Le Journal de la Huronne/La Houille rouge/Avril 1918

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5 avril 1918.

Vraiment, c’est à désespérer parfois de l’espèce humaine, tant sa bêtise apparaît insondable à la lueur de la guerre. Au village, ces conscrits hurlants, avinés, inconscients, qui défilent au son de la grosse caisse, devant tant de maisons en deuil… À la ville, ces foules du dimanche soir, si bestiales, si brutales encore… Ces conversations de train, où éclatent l’ignorance et la vanité, où s’éructent tous les poisons versés par la presse… Et l’odieux stratège de restaurant qui, tout en découpant son « poussin cocote », tourne l’ennemi, enveloppe l’aile gauche, rabat ses armées…

Pour reprendre espoir, il me faut évoquer la finesse, le bon sens savoureux, l’intelligence latente de ces artisans, de ces cultivateurs, « filleuls de guerre » que j’accueille en permission, tant à Paris qu’à Ganville, m’efforçant de mon mieux d’atténuer le contraste injuste et choquant de notre bien-être et de leur dénuement. Terrain fertile, qu’on laisse en friche. Ceux-là sauveront-ils l’avenir, quand ils auront l’instruction que notre époque leur refuse encore ?

9 avril 1918.

Quoi ? Il y a un an, en mars 1917, le jeune empereur d’Autriche aurait offert la paix séparée ?… Il aurait, dans une lettre autographe, reconnu « les justes revendications de la France sur l’Alsace-Lorraine » ? Et nul n’en a rien su…

C’est Clemenceau qui, dans un de ces écarts dont il est coutumier, a révélé l’existence de cette lettre. La semaine dernière, le comte Czernin, premier ministre autrichien, prétendit publiquement que Clemenceau avait proposé la paix avant l’offensive et que les pourparlers avaient accroché sur la question d’Alsace-Lorraine. Il faisait allusion aux entretiens Armand-Revertera qui, engagés en Suisse avant l’avènement de Clemenceau, se poursuivaient sous son ministère. Clemenceau démentit brutalement ; puis, sur une réplique de Czernin, il jeta dans le débat la lettre impériale. À qui fut-elle adressée ? À quelle date ? Une fois de plus, a-t-on frôlé la paix ? Et quelles mains l’ont obstinément repoussée ?

Cette divulgation, qui me bouleverse, n’émeut personne. C’est à peine si la presse socialiste, dans les courtes limites que lui laisse la censure, déplore qu’on n’ait pas saisi cette occasion de traiter et qu’on rejette l’Autriche vers l’Allemagne. En fait de révélations, on s’intéresse bien davantage à celles que promet Bolo. Il devait être fusillé ce matin… Son exécution est ajournée.

14 avril 1918.

On avoue maintenant que des prisonniers allemands dénoncèrent, il y a six mois, l’existence du canon monstre que la foule surnomme la Bertha. On ne les crut pas, naturellement. Mais quand la pièce commença de tirer, on réentendit ces hommes, qui en désignèrent l’emplacement sur la carte.

On raconte aussi les essais du canon, pendant la quinzaine qui précéda le bombardement. La pièce tira d’abord à 70 kilomètres, puis allongea progressivement sa portée. Les obus tombaient le plus souvent dans des champs. La défense aérienne de Paris imagina qu’ils étaient lancés par des avions camouflés à la couleur du ciel. Elle les chercha vainement. Un de ces projectiles d’essai aurait provoqué l’explosion de la Courneuve.

On répugne aux mesures de protection, analogues à celles qui furent prises à Dunkerque, lors du bombardement à longue portée. À chacune d’elles, on oppose un inconvénient. On pourrait avertir la ville dès le coup parti. Car le formidable voyage du projectile, qui monte, dit-on, à 16.000 mètres, dure trois minutes. Mais cette alerte provoquerait, par exemple dans les grands magasins, des paniques plus meurtrières que l’obus. Évacuer les hôpitaux de la zone dangereuse ? Mais telle région, épargnée aujourd’hui, peut être battue demain. Prolonger pour les écoles les congés de Pâques ? Les études en seraient perturbées. Indiquer dans chaque rue les trottoirs abrités ? On ne les suivrait pas.

