Le Journal d’une femme du monde/Troisième Période

P. Ollendorff (p. 203-282).

TROISIÈME PÉRIODE

L’AMANTE

Venise, 12 mars.

Trois mois d’amour ont passé comme un rêve. Dans le bonheur, on oublie aisément les vieux amis auxquels on se plaisait à faire ses confidences aux jours de l’infortune. C’est ce que semble me reprocher mon pauvre journal, que je viens de prendre au fond d’un tiroir, de feuilleter, et qui gît tristement, là, devant mes yeux. Mais j’entends réparer mes torts et mon ingratitude : discret confident de mes peines, tu seras désormais celui de mes joies.

Nous sommes à Venise depuis hier. C’est à Jacqueline que je dois ce voyage. La comtesse Branishka possède ici, sur le grand Canal, un des plus merveilleux palais de la ville. Naturellement elle a invité Jacqueline à venir y passer quelques jours. Roger refusa d’abord, mais je lui fis entendre qu’il me serait très agréable d’aller en Italie. Je pressentis M. Grandidier, que la proposition enchanta. Dès lors, Roger de Clarance ne pouvait plus refuser d’aller à Venise et voilà comment il se fait que nous sommes tous réunis ici, tous très contents, ce qui est assez rare.

J’aurais voulu, seule avec Roger, voir la ville que je ne connais pas et visiter les musées qui, paraît-il, sont merveilleux. C’eût été pour moi une double jouissance que de parcourir avec mon amant tous les coins de la cité du doge Henri Dandolo et de m’entendre expliquer toutes les beautés qu’elle renferme, par un homme dont le goût artistique est aussi développé que ses connaissances sont étendues. M. Grandidier a tenu à nous accompagner : ce n’est pas que cela l’intéresse, mais il a l’intuition vague que ce doit être de bon ton.

Après tout, ce n’est que partie remise, et puisque nous devons rester ici dix jours, j’ai le temps de me rattraper.

Venise, 13 mars.

Ce matin, je me suis réveillée de très bonne heure. Les fenêtres de l’appartement que nous occupons au grand hôtel Royal, quai des Esclavons, donnent sur la mer : la vue est très étendue, très belle et très gaie. Il faisait un soleil radieux. J’avais le cœur en fête.

Je suis allée, vers les dix heures, retrouver Roger de Clarance qui m’attendait sur la place Saint-Marc.

Nous avons d’abord visité l’église Saint-Marc. Le style romano-byzantin de cet édifice surprend quelque peu par son originalité : j’avoue qu’il m’a déconcertée. L’ornementation tapageuse des dômes et des autels, où s’est donné libre cours l’imagination trop féconde de tout un peuple m’a déplu. Il y a vraiment trop de dorures : ne dirait-on pas que le soleil, le soleil éblouissant de ce pays de lumière, voulant contribuer à l’œuvre de ses fils, a jeté, en un jour de gaité folle, sur tous ces dômes et sur tous ces autels, son manteau d’or éclatant.

Nous sommes allés ensuite à la Piazetta, puis au Campanile, enfin au Palais des Doges, qui nous a retenus fort longtemps : c’est une merveille.

Roger m’a reconduite à l’hôtel à l’heure du déjeuner.

En rentrant, j’ai trouvé sur ma table une invitation au bal masqué que donne la comtesse Branishka après-demain soir. Ce sera très beau, dit-on. Je n’en doute pas, d’ailleurs, car elle fait très bien les choses.

Venise, 14 mars.

Cet après-midi, je suis sortie faire quelques petits achats dans les magasins de la place Saint-Marc. Je suis entrée fort imprudemment dans une boutique, d’où j’ai craint ne pouvoir jamais sortir. Quels drôles de gens, ces marchands italiens !… Ils vous flattent, vous supplient, vous ordonnent, se lamentent, pleurent, rient, comme le feraient des comédiens qui débiteraient un rôle appris par cœur : ils font de grands gestes, parlent sans cesse, pour vous retenir ; ils étalent, proposent, vantent leur marchandise ; faites-vous mine de ne pas l’accepter, ils vous la veulent imposer. Il faut que vous achetiez tout ce qu’ils ont ; pour un peu, ils vous vendraient leur peau, et si vous ne laissez pas en sortant de chez eux ce qu’ils avaient escompté, ce que leur promettaient les apparences, votre mise et votre physionomie, ils vous insultent.

À trois heures, j’avais rendez-vous avec Roger, devant le Campanile. Nous avons visité l’Académie des Beaux-Arts, qui renferme les chefs-d’œuvre de Bonifacio, du Tintoret, de Paul Véronèse et du Titien.

Roger m’a donné quelques notions élémentaires sur les différentes écoles de peinture, et m’a brièvement indiqué les qualités et les défauts propres à chacune d’elles. Il est vraiment regrettable que dans l’éducation, même raffinée, d’une jeune fille du monde, on néglige certain côté artistique qui éléverait l’âme en même temps qu’il formerait et développerait le goût.

Les grands maîtres vénitiens ont excité l’admiration de Roger. Il m’a bienveillamment épelé, avec la patience et l’indulgence d’un maître pour l’enfant qui apprend à lire, les beautés que j’avais sous les yeux. Quelques instants je restai surprise, troublée, mais bientôt mon intellect obscur s’éclaira, et un peu de l’admiration de mon initiateur déborda en moi. Alors des horizons nouveaux m’apparurent, que je soupçonnais à peine. Et je l’écoutais, mon cher maître, attentive, ravie, et il me semblait que je l’aimais encore davantage, d’un amour plein de gratitude et de respect.

À l’heure du dîner, tandis que je montais l’escalier de l’hôtel, pensant à l’être vulgaire auquel le sort m’a liée, aux souffrances qu’il m’avait values et me valait encore, je me disais : la Providence fait décidément bien les choses ; il semble qu’elle réserve des jouissances spéciales et infinies à ceux qu’elle accable de ses coups : les roses dont le parfum m’enivre me font oublier les ronces sur lesquelles il me les faut cueillir.

Venise, 15 mars.

Toutes mes craintes — à quoi bon me dissimuler que j’en ai eu — sont maintenant tombées. Roger est bien véritablement un homme d’honneur. Ma propre faiblesse me faisait redouter la sienne. Je vois aujourd’hui que nous sommes l’un et l’autre bien au dessus des tentations que je craignais. Notre amour s’épure à mesure qu’il grandit. Il est lui-même contre toute chute notre meilleure sauvegarde.

Venise, 16 mars.

À l’heure où j’écris ces lignes, avant de me mettre au lit, la coupole de Saint-Giorgio Maggiore étincelle aux feux éclatants d’un soleil radieux. Des embarcations de toutes formes et de toutes grandeurs, légères et gracieuses, des barques à voile pareilles à des cygnes majestueux et blancs, de sombres gondoles semblables à des cormorans noirs, sillonnent les flots en tous sens. Le ciel est d’un bleu pur, d’un bleu de roi, qui va palissant vers l’horizon.

Et c’est dans cette clarté d’or et d’azur d’une matinée de mars, sur les côtes enchanteresses de l’Adriatique, que vient de s’évanouir la plus belle nuit de ma vie.

Je rentre à l’instant du bal masqué que donnait la comtesse Branishka. Je veux, avant même de me déshabiller, noter mes impressions : il me sera si doux de les relire plus tard.

0 Roger ! mon Roger ! comme je vous aime ! Se peut-il qu’un cœur aussi petit que le mien soit capable d’un sentiment aussi grand que celui dont vous êtes l’objet.

Je vous adore !

 

Au Campanile, une heure venait de sonner.

Dans le ciel, les étoiles scintillaient, innombrables, et les rayons argentés de la lune enveloppaient de clartés blanches les façades des palais et les escaliers de marbre.

La fête battait son plein.

Il faisait, dans les riches appartements du palais de la comtesse Branishka, une chaleur accablante. J’étais appuyée à la balustrade d’un balcon, à côté de Roger de Clarance. Devant nous, la nuit s’étendait, immense, calme et sereine ; à nos pieds se reflétaient, miroitaient dans l’onde frissonnante, les girandoles de lanternes vénitiennes qui couraient d’une fenètre à l’autre, dessinant des festons de lumière.

Alors, tout à coup, une idée me passa par la tête, folle, extravagante :

— Si nous sortions ! dis-je à Roger.

— Où voulez-vous aller ?

— N’importe ! j’étouffe ici. Allons prendre l’air.

J’étais vêtue d’un domino noir ; lui, était en Marino Faliero. Nous traversâmes les salons, nous frayant à grand’peine un passage parmi les couples qui valsaient et se heurtaient à nous à tous moments. Nous descendîmes un grand escalier de pierre et nous nous glissâmes, à la barbe de grands hallebardiers, appuyés sur leurs piques, à moitié endormis, jusqu’au perron qui s’avance sur le canal.

Ces allures de fuite mystérieuse, dans ce décor romanesque, me plaisaient.

Un groupe de gondoliers sommeillait sur les marches. Quelques-uns se réveillèrent à notre approche et, s’étant levés, s’approchèrent de nous, leur bonnet à la main.

— Illustrissimo signor ! signora !

Et ils nous désignaient du doigt les gondoles amarrées.

Je regardai Roger.

— Vous voulez ? dit-il, c’est audacieux. Si on nous voyait à cette heure, tous les deux, dans une gondole !

Pour toute réponse, je posai sur mon visage le loup de dentelle que je tenais à la main. Et nous descendîmes les marches.

Les gondoliers se mirent alors à parler très fort entre eux, puis à gesticuler, enfin à se menacer du poing : ils se disputaient sans doute pour savoir à qui reviendrait le soin de nous conduire. Bientôt ils en vinrent aux mains.

Cela devenait grave : on pouvait, attiré par les cris, venir, nous voir et nous reconnaître.

Roger usa du seul moyen à sa disposition pour faire taire ces gens et les calmer. Il leur jeta quelques pièces de monnaie et, ayant sauté dans une gondole, m’aida à y descendre.

Un tout jeune homme se mit à l’arrière et nous demanda, en très mauvais français, où désiraient aller le signor et la signora.

— Tout droit devant toi, lui répondit Roger. Doucement et longtemps : il y aura pour toi un bon pourboire.

Le petit sourit, découvrant la double rangée de ses dents blanches, et nous partîmes, glissant mollement sur l’onde tranquille, sous le regard bienveillant de la lune, ce témoin muet et céleste des amours de la terre.

