Eugène Fasquelle (p. 134-159).

VI

1er octobre.

Pauvre Monsieur !… Je crois que j’ai été trop raide, l’autre jour, avec lui, dans le jardin… Peut-être ai-je dépassé la mesure ?… Il s’imagine, tant il est godiche, qu’il m’a offensée gravement et que je suis une imprenable vertu… Ah ! ses regards humiliés, implorants, et qui ne cessent de me demander pardon !…

Quoique je sois redevenue plus aguichante et gentille, il ne me dit plus rien de la chose, et il ne se décide pas davantage à tenter une nouvelle attaque directe, pas même le coup classique du bouton de culotte à recoudre… Un coup grossier, mais qui ne rate pas souvent son effet… En ai-je recousu, mon Dieu, de ces boutons-là !…

Et pourtant, il est visible qu’il en a envie, qu’il en meurt d’envie, de plus en plus… Dans la moindre de ses paroles éclate l’aveu… l’aveu détourné de son désir… et quel aveu !… Mais il est aussi de plus en plus timide. Une résolution à prendre lui fait peur… Il craint d’amener une rupture définitive, et il ne se fie plus à mes regards encourageants…

Une fois, en m’abordant avec une expression étrange, avec quelque chose d’égaré dans les yeux, il m’a dit :

— Célestine… vous… vous… cirez… très bien… mes chaussures… très… très… bien… Jamais… elles n’ont été… cirées… comme ça… mes chaussures…

C’est là que j’attendais le coup du bouton… Mais non… Monsieur haletait, bavait, comme s’il eût mangé une poire trop grosse et trop juteuse…

Puis il a sifflé son chien… et il est parti…

Mais voici ce qui est plus fort…

Hier, Madame était allée au marché, car elle fait son marché elle-même ; Monsieur était sorti depuis l’aube, avec son fusil et son chien… Il rentra de bonne heure, ayant tué trois grives, et aussitôt monta dans son cabinet de toilette, pour prendre un tub et s’habiller, comme il avait coutume… Pour ça !… Monsieur est très propre, lui… et il ne craint pas l’eau… Je pensai que le moment était favorable d’essayer quelque chose qui le mît enfin à l’aise avec moi… Quittant mon ouvrage, je me dirigeai vers le cabinet de toilette… et, quelques secondes, je restai l’oreille collée à la porte, écoutant… Monsieur tournait et retournait dans la pièce… Il sifflotait, chantonnait :

Et allez donc, Mamz’elle Suzon !…
Et ron, ronron… petit patapon…

Une habitude qu’il a de mêler, en chantant, un tas de refrains…

J’entendis des chaises remuer, des placards s’ouvrir et se refermer, puis, l’eau ruisseler dans le tub des « Ah ! », des « Oh ! », des « Fuuii ! », des « Brrr ! » que la surprise de l’eau froide arrachait à Monsieur… Alors, brusquement, j’ouvris la porte…

Monsieur était devant moi, de face, la peau toute mouillée, grelottante, et l’éponge, en ses mains, coulait comme une fontaine… Ah !… sa tête, ses yeux, son immobilité !… Jamais, je ne vis, je crois, un homme aussi ahuri… N’ayant point de manteau pour recouvrir la nudité de son corps, par un geste, instinctivement pudique et comique, il s’était servi de l’éponge comme d’une feuille de vigne. Il me fallut une forte volonté pour réprimer, devant ce spectacle, le rire qui se déchaînait en moi. Je remarquai que Monsieur avait sur les épaules une grosse touffe de poils, et la poitrine, telle un ours… Tout de même, c’est un bel homme… Mazette !…

Naturellement, je poussai un cri de pudeur alarmée, ainsi qu’il convenait, et je refermai la porte avec violence… Mais derrière la porte, je me disais : « Il va me rappeler, bien sûr… Et que va-t-il arriver ?… Ma foi !… » J’attendis quelques minutes… Plus un bruit,… sinon le bruit cristallin d’une goutte d’eau qui, de temps en temps, tombait dans le tub… « Il réfléchit, pensais-je… il n’ose pas se décider… mais il va me rappeler » … En vain… Bientôt l’eau ruisselle de nouveau… ensuite j’entendis que Monsieur s’essuyait, se frottait, s’ébrouait… et des glissements de savate traînèrent sur le parquet… des chaises remuèrent… des placards s’ouvrirent et se refermèrent… Enfin Monsieur recommença de chantonner :

Et allez donc, Mamz’elle Suzon !…
Et ron, ronron… petit patapon.

