Calmann Lévy (p. 205-239).
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DEUXIÈME PARTIE



I


1878.


Les circonstances extraordinaires où je me trouve m’engagent à reprendre après cinq années accomplies la suite de mon journal. Je traverse une épreuve terrible ; jamais il ne m’a été plus nécessaire de mettre de l’ordre dans mes pensées et dans ma conscience. Je veux d’abord rappeler à mon souvenir les principaux événements qui ont amené la situation présente, et tâcher d’en faire sortir la lumière et les conseils dont j’ai tant besoin. Je commence, d’ailleurs, à pressentir que ces pages pourront être lues un jour par une autre que moi, et, à cause de cela aussi, je n’y veux pas laisser d’obscurité.

Mon mariage, ainsi que je l’avais prévu, eut lieu en même temps que celui de Cécile, dans la petite église de Louvercy. M. et madame d’Éblis partirent dès le lendemain pour l’Italie, où ils devaient voyager pendant quelques mois. Cinq ou six semaines après, je partais moi-même pour Nice avec mon mari et ma belle-mère. — La santé de mon mari me causa les seuls soucis graves que j’aie connus pendant près de quatre ans que nous avons passés sous ce beau climat. Je ne puis dire que mon cœur fût toujours sans regrets, sans ressouvenirs mélancoliques ; mais je puis dire pourtant que Dieu avait béni en effet la folie de mon mariage, et qu’elle me tenait tout ce que je m’en étais promis. — Les voluptés de la passion n’ont pas qu’une seule forme, comme nous le croyons trop ; il y a du bonheur dans la passion sous la forme du devoir, du dévouement, du sacrifice ; il y en a, dit-on, dans le martyre même. — Quant au martyre, il n’en a pas été question pour moi, bien entendu ; cependant une tâche comme celle que je m’étais donnée ne va pas sans quelques difficultés, sans quelques résistances ; ce n’est pas en un jour que la main la plus tendre et la plus aimée peut dompter et guérir une âme naturellement violente que le malheur a ulcérée ; mais aussi quelle joie presque divine que de disputer cette âme à la révolte et au doute, de la retrouver peu à peu tout entière et toute pure sous les ruines du corps où elle était comme ensevelie, de la faire renaître à la lumière et revivre à toutes les espérances ! Pour quelques larmes découragées que j’ai pu verser en secret, que de larmes douces, heureuses, reconnaissantes, à mesure que je sentais mes efforts mieux récompensés ! — Enfin, une heure arriva où il me suffisait de lever un doigt en souriant pour voir s’apaiser aussitôt ces effrayantes colères auxquelles mon pauvre Roger avait pris l’habitude de s’abandonner.

Je dois dire aussi, pour ne pas trop me vanter, que l’honneur de ce miracle ne revint pas à moi seule ; car ce fut à dater de la naissance de ma fille que son père pardonna décidément au bon Dieu.

J’étais souffrante de ma grossesse quand Cécile et son mari, à leur retour de Rome, vinrent passer quelques jours avec nous à la villa des Palmes, où nous étions installés. J’avais secrètement appréhendé le moment où je reverrais M. d’Éblis ; mais le grand événement qui se préparait alors pour moi me rendit presque indifférente à sa présence, où du moins je crus l’être. Je le trouvai, d’ailleurs, à mon égard d’un cérémonial si glacé, que je me tourmentai de l’idée qu’il avait contre moi quelque grief ; était-il mécontent de Cécile ? et me reprochait-il d’avoir fait d’elle, quand il m’avait consultée, un portrait trop flatté ? — Certaines nuances nouvelles dans sa manière d’être avec sa femme m’étonnaient ; il ne semblait plus être au même point sous le charme ; toujours extrêmement courtois, il avait cependant avec elle des tons d’une ironie un peu sèche ; il paraissait subir quelquefois avec ennui les récits fantaisistes qu’elle nous faisait de ses voyages, ses confusions souvent volontaires de noms, de choses et d’époques, son érudition à la diable, son joli babillage d’oiseau bleu. — Mais M. de Louvercy, à qui j’avais dit deux mots de mes inquiétudes, m’assura que le commandant d’Éblis était, au contraire, plus épris que jamais de sa femme, qu’il s’alarmait peut-être un peu de la voir si brillante, si étincelante et si admirée, mais que c’était tout. Je n’y pensai donc plus. J’étais, d’ailleurs, trop heureuse alors et trop occupée de ma maternité prochaine pour m’occuper beaucoup d’autre chose.

