Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Juin 1918

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1er juin 1918.

La houille rouge…

Nous étions une douzaine à ce déjeuner. Des politiciens avaient dénigré les puissants du jour, avec cette inconcevable légèreté des hommes informés, qui veulent à tout prix étonner, éblouir. À les entendre, l’un cachait un scepticisme glacé, l’autre une âpre et sinueuse ambition, sous une tumultueuse ardeur patriotique. Un troisième savait allier un chauvinisme effervescent aux pratiques d’une noce crapuleuse. Tout un défilé pénible et grotesque, l’envers de la guerre. J’écoutais, attristée, déçue, bien que j’eusse cent fois entendu de ces propos féroces : c’est en perdant des illusions qu’on s’aperçoit qu’on en avait encore.

On glissa sur l’offensive. On déplora les pertes imposées à quelques usines de la banlieue par les grèves récentes. On énuméra les chiffres consolants des bénéfices qu’elles réalisaient depuis quatre ans. On cita, dans un cordial abandon, des coups de fortune imprévus, de soudains enrichissements, à tous les degrés de l’échelle. On convint que, du petit au grand, chacun s’efforçait de tremper sa roue dans le torrent de la guerre, afin de faire tourner son moulin.

Un gros industriel dit, en philosophe :

— La houille blanche…

Une jeune femme corrigea timidement :

— La houille rouge.

À peine eut-elle parlé que l’image, à mes yeux, s’agrandit et se précisa. Sur le fleuve de sang qui coule depuis quatre ans, se dressent en effet, jusqu’à l’estuaire, d’innombrables moulins de toute taille, dont les meuniers récoltent une mouture dorée, de fortune et d’honneurs. Mais, près de la source, dans le repli de la montagne, d’autres hommes, tout-puissants, ont déjà capté le plus pur de l’énergie. Ce sont les vrais maîtres, de la guerre, ceux qui en attendent les grands bénéfices d’industrie, de commerce, de mines et de douanes. Et, tandis que dans la vallée tout un peuple de profiteurs fait tourner sa roue, eux, sur les hauteurs, accumulent au service de leurs énormes entreprises les forces vives de ce torrent de sang.

5 juin 1918.

La préoccupation de l’offensive domine, bien que l’élan de la première poussée semble s’apaiser. Selon la coutume, on soulage le mal en recherchant ses causes. De l’avis unanime, le fléchissement d’une division anglaise, au repos à Berry-au-Bac, entraîna le recul général. Puis viennent les gaz toxiques, irrésistibles. La défection russe, qui permit aux Allemands de se concentrer à l’ouest. Hier, à la Chambre, Clemenceau donna, sur l’inégalité des forces en présence, des précisions qu’on a prudemment supprimées à l’Officiel. J’entends déplorer aussi des malchances militaires. Le 27 mai, Foch, croyant que l’attaque sur l’Aisne n’était qu’une feinte, se réservait pour le Nord. Mais tout le monde peut se tromper : le 21 mars, Pétain, croyant que l’attaque sur la Somme n’était qu’une feinte, se réservait pour l’Argonne.

On invoque enfin l’effet de surprise, bien qu’on nous eût annoncé chaque matin depuis quinze jours : « C’est pour demain ». Et les anecdotes de courir. Le 27 mai, des infirmières d’une formation sanitaire virent arriver une auto-mitrailleuse pleine d’officiers allemands. Elles s’esclaffèrent d’abord : elles croyaient à une bonne plaisanterie d’officiers français déguisés… À propos de déguisements, on conte aussi que des officiers, surpris par l’attaque pendant qu’ils jouaient la comédie à l’arrière-front, durent se replier sans prendre le temps de quitter leurs travestissements. Et sur les ponts de l’Aisne, qu’on avait omis de détruire, faute d’ordre, Français et Allemands se coulaient côte à côte, tant ces derniers étaient pressés d’atteindre sans combat leur objectif.

6 juin 1918.

Les journaux dénoncent encore une « offensive de paix » dont le chancelier Hertling donnerait bientôt le signal. Surtout après la leçon de l’affaire autrichienne, je trouve de plus en plus abominable cette tactique qui consiste à proclamer a priori que les offres énoncées seront fallacieuses et inacceptables. Car enfin, si l’Allemagne, bloquée, réduite économiquement — surtout depuis que l’Amérique rationne jusqu’aux neutres — se plie aux exigences des Alliés, s’ils ont atteint leurs buts, pourquoi déclarent-ils d’avance qu’ils ne les ont pas atteints ? C’est donc bien que ces buts ont une ampleur insoupçonnée, et que le sang des autres ne coûte pas à nos maîtres. Toujours la houille rouge…

Je dois reconnaître que, dans les journaux avancés, un contre-courant se dessine, malgré la censure, et tend à l’examen des propositions allemandes. On y fait allusion à un discours significatif que le kaiser aurait prononcé dans la forêt de Pinon. Mais la presse orthodoxe, non contente de l’escamoter, en nie même l’existence.

