Le Journal de Françoise, Vol 1 No 4/À Caughnawaga

Collectif
Le Journal de Françoise, Vol 1 No 41902-05-10 (p. 3-5).

À Caughnawaga


COMBIEN de Montréalaises ont visité le village Iroquois, sis, tout près d’elles, au bord du fleuve, en face de Lachine ? Peu, je crois, tant il est vrai qu’on ne visite un endroit qu’à la condition d’en vivre très loin ou de n’y être parvenu qu’après beaucoup d’attente et de sacrifices.

C’est pourtant une intéressante promenade à faire que celle dont je viens vous entretenir, à moins que l’excellente compagnie qui m’entourait et l’accueil aimablement sympathique qui nous attendait là-bas, n’aient surtout contribué à me rendre particulièrement agréable l’impression qui m’est restée de cette excursion.

Oui, il a fallu que cette impression fut forte, en vérité, pour faire oublier ce vent furieux, ce tonnerre grondant, ces éclairs fulgurants, cette pluie surtout, qui tombait violente et nous aveuglait en nous inondant. C’est à l’esprit aventureux de Mlle Durieux, chef de l’expédition, que nous devions de marcher dans de pareilles circonstances. Huit jours auparavant, il avait été décidé que nous irions un samedi à la réserve indienne, et, le samedi arrivé, ni la tempête, ni les objurgations purent faire reculer d’un seul jour la date du projet. La ténacité fait accomplir de grandes choses. Que le capitaine Bernier s’en souvienne dans sa recherche du Pôle Nord.

Mlle Durieux, donc, désirait se rendre à Caughnawaga, pour remettre à M. l’abbé Forbes, curé de la paroisse, des cadeaux de la part du bon oncle des Canadiens, M. Louis Herbette, conseiller d’État, qui tenait à prouver, d’une façon tangible, qu’il n’avait pas oublié, ni la réception enthousiaste que lui avaient donnée les habitants de Caughnawaga, ni le baptême qu’il y reçut, ni le filleul, enfin, qu’il tint, à son tour, sur les fonts baptismaux, par une claire après-midi de juin et dont le nom infiniment poétique — Le Long Ciel Bleu — mettra un peu, je l’espère, de sa couleur dans son horizon.

Mademoiselle Milhau, professeur au Royal Victoria College de l’Université McGill, s’était aussi jointe à nous. Voir de près des Iroquois, de vrais Iroquois en chair et en os, voilà qui n’est pas banal, et c’est un événement à raconter quand on retournera dans le Midi de la France. Seulement, un désappointement attendait ces demoiselles. Comment, sont-ce là ces farouches guerriers dont le tomahawk naguère ouvrait les crânes et broyait les os, ces hommes portant avec aisance l’habit et le faux-col ? Quoi ! pas le moindre bouquet de plumes sur ces têtes, pas la plus mince chevelure à leur ceinture ? J’avoue, moi-même, que je me sentis un peu humiliée devant tant de civilisation. Ces dames insistèrent pour qu’on leur fit au moins voir un costume national. Hélas ! il n’en reste que ce que la tradition a bien voulu nous conserver ; le tatouage, le collier, les anneaux sont allés rejoindre la hache de guerre et si les convenances gagnent à l’état actuel des choses, le pittoresque sûrement y perd.

Le chef Jocks, prévenu qu’il n’avait pas été oublié dans les présents de M. Herbette, vint au presbytère immédiatement après notre arrivée, pour souhaiter galamment la bienvenue aux Françaises d’outre mer, lesquelles eurent d’ailleurs, sans contredit et sans récriminations, les honneurs de la journée.

Mais le héros de ces héroïnes, je le déclare, au risque de faire rougir d’envie plus d’un Visage Pâle, fut Jocks, le chef Jocks. Ce nom qui éveillait dans les esprits le souvenir d’une jeunesse particulièrement brillante, ce nom qui aurait fait battre, il n’y a pas tant de lunes encore, le cœur timide de plus d’une vierge montréalaise, Jocks enfin, dont la personnalité sut même arrêter sur elle le caprice d’une reine de théâtre, parut avec toute l’auréole de la célébrité, et sut, ce qu’il y a de mieux encore, conserver son prestige.