— Non, vraiment, il est trop bête !… murmurai-je, tout bas, dépitée et furieuse.

Et je me retirai, dans la lingerie, bien résolue à ne plus lui accorder jamais rien du bonheur que ma pitié, à défaut de mon désir, avait parfois rêvé de lui donner…

L’après-midi, Monsieur, très préoccupé, ne cessa de tourner autour de moi. Il me rejoignit à la basse-cour, au moment où j’allais porter au fumier les ordures des chats… Et comme, pour rire un peu de son embarras, je m’excusais de ce qui était arrivé le matin :

— Ça ne fait rien… souffla-t-il… ça ne fait rien… Au contraire…

Il voulut me retenir, bredouilla je ne sais quoi… Mais je le plantai, là… au milieu de sa phrase dans laquelle il s’empêtrait… et je lui dis, d’une voix cinglante, ces mots :

— Je demande pardon à Monsieur… Je n’ai pas le temps de parler à Monsieur… Madame m’attend…

— Sapristi, Célestine, écoutez-moi une seconde…

— Non, Monsieur…

Quand je pris l’angle de l’allée qui conduit à la maison, j’aperçus Monsieur… Il n’avait pas changé de place… Tête basse, jambes molles, il regardait toujours le fumier, en se grattant la nuque.


Après le dîner, au salon, Monsieur et Madame eurent une forte pique.

Madame disait :

— Je te dis que tu fais attention à cette fille…

Monsieur répondait :

— Moi ?… Ah ! par exemple !… En voilà une idée !… Voyons, mignonne… Une roulure pareille… une sale fille qui a peut-être de mauvaises maladies… Ah ! celle-là est trop forte !…

Madame reprenait :

— Avec ça que je ne connais pas ta conduite… et tes goûts.

— Permets… ah ! permets !…

— Et tous les sales torchons… et tous les derrières crottés que tu trousses dans la campagne !…

J’entendais le parquet crier sous les pas de Monsieur qui marchait, dans le salon, avec une animation fébrile.

— Moi ?… Ah ! par exemple !… En voilà des idées !… Où vas-tu chercher tout cela, mignonne ?…

Madame s’obstinait :

— Et la petite Jézureau ?… Quinze ans, misérable !… Et pour laquelle il a fallu que je paie cinq cents francs !… Sans quoi, aujourd’hui, tu serais peut-être en prison, comme ton voleur de père…

Monsieur ne marchait plus… Il s’était effondré dans un fauteuil… Il se taisait…

La discussion finit sur ces mots de Madame :

— Et puis, ça m’est égal !… Je ne suis pas jalouse… Tu peux bien coucher avec cette Célestine… Ce que je ne veux pas, c’est que cela me coûte de l’argent…

Ah ! non !… Je les retiens, tous les deux…


Je ne sais pas si, comme le prétend Madame, Monsieur trousse les petites filles dans la campagne… Quand cela serait, il n’aurait pas tort, si tel est son plaisir… C’est un fort homme, et qui mange beaucoup… Il lui en faut… Et Madame ne lui en donne jamais… Du moins, depuis que je suis ici, Monsieur peut se fouiller… Ça, j’en suis certaine… Et c’est d’autant plus extraordinaire qu’ils n’ont qu’un lit… Mais une femme de chambre, à la coule, et qui a de l’œil, sait parfaitement ce qui se passe chez ses maîtres… Elle n’a même pas besoin d’écouter aux portes… Le cabinet de toilette, la chambre à coucher, le linge, et tant d’autres choses, lui en racontent assez… Il est même inconcevable, quand on veut donner des leçons de morale aux autres et qu’on exige la continence de ses domestiques, qu’on ne dissimule pas mieux les traces de ses manies amoureuses… Il y a, au contraire, des gens qui éprouvent, par une sorte de défi, ou par une sorte d’inconscience, ou par une sorte de corruption étrange, le besoin de les étaler… Je ne me pose pas en bégueule, et j’aime à rire, comme tout le monde… Mais vrai !… j’ai vu des ménages… et des plus respectables… qui dépassaient tout de même la mesure du dégoût…

Autrefois, dans les commencements, cela me faisait un drôle d’effet de revoir mes maîtres… après… le lendemain… J’étais toute troublée… En servant le déjeuner, je ne pouvais m’empêcher de les regarder, de regarder leurs yeux, leurs bouches, leurs mains, avec une telle insistance que Monsieur ou Madame, souvent, me disait :