Il était entré dans nos projets de quitter Nice à la fin du printemps et de retourner passer l’été à Louvercy, — mon mari écartant absolument l’idée d’une installation à Paris. Mais les médecins craignirent pour lui le séjour de la campagne et le climat humide de la Normandie ; sur leurs conseils, nous nous décidâmes à rester dans le Midi jusqu’à ce que sa santé fût mieux affermie. Les deux années qui suivirent furent pour moi d’une sérénité presque parfaite. Ma chère grand’mère vint nous voir à deux ou trois reprises ; ma belle-mère m’entourait d’une tendresse passionnée ; enfin, j’avais ma fille, et sa naissance, comme je l’ai dit, avait achevé de réconcilier mon mari avec la vie et de l’attacher à moi. Il s’était remis avec ardeur à son travail, dans lequel je le secondais humblement en qualité de secrétaire, classant de mon mieux les documents dont M. d’Éblis ne nous laissait pas manquer, faisant des extraits et copiant de ma plus belle écriture ses illisibles pattes de mouche. La vive et profonde amitié qu’il avait inspirée à M. d’Éblis n’était plus pour moi un mystère, comme j’avoue qu’elle l’avait été autrefois, quand il ne laissait guère voir que ses défauts ; mais, depuis qu’il avait cessé de se croire condamné à une existence isolée, sans affections et sans avenir, ses grandes qualités de cœur et d’intelligence avaient reparu avec tout leur éclat et tout leur charme captivant. Il avait même repris une gaieté que j’avais été loin de lui supposer dans les premiers temps de nos relations. Il m’était doux de penser que je n’étais pas étrangère à toutes ces métamorphoses.

Mais ce qui me touchait plus que tout le reste, c’était l’absolue confiance qu’il avait en moi. Je m’étais dit, en l’épousant, que la vie mondaine était finie pour moi, et je m’étais franchement résolue à y renoncer ; il ne pouvait me convenir de rechercher des plaisirs que mon mari ne pouvait partager. Mais il voulut bien exiger que j’accompagnasse sa mère dans quelques-unes des réunions de la colonie française et étrangère qui tourbillonnait autour de nous. Je n’abusai pas de la permission ; mais je fus heureuse d’en profiter pour recevoir quelquefois chez moi. Je fus naturellement exposée, de la part de quelques-uns de nos hôtes et voisins, à ces manèges de galanterie qui s’adressent à toute femme douée d’un extérieur passable ou d’une couturière habile. Un mari infirme et malade pouvait paraître un encouragement à ces empressements. J’y opposai cette réserve tranquille par laquelle il est toujours facile à une femme de faire entendre aux gens qu’elle n’est pas du jeu. Mon mari, très-fin et très-clairvoyant, me parlait, en riant, de ces misères ; il se piquait, je crois, de me montrer par sa souveraine indifférence combien j’étais placée dans son estime au-dessus de l’ombre même du soupçon. Je lui en savais gré ; mais il arriva pourtant que sa confiance me parut excessive, parce qu’elle me jeta dans d’assez sérieux embarras, qui malheureusement se relient au plus grand chagrin de ma vie.

Il y avait alors, comme toujours, à Nice, un mélange social dans lequel il fallait choisir. Je suis de mon naturel assez exclusive, et je ne me prête pas volontiers à certains accommodements qui sont un peu trop à la mode aujourd’hui. M. de Louvercy, de même que tout son sexe, je pense, était plus tolérant et plus libéral que moi en ces matières : il prétendait que mon salon était une bergerie où je n’admettais que des agneaux sans tache et des brebis incapables d’égarement ; que cela était ennuyeux, que cela manquait de vif, et que, de plus, cela manquait de charité ; car c’était décourager les pécheurs ainsi que les pécheresses, et les réduire à l’impénitence finale en leur fermant une maison honnête où ils auraient pu s’amender par le bon air et le bon exemple. J’étais fort insensible à ses arguments : je lui répondais gaiement que je n’avais pas mission de régénérer la société ; que, du reste, après l’avoir amendé, lui, j’avais assez fait pour l’édification de ma vie, et que je n’en demandais pas davantage.