Roger était assis à côté de moi. Quelque temps nous voguâmes au milieu du silence : on n’entendait, dans la nuit claire, que le « già è » des gondoliers s’avertissant au croisement des rii et le clapotis de l’eau contre la barque. Ces vers alors chantèrent dans ma mémoire :

…les palais antiques
Et les graves portiques
Et les blancs escaliers
Des chevaliers,

Et les ponts et les rues
Et les mornes statues
Et le golfe mouvant
Qui tremble au vent,

Tout se tait, fors les gardes,
Aux longues hallebardes,
Qui veillent aux créneaux
Des arsenaux.

— Ah ! maintenant plus d’une
Attend, au clair de lune,
Quelque jeune muguet,
L’oreille au guet.

Pour le bal qu’on prépare
Plus d’une qui se pare
Met devant un miroir
Un masque noir.

Lui aussi, il était amoureux, celui qui écrivit ces vers. Mais il souffrit encore plus qu’il n’aima, parce que tous ses amours furent par un fil attachées à la terre, le fil de la sensualité, et qu’il ne peut exister de félicité sensuelle durable ni pure.

À ce moment, comme s’il avait eu la même pensée, Roger murmura :

— Oh ! ma chère Raymonde, est-il possible d’imaginer un amour plus grand, un bonheur plus parfait que le nôtre !

Tandis qu’il disait ces mots, j’avais retiré le loup qui me couvrait le visage ; je regardai tout autour de moi, pour m’assurer que nous étions bien seuls. Tout à coup la peur me prit, je tressaillis : si on nous avait reconnus à la sortie du palais ! Quelles conséquences aurait alors cette folle escapade ! « Je n’ai pas pris assez de précautions, pensai-je : j’aurais dû mieux me cacher. »

Me cacher ? Mais pourquoi me cacher ? Pourquoi fuir les regards étrangers, à l’instar d’un voleur ? Étais-je donc criminelle ? Ma conduite était donc inavouable qu’il me la fallût dérober au jugement des hommes ? Non. Alors ? Ah ! voilà : c’est que celui qui était à côté de moi n’avait pas le droit d’y être ! C’est que celui qui venait, une fois de plus, de me dire son amour, n’avait pas le droit de m’aimer ! J’étais mariée, et cet homme n’était pas mon mari : il était mon amant ! Mon amant ! Et voilà pourquoi notre amour, nous devions le cacher à tous comme un trésor volé ! Voilà pourquoi nous n’avions de tranquillité que dans la solitude, comme des malfaiteurs ! Mon amant ! Il était mon amant, rien que mon amant ! C’est-à-dire que jamais, jamais, je ne pourrais vivre avec lui, tout entière à lui ! Jamais je ne pourrais lui consacrer mes journées et mes nuits : les heures que Dieu nous compte, il me les faudrait toujours partager entre le monde et mon amant, entre l’amour et le devoir ! Les joies du foyer, il ne me serait jamais donné que de les pleurer sans les avoir connues. Toujours nous vivrons séparés l’un de l’autre par cet abîme qu’ont creusé les préjugés et les convenances : telle est notre destinée. Toute ma vie, je serai l’esclave, la propriété d’un être que je méprise, que je hais, qui me répugne, d’un être auquel je me suis vendue.

Jamais ne m’était encore apparu si clairement ce qu’avaient d’effroyable l’abandon que j’ai fait de moi-même, l’abnégation devant laquelle je n’ai pas reculé, toute l’étendue enfin de l’horrible sacrifice que j’ai consenti.

Et, inconsciemment, je murmurai :

— Notre bonheur est-il vraiment aussi parfait que vous le dites ?

— Que lui manque-t-il donc ?

J’approchai ma tête tout contre la sienne et je balbutiai :

— Quelque chose !

— Quoi donc ?

— Non !… Rien. Cela vous ferait de la peine : vous n’y pensez pas, vous y penseriez alors et… comme c’est impossible !

— Parlez, ma chère âme, parlez !

— Non… non !

— Je le veux !

Je sentais que ce serait pour moi un soulagement de lui dire ma pensée :

— Je voudrais… pour être tout à fait heureuse…

Mais je m’arrêtai, craignant d’éveiller en lui le regret qui me tourmentait maintenant.

Il insistait :

— Vous êtes cruelle, Raymonde !

— Je voudrais…

— Parlez donc !

— Que tu fusses…

Il y eut un silence : mon regard dut lui dire ce que mes lèvres n’avaient osé achever, car il répondit simplement :

— J’y ai déjà pensé.

— Vrai ?… Mais, hélas, cela ne se peut pas, cela ne se pourra jamais !

— Qui sait !

Je le regardai dans les yeux.

— Roger !… Que voulez-vous dire ? Vous me faites peur !

— Rassurez-vous, ma chérie. Je n’ai point de mystérieux projets. J’ai seulement voulu dire que le Ciel nous permeltra peut-être un jour de réaliser…

— Ne dites pas cela, Roger, je vous défends. C’est mal, très mal ! Notre bonheur serait alors édifié sur le malheur des autres, cela ne lui porterait pas chance, soyez-en sûr.

— Laissez-moi seulement espérer.

Il me prit la main et la baisa.

Des accords lointains de violons et de mandolines, glissant sur la surface des eaux, parvinrent à nos oreilles. Ils se rapprochaient. Au détour d’une ruelle, apparut une barque : des lanternes vénitiennes, suspendues à quelque fil invisible courant de l’avant à l’arrière, semblaient se balancer dans le vide. L’embarcation se dirigeait vers nous : elle passa tout près de la nôtre.

Des hommes et des femmes, vêtus de costumes étranges, bariolés, véritablement carnavalesques, étaient étendus sur des peaux de bêtes et des tapis, et se tenaient enlacés. Quelques-uns portaient des masques grotesques, hideux. À l’avant, tout contre le fer de hallebarde, deux pages étaient assis, dont l’un jouait du violon et l’autre de la mandoline.

En nous apercevant, tous ces gens qui semblaient assoupis, se soulevèrent sur leur couche et nous saluèrent de joyeux éclats de rire :

— Ohé ! ohé ! Bécotez-vous, les amoureux !

Une femme s’était levée, titubant. Elle jeta le loup qu’elle avait sur les yeux et son visage apparut, d’une rare beauté. Elle tenait à la main une coupe que, de temps à autre, elle approchait machinalement de ses lèvres, bien qu’elle fût vide. Ses cheveux, qui avaient des reflets d’or, étaient parsemés de roses et tombaient en cascade fleurie sur ses épaules nues.

Elle clamait :

— Profitons-en, profitons-en ! La vie coule, coule sans trève, comme le ruisseau dans la montagne !… Chaque minute qui passe est un pas vers la tombe !… Les jours sont courts, les nuits surtout, pour ceux qui s’aiment ! Profitons-en, profitons-en ! Vive la vie, vivent la joie et les jolies filles qui la donnent !

Ces paroles étranges, affreusement cyniques, me firent frémir.

— Une fin d’orgie, murmura Roger.

Ils passèrent : leurs chants et leurs éclats de rire se perdirent dans le lointain. Nous ne disions plus rien : une tristesse vague m’avait tout à coup envahie.

— Qu’avez-vous ? me demanda Roger.

je répondis :

— Leurs rires m’ont fait mal.

— Ils sonnent faux. Pauvres insensés ! Ils croient tenir le bonheur et c’est l’ennui qui les tient. Quand ils seront dégrisés, la honte et le regret de leur inutilité, la vague intelligence de leur turpitude, tout, jusqu’à ce malaise physique que l’on éprouve aux lendemains d’excès, les plongera dans une morne tristesse. Alors, de nouveau et pour la secouer, s’en débarrasser, il leur faudra se griser, rire et chanter, et telle sera leur vie, jusqu’à l’heure fatale dont la pensée les hante même dans leur ivresse, où il leur faudra remettre, entre les mains de Celui qui ne rit pas, le triste bilan de leur pauvre existence.

Je poussai un cri :

— Roger !… Roger ! Voyez !

— Quoi ?

— Mais regardez donc ! Ce n’est pas la lune qui nous éclaire ! Il fait jour maintenant.

— C’est pardieu vrai, l’aurore blanchit l’horizon. Le soleil ne va pas tarder à paraître. Comme la nuit a passé vite, Raymonde !

— Mon Dieu, si l’on s’était aperçu de notre absence !

— Qu’importe ! N’avons-nous pas été heureux |

— Il faut rentrer.

Roger se tourna vers le gondolier : le petit s’était assoupi à l’arrière de la barque. Sa frêle tête, encadrée de boucles blondes, reposait sur son coude : il souriait, sans doute à quelque beau rêve.

— Quel dommage de troubler cet enfant !

Roger lui toucha l’épaule de la main.

— Signor ! cria le gamin, se réveillant en sursaut.

— Allons, vite ! Au palais de la comtesse Braniska.

Le petit sourit malicieusement : — Le signor et la signora se sont aimés ! Lui aussi, il nous avait pris pour des amoureux vulgaires, tels que les lui représentait sa jeune imagination déjà vicieuse. Oh ! oui, nous nous étions aimés ! Mais seuls, le ciel qui nous vit et nous-mêmes, saurons jamais comment !

Nous glissions rapidement. Une brise légère raffraîchissait nos visages. Sur le canal, flottait, au ras de l’onde, une gaze de brume, qui tamisait les premiers rayons du soleil levant. Toutes les impressions que recueillaient mes sens étaient si douces qu’il me semblait rêver. Ma main, que je laissais pendre en dehors de la barque, rencontra l’eau : cette caresse humide, froide, me saisit et me réveilla tout d’un coup.

— Pourvu que le bal ne soit pas fini, murmurai-je.

— Voyez donc, Raymonde : les fenêtres du palais sont toutes illuminées et les hallebardiers dorment sur les marches du perron.

Nous approchions.

— Entendez-vousles orchestres ? On soupe ; nous pouvons rentrer sans crainte.

La gondole venait d’accoster. Roger jeta une pièce d’or au petit italien qui la reçut dans son chapeau et qui me baisa la main. Nous montâmes rapidement les degrés de marbre.

Les vastes galeries étaient encombrées de petites tables, autour desquelles se tenaient des masques. Rien de plus étrange que la clarté crue du jour tombant parmi celle rougeâtre des lustres, sur ces habits multicolores, froissés et fripés, sur ces chairs fatiguées de la nuit.

J’aperçus mon mari.

