Le Journal d’un Poète, Alfred de Vigny

Le Journal d’un Poète, Alfred de Vigny
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 68 (p. 224-254).


LE
JOURNAL D’UN POÈTE


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Nous devons au recueil de notes et de pensées détachées d’Alfred de Vigny, que M. Louis Ratisbonne, son légataire, vient de publier sous ce titre : Journal d’un Poète, d’avoir éprouvé un sentiment qui jusqu’alors nous avait été inconnu. « Nous voulons tout savoir des hommes qui ont tenu une grande place dans leur époque, quelque désagréables que soient les révélations qu’ils ont à nous faire, car nous aimons la vérité par nature autant que nous aimons le bonheur, » écrivions-nous, il y a quelques années, au début d’une étude consacrée à Béranger. Nous pensions que ce sentiment était en nous à l’abri de tout démenti ; la lecture du Journal d’un Poète vient de nous prouver qu’il n’en était rien. Pour la première fois il nous a été clairement révélé qu’il est certains hommes sur lesquels il est à la fois oiseux et désagréable de connaître la vérité. Ce sont ceux dont la gloire modeste, sobre d’ambition, fruit d’une discrète solitude, ne doit rien aux chocs de nos passions politiques et aux luttes de nos intérêts, et de ces hommes Alfred de Vigny a été de nos jours le plus pur représentant. Puisqu’ils sont pétris de chair et de sang comme les autres hommes, ceux-là ont aussi leurs faiblesses et leurs misères ; mais notre malignité naturelle et notre amour de la justice se sentent sans droits contre elles. Oh ! comme les choses sont différentes avec les hommes qui ont, en bien ou en mal, largement influé sur les événemens de leur époque, un Chateaubriand ou un Béranger par exemple ! Nous voulons tout savoir de tels hommes, même les petitesses, s’ils en ont eu, surtout, dirai-je, les petitesses, et ces exigences de notre curiosité sont légitimes. Par l’influence qu’ils ont eue sur l’histoire de leur temps, ils ont en partie tissé les destinées de chacun de nous ; il est donc juste que nous sachions jusqu’à quel point leur nature leur donnait le droit de peser sur notre existence. Tout n’est pas malignité dans la joie que nous éprouvons lorsque nous découvrons chez un adversaire de nos opinions, chez un ennemi de notre vie morale, quelque bon défaut caché qui nous le montre inférieur à l’œuvre accomplie ; il y entre aussi un instinct inné de justice. Celui-ci a consacré sa vie à entourer des prestiges d’une poésie magnifique une vieille dynastie dont vous redoutiez la puissance, et vous avez, comme tout le monde, courbé la tête sous l’ascendant de son génie ; mais quelle revanche vous prendrez sur lui, lorsqu’il se sera chargé de vous révéler que cette poésie était due à une loyauté discutable qui se croyait engagée d’honneur à célébrer ce qui ne lui inspirait ni confiance ni amour ! Celui-là a fendu de ses flèches acérées le bois d’un trône que vous aimiez ; quelle joie lorsqu’il vous aura donné le droit de lui dire : Eh quoi ! si considérable a été ton œuvre, et voilà les mesquins préjugés que je découvre en toi ! Mais avec des hommes comme Alfred de Vigny notre curiosité se sent désarmée. S’ils ont eu quelques sentimens fâcheux, nous n’avons aucun intérêt et aucun droit à les connaître, car, n’ayant eu aucun rôle public, nous conférons volontiers à l’histoire de leur âme les privilèges de cet axiome d’une de nos lois : « la vie privée doit être murée. » Ils n’ont détruit aucune de nos illusions, ils n’ont bafoué aucune de nos croyances, ils n’ont blessé aucun de nos intérêts ; quel besoin avons-nous de savoir qu’ils ont souffert de tel regrettable sentiment, ou qu’ayant dû vivre avec des hommes ils ont connu nécessairement l’amertume de la misanthropie ? Nous ne les connaissions que comme bienfaiteurs, car n’est-ce pas un bienfaiteur, celui qui nous a gratuitement donné quelques heures de plaisir silencieux, qui a caressé notre imagination de quelques beaux rêves ? Le sentiment qu’ils nous inspiraient était donc un mélange de respectueuse estime et de reconnaissance, et voilà qu’il nous faut apprendre qu’il y avait en eux sécheresse, orgueil blessé, vide moral ! Voilà que leurs défauts mis au grand jour vont, bon gré mal gré, altérer l’affection que nous avions pour eux et forcer notre jugement à sortir de sa réserve ! Mais en vérité ce n’est pas à celui qui reçoit qu’il appartient de connaître les défauts de celui qui donne.

La publication de ce Journal d’un Poète est à notre avis une des plus malencontreuses inspirations que la piété du souvenir ait jamais souillées à l’oreille d’un ami dévoué. Comment M. Ratisbonne n’a-t-il pas réfléchi qu’une telle publication jurait avec le caractère qu’Alfred de Vigny avait voulu donner à sa vie ? Eh quoi ! voilà un poète qui s’est enveloppé volontairement d’ombre et de silence, qui, selon l’heureuse expression d’un de ses émules, est rentré dès l’aurore de sa célébrité dans sa discrète tour d’ivoire, qui, selon le mot d’un autre confrère, n’a jamais admis personne dans sa familiarité, pas même lui, et vous conviez tous les indifférens à le juger sans façon, et vous fournissez à la malignité toutes les pièces nécessaires pour qu’elle instruise à son aise le procès de sa personne intime si soigneusement dérobée à tous les regards ! — Il n’a jamais voulu donner au public que son intelligence et son talent, et vous ouvrez les petits secrets de son cœur et de son âme ! Il n’a jamais voulu livrer que les résultats les plus purs, les plus nets de son inspiration, et vous livrez les germes confus, incertains, mal venus, étiolés de ces inspirations ! Vous ouvrez à deux battans, après décès, les portes de cette fameuse tour d’ivoire, pour que chacun puisse faire l’inventaire de son mobilier modeste, tout comme s’il s’agissait de la demeure d’un somptueux roi de la mode ou d’un personnage ayant grand état ! Comment n’avez-vous pas craint que l’inventaire ne parût maigre, et le mobilier de mince valeur ? Quel si grand intérêt avaient donc ces phrases détachées, pensées premières de poésies ou de romans qui sont comme des légendes auxquelles manquerait la vignette, ces formules de promesses faites à une inspiration incertaine, pour nous les mettre sous les yeux ? Quel goût si délicat avez-vous donc trouvé à ces conserves de petites rancunes, à ces petits pots d’amertume confite, à ces légers élixirs de misanthropie, pour nous inviter à en tâter à notre tour ? car, je vous le dis bien bas et entre nous, si nous savions depuis longtemps qu’il était peu de talens plus élevés, vous nous avez mis à même de juger en revanche qu’il y a des âmes plus riches.

Eh bien ! oui, c’en est fait ; nous n’avions jamais su, mais nous savons aujourd’hui qu’il y avait chez de Vigny de la sécheresse, de l’amertume, de l’orgueil blessé, de la misanthropie ; nous croyions que c’était simplement une âme discrète : c’était une âme malheureuse ! Encore une fois, quelle si grande nécessité y avait-il de nous le faire savoir ? Passe encore si cette révélation eût été utile pour mieux nous faire comprendre le caractère de ses écrits ; mais non, ses écrits s’expliquent d’eux-mêmes, se soutiennent par eux-mêmes, et ne gagnent rien en clarté à ce commentaire posthume. Alfred de Vigny a eu le bonheur et l’honneur de réaliser sur lui-même la noble théorie poétique qu’il a exposée dans la préface de son Cinq-Mars. La même différence profonde qu’il établissait entre la vérité qui convient à l’art et le vrai de la réalité, entre l’histoire et le fait, il semble l’avoir établie entre l’artiste et l’homme, entre l’inspiration et les élémens de l’inspiration. Il demandait une histoire comprise à la manière antique, éloignée de deux degrés du vrai brutal et cependant pleine de vérité ; de même il demandait au poète des œuvres éloignées autant que possible des sentimens qui leur donnaient naissance, et cependant pleines de la fraîcheur et de la puissance de ces sentimens. Il voulait que le public ne connût l’inspiration du poète que lorsqu’elle avait eu le temps de monter de son cœur à son intelligence, et que, devenue fleuve de source qu’elle était, elle ne laissait plus soupçonner le gravier et le limon charnels de son origine. C’est ainsi qu’il a laissé des œuvres qui semblent indépendantes de sa vie morale personnelle, et qui nous charment ou nous émeuvent sans jamais nous inspirer le désir de connaître les sentimens de celui qui les écrivit. Ses œuvres sont discrètes comme sa vie ; elles n’agacent en rien la curiosité, elles n’invitent à soulever aucun voile, elles ne troublent par aucune insinuation. Tous ces petits défauts, toutes ces petites faiblesses de cœur que vous nous faites clairement connaître par ce Journal d’un Poète, étaient dans ses œuvres pourtant, nous le voyons aujourd’hui, mais si bien fondues dans l’harmonie générale qu’il était impossible de les apercevoir. Elle y était, cette misanthropie ; mais elle y était comme l’ombre qui achève la perfection d’un tableau et qui fait valoir la lumière au lieu de l’éteindre ; elle y était, cette amertume, mais comme une saveur qui rehausse le goût d’un breuvage qui sans elle serait insipide. Jamais nous n’aurions deviné qu’il y eût là des défauts, si vous ne nous l’aviez pas dit. Ces faiblesses de cœur, ces petitesses, étaient dans ses œuvres autant de qualités, de grâces et de charmes, et voilà que vous nous les présentez comme le triste héritage des enfans d’Adam !

