Calmann Lévy (p. 337-340).
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IV


Huit jours plus tard, 20 mars 1878.


Rien ne manque plus à l’épreuve. Elle est entière, elle est impitoyable.

M. d’Éblis est arrivé ce soir, comme je venais de coucher ma fille. Il a désiré me voir seule. Je l’ai reçu dans mon boudoir.

À peine assis devant moi :

— Madame, m’a-t-il dit, je vais vous quitter… je vais partir…

— Partir ? me suis-je écriée.

— Oui : j’ai obtenu le poste de second attaché militaire en Russie… Je pars demain soir… je vous demanderai la permission de revenir demain matin faire mes adieux à ma petite pupille, que je ne veux pas réveiller ce soir.

J’étais foudroyée. Pendant quelques minutes, je n’ai pu articuler une parole intelligible.

Il a repris très-bas :

— Nous nous sommes toujours si bien entendus tous deux que nous nous entendons encore en ce moment, j’en suis sûr… Quand vous m’avez révélé la véritable cause du suicide de Cécile, j’ai compris aussitôt — vous connaissant bien — quel devoir vous m’imposiez ; j’ai compris que vous m’ordonniez d’aimer et de respecter dans la mort celle que j’avais méconnue vivante… C’est bien ce que vous voulez, n’est-ce pas ? — Je vous obéis ; mais, pour en avoir la force, il faut que je parte, que je m’éloigne de vous.

Je ne répondais pas.

Il s’est levé :

— Adieu donc… Je vous ai bien aimée… Je puis dire que je vous ai aimée plus que mon honneur même… car, — vous allez me trouver lâche, — quand j’ai cru découvrir que Cécile avait été coupable envers moi… et qu’elle s’était tuée pour tuer ses remords, — si affreuse que fût cette pensée, — mon misérable cœur l’admettait pourtant avec une joie secrète, — parce que cela me dégageait envers elle, — cela me rendait à vous !

Pendant qu’il prononçait ces paroles, le malheureux m’interrogeait encore du regard avec une expression de doute et d’angoisse.

Je me suis tue.

Il m’a serré la main, et il est sorti.


… Mais enfin, — voyons… est-ce que je puis le laisser partir ?… est-ce que c’est possible ?… est-ce que je le dois ?… est-ce que je le peux ? Oh ! mon Dieu ! dites-le-moi ?… Je l’ai tant aimé, mon Dieu !… je l’aime tant !… et le laisser partir pour l’exil… pour la mort peut-être… quand d’un seul mot je puis le retenir pour jamais à mes côtés !… Il me croira si je lui dis la vérité… d’ailleurs, j’ai ce dernier billet de Cécile, — l’aveu de sa faute écrit de sa main… Elle-même m’a permis, m’a recommandé même de le livrer à son mari ! — Ah ! c’est justice, après tout, — et nous nous sommes assez longtemps sacrifiés tous deux ! — Le bonheur est là… rien ne nous en sépare plus qu’un scrupule exagéré, maladif, vraiment fou ! — Non ! je ne le laisserai pas partir. J’y suis décidée.