Le Journal d'Amélie Cyvoct (Mme Lenormant) - Souvenirs de Mme Récamier et l’Abbaye-aux-Bois

Le Journal d'Amélie Cyvoct (Mme Lenormant) - Souvenirs de Mme Récamier et l’Abbaye-aux-Bois
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 503-530).
LE JOURNAL D’AMÉLIE CYVOCT
(MADAME LENORMANT)
SOUVENIRS SUR MME RÉCAMIER ET L’ABBAYE-AUX-BOIS

Parmi les nombreux papiers laissés par Mme Charles Lenormant, ma grand mère, et qui, presque tous, proviennent de Mme Récamier ou se rapportent à elle, se trouvait un cahier manuscrit d’une soixantaine de pages, dans lequel Mme Lenormant avait noté les souvenirs de ses premières années. Cette sorte de journal est fort incomplet et les fragments qui en restent et que nous publions ici, correspondent à deux périodes bien différentes. Le premier est un récit de l’arrivée à Paris de la petite Amélie Cyvoct, du dernier voyage de Mme Récamier à Coppet et de son entrevue avec Mme de Staël à la veille de son exil, enfin des premiers mois de cet exil, à Châlons et à Lyon. Les autres fragments se rapportent aux années 1822 et 1823 ; ce sont des notations, prises au jour le jour, sur la vie à l’Abbaye-aux-Bois, de brefs portraits des personnes qui y fréquentaient, quelques détails sur une soirée ou une fête à laquelle avait assisté l’auteur de ce journal ; c’est ainsi qu’on y trouve de curieux renseignements sur les démarches faites par Mme Récamier en faveur des condamnés de l’affaire de Saumur, le récit d’une visite de Chateaubriand et de Mme Récamier à Mme de Genlis et de la fête qui inaugura le pavillon que Louis XVIII avait fait construire à Saint-Ouen pour Mme du Cayla, les impressions d’Amélie Cyvoct, lorsqu’elle assista pour la première fois à une représentation de l’Opéra.


Amélie Cyvoct [1], qui devait épouser en 1826 Charles Lenormant, n’avait aucun lien de parenté directe avec Mme Récamier ; mais elle était la petite-nièce du mari de celle-ci, le banquier Jacques-Rose Récamier. Cette famille des Récamier, originaire du département de l’Ain, était nombreuse : Jacques Récamier avait deux frères et trois sœurs ; l’une d’elles, Marie-Antoinette Récamier, était revenue se marier en Bugey avec son cousin germain, Anthelme Récamier. médecin de l’hôpital de Belley ; de cette union était née Mariette Récamier qui épousa le docteur Cyvoct et fut la mère de la petite Amélie. Celle-ci fut confiée, à l’âge de sept ans, à Mme Récamier, dans les circonstances dont on lira le récit, et depuis lors ne quitta plus sa tante, sauf pendant l’année 1818 qu’elle passa au couvent du Sacré-Cœur. Elle l’accompagna à Châlons et à Lyon, puis pendant son premier voyage en Italie, revint avec elle à Paris en 1814, la suivit plus tard à l’Abbaye-aux-Rois lorsque des revers de fortune obligèrent Mme Récamier à s’y retirer, vivant toujours avec elle dans l’intimité la plus étroite ; elle devint sa fille adoptive et sa confidente, — Barbey d’Aurevilly a dit irrévérencieusement : son chef de cabinet ; — elle connut tous les amis qui entourèrent Mme Récamier pendant la seconde partie de sa vie. Après la mort de sa tante, Mme Lenormant publia sur elle, ses amis et sa correspondance, une série d’ouvrages qui présentent cet intérêt d’avoir été écrits par une personne qui avait plus qu’aucune autre approché Mme Récamier et qui avait entre les mains tous les papiers laissés par celle-ci.

