Calmann Lévy (p. 186-199).
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XIX


Même jour.


Madame de Louvercy était chez son fils quand on lui a transmis mon message. Elle est aussitôt montée chez moi. Son visage, un des plus nobles que je connaisse, était encore tout pâle et comme meurtri des terribles émotions de la nuit : elle m’a souri pourtant, mais d’un air distrait comme une femme dont la pensée était à mille lieues de la surprise que je lui préparais.

— Ma chère enfant, m’a-t-elle dit, vous voulez me faire vos adieux… vous êtes aimable… je suis bien aise moi-même de vous faire les miens sans témoins pour mieux vous dire combien je vous regretterai, combien je vous remercie d’avoir été si obligeante… si compatissante… pour nous tous.

Elle m’avait pris les mains en parlant : — elle a vu que j’étais extrêmement troublée, et a senti que je tremblais. — Ses traits défaits se sont comme tendus tout à coup, et ses yeux ont cherché les miens avec une expression d’étonnement et de vague soupçon.

— Madame, ai-je dit en balbutiant un peu, j’ai un pardon à vous demander… j’ai été bien indiscrète la nuit dernière…

Elle m’a regardée avec une fixité plus intense et plus profonde.

— Je vous ai entendue passer… puis j’ai entendu vos pleurs… j’ai craint que vous n’eussiez besoin de secours… je suis descendue…

— Vous savez tout ? s’est-elle écriée toute tremblante à son tour.

— Je sais tout… oui, — je suis profondément touchée des sentiments que j’ai inspirés à votre fils, très-touchée aussi de son infortune… enfin, madame… — et je me suis rapprochée d’elle tout doucement — voulez-vous que je sois votre fille ?

Tout son corps a frémi d’une secousse soudaine : ses yeux dilatés, stupéfaits, presque égarés, demeuraient attachés sur les miens : ses lèvres entr’ouvertes étaient agitées de faibles convulsions. — Elle a murmuré tout bas :

— Non ! ce n’est pas possible !…

— Voulez-vous de moi pour votre fille ? ai-je repris en lui souriant.

— Ah !… — Quel cri elle a jeté ! quel cri de mère… d’heureuse mère !

Je ne sais plus trop ce qui s’est passé dans les minutes qui ont suivi. J’avais à demi perdu le sens, elle aussi. Elle me serrait, m’embrassait, m’étouffait, m’appelait des noms les plus tendres, priant, pleurant, nous mêlant, Dieu et moi, dans ses élans de reconnaissance… — Ah ! quel bon moment !

Dès qu’elle a pu se retrouver, se reconnaître un peu :

— Mais, mon Dieu !… et votre grand’mère ? a-t-elle demandé avec anxiété.

— Elle consent.

— Ah ! allons chez elle.

Elle m’a entraînée chez ma grand’mère. Après les premiers transports, qui ont été très-vifs de part et d’autre, ma grand’mère a fait observer qu’avant de nous y abandonner davantage, il serait peut-être bon de sonder les intentions de M. Roger.

— Ah ! Dieu ! s’est écriée madame de Louvercy, mon pauvre garçon ! Tout ce que je demande, c’est qu’il ne meure pas de joie… mais je ne veux pas lui faire attendre plus longtemps ce bonheur-là !…

Et, se voyant tout à coup dans la glace avec ses beaux cheveux blancs tout dénoués et en désordre :

— Comme je suis faite !… Il va me croire folle !

Elle a un peu lissé ses cheveux, et s’est dirigée vers la porte du pas leste et délibéré d’une jeune fille : en réalité, l’éclat de ses yeux, l’épanouissement de son visage, semblaient l’avoir subitement rajeunie de dix ans. — Près de sortir, elle s’est arrêtée, et, se retournant :

— Il ne me croira pas… — a-t-elle dit, véritablement il ne me croira pas !…

Et elle me regardait timidement. — J’avoue que je mourais d’envie de l’accompagner.

Ma grand’mère, emportée par l’enthousiasme du moment, m’a poussée par les épaules.

— Oh ! mon Dieu ! vas-y, ma chère… puisque nous nageons en pleine incorrection… vas-y !

Madame de Louvercy a passé mon bras sous le sien, et m’a emmenée presque en courant. — Pendant que nous descendions l’escalier :

— Quel contraste avec cette horrible nuit ! — m’a-t-elle dit en m’embrassant encore.

Elle a ouvert la porte de l’appartement du rez-de-chaussée ; — elle m’a priée tout bas d’attendre une minute dans le cabinet de travail ; — puis elle a levé la portière, et elle est entrée dans la chambre de M. Roger.

