Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Septembre 1918

3 septembre 1918

André Mitry est tué. Un fils unique, adoré, la raison de vivre de ses malheureux parents. Nulle consolation possible. Ma présence même offenserait leur douleur : mon fils vit ; il est près de moi. André Mitry est tombé devant Noyon, ce Noyon cinq fois pris et repris depuis 1914, dans le flux et le reflux des peuples en armes. Tous les jours, on apprend autour de soi des morts de soldats. Si cette tuerie continue, il n’en restera plus. C’est une frénésie déchaînée, des pertes sans nom, des massacres sans exemple. Voir cela… Tous les instincts lâchés, comme une monstrueuse déjection… Convoitises industrielles, avidités marchandes, âpres ambitions, haines, jalousies, cruauté, orgueil, égoïsme, hypocrisie, dureté, insondable sottise… Penser que les plus pures, les plus éclatantes vertus, l’héroïsme, le dévouement, la foi, la bravoure, le sacrifice, servent cette bassesse. Elles la couvrent. Elles la parent. Ah ! la guerre, des diamants sur de la fiente.

Et pas un cri de pitié, d’alarme, pas un appel à la raison, à la prudence de l’avenir. Pas un « assez ! » Qui le lancerait ? Où ? Neuf journaux sur dix sont inféodés à la guerre. Le reste est censuré. Les réunions sont interdites. Toute parole de paix fait écumer la Chambre. Et la foule elle-même, à la fois orgueilleuse et timorée, ivre du vin que lui verse la presse, lapiderait encore le messie.

Alors ? Propager ses idées autour de soi ? Impossible, plus que jamais. Toutes les approbations, toutes les facilités, toutes les tribunes sont réservées à ceux qui exaltent la haine, la vengeance et la guerre. Quiconque prononce une parole humaine s’attire la réprobation, la vindicte, le soupçon, la raillerie, l’injure. Qui dira la violence brutale, explosive, meurtrière, d’un surpatriote dont on discute la foi ? D’une visite dans un asile, au quartier des fous furieux, on garde la hantise hallucinante de visages démontés, hystériques, apparus aux guichets des cellules. Ce sont des moutons à côté d’un chauvin qui entend aujourd’hui parler de la paix.

12 septembre 1918.

Mon fils repart demain pour l’est, après dix jours de permission. Paron entre nous deux, nous avons achevé la soirée dans le petit salon. Ils ont discuté de la guerre et de l’avenir. Comme ce dernier entretien m’a frappée…

Peut-être pour me consoler, me réconforter, mon vieil ami annonçait l’issue prochaine, malgré la démence accrue, l’onde furieuse qui nous emporte. Et il prévoyait, dans le lointain du temps, le retour à la raison, la fin des massacres.

René n’aime pas parler de la guerre. Là-dessus, il est muet. On le devine stoïque. Pourtant, il a protesté fermement contre les dernières paroles de Paron :

— Il y aura toujours des guerres. Croyez-moi. Les hommes aiment se battre, les nôtres comme ceux d’en face. Dès qu’on leur met une arme aux mains, ils brûlent de s’en servir, pour se défendre et pour tuer. Dites que le barbare reparaît, que la bête est lâchée, que c’est horrible. C’est ainsi. L’attrait de la lutte, du risque et de la chasse est en nous, dans nos moelles. L’instinct ne change pas, si les prétextes varient de lui donner carrière. Aussi n’avons-nous même pas à examiner ces raisons apparentes. Le devoir est simple. Il y a la guerre : il faut la faire.

Tout en moi protestait contre lui. Mais je n’étais même pas tentée de le contredire, tant je le plaignais. Comme il devait souffrir ! Que de pensées je devinais sous les mots… Ainsi, il n’était plus soutenu par la foi qui l’avait emporté. Il ne croyait plus à ces buts généreux : le droit, la liberté, la civilisation, la fin des guerres. Il ne s’en prenait plus qu’à un instinct, fixe et rude. Aussi jugeait-il superflu de chercher au conflit d’autres causes.

Et je me demande maintenant s’il n’obéissait pas à une sorte de pudeur filiale… Si ce parti-pris de n’accuser que la bête déchaînée ne lui permettait pas d’ignorer et d’absoudre ceux qui avaient lâché la meute.

Cependant Paron continuait de proclamer sa foi dans l’avenir amélioré.

— Non, la guerre n’est pas éternelle. La planète est un organisme, dont les êtres humains sont les cellules. La guerre est une maladie. On la guérira comme on guérit peu à peu toutes les autres. Des microbes nocifs se répandent dans la masse, l’échauffent, lui donnent la fièvre. On découvrira bien le sérum capable de détruire les microbes et d’immuniser la masse.

« La guerre ? Mais les hommes la condamneront, la vomiront dès qu’ils connaîtront vraiment la guerre actuelle, dès qu’ils découvriront ses sales dessous, dès qu’ils s’apercevront qu’elle n’est qu’une immense duperie, qu’elle édifie une fortune sur mille ruines, qu’elle épuise également les vaincus, les neutres et les vainqueurs, qu’elle est grosse de revanches, et qu’elle mettra bas, s’ils ne lui écrasent pas dans le ventre toute sa portée.