Il était entre la comtesse et Jacqueline, costumées en Charlotte de Savoie et en Catherine de Médicis, et paraissait ne plus se souvenir que très vaguement, à en juger par ses gestes et ses éclats de rire, de la gravité imposante du personnage dont il portait le vêtement magnifique, Charlemagne.

Roger, après s’être donné beaucoup de peine, trouva enfin deux places libres à une table, dans un coin. Nous nous assîmes à côté d’un mousquetaire et d’une ravissante petite bergère que je ne connaissais point : ils parlaient italien.

Ainsi se termina ma première nuit d’amour.

Venise, 17 mars.

Un enfant, au lendemain d’un jour où on l’a conduit au spectacle, à une féerie, tout plein qu’il est encore de visions merveilleuses, trouve sa vie monotone, insupportable : il en sait une autre, idéale. Je ne puis mieux comparer qu’à cette impression celle que j’ai moi-même ressentie aujourd’hui, pendant cette journée qu’il m’a fallu passer loin de celui que j’aime, au milieu d’un monde que j’exécre.

Nous sommes allés déjeuner au Lido avec les Thuringe, qui sont à Venise depuis hier matin. J’ai trouvé tout détestable, la nourriture, la conversation, les gens même avec qui j’étais.

Ce n’est pas d’ailleurs la nouvelle que M. Grandidier m’a apprise cet après-midi qui est de nature à tromper ma tristesse : nous devions, avant de retourner à Paris, nous arrêter un peu à Vérone, Milan, etc. ; il nous faut rentrer directement. M. Grandidier a reçu une dépêche de son secrétaire : sa présence à la Chambre est indispensable ; tout se brouille, il y a tout un nuage d’interpellations dans l’air, le ministère va être renversé, peut-être même la République… si le député de Gombourg s’en mêle : aussi il se remue, s’agite, s’affole, va partir incessamment. Tout cela pour ne rien dire ou répéter ce que diront les autres.

Venise, 18 mars.

Nous quittons ce soir la ville des Doges. J’ai consacré ma journée à des visites d’adieux : je me suis pourtant réservé deux heures, que j’ai passées avec Roger de Clarance. Il a été entendu que notre séparation serait de courte durée et que nous nous retrouverions très prochainement à Paris. Il restera quelques jours encore ici, pour les convenances, et puis viendra me rejoindre.

D’ailleurs, Jacqueline, plus fantasque que jamais, est fatiguée de Venise : elle prétend que d’insalubres odeurs émanent des ruelles et des canaux et que, si elle doit prolonger son séjour ici, elle est sûre d’être atteinte par les fièvres paludéennes. Ou je me trompe fort, ou la comtesse ne va pas tarder à faire ses paquets.

Quant à moi, qui ne jouis pas d’un odorat aussi sensible que Jacqueline, j’emporte de ce pays le meilleur souvenir : je n’oublierai jamais les quelques heures d’ivresse que j’y ai connues.

Paris, 25 mars.

Oh ! que Paris est triste pour moi. Les distractions qu’il offre à tout venant ne sauraient faire diversion à l’ennui qui m’oppresse. Le monde, que j’ai à peine aperçu, qui m’avait laissée jusqu’à ce jour à peu près indifférente, m’est tout à coup devenu odieux. Visites, dîners, bals, autant de corvées pour moi ! Ma chère maman qui, plus mondaine que jamais, ne peut s’expliquer mes sentiments, attribue mon hypocondrie à quelque mal secret, une maladie de foie, et si je l’écoutais, ce serait chez moi, du matin au soir, un défilé de médecins : pauvres gens, que viendraient-ils faire et que diraient-ils !

Malade, je le suis pourtant : les choses et les événements les plus insignifiants, les plus risibles souvent, m’agacent, m’irritent. De bonne, généreuse que j’étais, il me semble que je suis devenue égoïste et misanthrope : je ne puis voir, sans que le fiel aussitôt se répande dans mon cœur, ces gens du monde, ces heureux, dont l’existence n’est qu’un tissu de futilités et de niaiseries, de potins, généralement faux, toujours méchants. Chose étrange, ces êtres que je méprise, je me surprends parfois à les envier.

Et ces femmes, quelles réflexions ne m’inspirent-elles pas, ces femmes, mères de famille souvent, qui ne quittent leur cabinet de toilette, où les retient pendant des heures leur insatiable désir de plaire, que pour leur couturier et qu’on voit, durant des soirées entières, assises dans l’encoignure d’une porte où elles répondent par d’accueillantes œillades ou de malicieux sourires, à peine dissimulés derrière l’éventail, aux avances de petits jeunes gens ou aux grivoiseries de vieux messieurs.

Quelle vanité, Seigneur !

Chez tous ces êtres, le cœur est atrophié : je les crois incapables d’une action grande, noble, désintéressée. Eh bien ! tous ces hommes et tous ces jeunes pantins grotesques, ont la prétention d’aimer et ne parlent que d’amour. N’est-ce pas d’un comique navrant !

Ce spectacle de tous les instants, auquel il me faut assister, m’est, à ce point odieux, que la pensée de fuir, de partir loin, très loin, me poursuit et m’obsède. Oui, je voudrais quitter ce monde et mon foyer, qui, lui aussi, m’est insupportable. Le luxe qui m’entoure, partout étalé sous mes yeux, ne me rappelle-t-il pas à tout moment ma servitude ?

Et je sais bien où je voudrais aller : près de celui qui a déjà ma pensée. Oh ! vivre avec lui ! Il ne me suffit plus comme autrefois de le rencontrer dans un salon, à une vente de charité ou à une exposition : ces rendez-vous sentent trop le flirtage ; ils suffisent aux amours mondaines, souvent même ils en sont tout le charme. Mais nous, qui devant Dieu sommes l’un à l’autre, nous devons, pour ètre heureux, vivre l’un avec l’autre : de même que deux rivières, après être descendues, torrentueuses, de la montagne, mêlent leurs eaux dans la vallée, et les roulent parmi des rives fleuries, en un fleuve tranquille et lent, jusqu’à la mer, ainsi nos deux vies, après avoir été agitées et troublées, devraient confondre leur cours et couler, désormais paisibles, dans l’ivresse de l’amour, jusqu’à la mort !

Hélas ! Voilà le rêve auquel je m’abandonne et qui jamais ne se réalisera, puisque nous ne sommes libres ni l’un ni l’autre !

Paris, 26 mars.

Tout ce que j’ai souffert n’est rien quand. je le compare à ce qui n’était réservé !

Si je ne possédais pas celui que j’appelle de tous mes vœux, du moins celui que je hais avait-il, jusqu’à ce jour, respecté une tristesse dont il devine peut-être la cause. Il me laissait en repos et je lui en savais gré ; il avait sa liberté, il n’attentait en aucune façon à la mienne et nous vivions, lun à côté de l’autre, sans rien de commun entre nous.

Cette paix dont je jouissais et dont je comprends toute la valeur aujourd’hui que je l’ai perdue, c’était encore, paraît-il, trop de félicité pour moi.

Ma main tremble d’indignation et d’effroi en écrivant ces lignes.

Voici, dans toute son horreur, ce qui s’est passé.

Nous achevions de déjeuner, mon mari et moi. Il s’approcha de moi et m’embrassa.

Je souris,

— Je vous remercie, lui dis-je, de cette marque d’affection : j’y suis très sensible, d’autant que ces témoignages d’amitié sont rares.

Il se troubla, rougit et balbutia :

— Il ne tiendrait qu’à vous, Raymonde, de faire cesser une situation déplorable et ridicule !

Ce fut à mon tour d’être troublée. Je ne savais que répondre. Au hasard je jetai :

— Vous allez aux courses aujourd’hui ?

— Non. Il me faut aller à la Chambre, la séance est importante. Je crois même qu’il y aura du tapage.

Il se tut quelques instants, me regarda et reprit en souriant :

— Je n’y vais qu’à trois heures.

Je feigms de ne pas comprendre :

— Que voulez-vous dire ?

Il hésitait.

— Raymonde !.. murmura-t-il.

Il voulut me prendre la main : je la retirai vivement.

— Monsieur, m’écriai-je, finissez !.…

— Raymonde !… Je vous adore !

C’était tellement grotesque que j’éclatai de rire.

Je fus cynique :

— Je vous en prie, ne salissez pas d’aussi grands mots que vous ne comprendrez jamais, parce qu’ils n’ont pas été faits pour vous. Ayez le courage de traduire plus simplement, plus exactement votre pensée, votre désir.

Il ne répondit rien.

— Vous devriez savoir que tout est fini entre nous, que vous avez vous-même, de par votre propre volonté et sans doute parce que vous ne me trouviez pas à la hauteur de la situation, rompu tout rapport entre nous, ce dont je ne me suis jamais plainte d’ailleurs : vous avez dû le remarquer.

Ses lèvres eurent un sourire béat, stupide :

il me fit horreur.

— Vous me dégoûtez ! m’écriai-je à bout. Et le regardant, bien en face, en ricanant, j’ajoutai :

— C’est peut-être d’ailleurs ce qui vous excite !

— Vous êtes dure, Raymonde !

Indignée, révoltée, je poursuivis :

— Suis-je une fille, Monsieur, que l’on prend quand cela vous dit et qu’on laisse ensuite. Il ne manque pas à Paris — vous le savez mieux que moi — de femmes…

— Aussi adorables que vous ? Vous faites erreur.

— La comparaison est flatteuse pour moi ! Mon cher, vous manquez de tact.

— Vous me l’avez déjà dit à maintes reprises et d’ailleurs, ce n’est pas de délicatesse qu’il s’agit en ce moment, mais d’une amende honorable que je vous veux faire.

— Vous dites ?

— Je ne demande qu’un rapprochement entre nous : je suis le premier à reconnaitre que ma conduite est impardonnable !

— Je vous la pardonne !

— Et qu’il est temps de mettre fin…

— Dieu vous en garde ! Non, mais vraiment vous me prenez donc pour une imbécile ! Croyez-vous donc que je ne voie pas clair dans votre jeu ? Si vous vous confessez humblement, si vous reconnaissez vos torts, si vous me proposez la réconciliation, c’est qu’en ce moment, après un bon déjeuner, un désir insensé, immonde, vous monte au cerveau, vous allume les sens : cette femme, que vous avez devant vous, que pendant des mois vous avez délaissée pour d’autres, elle est jeune, elle est fraîche, elle a pour vous l’attrait du renouveau, de l’à peine goûté ! Il vous la faut ! Vos yeux vous trahissent, mon cher !…

— Raymonde !