Si les fragments de Souvenirs que nous donnons aujourd’hui n’apportent pas de renseignements vraiment nouveaux sur les événements qu’ils racontent, et les personnes qu’ils peignent sont déjà connus, peut-être cependant ne paraîtront-ils pas dépourvus de tout intérêt. Ils sont, en effet, la traduction directe des impressions produites par les gens et les choses sur un esprit très jeune, indiscutablement intelligent et observateur. Ils ont été écrits sous l’influence immédiate des événements, au jour le jour, sans aucune prétention littéraire, par une jeune fille de dix-huit ou dix-neuf ans. Et ceci leur donne un accent de vérité et de vie, une fraîcheur de sensation, une vivacité d’expression que l’on ne retrouve peut-être pas au même degré dans les livres que, trente-cinq ans plus tard, la même personne écrivait pour le public. Il n’y a aucune prétention de style, mais parfois des mots frappants, qui peignent fort exactement leur objet, parfois aussi quelques naïvetés. Il est certain qu’Amélie Cyvoct savait voir et conter. C’est qu’elle avait un esprit éveillé et remarquablement cultivé. Elle nous a dit, elle-même, quels soins sa tante avait apportés à son éducation. Tout enfant, pour exercer sa mémoire, on lui avait fait commencer l’italien et le latin et apprendre beaucoup de vers, qu’elle disait, paraît-il, fort bien. « Dans l’embrasure de la fenêtre d’un premier salon qu’il fallait traverser pour arriver à celui où ma tante recevait, ma petite table de travail et ma harpe étaient installées. Trois fois par semaine, M. Froment venait me donner des leçons d’histoire, de français et de géographie et Nadermann me donnait des leçons de harpe. Ma tante assistait à toutes mes leçons et, tandis que je rédigeais mes devoirs, que de fois en passant j’ai eu recours dans une difficulté d’orthographe ou de date à quelqu’un des amis de Mme Récamier ; le prince Auguste de Prusse a ainsi, plus d’une fois, réglé mes pages d’écriture. » Un peu plus tard, en 1817, — la jeune Amélie avait alors treize ans, — Mme de Genlis, pour être agréable à Mme Récamier, se chargea de donner chaque semaine à sa nièce le sujet d’une composition française et de la corriger ; je possède toute une série de ces devoirs annotés de la main de Mme de Genlis : ils sont fort curieux et, en relisant ces corrections d’une justesse et d’une précision implacables, on se prend à regretter, dans l’intérêt des bonnes lettres, qu’il n’y ait plus aujourd’hui de pédagogue de cette sévérité[2].

On ne possède aucun renseignement précis sur l’époque où ont été écrits ces fragments de Journal. Il paraît cependant possible de les dater assez exactement. C’est certainement une œuvre de jeunesse : la preuve en est dans l’écriture, très différente de celle que devait avoir un peu plus tard Mme Lenormant et qu’elle conserva jusqu’à la fin de sa vie. Les récits concernant la vie à l’Abbaye-aux-Bois ont été écrits jour par jour, au moment même des événements, et ces événements se rapportent tous aux années 1822 (alfaire de Saumur, mort du duc de Richelieu) ou 1823 (inauguration du pavillon de Saint-Ouen). D’autre part, il est très probable, en raison de la similitude du papier et de l’écriture, que le premier fragment, sur le voyage à Coppet et l’exil de Mme Récamier, date de la même époque. C’est donc bien, comme je l’ai dit, à dix-huit et dix-neuf ans qu’Amélie Cyvoct, née en 1804, rédigeait ce Journal. On peut noter encore qu’il n’y est fait mention qu’une fois de Chateaubriand : en 1822, Chateaubriand était à Londres et à Vérone, en 1823, il était ministre et moins assidu à l’Abbaye-aux-Bois.