Durant quelques heures, il revécut son passé ; on eut dit, je ne sais quelle marée montante de souvenirs qui envahissait son esprit, faisait luire d’un éclat plus vif, le feu sombre de sa prunelle, et lui faisait éprouver le besoin de communiquer les impressions qui s’éveillaient en ce moment si fortes en son âme.

— Quand les étudiants des deux universités réunies, Laval et McGill, m’avaient choisi comme leur représentant, commençait-il, et sa physionomie qui garde la fierté native de sa race, avait un rayonnement de plus…

Ou bien :

— Sarah Bernardht me disait en posant sa main sur ma tête…

Et nous écoutions le roman à peine ébauché du chef sauvage, en nous demandant ce qui serait advenu si le tourbillon mondain eut gardé cet homme, et quel eut été son rôle dans cette destinée étrange pour laquelle il n’avait pas été créée…

Si je ne vous ai pas encore dit que nous sommes en ce moment sous le toit hospitalier de M. le curé de Caughnawaga, c’est que je me réservais ce plaisir et que je voulais le mentionner à l’article presbytère. C’est une habitation, devenue un monument historique tant par son cachet d’ancienneté — elle compte près de deux cents ans d’existence — que par les évènements qu’elle rappelle.

Ce fut autrefois la maison seigneuriale des Jésuites, premiers missionnaires des Iroquois et, aujourd’hui encore elle offre, en même temps qu’un confort appréciable, l’idée d’une solidité à toute épreuve. Le site est admirablement choisi, près du fleuve, sur un coin de terre qui donne l’illusion de la réclusion et de la tranquillité la plus parfaites.

C’est de là que le premier historien de la colonie, le Père Charlevoix date une de ses lettres à Mme la duchesse de Les Diguières, où il dit : « La situation en est charmante, l’église et la maison des missionnaires sont deux des plus beaux édifices du pays… » Le bénévole historien, s’il revenait sur la terre, pourrait encore résumer l’histoire de toutes nos églises et de tous nos presbytères avec cette même phrase.

M. l’abbé Forbes nous montra le pupitre qui servit au Père Charlevoix durant son séjour à la mission iroquoise, répondant alors au nom de Sault Saint-Louis, et sur lequel il écrivit vraisemblablement cette lettre, et, dans tous les cas plusieurs pages de ses intéressants mémoires.

La cure est pleine de souvenirs. On dirait une grande châsse où sont disposées ces reliques consacrées par le temps. Dans le cabinet de travail de M. l’abbé Forbes, on voit, sur les murs, les portraits des anciens missionnaires, et une carte du fort construit autrefois au Sault Saint-Louis dont il reste encore quelques débris et la poudrière qui est en bon état de conservation. Dans la bibliothèque, de vieux bouquins contenant les premiers registres et l’histoire de cette fondation, des dictionnaires en langue iroquoise, entièrement écrits à la main par les missionnaires qui se livrèrent à l’étude de cette langue. Les prêtres, qui ont desservi ce bourg ont dû apprendre et parler l’iroquois à leurs ouailles ; aujourd’hui encore, M. l’abbé Forbes et son vicaire font les prédications, le catéchisme et les confessions dans cette langue. Inutile d’insister sur les mérites d’un apostolat ainsi exercé.

Voici encore appendu au mur, un de ces immenses colliers de porcelaine, envoyé, il y a deux siècles, par les Hurons de Lorette aux Iroquois du Sault Saint-Louis pour les engager à construire « un lieu de prière » sur leur réserve.

À l’église, que nous allons pieusement visiter, nous admirons une croix de tabernacle, un devant d’autel envoyés par Louis XIV à ses « frères » indiens, un ostensoir en vermeil, qui est aussi l’offrande d’une main royale, un maître-autel et des peintures de maître offertes par Charles X. Je n’en finirais plus avec l’énumération de toutes les choses qui retiennent nos regards ; cependant, nous ne voulons pas laisser l’église sans aller saluer le tableau représentant la petite sainte iroquoise, Catherine Terakwitha, morte, jeune encore, en odeur de sainteté.

