Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Janvier 1918

5 janvier 1918.

« Mais si la guerre s’arrêtait maintenant, nous serions ruinés ! » C’est une réplique que je m’attire souvent, quand j’appelle la paix. Ne serons-nous pas ruinés davantage, si elle ne s’arrête pas ?

Cette idée d’obtenir une indemnité capable d’alléger les impôts futurs a été lancée l’an dernier. Elle a fait du chemin. Elle séduit nombre d’esprits. Moi, elle me stupéfie. Ses partisans se rendent-ils compte qu’ils font tuer des hommes pour sauver leur argent, qu’ils exigent des sacrifices humains pour s’éviter des sacrifices pécuniaires ?

Et le calcul est aussi stupide que cruel. Plus la guerre se prolonge, moins elle a de chances d’être sérieusement indemnisée. Car le montant de cette indemnité devrait s’élever avec celui des dépenses, qui s’accroissent follement, sans freins ni bornes. Cent trente millions par jour ! Et elle devrait être payée par des ressources qui, au contraire, diminuent, dans un conflit où tous les belligérants vont à l’épuisement.

9 janvier 1918.

Wilson publie les quatorze conditions de la paix. Son message me semble le document le plus important de la guerre. Pour la première fois, des buts simples, précis, généreux, sont exposés en pleine lumière. Si ces quatorze conditions étaient acceptées, respectées, la paix serait prompte et durable. Dans le recul du temps, quelque éclipse que subisse son destin ou sa mémoire, cet homme apparaîtra grand.

Mon mari, Foucard, leurs pareils, font au message un accueil ambigu. Ils sentent bien que l’Amérique règlera la guerre, non seulement avec les combattants qu’elle ne cesse pas de déverser sur le continent, mais grâce à ses ressources sans limites, à ses possibilités de blocus économique. Quoi qu’il en coûte à leur orgueil, ils sont tenus de la ménager. Mais certaines phrases du message les irritent : cette « réparation du tort fait à la France en 1871 », leur assurera-t-elle cette Alsace de 1814, Sarre comprise, si âprement exigée chaque fois que s’amorcent des pourparlers secrets ? Sans doute craignent-ils que, sur la base solide et plane des quatorze conditions, la paix ne soit conclue avant qu’elle ne leur accorde tout le sol et tout le sous-sol promis à leurs ambitions.

10 janvier 1918.

D’une lettre d’Anatole France : « Si vous voulez mon avis, je ne crois pas, contrairement à l’opinion générale, publique, souveraine, auguste, que ce soient Malvy et Caillaux qui aient empêché nos braves généraux de chasser les Allemands de France et de Belgique ; je ne crois pas que cette poignée de financiers et d’agents d’affaires qu’on va juger militairement aient eu beaucoup d’influence, par leurs escroqueries, sur la marche de la guerre. Je ne crois pas que ces pauvres institutrices et ces innocentes gardiennes d’ouvroir, coupables seulement de pitié et qu’on livre aux rigueurs des conseils de guerre, aient porté le trouble dans le cœur de nos soldats. Mais la commune bourgeoisie le croit fermement. Et si Clemenceau ne se hâte pas d’assurer la victoire par le supplice de ces millions de traîtres qui se montrent dans les cauchemars des concierges et des propriétaires, il sera bientôt tenu lui-même pour un homme faible… »

11 janvier 1918.

Afin d’obéir aux sollicitations, si pressantes et si tendres, du président Wilson en faveur de la jeune Russie, des socialistes ont tenté d’aller à Pétrograd. On leur a refusé leurs passeports. On les leur avait déjà refusés récemment, lorsqu’ils avaient voulu se rendre en Russie afin d’empêcher la paix séparée. Aujourd’hui, à la Chambre, le Ministre des Affaires Étrangères, Pichon, a voulu justifier cette intransigeance. Il a ressorti ce vieil argument, si singulier : « Il serait indécent que des Français et des Allemands fussent face à face tant que ces derniers envahissent notre territoire. » Si la guerre de tranchées s’était installée sur le sol allemand, n’aurait-il pas tenu le même langage ? Il a avoué sa crainte farouche d’être entraîné vers une paix générale et déclaré que les révolutionnaires russes étaient les ennemis de la France. Une majorité frénétique, belliqueuse, moussait d’enthousiasme : « Oui, vaincre, vaincre… Gagner la guerre… Victoire par les armes… La parole au canon… »

Ah ! que cette folie collective sert donc bien les convoitises en profondeur des maîtres cachés de la guerre, de ceux qui attendent l’heure des gisements !