— Qu’avez-vous ?… Est-ce qu’on regarde ses maîtres de cette façon-là ? Faites donc attention à votre service…

Oui, de les voir, cela éveillait en moi des idées, des images… comment exprimer cela ?… des désirs qui me persécutaient le reste de la journée et, faute de les pouvoir satisfaire comme j’eusse voulu, me livraient avec une frénésie sauvage à l’abêtissante, à la morne obsession de mes propres caresses…

Aujourd’hui, l’habitude qui remet toute chose en sa place, m’a appris un autre geste, plus conforme, je crois, à la réalité… Devant ces visages, sur qui les pâtes, les eaux de toilette, les poudres n’ont pu effacer les meurtrissures de la nuit, je hausse les épaules… Et ce qu’ils me font suer, le lendemain, ces honnêtes gens, avec leurs airs dignes, leurs manières vertueuses, leur mépris pour les filles qui fautent, et leurs recommandations sur la conduite et sur la morale :

— Célestine, vous regardez trop les hommes… Célestine, ça n’est pas convenable de causer, dans les coins, avec le valet de chambre… Célestine, ma maison n’est pas un mauvais lieu… Tant que vous serez à mon service et dans ma maison, je ne souffrirai pas…

Et patati… et patata !…

Ce qui n’empêche pas Monsieur, en dépit de sa morale, de vous jeter sur des divans, de vous pousser sur des lits… et de ne vous laisser, généralement, en échange d’une complaisance brusque et éphémère, autre chose qu’un enfant… Arrange-toi, après comme tu peux et si tu peux… Et si tu ne peux pas, eh bien, crève avec ton enfant… Cela ne le regarde pas…

Leur maison !… Ah ! vrai !…


Rue Lincoln, par exemple, ça se passait le vendredi, régulièrement. Il ne pouvait pas y avoir d’erreur là-dessus.

Le vendredi était le jour de Madame. Il venait beaucoup de monde, des femmes et des femmes, jacasses, évaporées, effrontées, maquillées, Dieu sait !… Du monde très chouette, enfin… Probable qu’elles devaient dire, entre elles, pas mal de saletés et que cela excitait Madame… Et puis, le soir, c’était l’Opéra et ce qui s’en suit… Que ce fût ceci, ou cela ou bien autre chose, le certain c’est que, tous les vendredis… allez-y donc !…

Si c’était le jour de Madame, on peut dire que c’était la nuit de Monsieur, la nuit de Coco… Et quelle nuit !… Il fallait voir, le lendemain, le cabinet de toilette, la chambre, le désordre des meubles, des linges partout, l’eau des cuvettes répandue sur les tapis… Et l’odeur violente de tout cela, une odeur de peau humaine, mêlée à des parfums… à des parfums qui sentaient bon, quoique ça !… Dans le cabinet de toilette de Madame, une grande glace tenait toute la hauteur du mur jusqu’au plafond… Souvent, devant la glace, il y avait des piles de coussins effondrés, foulés, écrasés, et, de chaque côté, de hauts candélabres, dont les bougies disparues avaient coulé et pendaient, en longues larmes figées, aux branches d’argent… Ah ! il leur en fallait des mic-macs à ceux-là ! Et je me demande ce qu’ils auraient bien pu inventer, s’ils n’avaient pas été mariés !…


Et ceci me rappelle notre fameux voyage en Belgique, l’année où nous allâmes passer quelques semaines à Ostende… À la station de Feignies, visite de la douane. C’était la nuit… et Monsieur très endormi… était resté dans son compartiment… Ce fut Madame qui se rendit, avec moi, dans la salle où l’on inspectait les bagages…

— Avez-vous quelque chose à déclarer ? nous demanda un gros douanier qui, à la vue de Madame, élégante et jolie, se douta bien qu’il aurait plaisir à manipuler d’agréables choses… Car il existe des douaniers, pour qui c’est une sorte de plaisir physique et presque un acte de possession, que de fourrer leurs gros doigts dans les pantalons et dans les chemises des belles dames.

— Non… répondit Madame… Je n’ai rien.

— Alors… ouvrez cette malle…

Parmi les six malles que nous emportions, il avait choisi la plus grande, la plus lourde, une malle en peau de truie, recouverte de son enveloppe de toile grise.

— Puisqu’il n’y a rien ! insista Madame irritée.