C. LENORMANT.


Je suis fille d’un médecin de Belley ; ma mère était charmante, elle me nourrit elle-même. J’ai deux frères : tous les souvenirs de cette partie de mon enfance ne se liant, ni par les personnes, ni par les habitudes, au reste de ma vie, je n’en ai gardé qu’un souvenir confus. En 1810, Mme Récamier, ma tante, vint aux eaux d’Aix-en-Savoie avec le baron de Voght [3] ; elle passa à Belley chez ma mère, et à Cressin chez ma grand mère, sa belle-sœur. Ma petite mine lui plut sans doute, elle me proposa de m’emmener, et charmée moi-même de sa bonté, éblouie de son élégance, de sa beauté, de sa voiture, j’acceptai de grand cœur ; elle en parla à ma mère ; croyant y voir mon bonheur et ma fortune, ma mère y consentit, quoique à regret. Mon pauvre frère aîné en était au désespoir, il ne voulait pas voir cette dame de Paris qui m’emmenait. Je partis : deux jours après, ma mère nous rejoignit à Lyon, chez une autre de mes tantes, Mme Delphin [4] ; mon départ lui coûtait trop, elle me ramena avec elle. L’année suivante, ma pauvre mère, âgée de 25 ans, mourut de la poitrine, le jour de Noël. Mon père crut utile pour moi de rappeler à la mémoire de ma tante la proposition qu’elle avait faite de me prendre auprès d’elle ; il lui écrivit la mort de ma mère ; elle consentit à se charger de moi : Mme Laurent Récamier, sa belle-sœur, qui se trouvait à Lyon, dit qu’elle me mènerait à Paris ; mais je refusai constamment d’aller avec elle ; ce n’était plus cette belle et bonne dame qui m’avait séduite ; au moment du départ, je me couchai sous un lit ; elle me laissa ; peu de jours après [5], mon père me fit partir avec des dames que je ne connaissais point, mais qui venaient à Paris.

Je venais d’avoir sept ans, j’étais en grand deuil, très petite, affublée d’un chapeau à fleurs noires ; je ne puis m’empêcher de penser que je ne ressemblais pas mal à un chien habillé ; quoi qu’il en soit, fort blonde, les cheveux courts, les dents encore mal arrangées, on me trouva assez gentille.

Je ne me souviens pas d’avoir éprouvé le moindre étonnement à tout ce que je voyais de nouveau ; je me pris bien vite d’affection pour la femme de chambre de ma tante, Mlle Joséphine, ridicule, mais bonne personne, laide et fort honnête, toujours en peine de l’effet qu’elle produisait et de l’amour qu’elle croyait qu’on avait pour elle. Pour ma tante, je la craignais beaucoup. On me demanda si je savais lire ; à mon âge c’était assez simple ; j’avais appris longtemps d’une vieille religieuse nommée Mme Lachapelle, mais elle ne m’avait jamais fait lire qu’une épître dédicatoire ; je la savais par cœur apparemment et, bien convaincue que je lisais à merveille, je l’affirmai ; un jour donc, ma tante était souffrante, elle me donna un livre et me dit de lui faire la lecture, je commençai intrépidement : Monseigneur, Votre Altesse Royale daignera... » Comment ? me dit ma tante, que dis-tu donc ? — Je lis » — et je répétais mon épître dédicatoire.

Le général Junot est la première personne que j’aie vue à Paris ; ma tante était couchée sur un canapé ; il était assis auprès d’elle, lorsque mon oncle m’amena en disant : — « Voilà la petite. »

Quelques mois après, ma tante partit pour Coppet [6] ; elle ne devait pas d’abord m’emmener avec elle ; au moment de monter en voiture, elle s’y décida.

J’ai bien souvent depuis béni Dieu de ce hasard qui m’a fait rester auprès d’elle ; sans cela, on m’aurait mise dans quelque pension de Paris, mon oncle seul se serait occupé de mon éducation, et combien moi et mon sort eussent été différents !

A une poste ou deux de Coppet, M. Auguste de Staël vint au-devant de nous, apporter à ma tante la nouvelle de l’exil de M. de Montmorency [7] ; j’étais appuyée contre la portière lorsqu’il l’ouvrit et je pensai tomber sous la roue. Nous nous arrêtâmes dans une auberge ; il faisait nuit ; ma tante s’évanouit complètement ; j’étais seule avec elle dans une chambre de l’auberge. Mlle Joséphine avait été chercher de la lumière et du secours ; la terreur me prit, je voulus sortir ; revenue à elle, on conta mon mauvais cœur à ma tante ; elle me demanda pourquoi je l’avais laissée ainsi : « Quand je t’ai vue si blanche, lui dis-je, je t’ai crue morte, et j’avais peur que tu ne m’emportes. »