La nature d’Alfred de Vigny, telle qu’elle se révèle à nous dans ce Journal d’un Poète, est la plus malheureuse qui se puisse imaginer, car c’est celle d’un idéaliste sans illusions. La misanthropie n’est rien auprès du désillusionnement de l’idéaliste, car la misanthropie n’atteint que notre confiance aux hommes, tandis que le désillusionnement de l’idéaliste atteint sa confiance aux idées. Quoi d’étonnant si nous sommes trompés par les hommes, êtres au jugement incertain, qui se trompent eux-mêmes et que nous trompons peut-être, nous aussi, sans le savoir ? mais être trompé par les idées, ces êtres immuables et abstraits, inaccessibles à nos erreurs de la chair et du sang, ou arriver à se croire trompé par elles, ah ! c’est là le dernier degré de la misère morale ! En effet, l’idéalisme est encore plus une nature d’être qu’un système ; on n’est pas idéaliste par choix ou par adoption. Personne ne naît sceptique, sensualiste, positiviste : c’est l’expérience de la vie, l’exercice naturel de nos organes, le choix de notre réflexion, qui nous rendent tels ; mais on naît idéaliste tout comme on naît sanguin ou bilieux, brun ou blond. Ce monde invisible, supérieur à la réalité, qui est pour tous les autres hommes une hypothèse, est pour l’idéaliste une certitude ; il y croit sur l’assurance de son âme, ou, pour mieux dire, il y habite comme dans son enveloppe naturelle, car ce monde est inné en lui comme sa propre noblesse, et a été construit avec sa propre substance. L’idéaliste a ses racines dans un élément immatériel, et sa vie donne ses fleurs au sein d’une atmosphère subtile et puissante qui dissout la réalité de tous les faits et les vaporise en essences métaphysiques ; il n’aime les choses que pour les idées qu’elles représentent, en proportion de la grandeur et de la beauté des idées qu’elles représentent, et il s’est habitué à ne leur attribuer d’autre valeur que cette valeur idéale. Comprenez-vous alors à quel degré de vide moral un tel homme arrivera, si, le désenchantement s’emparant de lui, il s’aperçoit un jour qu’il a vécu d’illusions ? Il ne lui servirait de rien dans cette extrémité de se réfugier dans le monde réel, car sa nature l’exclut de ce monde ; il doit continuer, bon gré mal gré, par la force même de ce qui est le principe de sa vie, à vivre dans ce monde idéal qu’il sait désormais être une chimère. Je ne connais de comparable à cet état que celui du buveur d’opium. Comme le buveur d’opium, l’idéaliste désenchanté, toutes les fois qu’il se dispose à s’entretenir avec les idées, doit commencer par se dire tristement : Allons dormir, allons nous entourer de songes. Alors les idées perdent leur caractère sérieux et sacré, et deviennent des jouets d’enfant, de vains hochets, des amusettes ou des amulettes. Penser devient une manière de passer le temps que l’honnête homme adopte parce qu’elle est plus inoffensive que toute autre, et l’on écrit comme Alfred de Vigny : « La seule fin vraie à laquelle l’esprit arrive sur-le-champ en pénétrant tout au fond de chaque perspective, c’est le néant de tout ; gloire, amour, bonheur, rien de cela n’est complètement. Donc, pour écrire des pensées sur un sujet quelconque et dans quelque forme que ce soit, nous sommes forcés de commencer par nous mentir à nous-mêmes en nous figurant que quelque chose existe, et en créant un fantôme pour ensuite l’adorer ou le profaner, le grandir ou le détruire. Ainsi nous sommes des don Quichotte perpétuels et moins excusables que le héros de Cervantes, car nous savons que nos géans sont des moulins, et nous nous enivrons pour les voir géans… » Ou ceci, qui est d’un accent encore plus marqué : « L’ennui est la grande maladie de la vie ; on ne cesse de maudire sa brièveté, et toujours elle est trop longue, puisqu’on ne sait qu’en faire. Ce serait faire du bien aux hommes que de leur donner la manière de jouir des idées et de jouer avec elles, au lieu de jouer avec les actions, qui froissent toujours les autres et nuisent au prochain. Un mandarin ne fait de mal à personne, jouit d’une idée et d’une tasse de thé. » Le mandarinat, telle est en effet la condition que réclame un pareil état d’âme, et il n’y en a guère de moins désirable.

Ce qu’il y a de plus terrible dans ce désenchantement particulier à l’idéaliste, c’est qu’il n’y a pas de recours contre lui. L’idéalisme étant surtout une nature d’être, un tempérament d’âme, celui qui le porte en lui est obligé de lui rester fidèle, quoi qu’il en ait. De là des contradictions surprenantes, parfois choquantes, pareilles à celles que l’on découvre dans les mariages d’inclination, lorsque l’amour a cessé d’exister. L’idéaliste qui ne croit plus aux idées ne souffre cependant pas qu’on place quelque chose au-dessus d’elles. Ainsi d’Alfred de Vigny. Tout en avouant à chaque page qu’il a été dupe de son idéal, il n’admet pas que rien au monde puisse lui être préféré. Il ne laisse pas échapper une occasion d’établir la supériorité des hommes de pensée sur les hommes d’action, des rêveurs sur les hommes pratiques, et on le croirait le plus fidèle des amans de l’idéal, si tout à coup quelque boutade inattendue ne venait vous avertir que cette fidélité est un peu contrainte, et qu’il entre quelque froideur dans ce respect ; il en est, dis-je, de cette fidélité comme de ces ménages dont le désaccord apparaît par quelque brusquerie imprévue. Voulez-vous entendre une des plus impertinentes ironies qui aient jamais été adressées aux doctrines qui seront éternellement chères aux idéalistes de tout plumage sans exception, écoutez ceci, et dites si langage d’amant trompé fut jamais plus cruel. « Quand on applique la règle du bon sens et de la droite raison aux histoires populaires, on est étonné de tout ce qu’on soumet à leur révision sévère et de la quantité de faits accrédités qui s’ébranlent. Dans l’affaire de Caïn et d’Abel, il est évident que Dieu eut les premiers torts, car il refusa l’offrande du laborieux laboureur pour accepter celle du fainéant pasteur. Justement indigné, le premier-né se vengea. » Ô poète, le jour où vous avez écrit cette boutade vraiment impie, quelle inspiration longuement appelée avait refusé de se rendre à votre appel ? Quel germe de roman ou de poème vainement chauffé avait refusé d’éclore ? Ne saviez-vous donc point, en écrivant ces lignes, que vous insultiez aux préférences des idéalistes de tous les temps, à vos propres préférences ? Voilà que vous niez la tradition qui admet la supériorité de la contemplation sur l’intelligence pratique, de la foi sur les œuvres, de l’élan désintéressé vers le beau et le bien sur la conquête égoïste et patiente des choses de la terre ! Aviez-vous donc oublié que cette histoire, qui ouvre l’établissement de l’ancienne loi, sanglante comme elle, s’est renouvelée à l’aurore de la nouvelle loi sous une forme innocente et charmante, celle de la visite à Marthe la laborieuse et à Marie la contemplative, et que Jésus a jugé comme Jéhovah ? Si ces autorités ne vous paraissaient suffisantes, je vous appellerais en témoignage contre vous-même, car il est évident que, si votre boutade a raison, vous vous êtes fait, en écrivant Stello, l’avocat d’une mauvaise cause, et que votre drame chéri de Chatterton cesse d’avoir le sens commun.

La lecture de ce petit livre est une des plus navrantes que nous ayons faites depuis longtemps. À chaque instant, il s’y rencontre des pensées qui serrent le cœur et vous font dire : « Mon Dieu ! que l’auteur a dû souffrir ! » Que dites-vous de celle-ci par exemple ? Vous l’aviez lue déjà à la fin de Stello, mais vous l’aviez prise sans doute, comme nous l’avions prise nous-même, pour une boutade du docteur noir, fidèle jusqu’au bout au pessimisme que l’expérience lui a enseigné. Eh bien ! non, elle exprimait réellement la pensée intime du poète sur la vie. « Il est bon et salutaire de n’avoir aucune espérance. L’espérance est la plus grande de nos folies… il faut surtout anéantir l’espérance dans le cœur de l’homme. Un désespoir paisible, sans convulsions de colère et sans reproches au ciel, est la sagesse même. Dès lors j’accepte avec reconnaissance tous les jours de plaisir, tous les jours même qui ne m’apportent pas un malheur ou un chagrin. » Donc aucune espérance ni dans cette vie, ni au-delà de la vie ! Étonnez-vous après cela que le suicide soit présenté à plusieurs reprises comme la conclusion légitime d’une existence qui n’a évidemment aucun but ! Idéaliste jusque dans son nihilisme même, Alfred de Vigny se rencontre avec Platon dans la vision que lui inspire le monde. Comme lui, il voit le monde sous la forme d’un cachot ; mais ce cachot est plus noir que celui de Platon, car il n’est pas ouvert du côté du ciel, et il lui manque ces ombres mouvantes qui chez le philosophe grec témoignent de l’existence d’invisibles promeneurs qui passent derrière les murs. De cette prison, Dieu est l’inexorable geôlier, et il faut convenir que, si la prison est telle que la décrit le poète, le geôlier mérite une partie des reproches que lui adresse son prisonnier. Le lecteur doit savoir en effet qu’Alfred de Vigny, nature bienveillante au point de prendre un moucheron pour un aigle et l’auteur des Roueries de Trialphe pour un martyr, entretient cependant une rancune invétérée contre deux personnes, toutes deux très considérables il est vrai, Dieu et M. Molé. De ces deux rancunes, la moins explicable, mais de beaucoup la plus sérieuse, est celle qui s’adresse à Dieu. Ce que Dieu peut lui avoir fait, nous l’ignorons ; ce qui est certain, c’est qu’il ne laisse pas échapper une occasion de lui dire tout ce qu’il peut trouver de désagréable, et il le lui dit avec une affectation de courtoisie, avec un sourire persifleur, avec une ironie voilée, avec des réticences et des sous-entendus à exaspérer l’athée le plus endurci. Écoutez. « Que Dieu est bon ! Quel geôlier admirable qui sème tant de fleurs qu’il y en a dans le préau de notre prison ! Il y en a (le croirait-on ?) à qui la prison devient si chère qu’ils craignent d’en être délivrés ! Quelle est donc cette miséricorde admirable et consolante qui nous rend la punition si douce ? car nulle nation n’a douté que nous fussions punis. On ne sait de quoi. » — « Pourquoi nous résignons-nous à tout, excepté à ignorer les mystères de l’éternité ? À cause de l’espérance, qui est la source de toutes nos lâchetés… Et pourquoi ne pas dire : Je sens sur ma tête le poids d’une condamnation que je subis toujours, ô Seigneur ! mais, ignorant la faute et le procès, je subis ma prison. J’y tresse de la paille pour l’oublier quelquefois : là se réduisent tous les travaux humains. Je suis résigné à tous les maux, et je vous bénis à la fin de chaque jour lorsqu’il s’est passé sans malheur. Je n’espère rien de ce monde, et je vous rends grâces de m’avoir donné la puissance du travail qui fait que je puis oublier entièrement mon ignorance éternelle. » — « La terre est révoltée des injustices de la création ; elle dissimule par frayeur de l’éternité, mais elle s’indigne en secret contre le Dieu qui a créé le mal et la mort. Quand un contempteur des dieux paraît comme Ajax fils d’Oïlée, le monde l’adopte et l’aime ; tel est Satan, tels sont Oreste et don Juan. Tous ceux qui luttèrent contre le ciel injuste ont eu l’admiration et l’amour secret des hommes. » M. de Vigny aurait pu mieux choisir, ce me semble, ses exemples de contempteurs des dieux. Voilà vraiment trois belles idoles ! Je ne dis rien de Satan, c’est le plus acceptable des trois héros ; mais Oreste ! mais don Juan ! Oreste est le meurtrier de sa mère, et ce ne sont pas les dieux qui lui refusent pardon, c’est la justice des instincts de l’humanité, représentée par les antiques déesses, nées en même temps que l’homme et impitoyables dans leur vengeance, comme il a été impitoyable dans ses haines. C’est au contraire le ciel qui lui vient en aide, et tous ceux qui ont lu la tragédie d’Eschyle savent avec quelle peine Apollon retire le meurtrier des griffes des terrestres déesses. Quant à don Juan, ce n’est pas seulement un contempteur des lois divines, c’est aussi un contempteur des lois humaines, et ce titan révolté contre les injustices de la création est tout simplement le type éternel du parfait hypocrite. Encore une citation. « Dieu voit avec orgueil un jeune homme illustre sur la terre ; or ce jeune homme était très malheureux, et se tua avec une épée. Lorsque son âme parut devant Dieu, Dieu lui dit : Qu’as-tu fait, pourquoi as-tu détruit ton corps ? L’âme répondit : C’est pour t’affliger et te punir, car pourquoi m’avez-vous créé malheureux ? et pourquoi avez-vous créé le mal de l’âme, le péché, et le mal du corps, la souffrance ? fallait-il vous donner plus longtemps le spectacle de mes douleurs ? »