— Ouvrez tout de même… commanda ce malotru, que la résistance de ma maîtresse incitait visiblement à un plus complet, à un plus tyrannique examen…

Madame — ah ! je la vois encore — prit, dans son petit sac, le trousseau de clefs et ouvrit la malle… Le douanier, avec une joie haineuse, renifla l’odeur exquise qui s’en échappait, et, aussitôt, il se mit à fouiller, de ses pattes noires et maladroites, parmi les lingeries fines et les robes… Madame était furieuse, poussait des cris, d’autant que l’animal bousculait, froissait avec une malveillance évidente tout ce que nous avions rangé si précieusement…

La visite allait se terminer sans plus d’encombres, quand le gabelou, exhibant du fond de la malle un long écrin de velours rouge, questionna :

— Et ça ?… Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Des bijoux… répondit Madame avec assurance, sans le moindre trouble.

— Ouvrez-le…

— Je vous dis que ce sont des bijoux. À quoi bon ?

— Ouvrez-le…

— Non… Je ne l’ouvrirai pas… C’est un abus de pouvoir… Je vous dis que je ne l’ouvrirai pas… D’ailleurs, je n’ai pas la clé…

Madame était dans un état d’extraordinaire agitation. Elle voulut arracher l’écrin litigieux des mains du douanier qui, se reculant, menaça :

— Si vous ne voulez pas ouvrir cet écrin, je vais aller chercher l’inspecteur…

— C’est une indignité… une honte.

— Et si vous n’avez pas la clé de cet écrin, eh bien, on le forcera.

Exaspérée, Madame cria :

— Vous n’avez pas le droit… Je me plaindrai à l’ambassade… aux ministres… je me plaindrai au Roi, qui est de nos amis… Je vous ferai révoquer, entendez-vous… condamner, mettre en prison…

Mais ces paroles de colère ne produisaient aucun effet sur l’impassible douanier, qui répéta avec plus d’autorité :

— Ouvrez l’écrin…

Madame était devenue toute pâle et se tordait les mains.

— Non ! fit-elle, je ne l’ouvrirai pas… Je ne veux pas… je ne peux pas l’ouvrir…

Et, pour la dixième fois au moins, l’entêté douanier commanda :

— Ouvrez l’écrin !

Cette discussion avait interrompu les opérations de la douane et groupé, autour de nous, quelques voyageurs curieux… Moi-même, j’étais prodigieusement intéressée par les péripéties de ce petit drame et, surtout, par le mystère de cet écrin que je ne connaissais pas, que je n’avais jamais vu chez Madame, et qui, certainement, avait été introduit dans la malle, à mon insu.

Brusquement, Madame changea de tactique, se fit plus douce, presque caressante avec l’incorruptible douanier, et, s’approchant de lui de façon à l’hypnotiser de son haleine et de ses parfums, elle supplia tout bas :

— Éloignez ces gens, je vous en prie… Et j’ouvrirai l’écrin…

Le gabelou crut, sans doute, que Madame lui tendait un piège. Il hocha sa vieille tête obstinée et méfiante :

— En voilà assez, des manières… Tout ça, c’est de la frime… Ouvrez l’écrin…

Alors, confuse, rougissante, mais résignée, Madame prit dans son porte-monnaie une toute petite, une toute mignonne clé d’or, et, tâchant à ce que le contenu en demeurât invisible à la foule, elle ouvrit l’écrin de velours rouge, que le douanier lui présentait, solidement tenu dans ses mains. Au même instant, le douanier fit un bond en arrière, effaré, comme s’il avait eu peur d’être mordu par une bête venimeuse.

— Nom de Dieu !… jura-t-il.

Puis, le premier moment de stupéfaction passé, il cria avec un mouvement du nez, rigolo :

— Fallait le dire que vous étiez veuve !

Et il referma l’écrin, pas assez vite toutefois, pour que les rires, les chuchotements, les paroles désobligeantes, et même les indignations qui éclatèrent dans la foule, ne vinssent démontrer à Madame que « ses bijoux » n’avaient été parfaitement aperçus des voyageurs…

Madame fut gênée… Pourtant, je dois reconnaître qu’elle montra une certaine crânerie, en cette circonstance plutôt difficile… Ah ! vrai ! elle ne manquait pas d’effronterie… Elle m’aida à remettre de l’ordre dans la malle bouleversée. Et nous quittâmes la salle, sous les sifflets, sous les rires insultants de l’assistance.