Nous nous remîmes en route. M. de Montmorency vint au-devant de nous, il monta dans la voiture ; Auguste de Staël était à cheval à côté de la portière ; pour moi, je dormais profondément, couchée sur le devant de la voiture ; ma tante m’a dit souvent depuis que le contraste de ma figure endormie et si paisible, éclairée par la lune, et le chagrin qu’elle avait dans le cœur, lui avait paru bien frappant ; nous arrivâmes à Coppet : une grande femme en larmes ouvrit une porte et se jeta en sanglotant dans les bras de ma tante : c’était Mme de Staël ; M. Schlegel [8] me mena dans le salon ; je ne comprenais rien à ce que je voyais, ma pauvre imagination se perdait dans ces aventures qui me semblaient si étonnantes ; qu’on songe quel chaos pour un misérable enfant que tant de voyages, après avoir toujours été dans la Grande-Rue de ma petite ville, une si grande quantité de visages nouveaux, des habitudes si différentes des miennes, une élégance inconnue, des pleurs, des désespoirs, des évanouissements !

Je n’étais pourtant nullement effarouchée. Le lendemain, je déjeunai à table, personne ne s’occupait de moi ; on était vraiment agité d’autre chose ; l’ennui me prit ; pour me distraire, je fis deux nœuds au coin de ma serviette et me mis à dire un jeu assez ridicule qu’on m’avait appris : c’était un dialogue entre une religieuse et son confesseur. En m’entendant parler si haut, on regarda de mon côté et Mme de Staël, avec toute sa gracieuse bienveillance, au lieu d’être frappée de mon inconvenante hardiesse, le fut seulement de la justesse des inflexions de ma voix : Elle jouera bien la comédie, dit-elle.

Le lendemain, ma tante partit pour Genève ; on me laissa à Coppet. avec Mlle Joséphine, et nous allâmes voir une éclipse de lune dans des seaux d’eau. Le préfet de Genève fit pressentir à ma tante qu’elle serait exilée en restant plus longtemps chez Mme de Staël [9] ; nous partîmes pour Richecour, terre d’une cousine de ma tante [10], en Franche-Comté ; nous n’y fûmes qu’un moment, nous emmenâmes sa fille, âgée de quinze ou seize ans et d’une charmante figure. Le long de la route, nous faisions mille projets, si ma tante était exilée, d’aller parler à l’Empereur : je devais lui dire la fable du Loup et l’Agneau. Pendant que nous suivions ainsi notre route, M. Auguste de Staël nous poursuivait en demandant partout une voiture de telle ou telle façon, une jeune dame et un enfant. Il nous atteignit à notre dernière couchée avant Paris. Nous dormions profondément, moi du moins, quand nous fûmes réveillées en sursaut, et l’exil à quarante lieues de Paris fut annoncé à ma pauvre tante [11]. Elle voulut pourtant aller encore à Paris, arranger ses affaires, quitter ses amis, voir sa famille. Nous y arrivâmes de nuit. Après trois jours passés là dans les larmes et les adieux, nous partîmes pour Châlons-sur-Marne, la ville la plus rapprochée qui nous fût permise. C’est là que j’appris à lire ; je commençai le piano ; ma tante voulait exercer ma mémoire ; elle me fit commencer le latin ; je disais les vers assez bien pour mon âge ; elle m’en fit apprendre beaucoup ; dès lors, elle m’aima mieux et elle ne me reprocha plus mon insensibilité. Jusque là elle me répétait souvent : « Tu n’es pas la petite fille que j’avais dans la tête ; tu n’es pas sensible. » Je l’entendais si souvent parler des talents qu’elle voulait me donner que je lui demandai de me donner aussi un maitre de sensibilité.

Elle croyait que je ne comprenais rien à ce qui se passait, mais une nuit, je couchais dans sa chambre, on frappa fortement à la porte de l’auberge ; elle se réveilla en sursaut et s’écria avec terreur : « Mon Dieu, que nous veut-on encore ? — Et que craignez-vous, ma tante, lui dis-je, ne sommes-nous pas à nos quarante lieues ? » Je me croyais aussi exilée ; étant venue à Paris me faire arracher quelques dents, je ne voulais marcher qu’en baissant la tête et contre les maisons. Je craignais toujours qu’on ne m’arrêtât.

