Allemands, me dit Paron en souriant mélancoliquement de sa ruse. Il s’agit de leurs groupements belliqueux. Vous voyez qu’à la rigueur on pourrait s’y méprendre et que les raisons de souhaiter un conflit ne diffèrent guère d’un pays à l’autre…

Il ajouta deux commentaires.

— Sans doute vous étonnerez-vous de voir des Allemands réclamer une revanche. C’est qu’à leurs yeux, l’accord de 1911, qui régla la question marocaine, était une défaite — je cite le Livre Jaune — un déboire diplomatique, une humiliation nationale, une déconsidération européenne. Et pendant qu’on s’efforçait en France de rendre cet accord et ses auteurs impopulaires, le ministre qui l’avait conclu pour l’Allemagne, M. de Kiderlen, était l’homme le plus haï de son pays. D’ailleurs, il en est mort, en pleine force d’âge… Quant à l’impôt que les hobereaux voulaient éluder, fût-ce au prix d’une diversion sanglante, c’est l’impôt sur les successions, dont le principe fut voté en 1913 et qui rencontra en Allemagne les mêmes résistances farouches que l’impôt sur le revenu en France…

Paron me dit encore qu’il avait trouvé dans ce livre un exposé très loyal des forces pacifiques en Allemagne, un an avant la guerre. Il s’étonnait de leur nombre et de leur diversité. Il en avait également relevé la liste : la partie éclairée de la noblesse ; les classes dirigeantes de tous les États du Sud, hostiles à la politique prussienne ; les sept millions d’Allemands annexés, Alsaciens, Danois, Polonais, également en rébellion contre la Prusse ; le moyen commerce, la moyenne industrie, la moyenne finance, pour qui la guerre serait la banqueroute ; la masse profonde des artisans, des ouvriers, des paysans. Quelle minorité nocive avait donc pu pervertir le nombre et l’entraîner ?

Il me dit enfin l’impression d’ensemble que lui laissait la lecture du Livre Jaune et d’extraits des Livres Blanc, Bleu, Orange et Gris, publiés par les autres belligérants. Dans la période de tension, chaque gouvernement tremblait d’être en retard sur le voisin dans l’énorme travail d’une mobilisation totale. Sous l’empire de cette crainte panique, ils se dépassaient sans cesse les uns les autres dans leurs préparatifs plus ou moins secrets. Ils s’inspiraient une mutuelle terreur. Chacun faisait état de la hâte d’autrui pour se hâter davantage. Et ce jeu d’émulation affolée, de tragique surenchère, les jetait fatalement au conflit… Déjà, pour nos descendants, une leçon se dégage des événements : en régime de nations armées, la mobilisation c’est la guerre.

19 décembre 1914.

Depuis sa réouverture, l’Opéra-Comique refuse quinze cents personnes chaque soir. Les baignoires, d’où l’on n’est pas vu de la salle, sont recherchées par des femmes en deuil. Elles viennent pleurer. La musique seule adoucit et détend leur chagrin.

20 décembre 1914.

Je m’étonnais devant quelques intimes que Capus, Lavedan, Donnay, dont l’esprit délicieux et souriant respirait surtout l’indulgence, fussent devenus les plus ardents à prêcher la haine, à sanctifier la guerre, les plus graves, les plus austères efficients devant l’autel de la Patrie. Une voix goguenarde me répondit : et Quoi d’étonnant ? Les femmes qui eurent une jeunesse légère ne finissent-elles pas par donner le pain bénit ? »

22 décembre 1914.

Séance de rentrée à la Chambre. Discours. Combien ce pays est friand de paroles et sensible à leur pouvoir… À chaque passage sonore, toute l’assemblée se dressait, au signal de quelques enthousiastes. Ainsi, dans les églises, la foule hésitante imite, pour se lever et s’asseoir, les mouvements de quelques initiés. Au reste, nul, dans cette enceinte, n’aurait pu demeurer assis sans passer pour traître ou impie. Là, peut-être plus qu’ailleurs, règne la dure loi d’hypocrisie imposée par la guerre.

Dans la tribune où j’étais placée, un provincial, profitant d’une trêve d’éloquence, demanda à son voisin : « Où sont la droite et la gauche » ? Il reçut en pleine face cette réponse patriotique : « Monsieur, il n’y a plus ici ni Droite ni Gauche, il n’y a que des Français. »

26 décembre 1914.

À l’occasion de Noël, Anatole France a publié dans un journal un article d’une forme admirable. Je n’ai pas revu le bon Maître depuis la guerre. J’aurais pourtant bien voulu être près de lui quand, l’été dernier, sa franchise courageuse lui attira des injures forcenées. Je l’ai si bien compris, à ce moment. Épris du génie latin, il admire toute l’œuvre des Romains, leur conception de la guerre et de la paix. « Ils voulaient que leurs ennemis vaincus devinssent leurs amis ». Il osa donc transposer cette parole, envisager la réconciliation après la victoire. Aussitôt, cinq cents lettres l’accablèrent d’outrages. Rien ne peint mieux l’odieuse intolérance d’un fanatisme haineux et l’aberration universelle. Faut-il donc invoquer l’œuvre de France, comme j’invoquais celle de Jaurès, pour attester sa foi civique ? L’amour du sol natal, de ses sites, de son histoire, l’attachement aux générations disparues, aux muets témoins de leur labeur, de leurs peines et de leurs joies, nul n’en a plus que lui le sentiment profond. Nul n’a su mieux que lui les exprimer, dans des pages incomparables, toutes pénétrées de subtile tendresse, et dispersées dans ses livres. Ah ! quel joli manuel de vrai patriotisme, quel loyal bouquet on pourrait composer de ces feuilles détachées… Anatole France voulut donner à sa protestation une forme sensible. Il tenta de s’engager dans le service armé. Il avait soixante-dix ans. On ne l’accepta pas.



  1. Les notes non « situées » sont écrites à Paris.