Ce n’est pas là le langage de la simple incrédulité. Au ton d’aigreur qui règne dans ces reproches, il est aisé de voir que Dieu et Alfred de Vigny étaient en échange de mauvais procédés. Maintenant quelles étaient l’origine et la cause de la querelle ? Voilà ce que l’éditeur de ces notes aurait bien dû nous apprendre, car on se perd vraiment en conjectures pour deviner l’injustice que Dieu avait commise à l’égard du poète. Après tout, Alfred de Vigny pouvait passer pour un des privilégiés de ce monde, où il y en a si peu. Il portait un nom noble, sinon illustre au moins honorable ; la nature lui avait donné une beauté réelle de formes et de traits ; il avait reçu en partage quelques-uns des dons poétiques les plus rares, l’élévation, l’élégance, et quiconque lira ses livres avec attention et équité avouera qu’ils révèlent une intelligence dont la portée dépasse de beaucoup celle de plus fameux que lui. Il était célèbre ; s’il n’était pas populaire, sa réputation au moins ne lui avait coûté ni une bassesse ni un remords, et elle était plus désirable que beaucoup d’autres plus bruyantes, car elle était infiniment mieux assise, et n’avait rien à redouter des caprices de la mode auxquels elle n’avait jamais rien dû. Il jouissait de l’estime générale : sa vie était entourée de considération et de respect. Grand Dieu ! nous écrierions-nous, s’il n’était pas déplacé d’invoquer, en parlant d’Alfred de Vigny, le nom de son ennemi personnel, quelle est l’infortune secrète qui peut expliquer la souffrance de cette âme noble, élevée, bien douée, aimable, aimée et digne de l’être ? Après avoir longtemps cherché sans rien trouver, je tombe sur un fragment de mémoires autobiographiques plusieurs fois commencés, et j’y lis cette phrase : « Mon père resta seul et m’éleva avec peu de fortune, malheur d’où rien ne tire quand on est honnête homme. » Serait-ce là la source de ces souffrances et de ces amertumes ? Je ne peux pas le croire. Eh ! sans doute la pauvreté est un malheur ; cependant il ne faut rien exagérer, et il est des cas où elle porte ses compensations avec elle, et le cas de M. de Vigny était un de ceux-là. Pour l’homme de talent, la pauvreté n’est un mal réel que lorsqu’elle est de telle nature qu’elle peut l’exposer aux commentaires des sots ; mais autrement ce n’est qu’un accident d’ordre vulgaire qu’il partage avec la plus grande partie du genre humain, et en vérité on ne peut pas se dire beaucoup plus malheureux d’être pauvre que d’être sujet à la maladie ou soumis à la mort. La pauvreté est une véritable bienfaitrice lorsqu’elle contraint celui qu’elle éprouve à montrer toute sa richesse morale, et telle fut en somme le caractère de la pauvreté d’Alfred de Vigny. Elle le renferma dans une demi-solitude, il est vrai, mais elle l’y enferma en compagnie de la dignité et du respect de lui-même ; elle fit de sa poétique retraite un sanctuaire où cette idole de l’honneur qui lui était si chère put rester debout sur son piédestal, blanche, immaculée, sans avoir à craindre les injures de l’air et les insultes des hommes. De grands dons intellectuels ne vont pas sans une personnalité très forte, et qui ne sait comment la richesse, le luxe, le pouvoir, agissent sur la personnalité pour lui donner son plus fâcheux développement, et corrompre ce vertueux et légitime orgueil qui en fait le fond ? La pauvreté au contraire, en refoulant la personnalité, la contraint souvent à employer à la conquête de la dignité toutes les forces qu’elle aurait dépensées en audace. Il est beau d’être puissant, il l’est plus encore d’être noble. La réserve, la discrétion, la fierté, telles furent les richesses que donna la pauvreté à Alfred de Vigny, richesses qui l’avaient entouré d’une considération à laquelle un million ou deux n’auraient pas ajouté grand’chose. Le riche après tout a ce désavantage, que l’exercice des vertus naturelles n’exigeant de lui aucun effort, c’est à peine s’il connaît la satisfaction profonde qui suit l’accomplissement du devoir. Je prends un exemple dans ce journal même. Un de ses passages les plus touchans est celui où le poète raconte les épreuves douloureuses auxquelles la longue maladie de sa mère soumit sa piété filiale. Après avoir traversé ces épreuves, Alfred de Vigny pouvait dire en toute assurance qu’il connaissait ce sentiment dans toute sa plénitude, et combien est-il de riches qui oseraient en dire autant ? Concluons donc que de Vigny, loin d’avoir à se plaindre de sa pauvreté, lui devait au contraire quelque reconnaissance, et cherchons ailleurs le secret de sa misanthropie et de son amertume.

Faut-il chercher ce secret dans quelque blessure d’amour-propre ? Peut-être. Son journal nous le montre doué d’une susceptibilité excessive, se retirant dès l’apparence d’un refus comme la sensitive replie ses feuilles au moindre attouchement, et enclin à répondre par le plus complet oubli à la plus légère marque d’inattention. Ainsi il est trop facile de voir qu’il n’a jamais pu pardonner aux Bourbons de l’avoir laissé languir neuf années dans les rangs inférieurs de la hiérarchie militaire, attendant avec patience que l’ancienneté le fît capitaine. Cette négligence avait engendré chez lui une de ces désaffections calmes qui sont d’autant plus profondes qu’elles sont plus discrètes. Il faut voir, dans ce journal, avec quelle impassibilité il assiste à la chute du trône des Bourbons. Pendant les trois fameuses journées, il note, heure par heure, les vicissitudes de la lutte, les avantages et les revers des deux partis en présence, avec cette impartialité cruelle que donne l’absence d’affection ; il s’interroge pour savoir si l’honneur lui commande de descendre dans les rangs des défenseurs du trône qu’il a servi, et, découvrant que toute sa foi monarchique se réduit à quelques superstitions de famille et de souvenirs, il remet son dévouement à la décision du hasard, comme Jean-Jacques remettait son salut aux chances de pile ou face. Si le roi revient aux Tuileries, si le dauphin se met à la tête des troupes, de Vigny ira se faire tuer pour eux, sinon il restera chez lui et gardera sa famille. C’est ce dernier parti qu’il choisit, et avec pleine raison. Il est certain que la plus brillante manière de mourir au service d’un prince est de tomber à ses côtés ou dans les rangs de sa suite ; mais la foi à un principe n’existant réellement que lorsqu’elle n’a pas besoin pour agir du stimulant de cette idolâtrie des personnes, ceux qui, comme de Vigny, réclament, avant de se dévouer à une cause, la présence des princes qui la représentent, font très bien de rester chez eux. Le trône des Bourbons s’écroule donc, et de Vigny enregistre ce grand événement par ces quelques lignes qu’on ne lit pas sans étonnement : « On vient de faire sans moi (parbleu !) une révolution dont les principes sont bien confus. Sceptique et désintéressé, je regarde et j’attends, dévoué seulement au pays dorénavant. » C’est par des écarts de personnalité semblables à celui-là, pour le dire en passant, que les poètes comme de Vigny prêtent le flanc à ces hommes d’action qui leur sont si souvent inférieurs. Il n’est pas d’homme politique, si petit, si chétif qu’il soit, qui ne sourira justement en lisant ces lignes. Si M. de Vigny eût écrit que désormais il se dévouait tout entier aux intérêts de l’esprit humain, il eût formulé une ambition beaucoup plus haute, mais que personne n’aurait songé à trouver déplacée chez lui. Dévoué au pays seulement ! c’est là une phrase qu’il aurait eu le droit de prononcer, si, ayant conservé son modeste poste de capitaine, il s’était disposé à servir Louis-Philippe après avoir servi la restauration ; mais dans la situation de rêveur solitaire, de contemplateur désintéressé qu’il s’était faite volontairement, sa seule portée est de révéler une personnalité un peu trop excessive. Il est bien certain qu’un grand poète qui n’a joué aucun rôle public peut être beaucoup plus important pour une nation que tel ou tel homme politique de l’époque où il a vécu ; mais c’est le cours des siècles qui décide de cette importance. Il est incontestable qu’aujourd’hui Shakspeare a pour l’Angleterre une autre valeur que lord Burleigh ou Walsingham, et pourtant Shakspeare n’aurait pu écrire sans une légère teinte de ridicule la phrase de M. de Vigny, tandis qu’elle eût été la plus naturelle du monde dans la bouche de Burleigh ou de Walsingham.