Au printemps de la troisième année de notre séjour à Nice, le jeune prince de Viviane vint s’installer dans une villa voisine de la nôtre avec un grand train de chevaux, et une dame qu’on disait Anglaise, et qui devait l’être, si l’on en jugeait par l’éclat prismatique de ses toilettes. Quoique ma grand’mère fût liée avec la princesse douairière, je ne me souvenais pas d’avoir jamais vu son fils, qui menait une vie peu recommandable, tantôt à Paris, le plus souvent dans les différentes stations d’eaux. À peine arrivé, il fit scandale dans notre colonie par son désordre élégant, son jeu effréné et son ménage plus qu’équivoque. Mon mari, qui avait été son camarade de collège et qui lui conservait une sorte d’affection d’enfance, fut contrarié de son arrivée et surtout du voisinage. Cependant le hasard avait fait que nous ne l’avions pas rencontré pendant les premiers temps de son séjour à Nice.

Je me promenais un matin avec ma fille et sa nourrice dans le jardin de notre villa, qui avait plusieurs étages de terrasses se communiquant entre elles par de longs escaliers de marbre. La plus basse de ces terrasses donnait sur le chemin public, et y accédait par un dernier escalier d’une dizaine de marches, dont la grille de clôture restait ouverte dans la journée. Nous étions accoudées sur la balustrade, et nous regardions les voiles blanches passer sur la mer bleue, ce qui paraissait enchanter ma fille. Un bruit de chevaux attira notre attention sur la route, et nous vîmes approcher au petit pas un cavalier accompagné d’une dame en costume d’amazone très-somptueux et très-laid. Elle portait, entre autres fâcheux agréments, une magnifique plume blanche roulée autour d’un chapeau d’écuyère. Elle me sembla, d’ailleurs, d’une extrême beauté. Au moment où ce couple passait sous notre jardin, ma fille fut prise d’une grande agitation qui ne tarda pas à dégénérer en fureur : elle étendait les mains en criant de tout son cœur, pendant que la nourrice, qui était Italienne, lui chantait son répertoire le plus calmant. Ce concert fit lever les yeux au cavalier, qui m’aperçut, me regarda fixement et souleva son chapeau ; puis, s’arrêtant sur place :

— Qu’est-ce qu’il a donc, votre bébé, nourrice ? cria-t-il en riant.

Fort surprise de cette familiarité, je me retirai un peu en arrière en disant à la nourrice de ne pas répondre. Cette femme ne me comprit pas, et engagea tranquillement par-dessus le mur un dialogue avec le cavalier.

— Je crois, finit-elle par dire, que la petite veut la plume blanche de Madame…

— Donnez-lui votre plume, Sarah, dit le jeune homme en se tournant vers sa compagne.

Celle-ci défit aussitôt la plume de son chapeau et la lança dans la direction de la terrasse. Mais la plume trop légère retomba. Le jeune homme la saisit au vol et la lança de nouveau avec plus de force, mais sans plus de succès.

— Eh bien, dit-il alors très-haut, je vais la lui porter, à cette enfant !

Au même instant, son cheval commença de piétiner sur le marbre de l’escalier : la bête se défendait, glissait, reculait, s’ébrouait ; j’entendais tout cela du fond du massif d’orangers où je m’étais réfugiée, et je me demandais, non sans une véritable frayeur, quel était ce fou, quand brusquement je le vis apparaître comme une statue équestre sur le terre-plein de la terrasse et s’avancer vers nous triomphalement. Il me salua de nouveau, mais profondément cette fois, se pencha pour remettre la plume entre les mains de l’enfant, que cette soudaine vision avait déjà apaisée, me salua de nouveau, et fit redescendre l’escalier à son cheval je ne sais comment.

Quand je contai, quelques minutes après, cette aventure à mon mari :

— Ça doit être Viviane ! dit-il. — C’est tout à fait sa manière !

C’était lui en effet. Le soir même, il se présenta chez nous en se recommandant de ses anciennes relations avec M. de Louvercy. Je vis un grand jeune homme blond, très-mince, à l’œil hardi, avec de beaux traits fins et fatigués, — une figure de la cour des Valois. Il était rieur et très-spirituel. Mon mari l’accueillit avec beaucoup de cordialité. Je fus plus froide, et je le remerciai à peine de sa plume, ne sachant pas exactement s’il avait adressé sa politesse à ma fille, à la nourrice ou à moi.

