Calmann Lévy (p. 71-82).
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VII


25 juin.


Depuis huit ou dix jours, j’ai interrompu mes écritures ; j’avais été reprise de mes scrupules ; je craignais de donner un corps à des chimères en les fixant sur ces pages ; j’avais peur de fortifier, en m’y complaisant, des impressions qu’il valait mieux laisser se dissiper dans le vague de l’air. — C’est encore ma grand’mère qui, sans le savoir, m’encourage à suivre mon fatal penchant et à continuer mes relations confidentielles avec mon livre à serrure et avec moi-même.

Quand je suis entrée chez elle ce matin pour lui souhaiter le bonjour, elle m’a embrassée plus tendrement que de coutume ; puis, gardant une de mes mains dans les siennes :

— N’as-tu rien à me dire, mon enfant ?

— Je crois que si, grand’mère.

— Ah !… M. d’Éblis te fait la cour, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas si M. d’Éblis me fait la cour, ma chère grand’mère, car il ne me dit pas un mot qui ressemble de près ou de loin à une déclaration. Mais il paraît aimer à se trouver avec moi ; il me parle avec une sorte de respect, de confiance, et en même temps de timidité, que je ne lui vois pas avec tout le monde. Il m’adresse personnellement tout ce qu’il dit, et il recueille les moindres choses que je dis moi-même, comme si toutes mes paroles étaient des perles… Si cela s’appelle faire la cour à une femme, je crois vraiment qu’il me fait un peu la cour.

— Je l’ai remarqué, a dit gravement ma grand’mère. — Et cela ne t’ennuie pas, tout cela ?

— Non.

— Non… naturellement… mais enfin le feu n’est pas à la maison, n’est-ce pas ? Tu n’en es pas folle, de ce monsieur ?

— Folle, non.

— Il te plaît, simplement ?

— Un peu.

— Oui… eh bien, à moi aussi ! — Écoute, ma chère enfant, nous ne sommes pas venues ici pour chercher un mari ; mais enfin, si nous l’y trouvons, autant le prendre ici qu’ailleurs, n’est-il pas vrai ?… Seulement, tu conçois, ma chère petite, qu’une affaire de ce genre-là est des plus sérieuses, et qu’il est bon d’y réfléchir à deux fois… Pour mon compte, dès que j’ai entrevu les allures du personnage, je n’ai pas attendu trois minutes pour récolter des informations auprès de madame de Louvercy ; — de plus, j’ai écrit à Paris, je me suis renseignée de tous côtés… Eh bien, de toutes ces investigations, il semblerait résulter qu’il n’y aurait pas d’objections graves, au contraire ! — Mais permets, chère petite… Sache bien que ni mon opinion ni celle des autres ne doivent influencer tes sentiments personnels… il n’y a pas d’objections graves, voilà tout : famille, réputation, fortune même, tout ça est très-bien, très-convenable… Mais, malgré tout, je t’en conjure, ma chérie, ne cède pas trop vite, trop légèrement à ta première impression ! prends le temps de l’approfondir… Je te connais si bien, ma fille… tu serais si malheureuse, si tu n’étais pas heureuse !… Tu es de celles qui n’aiment pas deux fois, et celles-là, il ne faut pas qu’elles se trompent… Quand tu auras ouvert ton cœur à un sentiment tendre, quand l’amour, pour tout dire, y sera entré, il y restera ; il s’y assoira comme sur un trône royal qu’on ne quitte qu’avec la vie !

L’ange qui est en moi, comme dit Cécile, m’avait dès longtemps murmuré tout bas, quoique dans des termes moins bienveillants, les vérités que m’a fait entendre tout haut ma grand’mère. Il m’avait mise sur mes gardes : il m’avait avertie que mon premier amour serait un amour unique, tout-puissant, éternel, et qu’il faudrait le bien choisir ou en mourir.

Ce sont là des phrases ; mais je les pense.

Aimer un homme qui mérite toute mon affection, toute mon estime, tout mon respect, et être aimée de lui… voilà le rêve ! — Est-ce que vraiment, vraiment, je serais près, tout près de l’atteindre ?… Voyons un peu.

Qu’un homme comme M. d’Éblis, d’un extérieur en même temps agréable et imposant, d’un ton exquis, d’un mérite exceptionnel, d’un caractère à la fois héroïque et doux, qu’un homme ainsi fait et presque parfait réponde à toutes les ambitions d’un cœur de femme, rien, hélas ! de plus simple ! Qu’une jeune fille qui se sent ou se croit honorée des attentions particulières de cet être d’élite en soit flattée et touchée ; qu’elle trouve un plaisir singulier dans ses relations quotidiennes avec cette intelligence supérieure et cette âme charmante ; qu’elle éprouve une ivresse secrète à la pensée d’échanger cette intimité de quelques jours contre une éternelle union… rien de plus simple et de plus naturel encore !