— Vous oubliez où vous êtes et à qui vous parlez !

Je me levai et me dirigeai vers la porte.

— Raymonde, fit-il d’une voix sourde où grondait la colère, je pourrais d’un mot, d’un seul mot, répondre à tout ce que vous venez de me dire et vous imposer silence.

À ces paroles, surprise, je m’arrêtai.

Il continua, avec un sourire ironique, qui m’exaspéra et me fit crisper les poings :

— Bien que vous m’ayez accusé, il n’y a pas deux minutes, de manquer de délicatesse envers vous, j’aurai pourtant, moi, pauvre fils d’un paysan, celle de me taire.

Je le regardais, partagée maintenant entre la crainte, la curiosité et l’horreur.

La curiosité l’emporta.

— Dites ! m’écriai-je, appuyée à la table, car je chancelais, dites, je vous en prie !.… Je veux savoir !.…

Tandis que je parlais, l’idée m’était venue qu’il allait m’accuser d’être la maîtresse du comte de Clarance : il n’était pas possible en effet qu’il ne se fût aperçu de rien et d’ailleurs des âmes charitables, dont le monde est rempli, devaient avoir pris soin de le renseigner sur nos agissements. Peut-être alors, allait-il me menacer d’un scandale. Je le souhaitais presque, car c’eût été avec joie que je lui au-rais répondu :

— Oui, oui, oui, je suis la maîtresse du comte Roger de Clarance. Je suis sa maîtresse et je l’aime avec passion, vous m’entendez bien, et mon seul bonheur en ce monde, ce serait d’être sa femme !

Oh ! oui, quelle jouissance ça aurait été pour moi, bravant la menace, d’affirmer mon amour en cette minute ! Roger, j’en suis bien sûr, ne m’en eût point voulu, Il me semblait que si j’avouais appartenir à un autre, cet homme, que j’avais devant les yeux, perdait tous ses droits sur moi et que je me vengeais d’un coup de tout ce qu’il m’avait fait souffrir !

Lui cependant, les sourcils froncés, se mordait les lèvres, hésitant :

— Prenez garde, Raymonde ! dit-il enfin.

— Parlez !… Parlez !…

— Je le ferai si vous refusez…

— Je refuse.

— Serait-ce un défi ?

— Soit.

— Bien.

Ses regards, craignant sans doute de rencontrer les miens, se portèrent sur l’angle d’une fenêtre.

— Je serai bref, dit-il après une minute de silence. Savez-vous pourquoi et comment vous êtes ma femme ?

Mon cœur s’arrêta de battre : je suffoquai.

Ah ! non. Cela, je ne l’aurais jamais cru ! Je le savais capable de tout, cet homme, immonde, mais pas à ce point-là.

— Misérable, m’écriai-je, ivre de fureur, aussitôt que j’eus repris haleine. Voilà donc à quels arguments vous en êtes réduit !… Ah ! Ne restez pas plus longtemps en ma présence, retirez-vous, vous me faites horreur !

Il était stupéfait, décontenancé :

— Vous savez donc ?… balbutia-t-il.

— Alors, vous croyiez, puisque vous étiez fixé sur la question de sentiments, qu’à défaut de votre personne, votre or m’avait séduite ? Merci pour l’opinion que vous avez de moi ! Apprenez donc que si j’ai fait un mariage déplorable, c’est du moins en connaissance de cause.

Il pâlit de rage.

— Qu’importe ! s’écria-t-il. Je vous ai payée assez cher, Madame, pour avoir le droit d’user de vous selon mon bon plaisir.

— Enfin ! nous y voilà !.. Vous jouez à jeu découvert maintenant, c’est plus sale, mais j’aime mieux cela.

Il continuait :

— Puisque vous êtes au courant de la situation, vous devez savoir que j’ai, pour vous épouser, racheté les dettes de Monsieur votre père : soit exactement neuf cent trente mille francs.

— De grâce, épargnez-moi ces comptes, Monsieur.

— Je ne puis que vous rafraîchir la mémoire, quant à ce que vous savez ; mais je veux vous donner des détails complémentaires qui vous manquent sans doute et qui sont intéressants. Deux mois après votre mariage, le marquis de Clovers arrivait, éploré, dans mon bureau. Il me supplia…

— Vous mentez : un Clovers n’a jamais fait cela !

— … de le tirer d’un gros embarras. Dans votre monde, vous avez la parole facile et le geste large ; ce qui vous manque, c’est précisément ce qui seul permet la générosité et la largesse. Donc, le marquis de Clovers avait perdu, en l’espace d’une nuit, dans un tripot, la bagatelle de cent mille francs sur parole. Je réglai la dette : elle fut payée le lendemain. Sans doute pour gagner de l’argent et me rembourser, le marquis manigança une affaire financière : il me demanda de lui avancer vingt mille francs. J’y consentis. Il ne m’a plus jamais reparlé de son opération, encore moins des vingt mille francs. Un mois après, un couturier menaçait de poursuivre la marquise de Clovers : je payai. À quelques jours de là, c’était son carrossier. Je payai. Je fus averti, le mois dernier, qu’un certain baron de Wimpfel, qui me paraît un fort habile homme, allait s’adjuger le château de Clovers, si l’on ne rentrait au plus vite en possession de petits papiers qu’avait oubliés entre ses mains Monsieur votre père : je payai. Ce matin encore, aux Acacias, votre ascendant m’a fort obligeamment soulagé de cinquante louis. On a beau être riche, tout cela finit par s’additionner. Ah ! il en coûte cher d’épouser la fille d’un marquis : j’estime qu’on peut au moins user de ses droits de mari.

J’étais anéantie, prête à défaillir.

Le brute vit cela, en profita.

Il se jeta sur moi et me saisit les poignets : il les pressa avec une telle force que mes os craquèrent et qu’un cri, un cri de douleur et de rage, s’échappa de ma gorge :

— Non, vous ne m’aurez pas ! hurlais-je. Lâche !… Lâche !…

Ses membres frémissaient ; dans ses yeux passaient par instant comme des lueurs de sang. Il cherchait à approcher son visage du mien et je sentais sur mes lèvres courir son haleine chaude et haletante.

Alors, pour l’éviter, je rejetai violemment la tête en arrière : dans ce mouvement brusque, mes pieds glissèrent et je tombai à la renverse, l’entraînant dans ma chute.

Un instant, ce fut à terre une lutte acharnée, horrible, brève, hélas ! Lui, le désir décuplait ses forces ; moi, la frayeur, la terreur m’anéantissaient.

Alors, me sentant perdue, je me fis suppliante :

— Grâce ! grâce !.. Au nom du ciel, grâce !…

Pour toute réponse, sa bouche se colla sur la mienne, avide, ivre, et là, à terre, parmi les chaises et les verres brisés, je subis l’outrage le plus épouvantable que peut subir une femme.

Paris, 4 avril.

Cette scène, où dans toute sa brutalité s’est révélée la nature de M. Grandidier, a brisé le lien, si fragile, qui pouvait encore exister entre nous, celui de l’habitude et de la bienséance.

Nous ne nous voyons plus que très rarement ; les tête-à-tête étant, pour l’un comme pour l’autre, insupportables, nous les évitons soigneusement.

Je déjeune le plus souvent possible chez des amis ; lui, de son côté, prend ses repas au cercle ou autre part. Il me hait, je le fuis ; il me fait horreur et je lui fais peur.

Nous avons jeté bas le masque et en sommes arrivés à ce moment où l’on se moque du qu’en dira-t-on. C’est pourquoi, sans souci des usages, nous n’avons cure de dissimuler la situation, de feindre cette bonne entente, simplement correcte, toute de convention, hypocrite et trompeuse, dont les ménages les plus désunis se croient tenus de faire parade aux yeux du monde.

Nos rapports, que nous nous évertuons à réduire le plus possible, sont ceux indispensables.

De ceux-là, il en est un que j’ai tenté, mais en vain, de faire disparaître, tant il m’est odieux. M. Grandidier a l’habitude de me remettre chaque mois une certaine somme, destinée à mon entretien personnel. Je ne puis dire l’impression que je ressentis le premier jour où, après la scène, il me remit cet argent. J’aurais voulu le lui jeter à la figure, lui crier : « Je n’en veux pas de votre argent ! Je n’en veux pas ! Gardez-le ! Vous allez dire encore que vous m’avez payée !… » C’eût été ridicule. Il déposa l’argent sur une table et sortit, sans m’adresser la parole. Mais j’avais éprouvé trop de honte pour accepter que tous les mois pareil fait se renouvelât. Or, je me souvins que j’avais reçu cent mille francs de dot, dot fictive, puisque en réalité cette somme aurait dû être engloutie dans le gouffre que combla la « générosité » de M. Grandidier. J’allai chez mon notaire, qui est un ami de la famille, lui exposai franchement la situation et lui exprimai mon désir de voir passer entre ses mains ma fortune personnelle : il m’en servirait les rentes et, de cette manière, je n’aurais plus rien à demander à M. Grandidier et je n’aurais plus rien à en recevoir. Hélas ! il me fit comprendre que c’était impossible, M. Grandidier possède l’argent, nul autre que lui n’en saurait disposer.

— Alors, m’écriai-je, outrée, je ne compte pas, moi ! C’est lui qui peut tout !

— Le mari, dit l’homme de loi, a seul le droit d’administrer les biens de la communauté.

— Et la femme ne peut rien ?

Il hocha la tête et répondit :

— Rien.

Comme une folle je suis partie.

Malgré tout mon désir de laisser en paix mes chers parents, il m’a été impossible de leur dissimuler longtemps la triste vérité. Ma pauvre maman s’est tout de suite aperçue de la rupture entre M. Grandidier et moi. Elle m’en a demandé la raison que je lui ai donnée.

La révélation de tout ce qui s’est passé, ça été pour tous les deux, mon père et ma mère, comme un coup de massue. Eussé-je un instant douté de leur affection pour moi que le désespoir tragique, auquel je les vis en proie, aurait suffi à m’éclairer.

Je les plains plus que moi-même : ils se reprochent mon malheur et veulent y mettre fin.

Mais comment ?

Mon père parlait bien d’aller trouver M. Grandidier et de provoquer le divorce. Je l’en ai dissuadé. Mon pauvre papa ne connaît pas les textes de lois.