Cette visite fut suivie de plusieurs autres à des intervalles rapprochés. Je sentais que sa verve et sa belle humeur un peu folles amusaient mon mari, et cependant je ne pouvais prendre sur moi de l’attirer ou de le retenir. Le prince avait beaucoup trop d’esprit et d’usage pour ne pas s’apercevoir de la réserve glaciale que je lui témoignais, et, malgré son parfait aplomb, il en paraissait quelquefois décontenancé. Mon mari s’en aperçut aussi, et même s’en inquiéta.

— Ma chère enfant, me dit-il un jour, comme le prince nous quittait, voilà Viviane qui s’en va tout effaré… Vous avez réellement, quand cela vous convient, des façons qui pétrifient les gens… Ah çà, voyons, que vous a-t-il fait, ce pauvre garçon ?

— Rien, mon ami.

— Non… Mais est-ce qu’il vous gêne ?… est-ce qu’il est trop aimable ?… J’en rirais, vous savez… seulement je le recevrais moins amicalement, afin de vous épargner ces ennuis.

— Je vous assure, répondis-je, qu’il n’y a absolument rien. Je n’ai jamais rencontré le prince hors de mon salon, et vous voyez qu’il y est fort convenable.

— Eh bien, alors, ma chère amie, permettez-moi de vous dire que c’est vous qui ne l’êtes pas… Vous le traitez avec une sécheresse vraiment blessante.

— Mais, mon ami, si je l’encourageais tant soit peu, il nous amènerait au premier jour la jeune personne qui est chez lui.

— Allons… ce n’est pas sérieux.

— Soit ! mais, que voulez-vous ! j’ai la haine du désordre sous toutes ses formes. Vous savez que je ne puis souffrir un meuble hors de sa place ; de même je ne puis pas souffrir un homme hors de la règle et de l’honneur… Je n’éprouve pas du tout, pour mon compte, — plaignez-vous-en, je vous en prie, — le faible qu’on prête à mon sexe pour les mauvais sujets, et celui-ci, d’ailleurs, a des titres tout particuliers à l’antipathie que je ne puis m’empêcher de lui marquer. Vous n’ignorez pas la liaison de sa mère avec ma grand’mère ; j’ai été plus d’une fois témoin des larmes et du désespoir de la pauvre princesse au sujet de son fils… et il a dès longtemps pris dans mon imagination et dans mon estime une place que sa conduite actuelle, vous me l’avouerez, n’est pas de nature à lui faire perdre.

— À la bonne heure, ma chère… Mais, quant à la pauvre princesse, je me dispense de la plaindre… C’est elle qui a perdu son fils en l’idolâtrant à deux genoux et en lui persuadant que le ciel et la terre avaient été créés pour son amusement particulier… Je me rappelle qu’elle lui acheta un jour la voiture aux chèvres des Champs-Élysées Il en résulte qu’il va épouser, dit-on, cette figurante de Drury-Lane… Eh bien, c’est très-logique !

— C’est très-logique, mon ami, mais c’est déplaisant.

Nous fûmes une semaine sans revoir le prince chez nous. Il revint enfin un matin et s’enferma avec M. de Louvercy. Ils eurent ensemble un assez long entretien dont mon mari me rendit compte aussitôt après. M. de Viviane, à ce qu’il paraît, s’excusa d’avoir ralenti le cours de ses visites, en alléguant avec une sorte de tristesse qu’il avait senti qu’elles ne m’étaient pas agréables. Mon mari, touché de son accent sérieux et mortifié, lui répondit en camarade qu’il ne devait pas s’étonner que sa vie un peu excentrique effarouchât légèrement une jeune femme élevée dans des principes très-corrects ; que, du reste, il dépendait toujours de lui de dissiper les préventions dont il voulait bien s’affecter, et que ses amis des deux sexes lui sauraient gré de tout ce qu’il ferait pour rendre leurs rapports avec lui plus faciles et plus étroits.

— Je suis en général fort indifférent à l’opinion du monde, dit alors le prince, mais j’avoue que le mépris de madame de Louvercy me paraît difficile à supporter.

— Il ne s’agit pas de mépris, mon cher enfant, dit mon mari : ce n’est que de l’embarras.

Ils se séparèrent là-dessus, le prince fort pensif.

Deux jours après, comme je rentrais de la promenade, mon mari me dit que M. de Viviane sortait de chez lui.

— Je l’ai invité à dîner pour demain, ajouta-t-il.