À peine seule dans ce cabinet, j’ai été saisie brusquement par l’étrangeté et — pour dire le mot — par l’inconvenance, au moins apparente, de ma situation. J’avais beau me rappeler tout ce qui pouvait justifier ma démarche, tout ce qu’il y avait d’exceptionnel dans les circonstances qui me l’avaient conseillée, dans l’état malheureux de M. Roger et dans la réserve qu’il lui imposait, j’avais beau me dire que par la force des choses les rôles ordinaires se trouvaient en quelque sorte renversés entre nous deux : — je n’en étais pas moins là, à sa porte, attendant son bon plaisir comme une esclave d’Orient, et — n’étant pas d’humeur très-humble — cela me semblait tout au moins fort désagréable. Ce sentiment de malaise s’accusait plus péniblement à mesure que ma solitude se prolongeait, et qu’on me laissait le temps de la réflexion, sur lequel je n’avais pas compté. Mon imagination m’avait représenté cette scène comme devant être une répétition exacte, vive et rapide de celle qui m’avait tant émue un instant auparavant… un étonnement, un cri, un élan, un transport !… Mais, au lieu de cela, les minutes succédaient aux minutes ; j’entendais à travers l’épaisseur de la portière des chuchotements à demi-voix, des échanges de confidences, un dialogue raisonneur, une sorte de discussion en règle… Le sang me quittait le cœur, et le parquet flottait sous moi, quand la portière s’est enfin soulevée, me montrant le visage de madame de Louvercy, — non pas triste précisément, — mais sérieux et un peu inquiet.

— Voulez-vous venir, mon enfant ? m’a-t-elle dit doucement.

Je suis entrée dans la chambre.

M. de Louvercy était debout, appuyant son genou blessé sur une chaise : ses traits, dont l’expression habituelle est tourmentée et sarcastique, avaient absolument perdu ce caractère ; une sorte de mélancolie grave et presque solennelle en rehaussait fièrement les lignes pures ; ses yeux, cerclés de sillons bleus, m’ont paru un peu humides. Il a attaché son regard sur moi, et m’a dit en parlant très-lentement comme pour contenir une émotion près d’éclater :

— Ma mère, mademoiselle Charlotte, m’a fait connaître le sentiment de bonté angélique qui vous amène ici… Si je n’étais pas infirme comme je le suis, je serais à vos pieds… Je n’accepte pas cependant votre sacrifice… mais il suffit que la pensée vous en soit venue pour que ma vie en demeure consolée et charmée… pour que ma reconnaissance la plus profonde… la plus tendre… vous suive partout, et vous bénisse à jamais !… Maintenant, mademoiselle, je vous en supplie, ne prolongez pas une épreuve… qui dépasserait vraiment la force d’un homme… laissez-moi ferme dans la résolution que l’honneur me commande ; vous m’en estimerez mieux… Encore merci… et adieu !

Il s’est incliné très-bas en me saluant. — Sa mère pleurait en silence.

Je me suis avancée de quelques pas vers lui, et je lui ai franchement tendu ma main. — Il l’a prise et l’a pressée avec force.

— Mon Dieu ! — a-t-il dit tout bas.

Puis, me regardant longuement :

— Excusez-moi, mademoiselle… je ne trouve pas de paroles… j’ai le cœur si plein, l’esprit si troublé… je passe si brusquement de l’abîme au ciel ! Mais du moins laissez-moi vous prouver combien j’étais sincère tout à l’heure… combien je crains vraiment d’abuser d’un mouvement de générosité, d’un élan d’enthousiasme… Veuillez, je vous en prie, prendre quelque temps pour réfléchir… Dans quelques mois, — dans un an par exemple… si vous persistez, si vous n’êtes pas plus effrayée qu’aujourd’hui de votre grand dévouement… eh bien, oui, j’accepterai… Mais, jusque-là, souffrez que je vous dégage de toute obligation, que je vous rende votre absolue liberté.

Comme il avait gardé ma main, je n’ai pas eu besoin de la lui donner pour sceller notre convention, dont madame de Louvercy a paru très-satisfaite, espérant peut-être — et peut-être avec raison — qu’elle aurait le sort de beaucoup d’autres traités modernes.

Pour moi, j’ai répondu simplement :

— Comme vous voudrez, monsieur ; mais je ne changerai pas… Au revoir… à tantôt… car vous n’exigez plus que nous partions aujourd’hui, je suppose ?… vous nous accorderez bien un sursis de quelques jours ?

Il a secoué la tête en souriant, et il a baisé ma main. — Nous nous sommes alors retirées, sa mère et moi.

Ma grand’mère, en apprenant le résultat de cette conférence, a déclaré que la conduite de M. de Louvercy lui paraissait parfaitement correcte et honorable. Je pense de même, et, après avoir été si fort choquée et mortifiée du peu d’empressement qu’il mettait à m’accueillir et à me répondre, je regretterais beaucoup maintenant qu’il eût agi autrement. Je lui sais gré de ses hésitations et de ses scrupules, bien que j’y sente, à la réflexion, quelque chose de plus que ce qu’il m’a dit. — Oui, sans doute, il craint d’abuser d’un mouvement d’enthousiasme romanesque qui pourrait être sujet au repentir ; mais il craint aussi d’accepter le don d’un cœur blessé, qui n’est peut-être pas encore et qui ne sera peut-être jamais guéri de sa blessure. Car il est certain qu’il a soupçonné tout au moins mon attachement pour M. d’Éblis. Il ne pouvait se permettre de me demander une explication à cet égard ; mais, si délicate qu’elle puisse être, je la lui donnerai un jour ou l’autre, et, comme il est honnête homme, il sera content de moi… Oui, c’est un cœur blessé, un cœur saignant que je lui offre, mais un cœur pourtant dévoué et fidèle.