Je l’accompagnai jusqu’à son wagon, portant le sac où elle avait remisé l’écrin fameux… Un moment, sur le quai, elle s’arrêta, et avec une impudence tranquille, elle me dit :

— Dieu que j’ai été bête !… J’aurais dû déclarer que l’écrin vous appartenait.

Avec la même impudence, je répondis :

— Je remercie beaucoup Madame. Madame est très bonne pour moi… Mais moi, je préfère me servir de ces « bijoux-là »… au naturel.

— Taisez-vous !… fit Madame, sans fâcherie… Vous êtes une petite sotte…

Et elle alla retrouver, dans le wagon, Coco qui ne se doutait de rien…


Du reste, Madame n’avait pas de chance. Soit effronterie, soit manque d’ordre, il lui arrivait souvent des histoires pareilles ou analogues. J’en aurais quelques-unes à raconter qui, sous ce rapport, sont des plus édifiantes… Mais il y a un moment où le dégoût l’emporte, où la fatigue vous vient de patauger sans cesse dans de la saleté… Et puis, je crois que j’en ai dit assez sur cette maison, qui fut pour moi le plus complet exemple de ce que j’appellerai le débraillement moral. Je me bornerai à quelques indications.

Madame cachait dans un des tiroirs de son armoire une dizaine de petits livres, en peau jaune, avec des fermoirs dorés… des amours de livres, semblables à des paroissiens de jeune fille. Quelquefois, le samedi matin, elle en oubliait un sur la table, près de son lit… ou bien dans le cabinet de toilette, parmi les coussins… C’était plein d’images extraordinaires… Je ne joue pas les saintes-nitouches, mais je dis qu’il faut être rudement putain pour garder chez soi de pareilles horreurs, et pour s’amuser avec. Rien que d’y penser, j’en ai chaud… Des femmes avec des femmes, des hommes avec des hommes… sexes mêlés, confondus dans des embrassements fous, dans des ruts exaspérés… Des nudités dressées, arquées, bandées, vautrées, en tas, en grappes, en processions de croupes soudées l’une à l’autre par des étreintes compliquées et d’impossibles caresses… Des bouches en ventouse comme des tentacules de pieuvre, vidant les seins, épuisant les ventres, tout un paysage de cuisses et de jambes, nouées, tordues comme des branches d’arbres dans la jungle !… Ah ! non !…

Mathilde, la première femme de chambre, chipa un de ces livres… Elle supposait que Madame n’aurait pas le toupet de le lui réclamer… Madame le lui réclama pourtant… Après avoir fouillé ses tiroirs, cherché partout, en vain, elle dit à Mathilde :

— Vous n’avez pas vu un livre dans la chambre ?

— Quel livre, Madame ?

— Un livre jaune…

— Un livre de messe, sans doute ?

Elle regarda bien en face Madame, qui ne se déconcerta pas, et elle ajouta :

— Il me semble en effet que j’ai vu un livre jaune avec un fermoir doré sur la table, près du lit, dans la chambre de Madame…

— Eh bien ?

— Eh bien, je ne sais pas ce que Madame en a fait…

— L’avez-vous pris ?…

— Moi, Madame ?…

Et avec une insolence magnifique :

— Ah ! non… alors ! cria-t-elle… Madame ne voudrait pas que je lise de pareils livres !

Cette Mathilde, elle était épatante !… Et Madame n’insista plus.

Et tous les jours, à la lingerie, Mathilde disait :

— Attention !… Nous allons dire la messe…

Elle tirait de sa poche le petit livre jaune et nous en faisait la lecture, malgré les protestations de la gouvernante anglaise qui bêlait : « Taisez-vous… vous êtes de malhonnêtes filles » et qui, durant des minutes, l’œil agrandi sous les lunettes, s’écrasait le nez contre les images qu’elle avait l’air de renifler… Ce qu’on s’est amusé avec ça !