J’ouvrais de grands yeux ; il se mit à rire et reprit :

— Il a renvoyé son Anglaise, et il fait venir sa mère… Cela mérite bien une récompense !

J’en convins, et, quand le prince arriva le lendemain, je lui tendis la main avec plus de franchise que de coutume. Nous devînmes meilleurs amis à dater de ce jour, et il fut décidément admis dans mon intimité.

Cependant, pour se dédommager apparemment, il s’était rejeté sur le jeu avec fureur ; il perdait le plus souvent, ce qui lui faisait honneur ; toutefois, il me dit lui-même, un soir, qu’il venait de gagner une trentaine de mille francs au baccarat.

— Vous êtes vraiment un homme terrible, lui répondis-je en haussant les épaules : quand on vous relève d’un côté, vous retombez de l’autre !

Il tira aussitôt de sa poche une grosse liasse de billets de banque, et me la présenta :

— Pour vos pauvres ! me dit-il.

— J’accepte, dis-je, à une condition : c’est que vous me donnerez votre parole de ne plus toucher une carte.

— Je vous la donne.

Et c’est ainsi que je pus envoyer trente mille francs à ma grand’mère pour son œuvre des jeunes apprenties.

Enfin, comme il avait un assortiment de vices très-complet, il se présentait quelquefois chez nous un peu monté, pour ne pas dire gris. Rien ne me fait plus horreur au monde qu’un homme en cet état, et j’admire les femmes — en fort grand nombre, hélas ! — qui jugent la chose plaisante, ou qui ne la remarquent même pas. Le prince ne put douter des sentiments qu’il m’inspirait dans ces sortes de conjonctures ; il voulut bien en tenir compte ; il devint raisonnablement sobre. Il couronna ainsi cette série de réformes accomplies sous mon invocation et qui semblaient m’être dédiées. — Ces petits triomphes, qui divertissaient mon mari (il riait beaucoup de voir le prince dévider modestement de la laine à mes pieds), ne laissaient pas de m’intéresser et de me flatter moi-même ; mais en même temps ils m’alarmaient un peu. Je me défiais de tous ces sacrifices, me demandant s’il ne s’en promettait pas quelques compensations. Ces vagues appréhensions continuaient de me tenir avec lui sur une défensive qui ne lui échappait pas. — Nous nous promenions un soir en tête-à-tête sur une de nos terrasses ; la beauté de la nuit, l’odeur presque étourdissante d’orangers et de violettes dont l’air était chargé, eurent pour effet d’élever ses discours à des hauteurs poétiques et sentimentales plus qu’ordinaires. Comme je le rappelais sur la terre assez sèchement :

— Mon Dieu, madame, me dit-il, je ne sais vraiment plus que faire pour désarmer vos préjugés contre moi ; pour vous complaire, j’ai jeté tous mes défauts à la mer, les uns après les autres,… je me prive de tout… je ne joue plus, je ne bois plus, et cætera… qu’est-ce que vous voulez encore ? Voulez-vous que je me fasse moine ? dites-le !

— Je ne veux plus qu’une chose, répondis-je simplement, c’est que vous ne me fassiez jamais douter de votre amitié pour mon mari.

Il s’inclina très-respectueusement, et dès ce moment toute nuance équivoque disparut de son langage.

Ce fut vers cette époque que Cécile et son mari vinrent nous voir à Nice pour la seconde fois. Ma correspondance avec Cécile n’avait pas cessé d’être très-fréquente. À en juger par ses lettres, elle était heureuse, quoiqu’elle me semblât chercher ses principaux plaisirs dans le mouvement de la vie mondaine. Je la trouvai embellie et ravissante, mais nullement modifiée par le mariage et toujours très en l’air. Il y avait dans son attitude à l’égard de son mari une sorte de gêne craintive qui me frappa. Quant à lui, il se montrait avec elle doux, mais contraint. Je fus étonnée et presque effrayée cette seconde fois de sentir combien, malgré le temps écoulé, il avait conservé d’empire sur moi : je ne pouvais entendre le son de sa voix sans un trouble profond. — Il n’était pas depuis vingt-quatre heures auprès de nous que je cherchais quelque moyen de l’écarter, d’abréger son séjour. Il me le fournit lui-même par une indiscrétion assez malavisée que je me suis expliquée depuis, mais qui me parut alors tout à fait incompréhensible.