Ces trésors sont bien gardés, — mon âme d’antiquaire eut la satisfaction de le constater — entre les mains de M. l’abbé Forbes, qui a le culte du passé et qui sait tout le prix de ces silencieux témoins d’une époque disparue.

Rien ne manque à la gloire de Caughnawaga, pas même l’honneur extraordinaire d’avoir compté dans son sein, le petit Capet, la victime du Temple, Louis XVII enfin.

Mais, chut ! ne parlons pas de ceci afin de ne pas attirer l’attention du reporter, ce monstre altéré de nouvelles, et lui donner la tentation de me ravir un sujet qui doit me fournir bientôt le motif d’une passionnante chronique.

Mesdemoiselles Durieux et Milhau ayant manifesté le louable et méritoire désir d’être admises à faire partie de la tribu iroquoise nous nous rendîmes à la maison de Suksarie Kanentoton, grand père du Long Ciel Bleu, où fut signé le traité solennel dont voici la teneur :

« Le vingt-six avril mil neuf cent deux, dans la cabane de Suksarie Kanentoton, iroquois de Caughnawaga, Onmari Kanenharentha, épouse du dit Kanentoton a admis comme membre d’honneur de la tribu iroquoise de Kahnawake, Mademoiselle Durieux, et lui a imposé le nom de « Kahionhanonne », génie protecteur des rivières. »

Le contrat de Mlle Milhau fut rédigé dans les mêmes termes, et le jeune professeur, dont nous avons déjà admiré l’éloquence facile et douce, reçut, par une attention délicate du parrain, le nom de Konwawennawi qui signifie « génie protecteur de la parole. » Signèrent ensuite les témoins : M. l’abbé Forbes, Wanento Jocks, les nouvelles Iroquoises et leurs marraines. Puis, les initiées, animées de ce zèle ardent des néophytes qui fait rire devant le bûcher et courir à la torture, embrassèrent parrain et marraine, tandis que le Long Ciel Bleu, inconscient encore des responsabilités de son nom et des avant-goûts paradisiaques qu’il laisse entrevoir, regardait la scène de son flamboyant œil noir, un doigt dans la bouche.

Nous sommes deux canadiennes témoins de ce second baptême. On ne nous a pas fait l’honneur de nous compter dans le conseil de la Nation. Est-ce que les Canadiennes sont déjà aux trois-quarts Iroquoises ?

Nous sortons de la cabane de Kanentoton comblées de cadeaux. Une tiare gigantesque est destinée à la « Petite Herbe » ; Mlle Durieux tient précieusement entre ses doigts une licorne pailletée comme jamais animal fabuleux ne le fut, et Mlle Milhau éblouira à coup sûr ses compatriotes par des rivières, des cascades mêmes, de lumineuse verroterie. Il échoit en partage à Madame Rachel Rolland et à moi des oiseaux en satin jaune et bleu qui nous remplissent d’aise, en nous donnant la satisfaction intime de posséder enfin chacune l’oiseau rare.

Puis, autour de la table abondante et généreuse de M. l’abbé Forbes, nous nous rassemblâmes tous, une dernière fois, pour manger ensemble le plat de la sagamité. Je crois pouvoir assurer, au nom de mes compagnes d’excursion, que nous n’oublierons de sitôt cette heure charmante du soir, égayée par de francs éclats de rire et une joyeuse causerie.

Une halte encore au cabinet de travail de monsieur le curé de Caughnawaga, qui nous explique la poésie des prières iroquoises, et c’est fini la bonne après-midi : l’heure du départ a sonné ; nous repassons à travers le village iroquois, que les chiens fidèles gardent durant la nuit, et voilà Montréal où nous rentrons avec dans le cœur un souvenir de plus.

Françoise.