Ah ! cette gouvernante anglaise ! Jamais je n’ai rencontré dans ma vie une telle pocharde, et si drôle. Elle avait l’ivresse tendre, amoureuse, passionnée, surtout avec les femmes. Les vices qu’elle cachait à jeun sous un masque d’austérité comique se révélaient alors en toute leur beauté grotesque. Mais ils étaient plus cérébraux qu’actifs, et je n’ai pas entendu dire qu’elle les eût jamais réalisés. Selon l’expression de Madame, Miss se contentait de se « réaliser » elle-même… Vraiment, elle eût manqué à la collection d’humanité loufoque et déréglée qui illustrait cette maison bien moderne…

Une nuit, j’étais de service, attendant Madame. Tout le monde dormait dans l’hôtel, et je restais, seule, à sommeiller pesamment dans la lingerie… Vers deux heures du matin, Madame rentra. Au coup de sonnette, je me levai et trouvai Madame dans sa chambre. Les yeux sur le tapis, et se dégantant, elle riait à se tordre :

— Voilà, une fois encore, Miss complètement ivre… me dit-elle…

Et elle me montra la gouvernante, vautrée, les bras allongés, une jambe en l’air, et qui, geignant, soupirant, bredouillait des paroles inintelligibles…

— Allons, fit Madame, relevez-la et allez la coucher…

Comme elle était fort lourde et molle, Madame voulut bien m’aider et c’est à grand’peine que nous parvînmes à la remettre debout.

Miss s’était accrochée des deux mains au manteau de Madame, et elle disait à Madame :

— Je ne veux pas te quitter… je ne veux plus jamais te quitter. Je t’aime bien… Tu es mon bébé. Tu es belle…

— Miss, répliquait Madame en riant, vous êtes une vieille pocharde… Allez vous coucher.

— Non, non… je veux coucher avec toi… tu es belle… je t’aime bien… Je veux t’embrasser.

Se retenant d’une main au manteau, de l’autre main elle cherchait à caresser les seins de Madame, et sa bouche, sa vieille bouche s’avançait en baisers humides et bruyants…

— Cochonne, cochonne… tu es une petite cochonne… Je veux t’embrasser… Pou !… pou !… pou !…

Je pus enfin dégager Madame des étreintes de Miss, que j’entraînai hors de la chambre… Et ce fut sur moi que se tourna sa tendresse passionnée. Bien que chancelant sur ses jambes, elle voulait m’enlacer la taille, et sa main s’égarait sur moi plus hardiment que sur Madame, et à des endroits de mon corps plus précis… Il n’y avait pas d’erreur.

— Finissez donc, vieille sale !…

— Non ! non… toi aussi… tu es belle… je t’aime bien… viens avec moi… Pou !… pou !… pou !…

Je ne sais comment je me serais débarrassée d’elle si, dès qu’elle fut entrée dans sa chambre, les hoquets n’eussent noyé, dans un flot ignoble et fétide, ses ardeurs obstinées.

Ces scènes-là amusaient beaucoup Madame. Madame n’avait de réelle joie qu’un spectacle du vice, même le plus dégoûtant…

Un autre jour, je surpris Madame en train de raconter à une amie, dans son cabinet de toilette, les impressions d’une visite qu’elle avait faite, la veille, avec son mari, dans une maison spéciale où elle avait vu deux petits bossus faire l’amour…

— Il faut voir ça, ma chère… Rien n’est plus passionnant…


Ah ! ceux qui ne perçoivent, des êtres humains, que l’apparence et que, seules, les formes extérieures éblouissent, ne peuvent pas se douter de ce que le beau monde, de ce que « la haute société » est sale et pourrie… On peut dire d’elle, sans la calomnier, qu’elle ne vit que pour la basse rigolade et pour l’ordure… J’ai traversé bien des milieux bourgeois et nobles, et il ne m’a été donné que très rarement de voir que l’amour s’y accompagnât d’un sentiment élevé, d’une tendresse profonde, d’un idéal de souffrance, de sacrifice ou de pitié, qui en font une chose grande et sainte.


Encore un mot sur Madame… Hormis les jours de réception et des dîners de gala, Madame et Coco recevaient très intimement un jeune ménage très chic, avec qui ils couraient les théâtres, les petits concerts, les cabinets de restaurant, et même, dit-on, de plus mauvais lieux : l’homme très joli, efféminé, le visage presque imberbe ; la femme, une belle rousse, avec des yeux étrangement ardents, et une bouche comme je n’en ai jamais vu de plus sensuelle. On ne savait pas exactement ce que c’était que ces deux êtres-là… Quand ils dînaient, tous les quatre, il paraît que leur conversation prenait une allure si effrayante, si abominable que, bien des fois, le maître d’hôtel, qui n’était pas bégueule pourtant, eut l’envie de leur jeter les plats à la figure… Il ne doutait point du reste qu’il y eût, entre eux, des relations antinaturelles, et qu’ils fissent des fêtes pareilles à celles reproduites dans les petits livres jaunes de Madame. La chose est, sinon fréquente, du moins connue. Et les gens qui ne pratiquent point ce vice par passion, s’y adonnent par snobisme… C’est ultra-chic…