« Comment seront-ils éclairés ? Par l’instruction pour tous. Et la métamorphose est prompte. En quelques années de collège, un petit paysan ne devient-il pas un bourgeois ? L’instruction pour tous, qui seule leur permettra de voir clair et juste, de réfléchir, de ne plus être dupes, de discerner la vérité du mensonge dans les discours et surtout dans les textes, de ne plus se laisser imprimer une opinion dans la cervelle, en un mot d’échapper au joug écrasant de la presse et de ses maîtres.

« L’avenir ? Mais il s’élabore en pleine guerre, il se construit pendant que nos forcenés détruisent. Tous les plans qu’en ont tracés les congrès travaillistes, tenus depuis quatre ans dans tous les pays, amis, ennemis, neutres, ne se superposent-ils pas dans leurs grandes lignes : droit d’option des peuples, suppression de la diplomatie secrète, arbitrage obligatoire, limitation des armements ?

« Ce plan, qui le réalisera ? Une fédération des États. Mais une fédération qu’on aura fait aimer, respecter, vénérer, qu’on aura représentée à tous les yeux comme le symbole unique du salut. Une fédération vraiment souveraine, forte d’un pouvoir effectif, d’une police internationale, capable d’imposer ses arrêts par le monde. Les villages se sont agglomérés en provinces, les provinces en nations. Comment les nations échapperaient-elles à cette loi historique ? Oui, l’avenir est à la Société des Nations. Et elle est accueillie de mauvaise grâce par les dirigeants, de ce pays — lui-même si jaloux pourtant d’être le porte-drapeau des idées généreuses — précisément parce qu’elle gêne leurs vues étroites et rétrogrades de protectionnisme et de conquêtes, parce qu’elle est le libre-échange et la paix.

« Instruction pour tous, qui dissoudra le pouvoir tyrannique de la grosse presse. Fédération des États, qui abolira les impérialismes économiques. Instruction, fédération. Voilà les deux points qui jalonnent la route. Malgré des arrêts, des reculs, il faudra bien que les peuples la suivent, dussent-ils se débarrasser en chemin des régimes qui, sans même entraver leur marche, n’auraient pas la sagesse de la soutenir.

« Oui, la haine, malgré les étendards et les rhétoriques, malgré les flots de rubans et les musiques, cessera un jour de diriger les hommes. L’avenir humain n’est pas à la haine qui détruit, mais à l’amour qui crée. L’instinct d’aimer est au centre de l’être. C’est la flamme même de sa vie. Elle rayonnera. Elle régnera. Et des jours clairs se lèveront. Je ne les verrai pas. Mais je m’endormirai dans la douceur de les avoir prévus… La nuit devient légère, quand on pressent l’aurore. »

18 septembre 1918.

Dans le vide, la mélancolie indicible où me laisse le départ de mon fils, j’ai eu un sursaut d’espoir. Avant hier, l’Autriche a demandé officiellement la paix. Je me rappelais la tentative de Sixte de Bourbon en 1917, les consciences troublées par cette révélation tardive, la forte minorité qui désapprouva rétrospectivement le cabinet Ribot d’avoir rejeté ces offres. Peut-être la leçon porterait-elle ses fruits ?

Mais j’oubliais que la retraite allemande, si chèrement talonnée, bouleverse les cervelles. Naguère, on repoussait la paix parce qu’on n’était pas vainqueur. Aujourd’hui, on la repousse parce qu’on n’est pas assez vainqueur. Nos maîtres savent toujours suggérer des raisons de prolonger la guerre jusqu’à leurs vastes buts. La presse marche comme un seul homme de guerre : « La parole est à nos sublimes soldats… L’heure des diplomates sonnera après celle du canon. » La foule avale ces formules, les mâche, et les recrache, envenimées : « On leur en foutra des pourparlers… On ne peut pas causer avec ces salauds-là. » Clemenceau, devant le Sénat érigé, a récité la Marseillaise et déclaré qu’il réduirait par la force les dernières fureurs de la force. Le ministre des Affaires Étrangères, Pichon, espiègle, a expédié au médiateur, en guise de réponse, le numéro de l’Officiel qui contient le discours de Clemenceau.

22 septembre 1918.

Je feuillette un luxueux album de dessins. Ils représentent des enfants amputés des mains par les Allemands. Ces pauvres petits sont nombreux. Ils se réunissent en groupes et ils tiennent, sur ces atrocités, des propos à crever le cœur…

Je me rappelle qu’une femme de lettres, au début de la guerre, s’efforça de retrouver un de ces enfants afin de l’emmener en Amérique. Je ne crois pas qu’elle ait abouti. Mais si d’autres avaient été plus heureux dans leurs recherches, nos illustrés n’auraient-ils pas publié à profusion le portrait de la petite victime, afin de soulever l’indignation ? « Tout est bon à exalter la haine », ai-je entendu souvent répéter. Et la propagande, qui dispose de plus de vingt millions par an, aurait couvert le monde de ces photographies. Quoi ? Ces enfants n’auraient-ils pas existé ? Mais alors, quel signe effroyable de l’aberration où la guerre a jeté les peuples…

Ce même jour, je vois que de puissantes associations continuent de se réunir en séances solennelles, de s’y régaler de discours de feu. On exalte les courages, on décrète la victoire intégrale. On prolonge la guerre, du fond de sa stalle. Certes, je serais tentée de sourire de ces derviches hurleurs qui tombent en crise, de tous ces convertis qui se prêchent entre eux. Mais il ne faut pas oublier que ces mots sont plus meurtriers que des volées de mitrailleuses, car ils envoient de nouvelles légions de jeunes hommes à la mort.