Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Mars 1917

7 mars 1917.

À la Sorbonne, dix-huit discours belliqueux, à la file. « Durons. Endurons. Tous debout. » Dix-huit discours, pas un de moins. Les assistants ont battu tous les records d’endurance, stoïquement : qui donc osera prétendre encore que les classes privilégiées ne prennent pas leur part de souffrance ? Le Parlement, le Pouvoir, l’Académie, les Églises, les grandes Ligues, les Groupements patronaux, tous les milieux favorables à la guerre, hostiles à la paix, étaient représentés. Seul le peuple de France était absent.

9 mars 1917.

Une femme volait des porte-monnaie. Mais, quand elle y trouvait de l’or, elle prenait grand soin, selon le devoir de tout bon citoyen, de l’échanger contre des billets, à la Banque de France. Chaque fois, selon la règle, on lui délivrait un certificat de civisme. Quand on l’arrêta, la voleuse portait sur elle cent dix-neuf attestations glorieuses. Ironique sans le savoir, le journal qui rapporte ce fait-divers l’intitule : « Voleuse, mais patriote. »

10 mars 1917.

« Comment la guerre, me disait Paron, ne serait-elle pas agréable aux fidèles du Passé ? Elle ne cesse pas de les servir. Aujourd’hui, l’Angleterre, obligée de se restreindre, se ferme aux importations, s’entoure de hautes barrières protectrices. Les Britanniques, libre-échangistes, font marche arrière, retournent au protectionnisme. Quel triomphe, l’abandon de ce libre échange détesté, qui supprimerait tant de chances de conflit, dans un temps où les guerres sont des guerres de tarifs !… »

11 mars 1917.

Y aurait-il anguille sous roche ? Un journal annonce, de source autrichienne, que les Empires Centraux vont offrir la paix. Il ajoute bien vite que cette paix, favorable en apparence aux Alliés, laisserait à l’ennemi de tels avantages économiques, qu’elle constituerait pour lui une véritable revanche. Nous voilà prévenus. Mais peu importe. Cette note présage une prochaine proposition. Voilà ce que j’en retiens.

Chaque fois en effet, qu’un espoir de paix, va surgir, la presse orthodoxe prend les devants, le dénonce et le ruine. Elle montre qu’il est vain ou fallacieux ; elle met en garde les esprits contre lui. Hier encore, elle imprimait : « Même si la France obtenait l’Alsace-Lorraine, ce serait encore pour elle la défaite. » Si on se reporte par la pensée au début de la guerre, la phrase paraît folle. Elle est habile. Sans doute nos maîtres craignent-ils que cette satisfaction sentimentale ne soit prochainement offerte au pays et qu’il ne s’en contente. Eux, ne s’en contentent plus. Ils sont devenus plus exigeants. Ils veulent des réparations, des garanties, des « dédommagements ». Et je ne peux pas ignorer, hélas ! les convoitises qui s’abritent derrière ces trois mots-là…

Et comme ils sont ingénieux et prompts à écarter toute menace de paix, ces hommes qui veulent prolonger la guerre jusqu’à leurs fins !… Ce soir, un officier permissionnaire nous assurait que les Allemands préparaient un nouveau repli dans la Somme. Ils détruisaient des ouvrages d’art afin de ralentir la poursuite. On entendait les explosions.

― Et si, dis-je, pressés par le blocus, la pénurie, la disette, ils se retiraient ainsi progressivement jusqu’à la frontière, afin de faciliter les négociations ?

Il ne faut pas oublier, en effet, les solennelles et récentes déclarations du Sénat, qui ne recule devant aucun sacrifice : « La France ne peut pas signer la paix avec un ennemi qui occupe son territoire. »

Mon mari parut un instant déconcerté devant un tel péril. Mais l’inspiration jaillit :

― Ah ! pardon, il faudrait les chasser de Belgique.

Oui, ils montent tous une garde vigilante autour de la guerre. Qu’on n’y touche pas ! Le sénateur Foucard, le regard sombre, le cheveu noble, le jabot en bataille, arpentait le salon. Toutes ces rumeurs de propositions nouvelles, de replis allemands, même d’armistice et de révolution russe, l’agitaient d’inquiétude. Il se campa devant moi et, se pétrissant les mains, la voix jugulée :

― Non, non. Pas de paix blanche ! Pas de paix blanche !

Je n’ai pas pu retenir :

― Vous préférez une paix rouge.

Ah ! je serais morte depuis longtemps, si les regards fusillaient.

13 mars 1917.

On voit maintenant, aux terrasses des cafés, dans les restaurants, des soldats mutilés, décorés de la croix de guerre ou de la médaille militaire, qui vendent des cartes postales ou qui chantent des refrains patriotiques. Puis, ils font la quête. Naturellement, tout le monde donne. La caissière, qui manque toujours de monnaie, leur change leur billon contre des billets. C’est un protocole réglé.

Autre spectacle, aussi fréquent, mais plus pénible. Dans la rue, deux gardes républicains, confortables, sanglés dans leur buffleterie neuve, claquant dans leur tunique comme une mortadelle dans sa peau, arrêtent, pour lui demander ses papiers, un pauvre petit soldat en capote boueuse, émiettée par trois ans de guerre.

16 mars 1917.