Déjà, les conséquences apparaissent de cette rigueur à l’endroit de la Russie. Le gouvernement russe avait demandé aux alliés d’assister aux négociations de paix afin de se porter garants des engagements pris, des conditions adoptées. Ainsi, les Allemands n’eussent abandonné les territoires russes, par eux envahis, qu’en échange de restitutions — leurs colonies, par exemple — que la Russie, à elle seule, ne peut pas leur promettre. Mais l’Entente a refusé d’envoyer des représentants à Brest-Litowsk. Aussitôt, les annexionnistes allemands de triompher. Ils prétendent garder leurs gages territoriaux, puisque la Russie ne peut pas leur garantir des compensations qui devraient être ratifiées par l’Entente.

Non, on n’a pas écouté les adjurations de Wilson. On n’aide pas la jeune Russie. On lui tient rigueur d’être lasse du carnage, d’avoir publié les fameux accords secrets de février 1917, d’avoir ainsi donné aux vues de l’Entente un caractère impérialiste, d’être un dangereux exemple de libération populaire. Et pourtant… Ne devrait-on pas lui savoir gré d’avoir répandu jusqu’en Allemagne les ferments de révolution ? Grâce à eux, la lutte entre les partis de guerre et les partis pacifiques s’aggrave en ce pays. Qui sait si elle n’entraînera pas cette démocratisation de l’Allemagne dont l’Amérique a fait une des conditions de la paix ?

13 janvier 1918.

Une revue de music-hall jouit d’une telle vogue qu’on doit louer trois semaines à l’avance et qu’on interdit chaque soir la circulation des voitures dans la rue qui borde cet établissement. Dans la salle, un luxe aveuglant de lumières, de toilettes et de bijoux. Des affiches étalent de friandes promesses : Les 32 jambes en feu. Les 64 fleurs merveilleuses. Les 130 femmes qui marchent en l’air. Et, à 100 kilomètres de là, depuis 42 mois, au front, il meurt en moyenne 50 Français par heure !

14 janvier 1918.

L’arrestation de Caillaux accapare toute l’attention. La porte de la prison, en se fermant sur lui, a fait un tel bruit qu’on n’en entend plus d’autres. Les journaux d’hier après-midi, annonçaient la nouvelle en caractères de victoire. Elle provoque la même stupeur indignée chez ses partisans, le même déchaînement aveugle dans la foule, que les poursuites engagées contre lui.

De cette arrestation, on donne des raisons occultes : « À l’instruction, les témoins restaient muets ; maintenant qu’il est arrêté, ils parleront ». Les gens au pouvoir murmurent : « Il y a une ambiance… Il fallait rassurer les soldats, qui se croient trahis ». Oublient-ils donc qui a créé l’ambiance, qui a jeté le cri de trahison ?

Quant aux raisons apparentes, elles diffèrent de celles des poursuites : la découverte d’un coffre-fort à Florence ; les dépêches de Luxbourg, ministre d’Allemagne en Argentine. Les assertions les plus folles — accueillies par la presse avec l’agrément de la censure — courent sur les valeurs et les documents trouvés à Florence. Aujourd’hui, à la Chambre, les socialistes ont protesté contre l’ouverture illégale de ce coffre, hors de la présence de l’intéressé ou de son représentant.

À propos des dépêches Luxbourg, un trait significatif. En 1915, quand Caillaux, envoyé en mission en Argentine, rentra en France, le ministre d’Allemagne signala à son gouvernement ce départ et le nom du paquebot avec ce commentaire : Capture désirable. Une agence a perfidement traduit : Capture indésirable. Ainsi, avec deux lettres ajoutées, l’otage à saisir devient le complice à ménager. On a reconnu l’erreur. Mais l’effet est produit.

De la lecture de ces dépêches Luxbourg, écrites par un homme qui cherche à faire mousser son rôle et son zèle, une certitude se dégage : Caillaux a refusé de le voir, malgré l’insistance d’un intermédiaire italien. Mais, en torturant un texte ou un homme, on parvient à lui faire dire le contraire de ce qu’il veut dire. Les adversaires de Caillaux — ou plutôt de sa politique — affectent d’être troublés par ces dépêches.