Je veux donc admettre que le mal dont souffrait Alfred de Vigny provenait d’une blessure faite à son orgueil, par exemple qu’il ne croyait pas sa célébrité égale à son mérite. Si cette supposition était la vraie, la justice m’obligerait à dire qu’à mon avis il n’avait pas tout à fait tort. Ses états de service dans la grande révolution qui a transformé la littérature française n’ont jamais été estimés à leur véritable valeur. On a toujours un peu affecté de le considérer dans l’histoire de cette révolution comme un personnage de second plan, tandis qu’en bien des circonstances il a joué le rôle tout à fait décisif et tranché le nœud des questions. Ainsi, pour prendre un seul exemple, c’est lui plus que personne qui a fait triompher au théâtre les principes romantiques par sa traduction en vers d’Othello, représentée entre Henri III et Hernani. Il décida complètement le triomphe des nouveaux principes en poussant à l’assaut de cette citadelle qui venait de soutenir le siège brillant de Henri III le grand Shakspeare lui-même, et en implantant son drapeau sur la scène. Il eut l’honneur de comprendre que l’ombre de Shakspeare, pareille à celle de ce grand capitaine qui gagnait encore des batailles, assurerait la victoire là où des œuvres personnelles échoueraient, ou ne réussiraient qu’à laisser le succès incertain et à prolonger la lutte. Après la représentation d’Othello, tout fut fini en effet, et les batailles qui suivirent étaient gagnées d’avance. En bien des sens, de Vigny a été un initiateur et un précurseur. Il avait trouvé quelque chose de la souplesse du rhythme et même du sentiment grec d’André Chénier avant qu’André Chénier eût été révélé au public. Il a donné le premier modèle de ces romans historiques qui devaient jouer un si grand rôle dans la littérature romantique ; Cinq-Mars a précédé Notre-Dame de Paris. Alfred de Musset l’avait beaucoup lu et le tenait évidemment en grande estime, car, sans en trop rien dire, il lui a fait plus d’un emprunt. Avez-vous remarqué, par exemple, que cette charmante pièce intitulée Idylle, où deux amis célèbrent alternativement, l’un les extases de l’amour respectueux, l’autre les ivresses de l’amour sensuel, n’est qu’une transformation du petit poème d’Alfred de Vigny intitulé la Dryade, et que Dolorida est l’origine de Don Paez ? Éloa a son origine dans les Amours des Anges de Moore ; mais ce poème a donné naissance à son tour à la Chute d’un Ange de Lamartine. Alfred de Vigny, on le voit, pouvait donc croire justement que la place qu’on lui faisait n’était pas assez grande, et qu’on lui confisquait une partie des domaines qu’il avait conquis. Cela est en effet bien possible, mais à qui la faute, sinon à lui-même, qui se laissait trop souvent oublier dans le silence ? Ce n’est pas seulement en amour que les absens ont tort. D’ailleurs, pour dire le vrai, on n’échappe jamais à sa nature, et il manquait à de Vigny ce tempérament un peu grossier et volontiers brutal qui fait les chefs d’école et de parti. Pour jouer le rôle d’un Mahomet littéraire, il faut se résigner à bien des charlatanismes, à bien des éclats de voix, à bien des audaces équivoques, sans quoi on ne conquiert pas l’autorité. Par la délicatesse et l’élévation même de son talent, de Vigny échappait à ce rôle qu’il a peut-être témérairement envié. Si c’était la blessure dont il souffrait, il n’y avait pas là encore de quoi trop s’affliger, puisque cette impuissance à imposer son nom et son autorité était le signe incontestable de sa supériorité d’âme, la conséquence inévitable de ce qu’il avait de meilleur en lui.

Si par hasard ce n’était pas là l’origine de sa singulière misanthropie, il faut renoncer à la chercher ailleurs que dans ces obscurités de la nature et ces dispositions du tempérament qui défient toute explication, et dire à son sujet ce que dit de la tristesse d’Antonio, le marchand de Venise, son ami Salarino : « Ce n’est pas cela non plus ? Eh bien ! alors disons que vous êtes triste parce que vous n’êtes pas gai, et qu’il vous serait aussi aisé de rire, de sauter et de dire que vous êtes gai parce que vous n’êtes pas triste ! » Mais quoi ! si par hasard il fallait chercher tout simplement l’origine de cette tristesse dans le vide moral effrayant dont témoigne ce journal ! Il n’y a que les brutes qui trouvent le repos et le bonheur au sein de l’incrédulité, mais il est impossible qu’elle s’empare d’une âme honnête et élevée au point où nous voyons qu’elle s’était emparée de celle d’Alfred de Vigny sans lui imposer les plus cruelles souffrances. Hélas ! il n’avait aucune croyance : la foi religieuse s’était de bonne heure tarie en lui ; les systèmes philosophiques ne lui inspiraient aucune confiance, et quant aux convictions politiques, il s’était interdit de se dévouer à aucune. Comment ne pas être triste avec un pareil état d’âme, et surtout comment ne pas ressentir avec une amertume double et triple les plus petites blessures de la vie ? Ah ! toutes les misères de ce monde sont peu de chose lorsqu’en rentrant en soi-même on y trouve un vivant univers. Alors on prend pour ce qu’ils valent les petits incidens dont on a souffert, on les mesure à leur vraie valeur et on les porte légèrement, fût-ce même la peu gracieuse réception de M. Molé. Au contraire rentrer en soi et y trouver un Sahara moral, embelli seulement par des mirages poétiques que l’on sait être des illusions ; en être réduit pour toute croyance à la certitude que la loi des trois unités est une loi poétique fausse, voilà en effet de quoi remplir de tristesse ! À la vérité, une foi reste debout dans cette âme, la foi à cette vertu qui fut l’âme des siècles monarchiques et qu’il a si bien définie la poésie du devoir, l’honneur ; mais l’honneur ne peut tenir lieu d’une croyance, car il n’y a de vraies croyances que celles qui donnent à l’homme un appui en dehors de lui, et il n’est qu’une décoration et une élégance de l’âme. Certes c’est une grande vertu que celle de l’honneur ; mais en être réduit à elle seule pour tout aliment de vie morale, n’est-ce pas s’exposer, pour parler comme Shakspeare, à vivre de son propre estomac ? Ne cherchons donc pas le secret des tristesses d’Alfred de Vigny ailleurs que dans son incrédulité. Elle suffit pour tout expliquer, car c’est une des plus complètes qu’il nous ait été donné de constater. Il y a eu des états d’âme plus violens, il n’y en a guère eu de plus déplorables. Il y a des ressources dans le désespoir d’un Byron, il y a de la fécondité dans la mélancolie d’un Jean-Jacques, et la misanthropie d’un Swift contient un sel fortifiant et même sain ; mais cette bouderie calme est cent fois plus mortelle pour l’âme qu’elle détrempe, car elle dépouille l’incrédulité même de la seule chose qui la fasse grande, la passion.

Ceux qui ont traversé le désert savent qu’il n’est pas de solitude ni de stérilité complètes. Toujours la vie s’y révèle par quelque bruit d’ailes, quelque bourdonnement d’insecte, quelque touffe d’herbe vivace, quelque oasis imprévue. Ainsi de ce journal : une intelligence d’élite s’y révèle par bien des pensées neuves, délicates, profondes, et ce n’est que justice à nous d’en présenter au lecteur quelques-unes, après avoir si longuement insisté sur les côtés fâcheux de cette publication posthume. Voici quelques-unes des végétations, des alfas de ce Sahara.

« La destinée enveloppe l’homme et l’emporte vers un but toujours voilé. Le vulgaire est entraîné, les grands caractères sont ceux qui luttent. Il y en a peu qui aient combattu toute leur vie ; lorsqu’ils se sont laissé emporter par le courant, les nageurs ont été noyés. Ainsi Bonaparte s’affaiblissait en Russie, il était malade et ne luttait plus, la destinée l’a submergé. Caton fut son maître jusqu’à la fin. Le fort fait ses événemens, le faible subit ceux que la destinée lui impose. Une distraction entraîne sa perte quelquefois, il faut qu’il surveille toujours sa vie. Rare qualité. »

« La conscience publique est juge de tout. Il y a une puissance dans un peuple assemblé. Un public ignorant vaut un homme de génie. Pourquoi ? Parce que le génie devine le secret de la conscience publique. »

Rien de plus exact que cette définition ; en effet, le génie, surtout le génie politique et d’action, consiste simplement, selon la définition d’un grand penseur anglais, à donner une voix aux instincts inarticulés des multitudes.


« Chaque homme n’est que l’image d’une idée de l’esprit général. »

« L’humanité fait un interminable discours dont chaque homme illustre est l’idée. »


Deux pensées d’une vraie profondeur, surtout si l’on réfléchit que de Vigny avait peu lu les Allemands, et qu’il n’avait probablement jamais lu Emerson.


« Parler de ses opinions, de ses amitiés, de ses admirations, avec un demi-sourire, comme de peu de chose que l’on est tout près d’abandonner pour dire le contraire : vice français. »

« Les Français ont de l’imagination dans l’action et rarement dans la méditation solitaire. »

« La raison offense tous les fanatismes. »


Oui, et tous les fanatismes à la fois.


« L’élégante simplicité, la réserve des manières polies du grand monde, causent non-seulement une aversion profonde aux hommes grossiers de toutes les opinions, mais une haine qui va jusqu’à la soif du sang. »

« L’amour physique, et seulement physique, pardonne toute infidélité. L’amant sait ou croit qu’il ne retrouvera nulle volupté pareille ailleurs, et, tout en gémissant, s’en repaît ; mais toi, amour de l’âme, amour passionné, tu ne peux rien pardonner. »

« Le noble et l’ignoble sont les deux noms qui distinguent le mieux, à mes yeux, les deux races d’hommes qui vivent sur la terre. Ce sont réellement deux races qui ne peuvent s’entendre en rien et ne sauraient vivre ensemble. »


Très vrai, et de quelqu’un qui aurait dû être moins triste de n’être en ce monde qu’un des enfans d’Ormuzd.


« Quand on se sent pris d’amour pour une femme, avant de s’engager, on devrait se dire : Comment est-elle entourée ? quelle est sa vie ? Tout le bonheur de l’avenir est appuyé là-dessus. »

« Il n’y a pas un homme qui ait le droit de mépriser les hommes. »

« Je ne sais pas si l’apprêt qu’il exige n’est pas un des germes de mort de l’amour. Cette nécessité d’être toujours sous les armes finit par fatiguer l’un et l’autre amoureux. « 

« Il n’y a que le mal qui soit pur et sans mélange de bien. Le bien est toujours mêlé de mal. L’extrême bien fait mal. L’extrême mal ne fait pas de bien. »

« Je pense qu’il y a des cas où la dissipation est coupable. Il est mal et lâche de chercher à se distraire d’une noble douleur pour ne pas souffrir autant. Il faut y réfléchir et s’enferrer courageusement dans cette épée. »

« Lamennais. — Il n’est pas coupable de chercher la vérité, mais il l’est de l’affirmer avant de l’avoir trouvée. »

« J’ai remarqué souvent que l’on a en soi le caractère de l’un des âges de la vie. On le conserve toujours. Tel homme, comme Voltaire, semble avoir toujours été vieux, tel, comme Alcibiade, toujours enfant. C’est aussi pour cela peut-être que tel écrivain enthousiasme les hommes de ce même âge auquel il semble arrêté. »


Admirablement vrai. C’est pour cela en effet que les Brigands de Schiller, quoiqu’un mauvais ouvrage, trouveront des enthousiastes tant qu’il y aura des jeunes gens de dix-huit ans, et que le Werther de Goethe, quoique reposant sur des principes faux, conservera sa puissance tant qu’il y aura des hommes de vingt-cinq ans.