Que chacun s’arrange. Aussi voit-on des femmes étudier gravement le plan de Paris, repérer les points de chute et se promettre d’éviter leur voisinage. Mais qu’un essayage les réclame dans ces quartiers périlleux, et les sages résolutions s’envolent.

Est-ce à dire qu’on ne fasse rien pour la foule ? Loin de là. Chaque jour, la presse la réconforte d’articles héroïques. On écrit le « Kanon » par un K. On déclare que le grand dommage du tir de nuit, c’est d’interrompre les beaux rêves. On fait état d’un coup tombé dans un poulailler, et l’on plaint gentiment le coq, veuf de ses huit poules. Et l’on va jusqu’à condamner la descente à la cave, où guette la pneumonie, plus dangereuse que la bombe.

Mon fils, qui ne parle jamais de la guerre dans ses lettres, s’inquiète pour nous : « Le bombardement de Paris m’émeut plus que celui du front, écrit-il. Car au front, on fait une si folle dépense de projectiles, qu’en somme l’obus qui tue est l’exception, l’oiseau rare. Un sur mille. Tandis que, sur Paris, je pense que chaque coup fait des victimes.

18 avril 1918

Exécution de Bolo. La foule paraît soulagée. Après avoir excité sa haine — sans la Presse, que saurait-on d’un Bolo ? — on la satisfait. Depuis huit jours, les plus folles rumeurs couraient sur ses suprêmes révélations qui, pour la plupart, visaient Caillaux. Une note — sans doute officieuse, car elle est identique dans tous les journaux — énumère aujourd’hui ces accusations désespérées. Bon gré, malgré, elle les représente comme autant d’odieuses calomnies, car leur extravagance même en fait justice. Mais tout est affreusement pénible dans l’épilogue de l’affaire Bolo : cette mort suspendue dans l’espoir d’un aveu, cet empressement à le recueillir, cet homme qui s’efforce sauvagement d’en perdre un autre pour se sauver et, toute cette sanie tirée, la fusillade.

20 avril 1918.

Toute cette stupéfiante histoire de la lettre impériale sort enfin de l’ombre. Des députés, des sénateurs, ont parlé. Car les commissions des Affaires Extérieures des deux Chambres ont obtenu d’en examiner le dossier.

Le prince Sixte de Bourbon, officier dans l’armée belge et beau-frère de l’empereur d’Autriche, semble l’unique artisan de cette médiation. C’est lui qui soumit à Charles Ier les quatre conditions essentielles de la paix des alliés, telles qu’elles se dégagèrent de ses premiers entretiens diplomatiques, notamment avec Jules Cambon. C’est lui qui rapporta de Vienne à Poincaré, en mars 1917, la fameuse lettre impériale, publiée ces jours derniers, qui accepte le principe de ces conditions. Il demanda au Chef de l’État le secret absolu, dont dépendait la vie même de l’Empereur. Mais Poincaré, lié par la Constitution, dut communiquer la lettre à son premier ministre Ribot. Lloyd George en prit également connaissance et se montra nettement favorable à ces ouvertures.

Restait l’Italie. Lloyd George, Ribot, Sonino, se rencontrèrent en avril 1917 à Saint-Jean de Maurienne. Mais la nécessité de ne pas découvrir la personne et la lettre de l’Empereur, de rester dans le vague, pesa sur l’entretien. Sonino fut hostile à un arrangement avec l’Autriche ; il prédit la révolution, la république. Et sans doute Ribot, qui avait toujours fait grise mine à ces propositions, n’éprouva-t-il pas une vive déception d’un échec qu’il avait prévu, sinon souhaité.