J’ai ouvert un vieux code, que j’ai trouvé dans le fond d’une bibliothèque et j’y ai lu :

« Le mari pourra demander le divorce pour cause d’adultère de sa femme. La femme pourra demander le divorce pour cause d’adultère de son mari, lorsqu’il aura entretenu sa concubine dans la maison commune. »

Cela m’a révoltée. Peut-on imaginer quelque chose de plus odieux que cette impossibilité systématique dans laquelle on a mis la femme de demander le divorce contre son mari indigne, auquel il suffit, pour que l’impunité lui soit assurée, d’avoir la précaution bien élémentaire de ne pas entretenir ses maîtresses chez lui.

Mon indignation fut telle que je n’y pus tenir. Je courus de nouveau chez mon notaire, cet homme, hier encore, un étranger pour moi, et que la détresse et l’isolement avaient fait d’un coup mon confident. Il me calma. Le code qui m’est tombé entre les mains, paraît-il, est très vieux et a été remanié : il existe aujourd’hui une loi nouvelle qui met le mari et la femme sur un même pied d’égalité. Toutefois j’ai bien compris, à certaines restrictions, ce que, par pitié sans doute, on voulait me cacher : si l’égalité existe maintenant sur le papier, on ne la trouve pas plus qu’avant dans la pratique : il demeure à peu près impossible à une femme d’obtenir le divorce contre son mari, l’adultère de celui-ci fût-il universellement reconnu.

Alors, sur quel autre grief baser mon instance en divorce. M. Grandidier en me traitant comme la dernière des filles, n’a fait qu’user de ses droits de mari : les tribunaux ne sauraient que le complimenter et me couvrir de ridicule. Ah ! elle est jolie, la loi qui régit le divorce. On voit bien que ce sont les hommes qui l’ont faite !

D’ailleurs, réflexion faite, je ne veux pas du divorce. M. Grandidier a payé les dettes de ma famille. Il s’en flatte. Qui l’empêcherait alors d’aller crier qu’on l’a trompé, qu’on l’a escroqué, qu’on l’a volé, qu’après en avoir usé, on s’est débarrassé de lui, de même que des brigands dépouillent leur victime et la jettent à l’eau. Ne le ferait-il pas, que je n’en serais que plus malheureuse, car, après lui avoir été redevable d’avoir sauvé l’honneur de mon nom, je le lui serais encore et doublement d’être généreux à mon égard, d’avoir fait une action qui deviendrait grande et noble, puisqu’elle serait désintéressée, d’abandonner le prix d’un sacrifice d’argent, sans même se plaindre ni élever la voix.

Oh ! si papa pouvait lui restituer tout le méchant papier qu’il a reçu de lui ! Oh ! quel bonheur ce serait pour moi, pour nous tous ! Quel bonheur de pouvoir lui crier : « Partez, partez ! infâme personnage !… Reprenez tout l’or dont nos chaînes étaient faites !… Reprenez et partez »

Hélas ! Je sais bien que c’est impossible !

Donc, pas d’issue.

Nous sommes entre ses mains, nous ne pouvons rien.

Paris, 13 avril.

À la suite de tous cesévénements, je suis tombée malade. Je garde le lit. Je puis à peine griffonner ces lignes. Maman passe près de moi la plus grande partie de la journée et se montre d’une incomparable bonté. Papa, qui ne fait que de courtes mais fréquentes apparitions chez moi, est, lui aussi, plein de prévenances pour sa fille. Il paraît agité ; je devine à sa physionomie qu’une colère sourde gronde en lui et mon plus cruel tourment est la crainte qu’il ne puisse pas toujours en empêcher l’explosion. S’il se rencontrait avec M. Grandidier, qu’adviendrait-il ? Tout est à redouter. Un éclat d’ailleurs n’est pas de circonstance : il serait déplorable d’ébruiter notre malheur et de faire connaître à tous les tristes dissentiments de notre vie domestique, d’autant que cela ne servirait à rien.

Paris, 22 avril.

Roger de Clarance vient me voir tous les deux jours. Il ignore ce qui s’est passé et ne se tourmente pas d’une indisposition qu’il qualifie en riant de « bénigne ».

Paris, 3 mai.

Je n’ai pas revu M. Grandidier depuis que j’ai pris le lit. Cet après-midi, il m’a fait demander par une femme de chambre s’il pouvait me voir. Je lui ai fait répondre que je me sentais plus fatiguée et que je lui serais reconnaissante de remettre au lendemain une visite pénible.

Paris, 4 mai.

Malgré ma faiblesse j’ai prévenu la visite de M. Grandidier. Je me suis levée et suis allée déjeuner dans la salle à manger. Il y était déjà quand je suis entrée. C’est à peine si nous avons échangé quelques mots. Le repas me paraissait sans fin et je n’ai pu attendre qu’il fût terminé pour me retirer : il m’eût été impossible de supporter plus longtemps l’écrasant silence qui régnait dans cette pièce.

Et dire que telle sera désormais ma vie !

Paris, 28 juin.

Oh ! la mort maintenant peut seule mettre fin à mon supplice !

Il m’était permis d’espérer qu’à la longue, peu à peu, s’évanouirait le souvenir de ce jour fatal qui hante mon esprit. Et voilà que, au lieu de disparaître, il va prendre une forme, se personnifier, devenir quelque chose de palpable et de vivant, quelqu’un !

N’est-ce pas horrible ! Que peut-on rêver de plus atroce !

Je suis enceinte.

Oui, je suis enceinte. Je porte dans mes flancs le fruit exécrable de cette étreinte ignoble et je le sens qui me ronge, qui me dévore et qui me tue.

Ah si j’osais !

C’est atroce, odieux, inhumain, contre nature, je le sais. Et cependant j’y ai songé.

Voilà où j’en suis arrivée maintenant, ce que l’infortune a fait de moi ! La pensée d’un crime, du plus lâche, du plus monstrueux des crimes, l’infanticide, ne me révolte plus ! Il me semble que ce n’est pas mon enfant que j’étoufferais, mais mon passé tout entier qui vivra en lui.

Non, je ne ferai pas cela. J’ai déjà trop souffert pour reculer devant une nouvelle torture.

Mais voilà qu’une idée me traverse la tête : cet enfant, j’ai comme le pressentiment qu’il ruinera le seul bonheur qui m’ait encore été accordé, qu’il brisera le lien qui m’unit à Roger de Clarance.

Pourquoi cela ? Je l’ignore. C’est un pressentiment, voilà tout.

Jusqu’ici, Roger a été pour moi le consolateur dont la parole, toujours bienveillante, réconforte et soutient. Maintenant, qui sait ? Peut-être m’aimera-t-il moins, à cause… Peut-être même s’écartera-t-il de moi, car enfin, cet enfant, c’est le témoignage éclatant de l’union !… Et lui qui ne sait pas, qui ne saura jamais comment… Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Qu’est-ce que je vous ai donc fait pour souffrir ainsi !

Mon seul, mon dernier espoir est de mourir en lui donnant la vie, à ce petit être maudit, qui vient me voler mon unique et dernière joie.

Paris, 29 juin.

Roger de Clarance est venu aujourd’hui. J’étais résolue à tout lui dire. Mais dès que je l’aperçus, ma volonté chancela et, quelque effort que je fisse pour tenir ma résolution, j’en fus incapable.

Et cependant je me raisonnai : après tout, me répétai-je comme pour me convaincre moi-même, en quoi « cela » pourrait-il le contrarier ? J’allais être mère ? Eh bien ! mais quoi de plus naturel ! Ne devait-il pas s’y attendre ? Ne devait-il pas considérer comme possible, probable même, l’événement qui se produisait ? Ah ! si j’étais sa maîtresse dans l’acception que l’on donne communément à ce terme, si je m’étais d’une façon quelconque engagée à lui appartenir tout entière !… Mais ce n’était pas cela. En définitive, le fait matériel accompli ne pouvait porter atteinte à notre amour, qui repose sur une association de nos vertus, de nos sentiments et de nos pensées.

Hélas ! J’avais beau me torturer l’esprit par les sophismes les plus subtils, je ne parvenais pas à rétablir le calme dans mon âme agitée. Je restai donc devant Roger, muette et troublée, dans l’attitude d’un enfant qui a commis une faute, qui se trouve en présence de son maître et qui, n’osant la lui avouer, a la triste et douloureuse patience d’attendre que celui-ci la découvre lui-même.

Et peu à peu, un autre sentiment en moi prit naissance : la honte.

Oui, j’eus honte. Lui, si grand, si noble, il allait croire à une faiblesse de ma part ; il allait me mépriser. Oh ! jamais, non jamais, l’aveu fait, il ne me serait plus possible de soutenir son regard. Par l’effet d’un étrange jugement sur moi-même, je me trouvais, moi qui me savais innocente et pure malgré tout, je me trouvais flétrie, petite, vile à côté de lui.

Je fus alors sur le point de crier :

— Partez, partez, mon amour adoré ! Partez sans me demander d’explication ! Sachez seulement que je ne suis plus digne de vous, que je ne suis plus digne de votre amour !

Mais le trouble auquel j’étais en proie était trop violent pour me permettre de prononcer une parole : il était d’ailleurs, malgré mes efforts pour le dissimuler, si visible, que Roger le remarqua :

— Comme vous êtes pâle et défaite aujourd’hui, Raymonde ! Seriez-vous plus malade ?

— Non.

— Si. Vous souffrez. Vous avez quelque chose, quelque contrariété, je le vois bien, je le sens.

— Non.

— Raymonde, vous me cachez la vérité !

— Non :

— Mais enfin, qu’avez-vous ? Rien que la façon dont vous me répondez m’inquiète, me révèle l’agitation de votre âme.

— J’ai, murmurai-je, que je pensais… que tout ici-bas a une fin… même les plus grandes amours.

— Raymonde, que dites-vous là ?

— Et je me demandais si notre amour, plus fortuné que les autres, ne se briserait pas un jour comme elles !

— Raymonde ! Vous êtes folle ! Taisez-vous. Qui vous permet de parler ainsi ? Dites, dites, y a-t-il quelque chose ?

Je souris.

— Rien, répondis-je. J’étais folle, vous l’avez dit, mon cher amant. Loin de moi toutes les idées dont un vol noir avait traversé mon esprit. Je vous aime, je vous aimerais aujourd’hui plus encore qu’hier, s’il était possible à l’infini de s’étendre davantage, à la perfection de s’améliorer. Vous me le rendez un peu, je crois. Que cela nous suffise. Ne nous occupons pas des nuages qui plus tard pourront obscurcir l’horizon, si tant est qu’il y en aura : ne voyons que le coin de ciel bleu sous lequel nous vivons.