« Les prêtres ont cela d’excellent, que, quelle que soit la portée, ou médiocre ou élevée, de leur esprit, cet esprit vit au moins dans les plus hautes régions de la pensée et ne s’occupe que des questions supérieures. »

« Il ne suffit pas d’entendre l’anglais pour comprendre Shakspeare, il faut entendre le Shakspeare, qui est une langue aussi. Le cœur de Shakspeare est un langage à part. »


Les sentimens se renouvellent rarement chez les solitaires, parce que les événemens sont rares dans leur vie : aussi leurs affections et leurs rancunes sont-elles plus durables que celles des autres hommes. J’oserais affirmer que pendant ses vingt-cinq dernières années Alfred de Vigny a vécu de deux souvenirs : la représentation de Chatterton et sa réception à l’Académie française. Le premier de ces souvenirs marquait en effet le zénith de sa célébrité, son heure de popularité bruyante ; le second, véritable contre-partie du premier, était devenue pour lui comme la tête de mort du prie-Dieu des ascètes, et était chargé de lui rappeler combien la gloire est vaine et de courte durée. Le lecteur ne sera donc pas étonné d’apprendre que la relation des démarches et des visites d’Alfred de Vigny auprès des membres de l’Académie française constitue une des parties les plus importantes et les plus intéressantes de ce recueil. Il y a là quelques profils d’académiciens vivement enlevés et laissant apercevoir la ressemblance : celui de Baour-Lormian, vieux, aveugle, infirme et pauvre, se consolant de tout avec la poésie, désireux d’être encore compté parmi les vivans et disant à de Vigny : « Je fais des poèmes bibliques dans le genre de votre Fille de Jephté ; » celui de Chateaubriand dans sa pose éternellement lugubre, creusant sa tombe à perpétuité et toujours prêt à répondre à l’appel de la Providence ; celui de M. Pasquier, causeur plein de souvenirs et ne demandant qu’à les répandre ; celui de M. Thiers, gai, bienveillant et politique jusque dans sa bienveillance. Mais les pages les plus curieuses de cette partie du journal sont de beaucoup celles où de Vigny raconte sa visite à Royer-Collard. — C’est l’ébauche d’une excellente scène de comédie que cette conversation entre le vieillard impérieux et acerbe et le solliciteur susceptible et hautain ; tout l’avantage, n’en déplaise aux admirateurs quand même des boutades souvent excessives de l’illustre doctrinaire, est cette fois du côté d’Alfred de Vigny. Quant au fameux discours de M. Molé, il est inutile de demander s’il en est longuement question ; la blessure, on le sent, a porté à fond, et il est évident que, si leurs âmes se sont rencontrées dans les royaumes de l’éternité, elles se seront froidement écartées l’une de l’autre, ou se seront fait telles impertinences de nature à nous inconnue, qui sont d’usage dans le monde des purs esprits ; peut-être même, tant la rancune est invétérée, le poète aura-t-il soumis la querelle à l’arbitrage d’un tribunal composé de ces séraphins qui doivent avoir nécessairement quelque penchant pour le poète de leur sœur Éloa. Il est probable que les anges, qui jugent selon les lois de la seule charité, auront condamné M. Molé ; mais nous, qui devons conformer notre jugement aux lois très compliquées de ce bas monde, nous dirons que, sans vouloir justifier ni même excuser l’agression vraiment cruelle de M. Molé, nous lui découvrons tant de motifs et de si naturels, les mobiles mondains étant connus, qu’elle nous paraît très explicable. Bien mieux, si la souffrance très légitime que causa cette blessure à M. de Vigny avait laissé à son jugement quelque liberté, s’il avait pu se rendre compte des motifs de son adversaire, il n’est pas probable que le souvenir de cette célèbre séance académique eût laissé dans son âme une si longue trace. Au premier abord, cette agression semble gratuite ; elle ne l’était pas. Est-ce que vous n’avez pas remarqué cent fois dans le monde qu’il y a des gens qui, sans que nous nous en doutions, ont à exercer contre nous des représailles qui ne sont pas toujours sans légitimité ? Certaines hostilités nous surprennent parfois ; mais, si nous réfléchissons, nous nous apercevons qu’il est telle personne que nous offensons par la forme même de notre esprit, que dis-je ? par le fait même de notre existence. Tel était le cas de M. de Vigny vis-à-vis de M. Molé ; il n’était pas un de ses écrits qui ne fût indirectement une offense pour son illustre collègue, en sorte qu’il était à peu près impossible que les choses se passassent autrement qu’elles ne se passèrent. Je laisse de côté ceux de ces motifs d’hostilité qu’un célèbre critique a indiqués ici même et dont lui seul peut être bon juge, puisqu’il assistait à la séance de réception et qu’il a pu se rendre compte, par exemple, de l’effet nerveux produit sur les auditeurs par le débit d’Alfred de Vigny ; je laisse aussi de côté ceux qui s’expliquent par l’aversion modérée, mais bien connue de M. Molé pour la littérature romantique en général. M. Molé avait plusieurs représailles à exercer contre M. de Vigny. En premier lieu, il le lui déclara nettement dans son discours, il avait été choqué de la manière dont il a mis en scène l’empereur Napoléon et du langage qu’il lui fait tenir. Or un des traits caractéristiques des hommes politiques, c’est qu’ils n’aiment à entendre mal parler d’un premier gouvernement qu’ils ont servi que lorsqu’ils ont été comblés de ses faveurs à ce point que, s’ils eussent obéi à la plus simple reconnaissance, ils n’auraient jamais dû en servir un second. Alors celui qui parle mal de ce gouvernement leur rend un véritable service en leur fournissant une excuse qu’ils n’auraient peut-être pas osé se donner ; mais tel n’était pas le cas de M. Molé, qui n’avait exercé sous l’empire que des fonctions après tout modestes, auxquelles l’avait appelé moins la faveur du souverain que le privilège naturel de son illustre nom. En second lieu, M. de Vigny avait sans le savoir blessé en M. Molé l’esprit de caste. Le dernier rejeton d’Édouard Molé, l’arrière-petit-fils du grand Matthieu Molé avait dû se sentir visiblement froissé de la manière dont Alfred de Vigny a plusieurs fois parlé de l’ancienne magistrature française, notamment dans Cinq-Mars, où, par sympathie pour l’intéressant factieux, il représente ses juges comme des instrumens dociles des vengeances de Richelieu. Enfin la pensée même qui fait le fond de tous les livres d’Alfred de Vigny était une offense directe à la race d’hommes dont M. Molé faisait partie. — Quelle est cette pensée ? C’est la supériorité innée, irrécusable, des esprits spéculatifs sur les esprits pratiques, des méditatifs sur les politiques, des rêveurs sur les hommes d’action. Passe encore s’il ne faisait que soutenir cette thèse d’une manière générale, mais c’est qu’il ne laisse pas échapper une occasion de montrer combien les hommes occupés d’intérêts positifs sont lourds, bornés, pis que cela, indifférens au bien, pis que cela encore, aisément méchans et cruels. Rappelez-vous le lord-maire de Chatterton, le Louis XV de Stello, et, audace plus grande, rappelez-vous quel odieux personnage il a fait du grand Richelieu lui-même dans Cinq-Mars. Il put sembler à M. Molé que cette offense, bien que générale et anonyme, l’atteignait personnellement : de là cette vengeance que certainement M. de Vigny aurait oubliée, sinon pardonnée, s’il en avait démêlé la cause.

Je crois avoir épuisé maintenant tout ce que cette publication posthume peut nous enseigner de réellement intéressant sur Alfred de Vigny. À notre avis, cette publication est une erreur ; mais, une fois cette erreur commise, il ne nous restait plus qu’à en profiter, et c’est ce que nous avons fait sans scrupule. Heureusement toutes ces petites révélations, si tristes qu’elles soient, n’enlèvent rien à la valeur du poète et ne tachent en rien l’hermine de sa muse. Les pensées amères de ce recueil seront certainement le premier chagrin que cet homme excellent et esclave de la politesse aura fait éprouver à ses amis. La sympathie pour l’homme sort de cette lecture un peu froissée, mais l’admiration pour le poète n’en reçoit aucune atteinte. Notre siècle est friand de détails intimes, mais ce goût très légitime a ses excès et ses erreurs. Oh ! qu’ils étaient souvent bien inspirés, ces anciens qui, pour faire le portrait d’un homme célèbre, se bornaient à énumérer ses actions, ses titres reconnus à l’admiration publique, ses œuvres réelles, authentiques, et laissaient ses paroles dites en l’air ou ses chiffons de papier s’envoler au gré du vent qui souffle ! Faisons comme eux, et pour corriger ces impressions fâcheuses qu’il n’était pas en notre pouvoir de ne pas ressentir, relisons les œuvres d’Alfred de Vigny, et jugeons-le par ce qu’il nous a laissé. La tâche n’est ni lourde ni difficile, car sa muse était aussi sobre que discrète, et ses écrits sont aussi rares par le nombre que par la qualité.

Je vais étonner peut-être bien des lecteurs en leur disant que la faculté distinctive de M. de Vigny, c’est l’intelligence, et pourtant rien n’est plus vrai. Son imagination n’est que de second ordre, mais son intelligence élevée, subtile, à la fois chimérique et de portée sérieuse, est vraiment remarquable. Plus qu’aucun de ses confrères en romantisme, il a tenu compte de la pensée et de ses droits ; jamais il ne s’est servi de la parole que pour exprimer une idée qui, vraie ou fausse, a toujours été une idée véritable. Les thèses qu’il a soutenues sont souvent hasardées, elles ne sont jamais vulgaires ni puériles ; elles sont de celles qui arrêtent la réflexion au passage, qui sont propres à faire hésiter le jugement et qu’on ne rejette, quand on les rejette, qu’après un long et attentif examen. Telles sont les thèses sociales qu’il a soutenues dans Stello, Chatterton, Servitude et Grandeur militaires ; telle est la thèse historique et politique qu’il a soutenue dans Cinq-Mars, thèse qui, à l’apparition de ce roman, dut passer pour un paradoxe réactionnaire auprès des adeptes de l’école historique alors régnante, mais qui depuis a eu l’honneur d’être plusieurs fois reprise par d’illustres libéraux, repentans d’avoir trop cru que le nivellement monarchique était nécessaire pour amener en France la liberté. Il a été le premier romantique véritable. Le premier, il a eu l’instinct de la nécessité d’une rénovation littéraire, du sens dans lequel devait se faire cette rénovation, et des formes par lesquelles les nouveaux principes devaient s’exprimer. C’est à lui, comme nous l’avons déjà dit, que le romantisme doit son triomphe au théâtre par sa traduction de l’Othello de Shakspeare, coup d’intelligence plus que de génie, mais coup décisif autant qu’habile et qui est de ceux qu’affectionnent les politiques. Les rares et courtes préfaces qu’il a placées en tête de quelques-unes de ses œuvres témoignent d’une intelligence singulièrement méditative, qui comprend à merveille le vrai caractère des questions qu’elle examine, la vraie difficulté des nœuds qu’elle doit trancher. Telle est la préface de son Cinq-Mars sur la nature de la vérité dans l’art, où sur certains points il touche à la profondeur ; telle est surtout la préface de son Othello, vrai petit chef-d’œuvre de bon sens et de gaîté où il expose si nettement les raisons qui lui ont fait préférer une traduction de Shakspeare à une œuvre dramatique personnelle, et où il raconte si gaîment les longues hésitations de la Melpomène française avant de se décider à prononcer tant haut le mot mouchoir sur la scène. Les meilleures raisons que l’on puisse donner en faveur des droits discutables de la propriété littéraire, c’est lui qui les a données le premier, ici même, à cette place où nous écrivons, dans les pages qu’il a consacrées à Mlle  Sedaine. Si l’on n’a point assez remarqué peut-être jusqu’à présent la valeur réelle de cette intelligence, c’est, hélas ! que l’instrument, plus faible que la pensée, trahit souvent l’intention du poète ou ne l’exprime que d’une manière trop languissante ou incomplète. Il manque à de Vigny ces qualités de relief, de forte couleur, qui font saillir l’idée et l’assènent vigoureusement sur l’esprit du lecteur ou de l’auditeur ; mais livrez les mêmes thèses sociales qu’il a discrètement soutenues à quelque logicien habile et retors comme Jean-Jacques, supposez les pensées premières qui sont le germe de ces poèmes, celle de Moïse par exemple, tombées dans le cerveau d’un Byron, et vous comprendrez jusqu’où aurait pu porter cette intelligence, si elle eût été servie par ces facultés qui tiennent au tempérament.