Cependant, la partie n’était pas perdue. Car, au mois de mai 1917, le prince Sixte rapportait à Poincaré une seconde lettre de Charles d’Autriche, où celui-ci se félicitait des résultats acquis. Cette lettre, qui n’a pas été publiée, figure au dossier. Néanmoins, les pourparlers échouèrent en octobre 1917, sur le refus définitif de Ribot…

La plupart des parlementaires qui ont feuilleté le dossier gardent l’impression que l’empereur d’Autriche était sincère et loyal. (Bien que Clemenceau vienne de le traiter de « conscience pourrie »). Il agit à l’insu de l’Allemagne. Et il espérait l’amener, fût-ce par la contrainte, à accepter la paix qu’il eût conclue lui-même.

Les causes de l’échec ? Les orthodoxes, particulièrement les partisans de Ribot, prétendent, selon leur coutume, que ces offres cachaient un piège, qu’elles étaient destinées à dissocier les alliés, qu’elles eussent entraîné la rupture avec l’Italie, à qui l’Autriche n’offrait rien. Cependant, dans sa seconde lettre, l’empereur Charles Ier n’envisage-t-il pas des transaction capables de satisfaire les demandes italiennes ? Et n’est-ce pas pour cette raison même qu’on ne l’a pas publiée ?

Nos maîtres, pour qui ne comptent ni le temps ni les deuils nouveaux qu’il entraîne, n’ont-ils pas plutôt écarté cette chance de paix afin d’atteindre le plein, l’écrasant triomphe de la force ? Lui seul pourrait apaiser ces exigences dont la trace apparaît obstinément au cours de ces longs pourparlers : « Alsace de 1814, Alsace complète, Alsace de jadis, réparations, garanties sur la rive gauche du Rhin, voire de plus amples dédommagements… »

Mais ceux qui ont perdu leur fils depuis un an, ceux qui le perdront désormais, n’étoufferont-ils pas de révolte et de rage, quand ils apprendront qu’on aurait pu faire une paix heureuse et digne au printemps 1917 ?

23 avril 1918

Lalevrette, le secrétaire de la rédaction du Bonjour, le puissant journal du petit père Butat, disait ce soir en ricanant que le métier de journaliste devenait simple et facile sous la dictature de Clemenceau. Qu’il s’agisse des séances de la Commission de l’affaire autrichienne, de l’offensive, du bombardement de Paris, des raids aériens, le pouvoir n’autorise jamais qu’un sec communiqué en trois lignes. C’est le gouvernement qui fournit la « copie ». On n’a qu’à transcrire. Lalevrette supporte d’ailleurs gaîment cette servitude, en homme plié à suivre docilement les directives de ses hauts patrons. Il s’en venge en traits innocents : « Ah ! Qu’est-ce qu’écrirait Clemenceau, s’il était dans l’opposition ! »

avril 1918.

Sous couleur que le coût de La guerre s’accroît avec sa durée, que leurs propositions de paix ont été repoussées, que la situation militaire est modifiée, les dirigeants allemands, grisés par les premiers résultats de leur offensive, prétendent dénoncer la résolution du Reichstag de juillet 1917, qui réclamait une paix « sans annexion ni indemnités. »

L’admirable, c’est qu’on nous avait toujours caché cette résolution. La presse n’en avait pas soufflé mot. On ne nous en révèle l’existence que le jour où les pangermanistes entendent l’abolir.

D’ailleurs, cette offensive, qui dure depuis un mois, paraît s’apaiser, après des soubresauts chaque fois décroissants. Il semble, une fois de plus, que ces fronts de fer, dans leurs chocs stupides et cruels, doivent toujours se bosseler sans se briser.

Ces armées démesurées ne rompront-elles vraiment que le jour où le peuple qui les épaule, les nourrit et les entretient, le peuple dont elles sont issues, s’effondrera lui-même de lassitude, de faim et de dégoût ?

27 avril 1918

On annonce la mort d’un aviateur allemand qui abattit 80 avions… C’est seulement à de telles occasions que nous prenons conscience de nos propres pertes. Car nos communiqués les taisent et donnent l’impression qu’on tue sans être tué.

D’après les traductions officielles, la presse allemande célèbre son apothéose : héros, surhomme, gloire immense, gloire sublime, respect agenouillé… Décidément, tout en moi se révolte contre une pareille mentalité. Exalter en termes délirants l’homme qui a tué quatre-vingts fois…