Mais ce qui me paraît malheureusement moins naturel et plus douteux, c’est qu’un homme comme M. d’Éblis, qui peut choisir à son gré, il me semble, par toute la terre une compagne digne de lui, se soit attaché sérieusement en si peu de temps à cette pâle et romanesque Charlotte. On croit si aisément ce qu’on désire ! Ne me fais-je pas illusion ? Ne suis-je pas dupe de quelques politesses de surface qui s’adressent à moi, ne pouvant s’adresser ailleurs ?… On est à la campagne… on s’ennuie… on voit Cécile fort entourée et fort occupée, et moi dans l’abandon… On trouve cela un peu injuste, et on me rend quelques soins par humanité…

N’est-ce que cela ?… Il n’est pas capable pourtant, ou je me trompe bien, de troubler par pure distraction le repos d’une femme !

Mais comment aurais-je pu lui plaire ? par quels mérites ? Si j’en ai quelques-uns, il ne peut pas les connaître. Je ne me révèle pas facilement : je ne conte pas mes secrets ; je ne lui dis rien que ce que je dois lui dire, des banalités.

Je sais bien que je suis assez belle, et, sans doute, à première vue, c’est un attrait, même pour un homme comme lui. Mais, s’il n’y avait que cela, combien de femmes plus belles que moi n’a-t-il pas rencontrées dans sa vie ?

Je me figure, en y pensant bien, que ma principale vertu à ses yeux et celle qui peut-être me gagne sa sympathie, c’est ma compassion obligeante pour son ami Roger. Il est évident que son amitié pour M. de Louvercy est chez lui une passion dominante, et qu’il doit aimer tout ce qui la flatte. Dès le jour de son arrivée, j’avais, sans y songer, caressé sa faiblesse, et, depuis, en y songeant peut-être un peu davantage, j’ai eu souvent l’occasion de toucher cette fine pointe de son cœur. — Il faut savoir que M. Roger est devenu depuis quelques jours, grâce à l’influence affectueuse de M. d’Éblis, notre commensal habituel. La première fois qu’il a consenti, sur les instances du commandant, à occuper sa place à table au milieu de nous, l’étonnement a été grand, et grande la fête, surtout pour sa mère. La pauvre femme rayonnait. Il avait fait couper ses cheveux et pris soin de sa toilette, ordinairement fort négligée. Son beau visage pâle et farouche s’est éclairé et adouci peu à peu dans notre compagnie, quoiqu’il s’assombrisse et se contracte encore terriblement toutes les fois que le moindre incident lui rappelle ses infirmités, — par exemple, quand il a besoin d’un secours étranger pour se servir à table, pour s’asseoir ou pour se lever. C’est dans ces petites circonstances que je trouve moyen de lui témoigner la pitié réelle qu’il m’inspire. Habituellement, après le dîner, il va s’asseoir quelques instants sur un des bancs de jardin qui sont placés sous les fenêtres du rez-de-chaussée. L’autre soir, Cécile et moi, le voyant mal à l’aise sur ce banc, nous nous fîmes un signe : Cécile courut chercher dans le salon une pile de coussins qu’elle me passait par la fenêtre : M. d’Éblis, à qui je les remettais à mesure, essaya de les disposer de façon à soutenir le bras et la jambe du blessé. Mais il s’y prenait mal ; je le grondai en riant de sa gaucherie ; je dis à M. de Louvercy :

— Permettez-moi, monsieur !

Et j’ajustai les coussins avec l’adresse supérieure d’une femme. Comme M. de Louvercy me remerciait avec un peu de gêne, M. d’Éblis lui dit gaiement :

— Quelle bonne ambulancière, n’est-ce pas, Roger ?

M. d’Éblis me paraît plus reconnaissant de ces simples attentions que celui qui en est directement l’objet. Il me regarde alors d’un œil profond, pensif, et vraiment, je crois, presque attendri. Du reste, les sentiments qu’il peut éprouver pour moi ne se trahissent que par ces légers mouvements de gratitude, et par l’espèce de plaisir avec lequel il semble rechercher ma présence et mon entretien… — Est-ce assez, mon Dieu ! pour qu’il soit sage d’ouvrir mon cœur, d’y nourrir cette prédilection qui n’est sans doute encore qu’une rêverie passagère, mais qui demain, si je m’y abandonne, sera peut-être une passion infinie ?…