J’entends aussi blâmer, en timides propos, cette défiance préalable, systématique. La popularité de Clemenceau semble d’une matière friable, cuite à trop grand feu. Elle s’écaille. On murmure : « En somme, pour lui, faire la guerre, c’est surtout ne pas faire la paix ». Beaucoup réclament l’entrée de Briand dans le Cabinet. Ce dont s’indignent les admirateurs de Clemenceau : on ne peut pas atteler ensemble une grenouille et un pur-sang. À quoi les amis de Briand répliquent que la grenouille est un animal à sang froid, ce qui n’est pas à dédaigner, et qu’il ne suffit pas, pour être un pur-sang, de ruer dans les brancards.

9 juin 1918.

Les deux offensives du 21 mars et du 27 mai se ressemblent. Toutes deux procèdent par poussées successives et décroissantes, avant de se stabiliser. Toutes deux provoquent les mêmes phénomènes : retraits de fonds dans les Banques, départs fous dans les gares. Aujourd’hui, comme en mars, les âmes et les feuilles orthodoxes sont les plus promptes à l’émoi, au découragement. Car elles continuent de croire uniquement aux opérations militaires. Tandis que le concours de forces moins tangibles, d’ordre économique et politique, semble nécessaire à rompre le grand équilibre des nations en armes.

Mais, cette fois, les craintes sont plus vives, à en juger par les mesures qu’elles entraînent. Des usines de guerre de la banlieue sont invitées et contraintes à s’installer en province. La Banque de France, la Bibliothèque Nationale, les Finances, prêtes à partir, envoient devant elles leurs gros bagages. Maintes circulaires envisagent minutieusement le départ des administrations publiques. Un débat s’ouvre entre le gouvernement et le Grand Quartier : le cas échéant, devrait-on déclarer Paris ville ouverte, afin d’éviter la destruction de la capitale et de laisser aux armées leur liberté de manœuvre, ou devrait-on la défendre rue à rue ? Bien que la plupart des ministres soient résolus à se laisser plutôt ensevelir sous les décombres de la ville, on cite déjà des villes où pourrait se transférer le gouvernement : Tours, Nantes, Rennes, Bourges, Clermont-Ferrand.

Tandis que se poursuivent ces préparatifs discrets, la presse étale sa jactance. Elle accueille la reprise des divers bombardements sur ce ton de fanfaronnade qui s’accorde si peu avec la gravité de l’heure et la pensée des victimes tombées sous les bombes. Un article badine : « La grosse Bertha fait plus de bruit que de besogne… Son silence nous est aussi indifférent que son vacarme… Bertha est un sujet de conversation pour les Parisiens, et pour les Boches un sujet de communiqué ». Mais voici mieux : « En entendant le gros canon, on dissimule mal une espèce de joie. L’événement met dans la vie monotone une excitation, un orgueil et presque un plaisir. Les physionomies moroses s’éclairent, les dos lassés se redressent. Il se répand dans les rues une allégresse ». Et des obus sont tombés sur une école enfantine, sur un asile de folles, sur une Maternité !

Les raids nocturnes excitent le même enthousiasme verbal. Depuis quelque temps, dès l’alarme, on hisse au-dessus de Paris des ballons captifs que les soldats appellent des « saucisses » et dont le fil doit contrarier le vol des avions ennemis. Aussi un journal a-t-il baptisé dédaigneusement l’alerte : « L’heure où les saucisses montent et où les andouilles descendent ». Les andouilles, se sont les gens qui s’abritent dans les caves. La plaisanterie témoigne donc d’autant de bravoure que d’esprit. Seulement, l’autre soir, aux Gobelins, une bombe a tué quatorze personnes en pleine rue. Sans la crainte de passer pour des andouilles, elles vivraient encore.

D’ailleurs nous marchons la tête à l’envers. Les mêmes gens qui négligent de s’abriter des bombes sous une voûte, se protègent contre elles en portant en pendentif deux figurines de laine appelées Nénette et Rintintin.