Quand il fut partit, je regrettai ma faiblesse et j’éclatai en larmes.

Paris, 1er juillet.

Il faudra pourtant, tôt ou tard, que je lui dise ce qui est. Jamais je n’en aurai le courage.

Et cependant il me semble que cela se voit déjà. Je me suis regardée dans une glace et j’ai frémi.

Si je partais quelque part, n’importe où ! Je lui laisserais un mot. J’agirais selon sa réponse. Dans tous les cas, j’éviterais l’aveu de vive voix, la honte de lui tout dire, la honte de l’entendre peut-être me répondre :

— Ainsi, toutes les belles paroles, dont vous avez bercé ma crédulité, étaient mensongères et trompeuses. Vous disiez tout cela du bout des lèvres, vous ne le pensiez pas. Non, non, vous n’êtes pas ce que j’avais cru. Vous vous étiez posée en femme forte, capable d’avoir un amour au-dessus des amours vulgaires, digne d’être l’objet d’un semblable amour ! Et je vois aujourd’hui que vous avez menti ! Non, non, vous êtes comme les autres, pire que les autres, puisque vous savez mentir au point d’abuser un honnête homme ! Ha ! ha ! les jouissances dont vous faisiez fi, il vous les fallait, et je n’étais là, moi qui me croyais votre seul et votre unique amour, je n’étais là qu’à titre de jouet, pour amuser vos loisirs.

Oh comme vous deviez rire derrière moi de cette habile comédie ! Comme vous deviez rire !… Mais c’est fini maintenant, maintenant que j’ai la preuve de votre indigne trahison. Retirez-vous ! Retirez-vous loin de moi ! Vous me faites horreur. Je ne vous connais plus !

Oh ! s’il m’adressait jamais de tels reproches, s’il doutait seulement de ma sincérité, je ne souffrirais pas longtemps, car le coup serait pour moi mortel !

Mais non, non, ce n’est pas possible ! Je divague. Tout cela est ridicule ! Il vient après-demain, je serai forte, je lui parlerai : il comprendra.

Paris, 2 juillet.

Pauvre petit être ! Ce n’est pas de sa faute ce qui arrive.

Je suis injuste, je suis lâche à son égard. M’avouerais-je franchement la raison de ma haine pour cet enfant qui est le mien : je crains qu’il ne trouble mon bonheur. Egoïste que je suis ! Sont-ce là les sentiments d’une mère ? Serais-je indigne d’être mère ?

Je le hais encore parce qu’il me rappelle un homme qui me fait horreur. Allons donc ! des mots tout cela ! N’est-ce pas avant tout mon enfant, mon enfant à moi !

Je le sens qui tressaille dans mon sein, chair de ma chair, sang de mon sang, vie de ma vie.

Non, ce n’est pas lui qui me fait honte, mais seulement les circonstances auxquelles, pauvre innocent, il doit le jour. Ce n’est pas vrai qu’il me fait horreur, que j’ai peur de lui !… J’ai seulement peur des changements qu’il est susceptible d’apporter dans ma vie ! Et c’est pour toutes ces raisons que je lavais maudit !

Insensée !

Pauvre cher petit !

Et dire que j’aurais éprouvé tant de bonheur à être sa mère, s’il avait été… de autre.

Je ne sais plus ce que je dis ! Je deviens folle !… Je déraisonne !

… Et pourtant !

Paris, 3 juillet.

De quel poids je me suis soulagée.

Je lui ai tout dit.

Il m’a écoutée attentivement, sans m’interrompre. Quand j’eus fini de parler, contre mon attente, il ne fit aucun éclat.

D’abord il ne répondit rien. Il se mit à arpenter la pièce de long en large. Je le suivais des yeux, avide d’entendre sa première parole. Il s’assit, se releva, se rassit. Alors il prit sa tête dans ses deux mains et demeura ainsi immobile.

Je compris qu’il pleurait.

— Roger ! Roger ! Vous ne m’en voulez pas ?

Il leva la tête et sourit tristement :

— Vous en vouloir ? dit-il.

Il se tut, soupira, puis reprit :

— Je devais m’y attendre.

Devant une telle résignation, que je n’avais pas prévue, je me trouvai tout à la fois heureuse et comme mal à l’aise.

Quelques minutes s’écoulèrent dans un profond silence, longues comme des siècles, mortelles d’angoisses.

J’entendais le tic-tac monotone d’un balancier de pendule ; mes yeux étaient rivés sur la garniture d’argent d’un encrier, éblouissante au soleil.

Je fis sur moi-même un violent effort, et m’étant débarrassée de l’étrange apathie qui pesait sur moi, je relevai vers lui mes regards et murmurai :

— Vous l’aimerez, n’est-ce pas ?

Mais à peine avais-je prononcé ces mots que je me cachai la figure dans mes mains, honteuse de ma témérité.

Comme il ne disait rien, j’espérai un instant qu’il ne m’avait pas entendue. Je n’osai plus le regarder.

Il poussa un soupir et répondit enfin :

— Je tâcherai, Raymonde !

Une vague de bien-être se répandit en moi.

Encouragée, je poursuivis :

— C’est un innocent, lui, vous comprenez !… Et puis, c’est mon enfant, avant d’être… le sien ! Je l’aime déjà, donc vous l’aimerez aussi ! Oh ! dites-moi oui ! Nous l’aimerons beaucoup, n’est-ce pas, Roger, comme si…

Il m’arrêta :

— Qu’alliez-vous dire, grand Dieu !

— Comme si… c’était « notre » enfant.

Il eut un rire nerveux, ironique, qui me glaça le cœur.

Il dit :

— N’abusez pas, je vous prie !… J’estime avoir été aussi loin que possible dans la voie des « concessions ». Mais il y a des limites que vous semblez ne pas voir. Votre amour maternel, que je ne saurais vous reprocher, vous aveugle et vous empêche de juger clairement. Et c’est là votre excuse.

— Non, je sais ce que je dis.

— Vous êtes folle !

— Roger !

— Il suffit. Me demander de l’aimer, ce petit que j’ai toutes les raisons de haïr, c’était déjà beaucoup. Me demander de le considérer comme mon propre enfant !.. Ah ! voilà bien une idée de femme, une idée de femme enceinte !

— Roger ! Vous me faites mal !

— Non, ce n’est pas possible ! vous vouliez plaisanter ! Ce n’est pas cela que vous avez voulu dire !

Froidement je répondis :

— Si.

— Admirable, en vérité ! Donc, je vais l’aimer, ce petit intrus, car C’est un intrus…

— Oh, Roger ! Taisez-vous !

— Je vais l’aimer comme mon propre enfant. Je m’imaginerai, quoi de plus facile ! — il suffit pour cela d’un peu d’imagination — que j’en suis le père, et toute l’affection dont je serais capable pour l’œuvre de ma chair, je la lui donnerai, à cet étranger qui lui, très certainement, ne me rendra en échange que cette très parfaite indifférence qu’on éprouve à l’endroit de quelqu’un qui s’occupe de vous quand ça ne le regarde pas !… Et cette chose surhumaine, contre nature, impossible et inexplicable, que vous exigez de moi, je la ferais par amour…

— Pour moi, oui.

Il y eut un instant de silence. Son front s’assombrit. Puis son visage s’éclaira soudainement. Il m’attira dans ses bras et me pressant sur son Cœur :

— Pardon, Raymonde, pour tout ce que je viens de dire !… Pardon !… Vous n’êtes pas folle, je le comprends maintenant : vous êtes seulement grande, très grande, plus grande que moi, puisque vous concevez une telle abnégation !

— Non. Le sacrilice que je vous demande, lui seul est grand. Si je vous le demande, c’est que je vous sais de force à le faire.

Il répéta :

— Je tâcherai.

Paris, 6 juillet.

J’éprouve parfois une sorte d’hallucination étrange. Il me semble que cet enfant que je porte dans mon sein est de lui, de Roger.

Et je le vois : il lui ressemble. Il est blond comme lui, il a les mêmes yeux bleus, il a les mêmes gestes ; sa voix est douce comme celle… L’illusion est si parfaite, la ressemblance si frappante que j’allais dire : comme celle de son père ! Hélas ! Mais oui, pourquoi ne pas l’avouer : vingt fois par jour je me surprends à murmurer : « O petit amour chéri, vous verrez comme vous serez heureux, comme votre papa et votre maman vous aimeront ! » Et en disant cela, j’associe par la pensée à mon affection celle de Roger de Clarance pour cet enfant, car je suis bien tranquille, je suis sûre qu’il l’aimera : il ne pourra pas ne pas l’aimer quand il verra à quel point il lui ressemble, à quel point je l’ai fait son enfant.

Paris, 10 juillet.

M. Grandidier, que je n’avais pas mis au courant de la situation, s’en est aperçu.

Aussitôt il a modifié son attitude vis-à-vis de moi. Il a pensé que cet événement serait peut-être un motif à rapprochement. Par quelques amabilités banales il a tâté le terrain ; à déjeuner il me servait lui-même à boire, m’engageait à reprendre des mets qu’il avait trouvés bons, me parlait du temps qui était fort beau, ce dont il se réjouissait parce que cela me permettrait de sortir, de respirer l’air et de me promener agréablement. Enfin il me demanda des nouvelles de ma santé.

C’est là que je l’attendais.

— Il vous faudra prendre toutes sortes de précautions ; on n’en saurait jamais trop prendre dans votre position. Peut-être même serait-il prudent à vous de renoncer au monde pour quelques mois. Mais tous ces petits ennuis inévitables, toutes ces privations passagères vous seront largement payés par le bonheur que vous aurez.

Je l’arrêtai :

— Monsieur, lui dis-je, dans quel but vous donnez-vous tant de mal à discourir ; vous en avez un, c’est certain. Si c’est celui que je soupçonne, mieux vaut cent fois vous taire. Si c’en est un autre, je vous serais reconnaissante de me l’apprendre.

— Vous êtes cruelle, Raymonde.

— Oh ! je vous en prie ! Ne marivaudez pas. C’est un genre d’ailleurs qui ne vous sied pas du tout, que vous salissez ou rendez ridicule, rien qu’en y touchant. La vérité, la voici : vous avez cru que l’enfant que je porte serait une cause de rapprochement entre nous, qu’il effacerait le passé et vous rendrait l’avenir plus favorable. Vous vous êtes trompé : il n’a fait qu’accentuer la scission, que rendre plus définitive la rupture, si c’est possible.

— Je ne comprends pas.