Qui donc aurait pu penser de telles horreurs de Madame, qui recevait des archevêques et des nonces du pape, et dont le Gaulois, chaque semaine, célébrait les vertus, l’élégance, la charité, les dîners smart et la fidélité aux pures traditions catholiques de la France ?…

Tout de même, ils avaient beau avoir du vice, avoir tous les vices dans cette maison-là, on y était libre, heureuse, et Madame ne s’occupait jamais de la conduite du personnel…


Ce soir, nous sommes restés plus longtemps que de coutume à la cuisine. J’ai aidé Marianne à faire ses comptes… Elle ne parvenait pas à s’en tirer… J’ai constaté que, ainsi que toutes les personnes de confiance, elle grappille de-ci, vole de-là, autant qu’elle peut… Elle a même des roueries qui m’étonnent… mais il faut les mettre au point… Il lui arrive de ne pas se retrouver dans ses chiffres, ce qui la gêne beaucoup avec Madame, qui s’y retrouve, elle, et tout de suite… Joseph s’humanise un peu, avec moi. Maintenant, il daigne me parler, de temps à autre… Ainsi, ce soir il n’est pas allé comme d’ordinaire chez le sacristain, son intime ami… Et, pendant que Marianne et moi, nous travaillions, il a lu la Libre Parole… C’est son journal… Il n’admet pas qu’on puisse en lire un autre… J’ai remarqué que, tout en lisant, plusieurs fois, il m’a observée avec des expressions nouvelles dans les yeux…

La lecture terminée, Joseph a bien voulu m’exposer ses opinions politiques… Il est las de la République qui le ruine et qui le déshonore… Il veut un sabre…

— Tant que nous n’aurons pas un sabre — et bien rouge — il n’y a rien de fait… dit-il.

Il est pour la religion… parce que… enfin… voilà… il est pour la religion…

— Tant que la religion n’aura pas été restaurée en France comme autrefois… tant qu’on n’obligera pas tout le monde, à aller à la messe et à confesse… il n’y a rien de fait, nom de Dieu !…

Il a accroché dans sa sellerie, les portraits du pape et de Drumont ; dans sa chambre, celui de Déroulède ; dans la petite pièce aux graines, ceux de Guérin et du général Mercier… de rudes lapins… des patriotes… des Français, quoi !… Précieusement, il collectionne toutes les chansons antijuives, tous les portraits en couleur des généraux, toutes les caricatures de « bouts coupés ». Car Joseph est violemment antisémite… Il fait partie de toutes les associations religieuses, militaristes et patriotiques du département. Il est membre de la Jeunesse antisémite de Rouen, membre de la vieillesse antijuive de Louviers, membre encore d’une infinité de groupes et de sous-groupes, comme Le Gourdin national, le Tocsin normand, les Bayados du Vexin… etc… Quand il parle des juifs, ses yeux ont des lueurs sinistres, ses gestes, des férocités sanguinaires… Et il ne va jamais en ville sans une matraque :

— Tant qu’il restera un juif en France… il n’y a rien de fait…

Et il ajoute :

— Ah, si j’étais à Paris, bon Dieu !… J’en tuerais… j’en brûlerais… j’en étriperais de ces maudits youpins !… Il n’y a pas de danger, les traîtres, qu’ils soient venus s’établir au Mesnil-Roy… Ils savent bien ce qu’ils font, allez, les vendus !…

Il englobe, dans une même haine, protestants, francs-maçons, libres-penseurs, tous les brigands qui ne mettent jamais le pied à l’église, et qui ne sont, d’ailleurs, que des juifs déguisés… Mais il n’est pas clérical, il est pour la religion, voilà tout…

Quant à l’ignoble Dreyfus, il ne faudrait pas qu’il s’avisât de rentrer de l’île du Diable, en France… Ah ! non… Et pour ce qui est de l’immonde Zola, Joseph l’engage fort à ne point venir à Louviers, comme le bruit en court, pour y donner une conférence… Son affaire serait claire, et c’est Joseph qui s’en charge… Ce misérable traître de Zola qui, pour six cent mille francs, a livré toute l’armée française et aussi toute l’armée russe, aux Allemands et aux Anglais !… Et ça n’est pas une blague… un potin… une parole en l’air : non, Joseph en est sûr… Joseph le tient du sacristain, qui le tient du curé, qui le tient de l’évêque, qui le tient du pape… qui le tient de Drumont… Ah ! les juifs peuvent visiter le Prieuré… Ils trouveront, écrits par Joseph, à la cave, au grenier, à l’écurie, à la remise, sous la doublure des harnais, jusque sur les manches des balais, partout, ces mots : « Vive l’armée !… Mort aux juifs ! »

