Calmann Lévy (p. 173-178).
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XVII


9 août.


Quelle nuit !

La surveillance de nos emballages m’avait tenue sur pied jusqu’à une heure du matin. J’avais depuis un moment renvoyé ma femme de chambre, et je commençais à me défaire, quand j’ai cru entendre une porte s’ouvrir discrètement sur le palier en face de la mienne, puis un léger bruit de pas, des craquements de boiseries et des froissements d’étoffe sur les marches ; quelqu’un descendait l’escalier avec mystère. Surprise et agitée par je ne sais quelle crainte vague, j’ai entr’ouvert doucement ma porte, et j’ai vu une faible lueur au bas de l’escalier ; en même temps un murmure de paroles entrecoupées et, à ce qu’il m’a semblé, de gémissements étouffés montait jusqu’à moi. Je me suis penchée sur la rampe et j’ai pu reconnaître madame de Louvercy arrêtée sur le palier du rez-de-chaussée un bougeoir à la main ; elle avait le front appuyé contre la porte de l’appartement de son fils, et prêtait l’oreille attentivement. — Tout à coup elle a ouvert cette porte avec une extrême précaution, et s’est glissée dans l’appartement.

J’étais là, inquiète et haletante, depuis deux ou trois minutes, quand un cri de femme, un cri aigu, douloureux, s’est fait entendre dans le grand silence de la nuit. Je me suis précipitée, j’ai descendu l’escalier follement, et je me suis trouvée devant la porte que madame de Louvercy avait laissée entr’ouverte. Elle donne dans une sorte de cabinet de travail qui précède la chambre de M. Roger. Ce cabinet était plongé dans les ténèbres, mais quelques rayons de lumière y pénétraient à travers la portière qui le sépare de la chambre voisine. — Je prêtais l’oreille à mon tour avec angoisse, et mon cœur battait à coups pressés dans ma poitrine. Madame de Louvercy était entrée dans la chambre, elle sanglotait, et sa voix s’élevait par intervalles avec des accents de supplication désespérés. — Aucune voix ne lui répondait. — J’ai été prise d’une terreur mortelle ; j’ai cru que quelque malheur était arrivé… J’ai fait presque sans y penser quelques pas dans le cabinet, et j’ai soulevé sans bruit un coin de la portière. — En face de moi, j’ai vu M. Roger de Louvercy, assis dans un fauteuil près d’une table ; il avait l’immobilité et la pâleur d’un spectre, et il regardait d’un œil fixe, sans parler, sa malheureuse mère, qui était prosternée devant lui, les mains jointes, et battant de son front les genoux de son fils. — J’ai pu voir aussi sur la table une grande lettre cachetée de cire, et tout auprès une de ces boîtes oblongues en palissandre où l’on enferme les pistolets de prix. — Enfin, M. Roger a murmuré sourdement d’un ton irrité :

— Jean aurait mieux fait de se taire !… (Jean est son ancien soldat, qui est aujourd’hui son domestique de confiance.)

— Oh ! je t’en prie !… a répondu madame de Louvercy à travers ses sanglots. — Et, moi, ne suis-je donc rien… rien pour toi, mon Dieu ?

Il a encore hésité ; puis je l’ai vu se courber, prendre le front de sa mère et le baiser.

— Pardon ! — a-t-il dit. — Cette heure de folie est passée… bien passée, je vous le promets !

— Tu me le promets… tu me le promets vraiment, mon enfant chéri ?

— Je vous le promets… seulement qu’elle parte… je vous en supplie ! que je ne la revoie pas… n’est-ce pas ?

— Oui… oui… c’est convenu, tu sais… elle part demain… ce matin même ?

— Et qu’elle ignore toujours cela !

— Toujours, oui !

— Eh bien, allez, ma mère, et reposez en paix… Pardon encore… allez en paix… vous avez ma parole… je vous le jure… je vous le jure !… Emportez ces armes, si vous voulez !

Pendant qu’ils se tenaient embrassés, je suis sortie à la hâte ; j’ai gravi l’escalier, et je suis rentrée chez moi. — J’y ai passé le reste de la nuit dans d’étranges réflexions.

Dès que le jour a paru, je suis allée chez ma grand’mère, et j’ai eu avec elle un long entretien. Elle a pu m’apprendre alors pour quelle raison madame de Louvercy l’avait priée d’avancer notre départ ; mais c’était inutile : depuis un moment, je le savais.

Je vais dormir un peu, et puis je reprendrai.