L’intelligence est tellement la faculté propre de M. de Vigny que c’est par elle et par elle seule qu’il est poète. Il faut toujours tenir grand compte du tempérament lorsqu’on veut comprendre les poètes, il faut en tenir compte surtout lorsqu’on veut comprendre les poètes lyriques qui plus que les autres sont soumis à la spontanéité et à la brusquerie des mouvemens de l’âme, et enfin il faut presque exclusivement s’adresser à lui lorsqu’on veut comprendre les poètes de notre temps chez lesquels il a dominé, comme il n’avait jamais dominé chez les poètes d’aucune époque précédente. Jamais cependant le tempérament ne fut moins marqué chez un poète qu’il ne l’est chez de Vigny, et par là il est le seul de ses contemporains qui se rattache à la lignée de nos anciens poètes français en qui parlèrent seulement deux des trois âmes que Platon donne à l’homme. Il faut donc chercher l’origine de tous les poèmes de M. de Vigny sans exception non dans l’Inspiration, mais dans la méditation. Il n’en est aucun qui soit dû à un tumulte passionné de l’âme, tous sont des résultats d’une réflexion calme et un peu froide. Ils sont nés d’une pensée généralement plus métaphysique que passionnée, ils ont germé lentement, avec quelque incertitude, et ont connu toutes les vicissitudes des générations lentes et difficiles. Aussi leurs défauts sont-ils les défauts diamétralement opposés à ceux des productions hâtives, précipitées, ou nées d’un jet. Pas de scories, pas de cendre, mais aussi pas de flamme intense ; pas d’obscurité, mais aussi pas de chaleur. Aucune de ses productions n’est avortée, mais plus d’une est étiolée et maladive. Leurs inégalités et leurs faiblesses viennent, comme celles de toutes les générations lentes, de ce qu’elles ont été trop exposées aux influences variables de leur atmosphère ambiante. Elles ont séjourné trop longtemps dans l’esprit de leur créateur avant de lui échapper, en sorte qu’elles ont dû subir toutes les vicissitudes des dispositions par lesquelles cet esprit a passé, et auxquelles elles auraient été soustraites, si elles en avaient jailli plus vite. Tantôt l’inspiration a été arrêtée en chemin par quelque gelée inattendue de l’âme, tantôt elle a été pâlie, affadie, amollie par une série trop continue de jours mélancoliques, tantôt grillée par un coup de soleil inattendu ; mais ceux de ces poèmes qui ont été assez heureux pour naître et grandir sous une série de beaux jours ininterrompus, comme Moïse et Éloa, sont la perfection même. Ou bien encore, pour prendre une autre comparaison qui rend aussi très exactement notre impression, ces poèmes se sont formés comme on raconte que se forment la perle et surtout l’ambre. Une pensée presque abstraite est née dans son esprit, pareille à l’invisible insecte qui forme le vivant noyau du grain d’ambre, et puis jour par jour elle s’est créé un corps diaphane en s’enveloppant de la myrrhe précieuse qui découlait de l’âme du poète. Ces poésies sont nées, non comme naissent les belles choses vivantes, par une chaude génération, mais comme naissent les belles choses précieuses et froides, les perles, les coraux, les diamans avec lesquels elles ont de l’affinité, par agglutination, cohésion lente, invisible condensation.

Ceux qui voudront se rendre compte des procédés subtils de cette muse méditative et délicate devront se donner la volupté de lire et de relire son délicieux poème d’Éloa, car ces procédés y transparaissent avec la netteté d’une flamme épurée derrière un cristal. Il est évident que ce poème a été formé jour par jour pendant de longs mois avec la quintessence des inspirations quotidiennes du poète. Comme un chimiste chauffe ses creusets jusqu’à ce qu’il ait obtenu pur de tout mélange l’élément qu’il veut extraire d’un corps composé, comme la ménagère laisse reposer le lait pour séparer de sa masse la mince couche de crème qu’elle contient, ainsi de Vigny a visiblement composé ce poème avec le plus pur élixir de ses rêveries, incessamment soumises à une laborieuse épuration. Aucune trace de fermentation poétique n’y est plus sensible ; chaque comparaison a été prise et reprise jusqu’à ce qu’elle ait été amincie à point, chaque image a été dégrossie jusqu’à ce qu’elle ait atteint le degré de subtilité voulue. Comme art, ce petit poème peut s’appeler le chef-d’œuvre du joli. Quoiqu’il ait pour scène le ciel et l’enfer, et qu’il s’y trouve une ou deux comparaisons dignes de Milton, celle par exemple de la villageoise qui, se regardant dans le miroir d’un puits, s’y voit couronnée d’étoiles, ce n’est pas le sentiment divin de l’infini qu’il faut lui demander, c’est le sentiment plus profane, bien que de nature éthérée, de toutes les belles choses vaporeuses et fugitives qui se jouent entre la terre et le ciel, l’éclair verdoyant qui s’échappe des hautes cimes lorsque sous une lumière propice le vent fait passer sur elles un doux frisson, le miroitement des clartés à la surface des nappes d’eau larges et paisibles, la fuite rapide des blancs nuages qui se dissolvent en traînées de vapeurs, les tendres colorations des délicats couchers de soleil du premier printemps et du dernier automne. Pas de couleurs fortes et tranchées, rien que des nuances, des teintes et demi-teintes, les plus tendres possible, rose, orangé, gris perle. Figurez-vous trente pages d’une poésie nacrée, irisée, moirée, satinée à faire croire que l’antique messagère des dieux déploie devant vous son écharpe. Oh ! comme il est bien à sa place dans ce poème, cet éblouissant colibri qui s’y est introduit pour lui fournir une comparaison célèbre, très admirée et très digne de l’être ; il est là vraiment comme dans son éden, et j’ai peine à me figurer que l’œuf dont il sort soit plus mignon et plus joliment peint. La pensée première du poème est ingénieuse autant que la forme en est coquettement parée. C’est justement que l’ange destiné à succomber par excès de tendresse sort d’une des larmes de celui qui vint apporter au monde la loi d’amour, qui dans sa délicatesse divine connut seul parmi les hommes le prix des cœurs capables d’aimantes défaillances, et qui aima de préférence à s’entretenir avec les âmes ouvertes au bien par les doux péchés. Encore une fois ce n’est que la perfection du joli, mais c’est une véritable merveille.

Le joli, tel est en effet un des caractères les plus marqués, le plus marqué peut-être, du talent de M. de Vigny après l’élévation. On peut dire qu’il lui a été donné d’exprimer parmi nous le genre rococo ou Pompadour dans toute sa perfection : rappelez-vous dans Stello l’intérieur de Louis XV, quelques-unes des scènes de l’épisode d’André Chénier, le joli proverbe de Quitte pour la peur, et dans Servitude et grandeur militaires l’épisode de Marie-Antoinette et de la petite paysanne. Tout cela est d’un coquet, d’un apprêté, d’un chiffonné, d’un cherché, d’un pomponné, d’un pimpant tout à fait exquis et rare. Toute la mignardise du xviiie siècle est là, moins les impuretés qui la déshonorent, les mièvreries qui l’affadissent ou les affectations qui la compliquent. Cela est précieux sans être ni entortillé ni alambiqué. Chose curieuse et qui montre bien la complexité de nos natures, le talent d’Alfred de Vigny, si justement renommé pour sa pureté, sa chasteté, son élévation, a ses plus vraies racines dans l’art et la poésie des mœurs mondaines du xviiie siècle. Comme le xviiie siècle, il eut le génie du petit tableau galant, élégant et voluptueux ; il y a en lui un peu de Watteau, davantage de Boucher, beaucoup de Fragonard. Ses premières poésies sont pleines de petites peintures achevées en trois ou quatre vers avec un rare bonheur. Rappelez-vous le fragment intitulé le Bain, la fin de la pièce de Symetha, les derniers vers du Bain d’une dame romaine, la ravissante comparaison du cygne endormi sur le lac dans la Frégate la Sérieuse : autant de petits tableaux délicieux qui auraient adorablement décoré les appartemens du xviiie siècle, et qu’on se disputerait aujourd’hui au feu des enchères, s’ils étaient peints sur toile, au lieu d’être tracés sur papier en taches noires d’encre de Chine. Ce génie du joli à la façon du xviiie siècle est tellement en lui que quelquefois même sa pureté et son goût délicat ne suffisent pas à le préserver des défauts bien connus qui sont propres à l’art de cette époque. Je ne citerai qu’un seul exemple. Voulez-vous voir un Fragonard des plus équivoques, mieux que cela un Baudoin, je le détache du poème d’ailleurs vraiment beau de Dolorida, le plus passionné qu’il ait écrit :

Dolorida n’a plus que ce voile incertain,

Le premier que revêt le pudique matin,
Et le dernier rempart que, dans sa nuit folâtre,
L’amour ose enlever d’une main idolâtre.
Ses bras nus à sa tête offrent un mol appui ;

Mais son œil est ouvert…

Je me borne à ce tableau de Dolorida en chemise qui vous aura sûrement rappelé les innombrables peintures analogues du xviiie siècle. Cette citation, toute courte qu’elle est, peut nous servir à constater que de Vigny tenait encore au xviiie siècle par un autre côté, et que pas plus que la poésie de cette époque il ne détestait la périphrase. N’est-il point piquant de le surprendre, lui qui a si joliment raconté comment la Melpomène française s’y était prise à quatre fois avant d’oser dire un mouchoir, employant une périphrase de quatre vers pour désigner une chemise? Il est vraiment curieux de voir à quel point, quelque génie qu’on ait, on porte toujours la ressemblance de l’époque immédiatement antérieure à celle où l’on vit. Certes elle était bien nouvelle et bien virginale, la poésie que Lamartine a révélée à la France, et pourtant on a pu faire justement remarquer que dans les premières Méditations il y avait du Parny des élégies, du Ducis des petites pièces lyriques. Le style de Chateaubriand porte non-seulement les couleurs de Jean-Jacques et de Bernardin, mais, le croirait-on? il porte les couleurs du Marmontel des Incas ou de tel autre faiseur de ces poèmes en prose de mode au XVIIIe siècle. De même pour de Vigny; il y avait en lui de l’André Chénier, il y avait aussi du Delille. On pourrait extraire de ses œuvres une collection de périphrases d’une élégance de tour à transporter d’aise l’ingénieux traducteur de Virgile. Vous venez de voir comment de Vigny s’y est pris pour désigner une chemise sans la nommer; voici comment, dans les deux vers qui suivent immédiatement notre citation, il s’y prend pour désigner une pendule :

….. Et bien du temps a fui
Depuis que sur l’émail, dans ses douze demeures,
Ils suivent ce compas qui tourne avec les heures.