Marianne approuve, de temps en temps, par des mouvements de tête, des gestes silencieux, ces discours violents… Elle aussi, sans doute, la République la ruine et la déshonore… Elle aussi est pour le sabre, pour les curés et contre les juifs… dont elle ne sait rien d’ailleurs, sinon qu’il leur manque quelque chose, quelque part.

Et moi aussi, bien sûr, je suis pour l’armée, pour la patrie, pour la religion et contre les juifs… Qui donc, parmi nous, les gens de maison, du plus petit au plus grand, ne professe pas ces chouettes doctrines ?… On peut dire tout ce qu’on voudra des domestiques… ils ont bien des défauts, c’est possible… mais ce qu’on ne peut pas leur refuser, c’est d’être patriotes… Ainsi, moi, la politique, ce n’est pas mon genre et elle m’assomme… Eh bien, huit jours avant de partir pour ici, j’ai carrément refusé de servir, comme femme de chambre, chez Labori… Et toutes les camarades qui, ce jour-là, étaient au bureau, ont refusé aussi :

— Chez ce salaud-là ?… Ah ! non alors ! Ça, jamais !…

Pourtant, lorsque je m’interroge sérieusement, je ne sais pas pourquoi je suis contre les juifs, car j’ai servi chez eux, autrefois, du temps où on pouvait le faire encore avec dignité… Au fond, je trouve que les juives et les catholiques, c’est tout un… Elles sont aussi vicieuses, ont d’aussi sales caractères, d’aussi vilaines âmes les unes que les autres… Tout cela, voyez-vous, c’est le même monde, et la différence de religion n’y est pour rien… Peut-être, les juives font-elles plus de piaffe, plus d’esbrouffe… peut-être, font-elles valoir davantage, l’argent qu’elles dépensent ?… Malgré ce qu’on raconte de leur esprit d’administration et de leur avarice, je prétends qu’il n’est pas mauvais d’être dans ces maisons-là, où il y a encore plus de coulage que dans les maisons catholiques.

Mais Joseph ne veut rien entendre… Il m’a reproché d’être une patriote à la manque, une mauvaise Française, et, sur des prophéties de massacres, sur une sanglante évocation de crânes fracassés et de tripes à l’air, il est parti se coucher.

Aussitôt, Marianne a retiré du buffet la bouteille d’eau-de-vie. Nous avions besoin de nous remettre, et nous avons parlé d’autre chose… Marianne, de jour en jour plus confiante, m’a raconté son enfance, sa jeunesse difficile, et, comme quoi, étant petite bonne chez une marchande de tabac, à Caen, elle fut débauchée par un interne… un garçon tout fluet, tout mince, tout blond, et qui avait des yeux bleus et une barbe en pointe, courte et soyeuse… ah ! si soyeuse !… Elle devint enceinte, et la marchande de tabac qui couchait avec un tas de gens, avec tous les sous-officiers de la garnison, la chassa de chez elle… Si jeune, sur le pavé d’une grande ville, avec un gosse dans le ventre !… Ah ! elle en connut de la misère, son ami n’ayant pas d’argent… Et elle serait morte de faim, bien sûr, si l’interne ne lui avait enfin trouvé, à l’école de médecine, une drôle de place…

— Mon Dieu, oui… dit-elle… au Boratoire, je tuais les lapins… et j’achevais les petits cochons d’Inde… C’était bien gentil…

Et ce souvenir amène sur les grosses lippes de Marianne un sourire qui m’a paru étrangement mélancolique…

Après un silence, je lui demande :

— Et le gosse ?… qu’est-ce qu’il est devenu ?

Marianne fait un geste vague et lointain, un geste qui semble écarter les lourds voiles de ces limbes où dort son enfant… Elle répond d’une voix qu’éraille l’alcool :

— Ah ! bien… vous pensez… Qu’est-ce que j’en aurais fait, mon Dieu ?…

— Comme les petits cochons d’Inde, alors ?…

— C’est ça…

Et, elle s’est reversé à boire…

Nous sommes montées, dans nos chambres, un peu grises…