Pendant la soirée d’hier, chasse aux nouvelles, à coups de téléphone. Depuis le 11, on ne savait presque plus rien de la Russie. Le bruit courait que le tzar avait été assassiné, ou qu’il marchait sur Pétrograd. En dernière heure, on assurait qu’il avait abdiqué, qu’il était remplacé par un grand-duc régent. L’allégresse est vive parmi les gens de mon entourage. Car ils affirment que ce grand-duc est un des meurtriers du prêtre Raspoutine et que, germanophobe avéré, il va anéantir tout le parti germanophile qui gravitait autour du tzar.

Le spectacle est même assez comique, de tous ces hauts bourgeois qui célèbrent la Douma, dans l’espoir qu’elle va, pareille à la Convention, donner à la guerre une vigueur et une extension nouvelles. Pour moi, je crois bien que les révolutions subissent la guerre, mais veulent la paix. Cette opinion, que j’ai émise à déjeuner devant douze convives, a d’ailleurs glacé toute la table. Attendons.

18 mars 1917.

Démission du cabinet Briand. Elle semble entraînée par celle du général Lyautey, ministre de la Guerre depuis le « rajeunissement » de décembre dernier. Il y a trois jours, le général lut à la tribune un discours qui n’exprimait peut-être plus parfaitement sa pensée du moment et qui reçut de la Chambre un accueil agité. Il en prit prétexte pour rendre son portefeuille, qui d’ailleurs lui pesait au bras. Il s’embourbait dans la vie politique. On a parlé d’un coup d’État : ce n’était qu’un coup de tête.

19 mars 1917.

Réoccupation, ces deux jours, de Péronne, Roye, Lassigny, Noyon, Bapaume, Nesle et Chaulnes, à la faveur d’un repli allemand. Bien qu’il ait été prévu depuis longtemps, l’événement provoque une surprise générale. Il paraît que certaines troupes de première ligne ont ignoré pendant douze heures qu’elles n’avaient plus d’ennemis devant elles. Seule, la presse ne s’est pas laissé démonter. Dès ce matin, elle entonne un chant triomphal : « Le recul n’est plus consenti par l’ennemi… Le canon a vaincu, le front est brisé… La victoire déploie ses jeunes ailes. »

21 mars 1917.

Le ministère Ribot, constitué depuis le 19, s’est présenté aujourd’hui devant le Parlement. À la Chambre, lorsque le nouveau président du Conseil eut achevé la lecture de sa déclaration, un député socialiste proposa : « Et maintenant, si nous parlions des buts de guerre ? » Ribot répliqua vertement : « Nous ne le tolérerons pas ! » Est-ce croyable ? Ce peuple en démocratie qui ne peut pas savoir pourquoi on le maintient en guerre ?

22 mars 1917.

On nous laisse tout ignorer de la Révolution russe. Les déclarations du tzar, du grand-duc Michel, du gouvernement nouveau, ne nous apprennent pas grand’chose. Elles me rappellent ce mot d’un attaché civil au cabinet du ministre de la Guerre, à qui je demandais des nouvelles des événements militaires, et qui me répondit gentiment : « Oh ! nous, au ministère, nous ne pouvons rien savoir : nous ne recevons que des rapports officiels. »

Nous ne pouvons pas imaginer la vraie figure de la révolution russe, puisque nous ne connaissons pas l’attitude des partis extrêmes. Paron me dit qu’en tout cas elle facilitera l’autonomie de la Pologne et déliera les Alliés de l’engagement ― pris même avant la Guerre ― de donner Constantinople aux Russes.

25 mars 1917.

Depuis plusieurs jours, les journaux s’étendent sur le vandalisme de l’ennemi dans la zone abandonnée par lui : destructions, pillages, déportations, incendies, mutilations d’arbres fruitiers. Ce dernier trait frappe plus fort que les autres.

L’indignation semble emporter parfois les reporters au delà de la vérité. L’un d’eux affirme que si les Allemands n’avaient pas été vigoureusement poursuivis, ils auraient massacré toutes les populations. Beaucoup assurent que les sources ont été empoisonnées, bien qu’on nie le fait au service de Santé. D’autres encore s’apitoient sur l’état de délabrement des habitants libérés. Nul n’ajoute ― chose curieuse, cette remarque évidente a le don d’irriter tous ceux qui l’entendent ― que le blocus, destiné à affamer l’Allemagne, devait fatalement exercer ses effets, non seulement sur les Allemands eux-mêmes, mais aussi sur les prisonniers qu’ils gardent et sur les pays qu’ils occupent.

Nul n’envisage non plus que les plus meurtrières offensives n’ont jamais reconquis, sur un front étroit, que quelques kilomètres d’un terrain également dévasté, tandis que le repli allemand représente la reprise de 400 communes, la cinquième partie du territoire envahi, sans pertes.

On ne nous montre que l’horreur stupide de la dévastation. Elle devient prétexte à exalter la fureur. Des discours vouent ces forfaits à l’exécration universelle. « La haine est désormais le plus saint des devoirs ». Aussi les passions s’exaspèrent-elles. Pour la première fois depuis le début de la guerre, la population s’est départie de sa calme et digne attitude. On a poussé des cris de mort devant des trains de prisonniers allemands, stationnés dans des gares de l’arrière.