Puisqu’un poète qui a condamné hautement la périphrase a pu en commettre cependant de si jolies, il faut croire que cette tournure de langage est assez naturelle à l’esprit humain dès que, cessant d’être familier, il se guindé et cherche à faire noble, et dès lors Racine est assez excusable d’avoir désigné les espions par ce vers dont de Vigny s’est lui-même si agréablement raillé dans sa préface d’Othello :

Ces mortels dont l’état gagne la vigilance.

Un fait qui prouve combien les inspirations de cette muse étaient laborieuses, c’est qu’elle semblait capable de désapprendre, d’oublier son langage poétique; on croirait presque qu’elle avait besoin d’un nouvel apprentissage, lorsqu’après une de ses longues intermittences elle voulait recommencer à le parler. « Tant que de Vigny n’a écrit qu’en vers, disait naguère un de ses amis intimes, — il n’y a que ceux-là pour prononcer sur vous de tels jugemens, — il a été incapable de s’exprimer en prose, et lorsque plus tard il a adopté la prose, il a désappris à écrire en vers. » Il doit y avoir eu quelque chose de vrai dans ce jugement d’une trop maligne amitié. Pendant les premières années de sa carrière littéraire, de Vigny s’est consacré exclusivement à la poésie pure, puis il y a brusquement renoncé pour la prose, et lorsque longtemps après il a voulu reprendre commerce avec la muse, son ancien langage s’est trouvé si changé, qu’il en a presque été méconnaissable : nous voulons parler de cette série de poèmes philosophiques qui ont paru après sa mort sous le titre des Destinées. C’est un recueil remarquable, et nous accordons volontiers avec M. Sandeau que ces poèmes, plus sobrement imagés et plus sévères de ton que leurs aînés, contiennent les pages les plus fortes, les plus viriles que de Vigny ait écrites ; mais on sent partout l’effort, le tâtonnement, l’incertitude : on dirait quelqu’un qui a besoin de rapprendre une langue qu’il n’a pas parlée depuis longtemps. Supérieures par la pensée à ses précédentes poésies, ces dernières venues n’ont cependant pas le même charme. C’est qu’il leur manque la grâce de la jeunesse, cet enivrement contagieux qui se communique si aisément au lecteur, ce parfum de printemps et cette lumière d’aurore qui feraient paraître adorables les plus grandes pauvretés. Aussi, malgré l’accent plus mâle de ce dernier recueil, nous continuons à préférer le premier son de voix du poète, pour nous plus harmonieux et plus captivant.

Nous avons dit tout à l’heure que le talent de de Vigny avait ses origines dans l’art et dans ce qu’on peut appeler la poésie des manières du XVIIIe siècle ; mais son imagination avait en prédilection une autre époque encore, cette période orageuse, factieuse, qui n’est qu’une première fronde plus longue et plus sanglante que l’autre, la période Louis XIII. Cette dernière et énergique résistance des grands seigneurs à l’autorité royale causait à son âme de poète un véritable attendrissement ; il y sentait comme le dernier soupir de la liberté dans l’ancienne France, et il a su en parler avec une piété et une mélancolie éloquente vraiment communicatives. Deux fois il a fait revivre les personnages de cette période, dans son drame de la Maréchale d’Ancre et dans son roman de Cinq-Mars. Nous ne dirons rien de la Maréchale d’Ancre, qui, malgré une ou deux scènes émouvantes, est une des œuvres les plus faibles qu’il ait écrites ; mais Cinq-Mars conserve encore aujourd’hui un véritable intérêt, comme tous les livres qui portent fortement l’empreinte de l’époque où ils furent créés. Ce roman en effet, quelle que soit sa valeur intrinsèque comme œuvre d’art, a le mérite d’être un miroir extrêmement fidèle de l’esprit de la restauration. À la fois très royaliste et très libéral, plein de piété monarchique et plein de l’esprit philosophique du XVIIIe siècle, il porte le double caractère de la restauration. Les couleurs si fortement tranchées et en apparence si inconciliables des deux grands partis qui, à cette époque, se disputèrent la société sont fondues habilement en une nuance mixte qui n’a rien d’indécis. Un royaliste aurait pu signer la plupart de ces pages, mais un voltairien pouvait applaudir avec enthousiasme à l’esprit de tolérance qui anime les scènes où il a fait passer sous nos yeux le procès d’Urbain Grandier et les conversations où il a exposé la politique des hommes d’église et des magistrats de l’époque. Quant à cette politique, nous craignons bien qu’il ne l’ait quelque peu calomniée ; nous avons peine à prendre pour le vrai Richelieu le monstre machiavélique qu’il recommande à notre haine, et nous hésitons à croire que le père Joseph lui-même ait été le vulgaire scélérat qu’il nous présente ; mais la piété de de Vigny pour le passé a un caractère exclusivement laïque : de notre ancienne histoire, il ne respecte que les souvenirs militaires, nobiliaires, monarchiques ; en vrai gentilhomme qu’il est, il dédaigne toge, calotte et rabat, et je crois bien qu’une bonne partie de la haine qu’il porte à Richelieu vient de ce qu’il partage l’irritation même que ressentirent ses héros lorsqu’il leur fallut endurer que l’épée fût humiliée par la crosse.

Cependant, malgré ce charme qui tient à la piété historique d’Alfred de Vigny, le roman de Cinq-Mars ne se lit pas toujours sans fatigue. C’est que ce livre pèche contre une des lois les plus évidentes du genre auquel il appartient. On a dit que le roman historique était un genre bâtard : il n’en est rien à notre avis, et l’exemple de Walter Scott l’a bien prouvé ; mais ce genre a ses lois, bien que l’esthétique ne les ait pas encore formulées, et une de ces lois qui s’impose le plus naturellement au bon sens de l’imagination, — car l’imagination a aussi son bon sens, — est évidemment celle-ci : le roman historique, s’il ne veut pas faire à l’histoire une concurrence ridicule et dans laquelle il est assuré d’être battu, doit s’attacher à reproduire l’esprit général des époques qu’il peint plutôt qu’à mettre en scène les grands personnages qui ont exercé une influence sur ces époques. Les héros de tels romans doivent donc être autant que possible des personnages sans autre nom que celui qu’il plaît à la fantaisie du poète de leur donner, des personnages tirés de sa seule imagination après une étude attentive des types généraux de l’époque. Les hommes célèbres ou ayant exercé une influence considérable ne doivent y figurer qu’à titre de personnages accessoires, de grandes utilités, s’il est permis d’ainsi parler, tout simplement pour marquer une date et pour bien avertir le lecteur qu’il n’y a de fabuleux que des noms dans ce qui vient de l’enchanter. Ainsi a fait Walter Scott avec le bon sens du génie dans ses romans écossais et dans ses romans du moyen âge. Or Cinq-Mars offense cette loi du bon sens de la manière la plus flagrante. Il n’y a pas un héros du livre qui ne soit un personnage déjà connu du lecteur, et dont son imagination ne se soit tracé un portrait qui est destiné inévitablement à nuire à celui du poète. Louis XIII, Anne d’Autriche, Marie de Mantoue, Cinq-Mars, de Thou, Gondi, Bassompierre, Richelieu, le père Joseph, Laubardemont, Urbain Grandier, le duc de Bouillon, Marion Delorme, Ninon de Lenclos, Descartes, Corneille, Milton, voilà vraiment par trop de personnages célèbres. Notre imagination a plus de chance de s’intéresser à eux en lisant les mémoires et les histoires du temps qu’en lisant le roman de M. de Vigny, car la plupart font dans la réalité plus grande figure qu’ils ne feront jamais dans aucun livre de fiction.

Un observateur curieux de la nature humaine pourrait ne jamais se lasser d’admirer la souplesse merveilleuse avec laquelle les poètes, natures assimilatrices et je dirais volontiers caméléoniques, se modèlent sur les diverses époques où il leur a été donné de vivre. Grâce à la susceptibilité dont ils sont doués, le milieu qu’ils traversent influe sur eux plus que sur les autres hommes, et involontairement, quelquefois même contre le gré de leur intelligence, ils en reproduisent l’esprit et les couleurs. Il en fut ainsi pour de Vigny. Si Cinq-Mars porte les couleurs de la restauration, Stello et Servitude et Grandeur militaires portent à un degré remarquable l’empreinte des dix premières années du règne de Louis-Philippe. C’était l’époque où des sectes sans nombre se proposaient de régénérer la société, où chacun avait à soumettre à la discussion publique sa petite thèse sociale. De Vigny fit comme tout le monde et proposa, lui aussi, ses thèses sociales ; mais il fit mieux que tout le monde, car il choisit habilement leur sujet dans les abus et les souffrances dont il avait une expérience personnelle et partant poétique. De Vigny était poète et avait été soldat ; il connaissait donc pour les avoir vues de près et pour les avoir ressenties lui-même les misères profondes de ces deux conditions si brillantes en apparence et si enviées. Il prit ces douleurs pour thèmes de deux thèses sociales qu’il exposa non didactiquement comme un logicien, mais d’une manière vivante et pathétique, comme il convient à un poète. Le premier de ces deux plaidoyers est celui-ci : le poète est le martyr inévitable de toute société et de toute forme de gouvernement, et tandis que tous les autres hommes peuvent espérer le redressement de l’injustice qui les atteint d’un changement de pouvoir ou d’un changement de patrie, lui sera éternellement un étranger, un déshérité parmi les hommes, en tout temps, en tout lieu, sous toutes les formes de gouvernement. Pour prouver cette thèse, il a pris trois poètes placés sous trois formes de gouvernement différentes, Gilbert sous la monarchie absolue, Chatterton sous la monarchie représentative, André Chénier sous la république démocratique, et il les a montrés expirant tous trois sous la cruauté ou l’indifférence sociale. Les trois nouvelles qui composent Stello sont la grâce et la coquetterie même. Il n’est certes aucun lecteur imaginatif qui n’ait gardé dans sa mémoire aussi vivement que le jour où elles y firent empreinte pour la première fois leurs petites figurines aussi nettement taillées que des miniatures découpées sur agate : le roi Louis XV et Mlle de Coulanges, vivans résumés de toutes les grâces espiègles, de toutes les vivacités libertines et de toutes les spirituelles puérilités de la littérature romanesque et de l’art rococo du XVIIIe siècle ; le lord-maire tout bouffi d’importance, — pareil à une caricature de sot échappée d’une toile d’Hogarth ; Kitty Bell à la grâce sévère, — et les tristes agapes du réfectoire de cette prison Saint-Lazare que la politesse et les nobles manières des prisonniers de la terreur transforment en une salle de Versailles. Mais si le plaidoyer est beau, il est peu concluant. Les trois exemples ont été aussi mal choisis que possible. Ce n’est certainement pas sa qualité de poète qui a mené André Chénier à l’échafaud, et s’autoriser de cet exemple pour déclarer que le gouvernement démocratique dévoue les poètes à l’échafaud est à peu près aussi judicieux qu’il le serait de s’autoriser de la mort de Lavoisier pour déclarer que ce même gouvernement est le persécuteur des savans. Il aurait été d’ailleurs plus logique de chercher un autre exemple de gouvernement démocratique, car la terreur ne fut rien moins qu’un gouvernement régulier. L’exemple de Chatterton ne prouve pas non plus grand’chose contre le gouvernement représentatif, car il est incontestable que tout jeune homme dénué de ressources qui donnera une aussi fatale direction à son talent devra forcément mourir de faim. Comprenez-vous un enfant de dix-sept ans, pauvre, seul, inconnu, qui espère arracher au monde la célébrité du soir au lendemain, et avec quoi s’il vous plaît ? avec des œuvres que des érudits consommés pourront seuls goûter, avec des pastiches du vieux langage et des vieux sentimens saxons ! Gilbert est celui des trois dont la mort aurait pu le plus facilement être évitée, et encore est-il bon de dire que son infortune imméritée vient en partie d’une cause qui ne pouvait manquer de lui être funeste : volontairement ou non il s’était placé en dehors du courant général de son temps, et vous savez avec quelle invincible violence se précipitait alors ce courant ! Cependant le mauvais choix de ces trois exemples n’empêche pas les trois nouvelles d’être charmantes, ni la thèse d’être en partie très vraie. Cela est certain : sous toutes les latitudes et dans toutes les sociétés, les poètes ont été et seront éternellement malheureux ; mais, pour trouver le secret de leurs infortunes, ce n’est pas à la société, c’est à la nature qu’il faut s’adresser. Les tragédies abondent dans leur histoire ; ce qui m’étonne, c’est qu’elles n’y soient pas plus nombreuses, car par nature le poète est appelé à une fonction si exceptionnelle, si extraordinaire, qu’il ne peut y avoir pour elle de rétribution certaine dans les sociétés humaines, fondées sur un échange immédiat de services incessans et réguliers, où tout se règle par doit et avoir, et où l’axiome donnant donnant forme la base de la loi générale. Je me borne à indiquer ce point de vue, qui, pour être mis en pleine lumière, demanderait à lui seul une longue étude.