Et nous assistons à ce spectacle d’un comique sinistre. Depuis quarante-deux mois, nos va-t-en-guerre nous crient chaque jour que toute parole allemande est mensonge, duperie, piège, félonie, manœuvre, fourberie, et qu’il n’en faut rien croire. Mais dès qu’il s’agit de perdre un Français qui les gêne, le témoignage d’un Allemand devient soudain auguste et sacré. Il faut croire tout ce qu’il dit. Et même ce qu’il ne dit pas.

19 janvier 1918.

Les ouvriers ne se rendent pas compte que le coût de la vie augmente au moins autant que leur salaire. Ils constatent simplement qu’ils ont plus d’argent dans les mains. Et sa facile abondance les incitant à le dépenser, ils n’en épargnent plus. Voilà la vraie différence, à ce point de vue, avec le temps de paix.

Les femmes ont d’abord sacrifié à la toilette : hauts talons, bas de soie, bijoux. À Grenelle, autour d’une usine de guerre, cinq coiffeurs posticheurs ont ouvert boutique. Vient ensuite la bonne chère : on ne se refuse ni les hauts morceaux, ni les fines victuailles, ni les vins délectables. L’été, dans les restaurants de plein air, on voit souvent deux femmes en cheveux, attablées devant une bouteille de Sauternes ou de Chambertin couchée dans son berceau d’osier. Mes amies s’en offusquent. Ah ! nous ne sommes pas près de concevoir l’équivalence des êtres… On s’indigne encore qu’un travailleur mange et boive les mêmes choses qu’un oisif.

23 janvier 1918.

Les amis de la paix, marqués de l’épithète de défaitistes, baptisent à leur tour les prolongeurs de guerre. En Angleterre, ou les appelle les neverendistes, de never end, jamais de fin. En France, ce sont les jusqu’auboutistes, les exterministes, ou d’après les initiales de « pourvu que ça dure », les P. Q. C. D. Gageons que ces vocables n’auront pas la même fortune que le mot défaitiste. Car la presse, qui accueille l’un, rejettera les autres… Il faut que la guerre dure.

26 janvier 1918.

Je sais qu’en ce moment même, des Américains et des Anglais, à Berne, tentent de traiter avec les Empires Centraux.

Déjà, en juillet dernier, les Américains avaient offert la paix à l’Allemagne en Suisse. Mais l’exigence française de faire du retour de l’Alsace-Lorraine une condition préalable de la paix, avait fait échouer les pourparlers. Les Allemands avaient hésité une dizaine de jours avant de les rompre.

Cette fois-ci, les négociations, bien que la France n’y prenne pas part, tournent encore autour de la question d’Alsace-Lorraine. Les Allemands, en échange des deux provinces, demandent qu’une part de la production du minerai du bassin de Briey leur soit assurée. Leurs hauts fourneaux en auraient besoin. Faut-il donc toujours trouver, au fond de ces débats, les intérêts opposés de la métallurgie ? Ils ne se concéderont rien. Je n’ose plus espérer.

28 janvier 1918

Les ouvriers des constructions navales de la Clyde ont décrété la grève pour le 31 janvier « si les négociations de paix ne sont pas entamées à cette date ». Les mécaniciens de Londres ont adhéré à cet ultimatum. Glasgow est en pleine effervescence. À Nottingham, le Labour-Party a décidé de tenir en Suisse une prochaine réunion internationale qui remplacerait celle de Stockholm.

Ces traits sont graves. Nul n’y prête attention. Pourtant, ne dessinent-ils pas la physionomie nouvelle que prend la guerre à sa quatrième année ; l’antagonisme, dans chaque pays, du peuple pacifique et de ses maîtres belliqueux ?

29 janvier 1918.

Aujourd’hui commence à Paris le régime des 300 grammes de pain. Bien que cet aliment ne se conserve guère, la foule faisait queue depuis plusieurs jours devant les boulangeries, afin d’accumuler des provisions. Cette brusque restriction serait provoquée par la disette italienne. Notre voisine criait grâce. On lui a expédié de la farine. La France s’est retiré le pain de la bouche.

Hier, à la Chambre, au milieu de l’indifférence générale on a lu des lettres déchirantes de pauvres gens dont le pain est la principale nourriture et qui n’en trouvaient plus. On a révélé qu’il avait manqué, dans certaines régions, pendant 4, 6, même 16 jours.

Et nulle révolte. Le spectacle serait bouffon, s’il n’était pas lamentable, de tous ces peuples résignés qui se serrent la ceinture : « Encore un cran. Encore un. Je tiens, tu tiens, il tient… », qui luttent à qui résistera le plus longtemps, qui guettent la première défaillance, sans connaître au juste l’enjeu de cette folle gageure.