— C’est triste.

— De grâce, Raymonde, veuillez vous expliquer |

Il se mordit les lèvres :

— Est-ce que par hasard cet enfant…

— Que voulez-vous dire ?

— Serait.. d’un autre ?

J’éclatai de rire :

— Vous êtes grotesque, entendez-vous, grotesque ! Je vous considère si peu que votre plus infâme soupçon ne saurait m’outrager !… Non, rassurez-vous, il est le vôtre, cet enfant, il est le vôtre, pour mon malheur et pour le sien ! Mais je travaillerai de toutes mes forces, soyez-en bien persuadé, je travaillerai de toute mon âme à le rendre mien le plus possible !

— Vous en parlez fort à votre aise ; vous oubliez, Madame, que j’ai des droits.

— Enfin ! Vous avez repris le seul ton de conversation qui vous convienne : celui d’un mercanti qui traite tout, y compris les questions de sentiments, le mariage et la paternité, comme de simples marchés, où l’on a des droits qu’on achète et qu’on fait respecter ensuite, coûte que coûte, sans même s’occuper de la plus élémentaire des délicatesses, qui n’a pas cours chez vous !… Il est dit que, jusqu’au bout, vous serez ignoble !

— Prenez garde !

— Des menaces, maintenant ! Il ne manquait plus que cela ! Faites attention cependant, car cet enfant, le vôtre, je pourrais…

— Raymonde !

— Un geste !… Il suffirait d’un geste, et du même coup je mettrais fin à mes souffrances et j’épargnerais à un innocent de connaître celles qui lui sont réservées !

— Mais c’est épouvantable, ce que vous dites-là !

— Vous voyez vous-même ! Eh bien ! c’est votre faute ! Vous m’exaspérez, vous me poussez à bout ! Alors, je ne sais plus ce que je dis, je deviens folle !… Ah ! tuez-moi, que ce soit fini, mais ne me faites plus souffrir ! Vous savez bien que je vous déteste, que je vous hais, que je ne peux pas vous voir, que je ne peux pas vous entendre ! Et vous voulez encore !… de grâce, n’insistez pas, ou je ne réponds plus de moi !…

Il est parti, claquant les portes, jurant et criant :

— Maudite créature ! Chienne de femme, tu ne vaux pas l’argent que je tai payée !… Idiot que j’ai été Le jour où je m’avisai d’épouser la fille d’un marquis à la côte, d’un noceur décavé ! Ah ! les cochons, comme ils m’ont roulé !

Paris, 13 juillet.

Depuis deux jours. M. Grandidier n’a pas reparu ici.

Je dois dire que son absence m’inquiète fort peu.

Paris, 15 juillet.

Ah ! si c’était vrai !… S’il pouvait lui ressembler

Cette idée me poursuit continuellement : elle m’est infiniment douce.

Depuis que je lui ai dit que j’allais être mère, Roger de Clarance vient moins souvent me voir. J’aimerais à m’entretenir avec lui de mes joies prochaines, du petit être auquel s’accrochent désormais toutes mes espérances, toute ma vie. Mais j’ai remarqué qu’il s’efforçait de détourner la conversation toutes les fois qu’elle tombait sur ce sujet.

C’est étrange. En quoi cela peut-il lui être désagréable ? Il sait bien cependant la vérité. Alors ?

Ne comprendrait-il pas tout le bonheur que j’éprouve ? Ce serait le soupçonner de n’avoir pas de cœur. Mais alors comment se fait-il, lui qui m’aime tant, qu’il ne partage pas ce bonheur ?

Moi-même, j’avais d’abord trouvé naturel que ma grossesse lui causât du chagrin. Elle lui rappelait en effet, brutalement, ce qu’il s’efforçait d’oublier, que j’étais la femme de M. Grandidier. Mais, aujourd’hui, cette raison n’est plus valable, puisque je lui ai tout dit : il sait comment cela s’est produit ; il sait que, si j’ai appartenu à cet homme qu’il déteste autant que moi, c’est de force, malgré moi ; il sait qu’il n’y a plus maintenant rien de commun entre nous. Alors, pourquoi ne pas l’aimer, ce petit être que j’aime tant et qui n’est qu’une partie de moi-même.

Paris, 19 juillet.

Il y a aujourd’hui huit jours que je n’ai pas vu M. Grandidier. Je sais seulement qu’il a fait prendre du linge et des vêtements et qu’il a donné ordre qu’on les portât au cercle.

Paris, 20 juillet.

Papa et maman sont venus me voir cet après-midi.

La disparition de M. Grandidier les a bouleversés : cela va se savoir, cela se sait déjà ; les journaux vont s’emparer du fait, le dénaturer, l’amplifier. C’est le scandale ! Que va dire le monde !

Ce que cela m’est égal ! Je suis bien calme. S’il pouvait seulement ne jamais revenir !

Paris, 21 juillet.

Oh ! mon bonheur serait parfait si Roger me paraissait le partager.

Mais non. À mesure que le jour approche et que ma joie augmente, sa tristesse grandit.

Il est maintenant taciturne, répond à peine aux questions que je lui pose.

Je lui ai demandé :

— Vous ne m’aimez donc plus, Roger ?

— Ah ! chère âme, mais je vous aime trop !

— Et bien, alors ?

Il a hésité.

— Voulez-vous, murmura-t-il, me faire un grand plaisir ?

— Dites ?

— Ne me parlez plus jamais de « lui » !

— Roger ! Vous ne n’aimez plus, je le vois bien, jen suis sûre maintenant !… Oh ! quelle peine vous me faites en me disant cela !

Je lui ai pourtant affirmé qu’il lui ressemblera : c’est mon enfant, ce sera le sien ; je veux que ce soit le nôtre !

À tout cela il répond en hochant tristement la tête et il murmure :

— Hélas ! Je vous aime trop, ma chère Raymonde !

Son obstination m’épouvante : je ne la comprends pas. Il doit y avoir quelque chose qu’il me cache, que je ne sais pas. Mais quoi ?

Paris, 24 juillet.

Voici un événement qui certainement va modifier ma vie, puisqu’il me rend la liberté sur laquelle je ne comptais pas.

Mon mari est mort.

Mort subitement et d’une façon mystérieuse.

On l’a rapporté ce matin à la maison. Un de ses amis, en phrases entortillées, voulut me donner quelques détails : ils me parurent confus, invraisemblables, contradictoires : je ne les compris pas. Tout ce que je sais, c’est qu’il est mort d’une attaque d’apoplexie.

J’ai demandé où ?

D’abord on me répondit qu’il était mort dans la rue. Ensuite, un domestique me dit que c’était au cercle, où il habitait ces derniers jours. On m’assure maintenant qu’il a été frappé chez un de ses amis.

Je devine qu’on préfère me cacher la peu édifiante vérité.

M. Grandidier n’est mort ni dans la rue, ni au cercle, ni chez un de ses amis : il est mort là où il aurait dû vivre, chez une Castel-Sarrasin quelconque.

Mais qu’est-ce que tout cela peut bien me faire !

Qu’il repose en paix : je ne lui veux pas de mal et lui pardonne de bon cœur tout celui qu’il m’a fait.

Paris, 25 juillet.

Soyons franche : la mort de mon mari, bien loin de m’attrister, me cause une grande joie.

Est-ce mal de ma part ? Assurément, mais c’est Lien naturel.

Je suis doublement heureuse.

D’abord parce qu’il n’a pas vu mon enfant.

J’avais si peur qu’il ne l’aimât, qu’il ne le souillât de son affection et que le pauvre petit être, ignorant tout, ne la lui rendit.

Oh ! je n’aurais jamais pu voir cela. Je crois que je serais partie, loin, très loin, emportant mon trésor. J’y avais d’ailleurs songé.

Mais il avait pour lui les droits iniques que donne la loi : il en aurait usé, il me l’avait déjà fait assez durement sentir. Comme cela, je n’ai plus rien à craindre.

Et puis, Roger oubliera plus facilement que c’est l’enfant d’un autre. Il n’a plus de raisons de le haïr maintenant.

Ce sera bien réellement « notre » enfant, à tous les deux. Ce sera le lien même de notre amour, si ce n’en est le fruit.

Paris, 20 juillet.

Vraiment, je ne comprends plus rien à la conduite de Roger.

Quand je lui ai dit, souriante, transportée de joie :

— Maintenant, vous allez pouvoir l’aimer ! Son visage s’est assombri. Tristement il m’a répondu :

— Raymonde, écoutez ce que je vais vous dire. On peut, jusqu’à un certain point, préparer l’avenir. On peut modifier le présent : on ne change rien au passé.

Je l’ai supplié de s’expliquer clairement, de me dire toute sa pensée :

D’abord il n’a rien répondu, puis il a dit :

— Sachez seulement que je vous aime et que je vous aimerai toujours, toujours plus, quoiqu’il arrive.

J’ai passé ma journée à pleurer comme aux jours les plus sombres de ma pauvre vie.

Paris, 27 juillet.

Cette nuit, j’ai veillé le corps de mon mari.

J’ai prié pour lui.

Que Dieu lui pardonne !

Paris, 28 juillet.

Ce matin, au milieu d’une grande affluence, a eu lieu l’enterrement.

Mon état de santé m’a dispensée d’y assister.

Clovers, 1er août.

Je suis arrivée ce matin à Clovers. Je compte y rester tout l’été avec ma famille.

Il n’y aura ni fêtes, ni réceptions. J’en suis bien contente. Je pourrai donc enfin vivre en paix.

Clovers, 10 août.

Maintenant que M. Grandidier est mort, je vois clairement les sentiments qu’il inspirait dans le pays,

Bien qu’on évite généralement de parler de lui devant moi, ou qu’on le juge avec modération — personne n’ignore que je ne l’ai jamais aimé — je devine facilement que sa disparition a été indifférente à presque tous, un soulagement pour quelques-uns.

Les ouvriers le craignaient : il était dur, quand il lui arrivait de se mettre en contact avec eux. Îl est juste de dire que cela lui arrivait rarement. Mais ils le détestaient, à cause de son orgueil et de sa vanité. Plusieurs, parmi les plus vieux manœuvres, avaient été les camarades de son père : ceux-là ne pardonnèrent jamais au fils les allures de faux seigneur qu’il affectait et le mépris révoltant qu’il affichait pour la classe humble et laborieuse d’où il était issu et à laquelle il devait le plus clair de ses avantages, l’argent.

Clovers, 15 août.