Comme excès de plume, je relève encore ce trait, à propos de l’offensive. Un ciel splendide favorisa les Allemands. Un jour, le temps se couvrit. L’attaque en fut ralentie. Un journal imprima, en caractères d’affiche : « Le soleil lui-même est leur ennemi. »

Enfin, la fanfaronnade verse parfois dans l’inconscience. Méditez cette phrase : « Cette nuit, les avions ennemis, poursuivant leur misérable besogne, n’ont fait qu’un homicide. Espérons que les avions alliés auront mieux travaillé sur Trèves. »

14 juin 1918.

Après quatre ans, le communiqué m’étonne par son subtil génie. Il ne marque jamais un recul sur un point. Il dit : « Partout ailleurs, nous avons conservé nos positions ». Il n’avoue jamais l’abandon d’un village. Il dit : « Nous nous sommes reportés à l’ouest et au sud de cette localité ». Et c’est en annonçant triomphalement la reprise d’une position qu’il nous amène à découvrir : « Tiens ? Nous l’avions donc perdue ? »

Ah ! l’hypocrisie est bien le vice le plus hypertrophié par la guerre. Tout est hypocrite : les discours, les articles, les propos même. C’est le règne officiel du mensonge. La grande victime de la guerre, c’est la vérité.

17 juin 1918.

On va donner à une rue le nom du Président Wilson. Il y a vingt mois, lors de sa réélection, il était « plus boche que les boches ». On l’aurait traîné dans la boue de cette rue qui va porter son nom. Quelle comédie…

Lisez ce toast du Kaiser à Hindenburg : « C’est la lutte entre deux conceptions du monde. Ou bien la conception allemande du Droit, de la Liberté, de la Morale, de l’Honneur sera respectée ; ou bien la conception anglaise triomphera, c’est-à-dire que tout sera ramené à l’adoration de l’argent, et que les peuples devront travailler comme des esclaves pour la race qui les tiendra sous le joug ». Maintenant, remplacez anglais par allemand et vice versa : « C’est la lutte entre deux conceptions du monde : ou bien la conception anglaise du Droit, de la Liberté, de la Morale, de l’Honneur, sera respectée ; ou bien la conception allemande triomphera, c’est-à-dire que tout sera ramené à l’adoration de l’argent, et que les peuples devront travailler comme des esclaves pour la race qui les tiendra sous le joug ». N’est-ce pas tout à fait un speech de Lloyd George ? Ah ! quelle pantalonnade à crever de rire, si dix millions de jeunes hommes n’étaient pas déjà morts de ces discours-là…

21 juin 1918.

Et la vie se rétrécit toujours. Le moindre voyage devient difficile. Même pour la banlieue, un sauf-conduit est nécessaire, depuis l’extension de la zone des armées. On n’obtient cette pièce qu’après inquisition, quand on l’obtient. Les femmes surtout sont molestées. « Quel est le motif du voyage ? C’est une parente qui vous appelle ? Prouvez-le. Montrez sa lettre. On ne fait pas de voyage d’agrément pendant la guerre. Refusé ». Bref, d’un côté du guichet, la basse jouissance, le zèle excessif d’un bureaucrate saoulé de pouvoir et, de l’autre, la résignation moutonnière, universelle, inépuisable… D’ailleurs ces exigences sont aussi vaines que stupides. Car un espion présenterait des papiers parfaitement en règle.

27 juin 1918.

Paron me disait : « Les convoitises allumées par le minerai de Briey ont fait dire : c’est la guerre du Fer. Les convoitises allumées par le coke de la Ruhr font dire : C’est la guerre du Charbon. Le rôle capital que les pétroles de Russie et de Roumanie jouent dans les négociations de paix de ces deux pays fait dire : c’est la guerre du Pétrole. Mais il n’y a pas de guerre du Blé, du Seigle, ou de l’Avoine. On ne fait battre les peuples que pour les produits du sous-sol. Jamais pour ceux du sol. Pourquoi ? Sans doute parce que, dans chaque pays, les fruits du sol sont éparpillés entre d’innombrables tenanciers, tandis que les richesses du sous-sol sont concentrées aux mains de quelques hommes, avides d’accroître leur empire et d’éclipser leurs rivaux.

« Hélas ! Tous ces gisements réunis ne valent pas la centième partie des milliers de milliards que coûtera la guerre. Mais la dette de la guerre pèsera sur tous les hommes, tandis que les profits de ces gisements iront à quelques hommes. »