Ma tante passa neuf mois à Châlons, menant la vie la plus triste et accablée de chagrin, malgré les visites que lui faisaient ses amis et le séjour de Mme de Catellan, pendant quelques semaines ; mais elle lui faisait chèrement acheter cette preuve d’amitié. Mme de Catellan est une personne spirituelle, d’un esprit faux, mais elle rédige avec tant de précision qu’on est tenté de croire juste ce qu’elle dit si bien. Elle n’a point de raison, une imagination vive, aucun principe arrêté, aucune idée d’ordre. Son éducation a été fort mauvaise ; héritière d’une immense fortune, elle a pris l’habitude de ne jamais calculer ses dépenses et de regarder comme ignoble toute occupation de ménage ; elle a de la générosité, de bons mouvements et surtout une grande faculté de s’engouer. Elle a eu pendant dix ans une passion pour ma tante.

M. de Montmorency vint aussi nous voir. Il ne savait pas notre adresse et voulut employer de la ruse pour la savoir, mais cela n’allait point à sa noble et franche nature. En arrivant à la Pomme d’Or, il commença par faire ôter de sa cheminée les bustes de l’Empereur et de l’Impératrice, sous prétexte qu’ils le gênaient. Il s’informa ensuite avec adresse des étrangers qui habitaient la ville, et Mme Récamier n’y était-elle pas ? Était-elle logée bien loin ? On lui dit notre rue, mais le lendemain, les filles de l’auberge, en apportant notre diner, demandèrent si Mme Récamier n’avait pas eu une visite la veille au soir : « Non, répondit la discrète Joséphine, je n’ai vu qu’un marchand de lanternes. »

Je ne dois pas oublier ici les marques d’intérêt, d’égards, d’affection que toute la ville et les autorités nous témoignèrent. Le préfet était alors comme toujours M. de Jessaint, homme excellent et dont la femme a été constamment parfaite pour ma tante. C’est une chose honorable pour des autorités de Bonaparte de n’avoir pas craint l’approche d’une exilée ; tous n’ont pas eu ce courage. On demanda plusieurs fois à ma tante de solliciter son rappel, elle le refusa toujours, et l’exil n’a fini pour elle qu’au retour des Bourbons ; pendant que nous étions à Châlons, entre autres, l’Empereur y passa avec l’Impératrice, et on fit ce qu’on put pour persuader à Mme Récamier de saisir cette occasion d’obtenir son retour à Paris ; elle ne voulut rien entendre.

Après neuf ou dix mois passés tristement à Châlons, ma tante éprouva le besoin de changer le lieu de son exil et nous partîmes pour Lyon [12] où habitait une partie de notre famille.

La duchesse de Chevreuse [13], exilée comme nous, habitait l’hôtel de l’Europe où nous vînmes nous établir ; ma tante l’avait connue à Paris ; elle avait avec elle sa belle-mère, la duchesse de Luynes, qui l’aimait à la folie. Mme de Chevreuse était fort jeune, c’était une des personnes qui avaient eu le plus de mode dans la société ; elle était pleine d’élégance et de grâces ; sa taille était charmante, mais elle était rousse, et portait une perruque alternativement brune ou blonde.

Je me rappellerai toujours le premier jour où je la vis. Ma tante, me mena chez elle le soir ; elle était habillée de blanc, coiffée en cheveux, couchée sur un lit et tenant une rose à la main ; elle me parut ravissante.

Elle était le caprice en personne : gâtée à l’excès, spirituelle, volontaire, elle ne se consolait pas de n’être pas née pendant le siècle de Louis XIV.

Elle menait à Lyon une vie toute singulière ; elle ne se levait qu’à sept heures du soir pour aller au spectacle et passait le reste du temps couchée à se mourir d’ennui.