Roger de Clarance m’avait promis de venir à Clovers avec Jacqueline. J’ai reçu une lettre de lui. Il lui faut, me dit-il, renoncer à son projet. Et cette décision subite, incompréhensible, c’est froidement, sans un mot d’explication qu’il me l’annonce. La peine qu’il devait bien savoir que me causerait cette nouvelle, il n’a même pas essayé de l’atténuer par une excuse quelconque. On dirait qu’il s’est proposé, en écrivant cette lettre, de me porter un dernier coup, un coup suprême, lui qui m’a déjà tant fait souffrir.

Il ne m’aime plus. C’est fini, je le sais, je le sens.

Clovers, 16 août.

Je ne puis vivre ainsi plus longtemps. Je veux le voir. Je pars pour Paris demain. C’est fou. Tant pis !

Clovers, 17 août.

J’allais à l’église ce matin quand, sur la route, j’ai croisé le facteur.

Jamais, je crois, mon cœur n’a battu si fort que quand je lui ai demandé s’il avait une lettre pour moi.

— Oui, Madame Raymonde, il y a quelque chose pour vous. Ça vient de Suisse, je crois bien !

De Suisse ? Ce n’était donc pas de lui.

J’ai arraché la lettre des mains du brave homme, plutôt que je ne la lui ai prise. J’ai failli pousser un cri de joie : j’avais reconnu son écriture.

Lausanne.

 « Ma chère Raymonde,

« Non, je ne puis rester loin de vous. Je l’avais essayé ; j’avais cru qu’il serait bon que, durant quelques mois, nous ne nous vissions pas.

« Hélas ! En écrivant la lettre qui vous informait de ma résolution et qui a dû vous faire bien de la peine, Raymonde, j’avais oublié à quel point je vous aime, et que s’il est difficile de prendre des résolutions à l’encontre de l’amour, il est impossible de les tenir.

« Aujourd’hui, après avoir souffert pendant deux jours qui m’ont paru sans fin, après vous avoir, en ces quelques heures, écrit plus de vingt lettres pour les déchirer toutes, j’ai compris ma folie et je m’abandonne à la passion que j’ai pour vous, étant incapable d’y pouvoir résister.

« Que ce soit lâche de ma part, que ce soit bien ou mal, je ne suis même pas en état de le juger. Vous me le direz, Raymonde, et je vous croirai, puisque vous ètes ma seule joie et ma seule vérité.

« Tout ce que je sais, c’est que loin de vous la vie est insupportable, que tout mon bonheur est de vous voir, de vous entendre, de vous aimer enfin et de pouvoir vous le dire !

« Depuis hier, je suis à Lausanne avec Jacqueline. Je suis obligé d’y rester jusqu’à la fin du mois. À cette époque, j’irai habiter chez mes beaux-parents, près de Clovers, et j’y resterai tout le temps que votre amitié pour moi me le permettra. »

J’ai lu cette lettre rapidement : je l’ai relue avec délices.

J’ai pris un sentier qui mène au village par la forêt, afin d’être seule, tranquille, de pouvoir goûter toute ma joie, me recueillir en elle, n’en point perdre une goutte.

Brisée par l’émotion que j’avais ressentie en ouvrant la missive de Roger, je dûs m’asseoir au pied d’un chêne. La nature, en cette belle matinée d’août, semblait s’associer à ma joie : les oiseaux chantaient gaiement dans les profondes ramures et l’on voyait, dans les rais de soleil qui glissaient jusqu’à terre à travers le feuillage des arbres, voltiger des papillons aux couleurs éclatantes.

Les minutes passèrent, les heures même, sans que je m’en aperçusse, et c’est avec regret que je quittai ce coin de forêt solitaire où j’avais éprouvé de si douces sensations.

Quand je suis arrivée à l’église, la messe était finie, mais le Bon Dieu, qui sait tout, certainement ne m’en a pas voulu !

Clovers, 25 août.

Que ces jours d’attente me paraissent longs !

Je fais des promenades en voiture avec papa et maman. Je visite les pauvres de M. le curé et, comme autrefois, alors que j’étais jeune fille, je m’occupe des enfants du catéchisme.

Clovers, 3 septembre.

Enfin il est là !

Clovers, 8 septembre.

Nous passons les journées ensemble.

Ce matin le notaire, à qui ne laisse pas un moment de répit la succession de M. Grandidier, est arrivé en cabriolet. Il a déjeuné au château.

Roger est venu vers les deux heures. Nous sommes partis aussitôt, lui, un fusil, moi, un livre sous le bras. Nous avons dû traverser un petit champ d’ajoncs : bien que très jeunes, ils piquaient très fort. Roger riait des grimaces que je faisais et des mille précautions que je prenais pour ne me blesser que le moins possible.

Il a tiré devant moi deux lièvres et un lapin qu’il a tués. Nous les avons remis à un petit berger avec mission de les porter à Clovers.

Tout le long du chemin, j’éprouvai une joie délicieuse à effeuiller mes souvenirs d’enfance et à les communiquer à Clarance. Ici, c’était un pommier sous lequel j’allais jouer à la poupée ; là, dans cet enclos, un jour que j’étais avec ma nourrice, j’avais eu peur d’une vache ; plus loin, dans ce buisson, on m’avait montré une belette et, depuis lors, je n’étais jamais passé à cette place sans revoir dans mon imagination le gentil petit animal. La première jeunesse est semée de faits, généralement sans importance comme celui-là, qui demeurent si profondément frappés dans la mémoire qu’on les voit, tout le reste de la vie, avec la même netteté que le premier jour.

Nous ne sommes rentrés à Clovers qu’au soleil couchant. Dans la forèt, les faisans jetaient au jour mourant leur cri d’adieu, les perdreaux, tout le long des haies, se rappelaient les uns les autres. À l’entrée du parc, près de l’étang, une biche, qui venait sans doute se désaltérer, s’enfuit effarouchée devant nous, traversa une pelouse et disparut dans une futaie.

J’avais pris le bras de Roger ; nous marchions en silence, écoutant les mille bruits de la nature s’endormant.

J’étais heureuse, oh ! bien heureuse.

Clovers, 15 septembre.

Hélas ! voilà que de nouveau, depuis quelques jours, plane sur le front de Roger l’ombre de tristesse que je croyais à jamais disparue.

On dirait qu’une préoccupation secrète et continuelle le tourmente et le ronge.

Et quand je l’interroge, quand je le supplie de vouloir s’expliquer, invariablement il me dit :

— Je vous aime, Raymonde.

Je veux avoir, j’aurai le secret de cette énigme.

Clovers, 20 septembre.

Le temps si beau jusqu’ici s’est mis à la pluie.

Adieu les belles promenades que nous faisions à travers la campagne !

On passe ses journées derrière une fenêtre à guetter un rayon de soleil. Vient-il à percer, ce qui est rare, on se précipite dehors, bien emmitouflé, pour respirer l’air.

On patauge dans le sable mouillé ; les pieds enfoncent jusqu’à la cheville. On rencontre sur son chemin toutes sortes de vilaines bêtes, limaces et crapauds, que le vilain temps réjouit et qui se traînent ou sautent le long des fossés. Des arbres, dont le vent secoue les feuilles, tombent par instant des averses de grosses gouttes d’eau glaciales, et l’on rentre tout trempé.

Je trouve en vérité que cela manque de charme.

Hélas ! ce serait encore sans trop de tristesse que je supporterais ce vilain temps, si le soleil, comme autrefois, réjouissait mon cœur.

Clovers, 25 septembre.

La pluie persistant, je fais mes paquets et je rentre à Paris vers la fin de la semaine.

Paris, 8 octobre.

Je me demande maintenant si la tristesse à laquelle Roger de Clarance est continuellement en proie, ne provient pas tout simplement de l’abominable conduite de Jacqueline. En tout cas, je n’y suis pour rien, puisqu’il m’aime, me le dit et ne m’adresse aucun reproche. Quant à l’enfant, je lui en parle le moins possible, et lorsque je le fais, je ne remarque plus chez lui ces signes de contrariété, ces marques d’impatience qui me faisaient tant de peine au début.

Mais comment se fait-il que lui, qui n’a rien de caché pour moi, il ne me dise pas la cause de son chagrin ? Je pourrais, sinon le consoler, du moins partager sa douleur.

C’est à n’y rien comprendre !

Paris, 1er novembre.

Bientôt je vais être mère : le moment approche, je suis toute joyeuse.

Mais non, puisqu’il ne partage pas ma joie !

Je lui en veux maintenant : sa conduite est ridicule, inexplicable.

Paris, 18 novembre.

Aujourd’hui, il m’a paru plus gai. C’est peut-être une illusion ! Je voudrais tant le voir ainsi.

Paris, 25 novembre.

Mon Dieu, que c’est long !

Si c’est un garçon, il s’appellera Roger.

Paris, 1er décembre.

Non, je ne m’étais pas trompée. Depuis quinze jours il s’est produit en lui un grand changement. Il est certain qu’il ne souffre plus comme autrefois.

Il est resté, cet après-midi, deux grandes heures avec moi : il a été très gai, il a ri tout le temps. Non seulement il n’évitait plus de faire allusion à ma délivrance prochaine, mais il en a parlé le premier et a longuement insisté sur la joie que j’allais avoir d’être mère. On eût dit qu’il avait à cœur de bien me faire voir que cet enfant, dont la conception l’avait rendu si malheureux, ne serait plus désormais pour lui qu’un sujet de bonheur.

— Je veux, me disait-il en plaisantant, que ce soit une fille.

Et comme je lui demandais pourquoi :

— Pour avoir deux Raymonde, me répondit-il. Car elle sera votre portrait, c’est sûr : elle sera jolie, douce, aimante comme vous. Et vous l’aimerez, ma chère Raymonde, vous l’aimerez à la folie. Et vous aurez bien raison, certes. Tenez, je vous vois d’ici par la pensée, la prenant sur vos genoux, l’élevant dans vos bras, la couvrant de baisers, de caresses !… Oh ! comme vous l’aimerez !

Et je le laissais parler, sans l’interrompre, attentive et ravie, le cœur en joie.

Paris, 20 décembre.

Les médecins m’ont conseillé de garder la chambre, l’évènement pouvant se produire incessamment.

Paris, 5 janvier.

J’ai ressenti cet après-midi les premières douleurs. J’ai un violent mal de tête.

Je crois que cela sera pour cette nuit.

Paris, 6 janvier.

C’est une fille !

Elle est jolie comme tout !

Je l’adore !