Cette thèse sur le martyre infligé au poète par la société était celle qui tenait le plus à cœur à de Vigny. La cause des poètes était pour lui une sorte d’apostolat. Aussi, non content de lui donner le retentissement du livre, voulut-il l’armer de ces moyens d’action plus directs et plus puissans que le théâtre donne au poète sur les cœurs qu’il emporte d’assaut par l’émotion, et sur les intelligences qu’il gagne ou séduit par l’entremise des cœurs. Du second récit de Stello, il fit sortir ce drame de Chatterton, qui eut à son apparition un succès et une influence si considérables. La représentation de Chatterton marque l’heure la plus heureuse de de Vigny, si heureuse que, disaient les langues malignes, le succès avait opéré sur le poète une manière de miracle qu’on n’avait pas vu dans le monde depuis le cadran du roi Ézéchias, car il avait arrêté l’horloge de sa vie à cette date triomphante du 12 février 1835. Ce drame n’est pas sans beauté, et une profonde émotion morale sort pour le spectateur de la situation de ces deux êtres que le hasard a mis en présence, et qui se sentent fatalement attirés l’un vers l’autre par un magnétisme irrésistible ; mais Kitty Bell élevée à la condition de manufacturière n’est pas aussi touchante que Kitty Bell la marchande de gâteaux de Stello, mais le caractère de Chatterton, tel que le poète l’a mis en scène, irrite et lasse la sympathie du spectateur et plaide tout justement le contraire de la thèse qu’Alfred de Vigny a voulu prouver. Il est impossible d’admettre que Chatterton soit une victime sociale, lorsqu’on le voit, entouré de tant d’affection et de sollicitude, n’avoir égard ni à l’amour de Kitty Bell, ni à l’austère sympathie du quaker, ni à l’amitié ronde et franche de lord Talbot, ni à la bienveillance du lord-maire, bienveillance un peu lourde et offensante, j’en conviens, mais dont les défauts peuvent être aisément corrigés avec un peu d’adresse par le protégé lui-même. Le suicide de Chatterton est un véritable contre-sens, car le poète attend pour se tuer précisément le moment où des mains aussi nombreuses qu’empressées se tendent vers lui pour l’arracher au malheur. Il se tue par haine de la pluie juste au moment où l’orage est passé et où le soleil luit. Aussi n’hésiterai-je pas à dire, malgré le succès éclatant de Chatterton et les admirations qu’il a conservées, que ce drame est à mon avis une des plus faibles productions du poète.

Le poète n’était pas, selon de Vigny, le seul martyr social ; il y en avait un second, moins grand peut-être, mais plus touchant parce qu’il était plus résigné, et qu’il n’avait pas, comme le poète, une voix puissante pour intéresser à ses souffrances ou exercer ses représailles : le soldat. Avec quelle éloquence Alfred de Vigny a parlé de ces victimes de la discipline et de l’obéissance passive, marquées au front du double sceau de l’esclavage et de l’héroïsme, troupeau d’élite voué à la mort pour la défense de moins dignes qu’eux, ceux-là le savent qui ont lu le beau livre de Servitude et Grandeur militaires, et ceux-là, c’est tout le monde. En l’écoutant exposer comment l’armée forme une nation dans la nation, une caste de parias nobles, dédaignés ou redoutés de la masse équivoque et sans triage de ces populations bonnes et mauvaises, pures et impures, qu’ils protègent, défendent et châtient, l’imagination émue se représente le singulier tableau d’un peuple de Spartiates qui aurait été réduit en esclavage par les ilotes. Il y a encore beaucoup de vrai dans cette seconde thèse de M. de Vigny ; mais là aussi il appuie trop, et il fait une condition exceptionnelle de ce qui est une loi générale des sociétés humaines. Où donc la servitude n’est-elle pas dans la société ? L’obéissance passive du militaire est dure sans doute, est-elle plus dure que celle du prêtre cependant ? La contrainte imposée au soldat exige un rare effort d’abnégation et de désintéressement, mais où donc cette contrainte n’est-elle pas nécessaire ? L’homme politique, pour peu qu’il ait exercé le pouvoir ou guidé les intérêts d’un parti, connaît tout le poids dont elle pèse, et la vie se charge de faire comprendre aux plus futiles d’entre nous que cette mutilation et ce refoulement perpétuels de nous-mêmes sont nécessaires même dans les agréables relations mondaines. Quant à ce dédain des populations pour leurs défenseurs, dont parle de Vigny, les temps sont bien changés depuis le jour où il écrivit Servitude et Grandeur militaires, et cette demi-hostilité, qui a été vraie à une certaine période de notre histoire contemporaine, a été vengée depuis par des sentimens d’une nature bien différente. Cet éloignement des populations pour l’armée que de Vigny a pu remarquer sous la restauration et les premières années du règne de Louis-Philippe tenait à des causes très diverses, très compliquées, et dont quelques-unes étaient vraiment puériles. Les libéraux la redoutaient parce qu’ils voyaient en elle une ennemie, prête à tout contre eux, précisément par cette vertu de l’obéissance passive ; les simples bourgeois s’en écartaient tout simplement parce qu’ils craignaient pour la sécurité de leurs foyers le brillant de l’épaulette et de la tenue militaire ; mais la véritable cause de cette froideur malveillante, c’est que l’esprit public, en retard sur la marche du temps, continuait à juger notre moderne armée nationale avec les sentimens qu’inspirait l’armée d’ancien régime, et confondait ainsi, par suite d’un préjugé trop prolongé, ces deux choses si semblables en apparence, si différentes en réalité, l’armée sortie de la conscription et l’armée sortie du recrutement. Quel que soit d’ailleurs le degré de vérité de cette thèse, on peut dire pour Servitude et Grandeur comme pour Stello, mieux que pour Stello : Si la cause laisse à désirer, le plaidoyer est admirable. Servitude et Grandeur militaires, c’est le vrai chef-d’œuvre de M. de Vigny. Là, sauf dans un seul passage, les scènes du Petit-Trianon de la Veillée de Vincennes, plus rien de ce style coquet, apprêté qui faisait de Stello un livre plus amusant qu’émouvant. La forme de ce livre est noble comme sa pensée et simple comme les âmes dont il nous raconte l’immolation silencieuse et l’héroïsme obscur. Un souffle de vraie grandeur anime toutes les pages, et le plus grand éloge qu’on puisse en faire est de dire que de toutes les œuvres d’imagination de notre temps, c’est à coup sûr celle qui donne l’idée la plus haute et la plus vraie de la nature humaine. C’est un de ces rares ouvrages dont on peut donner cette définition : c’est plus qu’un beau livre, c’est une belle action. Le jour où il l’écrivit fut le jour béni entre tous d’Alfred de Vigny, car ce fut celui où il resta le plus fidèle à sa vraie nature. Ce jour-là, il ne prit vraiment conseil que de sa seule noblesse native, et donna congé à tous ses sentimens d’amertume et de mélancolie comme à des hôtes importuns et indiscrets qui l’empêchaient de se retrouver lui-même ; mais n’est-il pas piquant de voir donner par un misanthrope même, aux doctrines pessimistes des misanthropes sur la nature humaine, le plus éloquent démenti qu’elles aient reçu de notre temps ?

Servitude et grandeur militaires est le livre par lequel Alfred de Vigny a clos la trop courte période de son activité intellectuelle, comme s’il eût voulu que ce fût sur ce livre, sur l’impression de noblesse et de grandeur qu’il laisse, que ses contemporains jugeassent de son âme et de son génie. C’est aussi sur ce livre que la postérité le jugera. Elle ne voudra rien savoir des petites amertumes et des petites irritations misanthropiques auxquelles on nous a initiés et dont le souvenir s’effacera bien vite ; mais lorsqu’elle promènera sur la littérature de notre temps son regard impartial, peut-être le nom d’Alfred de Vigny sera-t-il un de ceux qui lui serviront à tempérer la sévérité de ses jugemens, peut-être dira-t-elle de nous et de lui : « Pourtant cette époque, si remarquable par la puissance et l’audace de l’imagination, connut aussi la noblesse, car il y eut alors un poète qui écrivit Éloa, et surtout les trois récits de Servitude et Grandeur militaires, récits qui méritent d’être lus aussi longtemps que la langue française sera parlée. »

Émile Montégut.