Mon mari avait-il trouvé dans son cœur quelque avertissement secret de ce qui se passait dans le mien ? — ou ressentait-il les premières atteintes du mal cruel qui le menaçait ? Je ne sais ; mais, dès les premiers jours qui suivirent l’arrivée de M. et de madame d’Éblis, son humeur s’assombrit visiblement. — M. d’Éblis me demanda un matin sur un ton de confidence et d’embarras si j’avais remarqué cette altération du caractère de Roger. Sur ma réponse affirmative, il se permit, moitié en riant, moitié sérieusement, de faire allusion aux assiduités du prince de Viviane chez moi, laissant entendre qu’elles pouvaient éveiller les susceptibilités de mon mari. — Je savais que M. de Louvercy était aussi tranquille que possible, et qu’il l’était même trop, au sujet du prince : je fus donc certaine que le commandant d’Éblis n’était pas en cette circonstance son interprète, et qu’il parlait pour son propre compte. Cela me choqua au dernier point. Je ne suis pas une sainte : je lui avais pardonné tant bien que mal de m’avoir préféré Cécile et de l’avoir épousée après m’avoir fait la cour ; mais qu’il prétendît après cela s’arroger sur moi un droit de surveillance conjugale, c’était un peu trop.

— Mon cher monsieur, lui dis-je, puisque vous avez la bonté de vous intéresser aux secrets de mon intérieur et à la paix de mon ménage, je vous dirai que vous avez à la fois raison et tort dans vos suppositions : vous avez raison, je crois, d’attribuer la tristesse de mon mari à un léger sentiment de jalousie… mais vous vous méprenez absolument sur celui qui en est l’objet.

Sur ces paroles, il devint très-pâle, me salua et me quitta. — Deux jours après, il nous annonçait qu’il était rappelé à Paris, et il partit le soir même, nous laissant sa femme.

Je me rappelle que, le lendemain de son départ, Cécile me posa brusquement une question singulière :

— Crois-tu, me dit-elle, que mon mari soit heureux ?

— Mais, ma chérie, tu dois le savoir mieux que moi.

— Je crains, reprit-elle en secouant sa jolie tête, je crains qu’il ne le soit pas… Je suis trop frivole, trop mondaine, trop emportée dans le plaisir… Je le traîne après moi comme un martyr… pauvre homme !… Je me le reproche… et je continue… Toujours le diable qui est en moi, tu sais ?… Il ne s’est pas plaint ?… Il ne t’a pas dit qu’il fût malheureux, vrai ?

Je lui répondis avec vérité que je n’avais reçu de M. d’Éblis aucune confidence, et elle reprit là-dessus toute sa belle humeur. Elle nous resta encore une quinzaine de jours, et, bien que mon amitié pour elle fût toujours aussi vive et aussi tendre, je ne la vis point partir sans soulagement. Si parfaitement honnête femme qu’elle fût, elle avait trop de brillant pour être d’une garde très-facile. Les cinq parties du monde, qui avaient leurs représentants à Nice, bourdonnaient autour d’elle comme un essaim, et mon mari prétendait qu’il eût fallu la tenir jour et nuit sous une moustiquaire. Très-blasée sur ces sortes d’hommages, elle les aimait pourtant et savait mauvais gré à ceux qui les lui refusaient. Ce fut ainsi qu’elle se piqua de l’indifférence marquée du prince de Viviane à son égard. Elle disait que j’en avais fait un hébété, et que j’aurais dû le mener en laisse avec un ruban rose…

Hélas ! toute gaieté s’en alla avec elle. — Quelques semaines après son départ, la santé de mon mari, qui semblait s’être remise, s’altéra de nouveau profondément : les symptômes les plus effrayants se succédèrent en s’aggravant. Le reste de sa pauvre vie ne fut plus pour lui et pour moi qu’une agonie, et, vers la fin de l’hiver suivant, j’eus l’affreuse douleur de le perdre. Après tant de souffrances aiguës, il mourut presque doucement, en me remerciant de lui avoir donné quelques années heureuses. — M. d’Éblis, qui était venu l’assister dans ces angoisses suprêmes, le pleura avec des transports désespérés. Je passe brièvement sur ces amers souvenirs : Dieu sait que l’expression de mon chagrin, si vive qu’elle pût être, ne manquerait pas de sincérité ! mais, à l’heure où j’écris, elle manquerait de bienséance.