L’Empereur avait eu beaucoup de goût pour elle ; il l’avait nommée dame de l’Impératrice, et, obligée à accepter par un conseil de famille, elle faisait à l’Empereur et à toute sa Cour impertinences sur impertinences ; il se lassa enfin de ses dédains ; on dit que la patience lui échappa lorsque, la reine d’Espagne étant venue à Paris, Bonaparte lui forma une cour et qu’il désira que Mme de Chevreuse fût sa dame d’honneur. Elle lui répondit qu’elle pouvait bien être esclave, mais qu’elle ne serait pas geôlière ; il lui envoya un ordre d’exil, et certes il s’est bien vengé des dédains qu’elle lui avait montrés. Rien n’égale sa dureté envers elle ; elle demanda mille fois son rappel et fut toujours refusée ; mourante enfin, non d’aucune maladie, mais d’ennui et de chagrin, elle fit demander de Caen où elle était alors la permission de venir mourir à Paris. » On meurt à Caen comme ailleurs, » répondit-il. Elle y est morte en effet, après deux ou trois ans d’exil ; tous les médecins lui niaient son mal ; son mari avec lequel on l’avait brouillée voulut venir la voir, elle ne voulut jamais y consentir. Sa belle-mère l’accompagnait partout, elle l’aimait avec passion. Quand elle mourut, Mme de Luynes revint à Paris, les enfants, toute la maison prit le deuil et le nom de Mme de Chevreuse ne fut pas prononcé ; jamais on n’en parle.


Mme de Broglie [14] a 24 ans ; c’est une des personnes qui ont eu le plus de mode ; pendant deux ou trois ans, on la citait avec Mme de Barante comme la plus belle personne de Paris.


Lettre du peintre Gérard à Mme Récamier. (9 août 1819.)

« Vous avez peut-être oublié que je devais avoir l’honneur de vous voir avant-hier. J’allais partir lorsqu’une de ces malheureuses attaques qui me tourmentent depuis plus de deux mois, m’a forcé de rester chez moi. Je venais de dîner, il a fallu attendre pour me jeter dans le bain. Enfin, je suis mieux aujourd’hui et plus impatient que jamais de me mettre en route. C’est, je vous jure, une triste situation que de ne pouvoir travailler et d’être obligé de désirer l’instant qui doit me séparer de tout ce qui m’est cher. Je trouverai toutes ces peines un peu plus supportables, si vous daignez me conserver quelque souvenir. Ce ne serait qu’une chose équitable de votre part, j’ose le dire ; mais l’amitié n’est point représentée avec des balances. »

Cette lettre de Gérard était écrite pendant l’Exposition de la Galatée de Girodet. Ce tableau avait eu un moment un succès de parti, et de sots journalistes avaient osé dire que Gérard était premier peintre du Roi et Girodet le premier peintre du siècle Malgré la conscience de son beau talent, malgré tout son esprit, Gérard avait attaché de l’importance à ces impertinentes critiques, et il se figurait qu’il y avait une cabale, une conspiration montée contre lui ; il n’osait plus sortir ; sa santé s’était altérée, il voulait partir pour Rome et c’est de ce projet qu’il parle dans sa lettre. Je ne crois pas qu’il ait conté toutes ses douleurs à d’autres qu’à ma tante. Mais elle a un merveilleux talent pour inspirer la confiance et soulager tous les chagrins ; il était d’ailleurs sûr de son admiration, de son amitié et de son silence.

Gérard est un des hommes les plus aimables et les plus amusants qu’il y ait. Il cause à merveille, il est fort poli, et c’est une chose charmante que de lui entendre regarder des gravures ou des dessins. Une seule chose gâte sa conversation, c’est l’entortillage ; il n’exprime jamais sa pensée sans périphrase ; il tourne, tourne toujours, il ne va jamais droit au but. C’est amusants d’observer dans des choses indifférentes, mais j’en ai vu ma tante bien ennuyée, lorsqu’il s’agissait d’affaires ; il a une grande vanité qui se trouve souvent blessée dans les rapports de la société. Malgré tout l’empressement que l’on a pour son grand talent, la société aristocratique française a tant de sottise qu’il doit s’apercevoir de la différence qu’on met entre lui et eux. C’est sans doute le premier des artistes, mais ce n’est jamais qu’un artiste.

On disait que Gérard ne recevait plus parce que son père était malade. Est-ce que cela a un père ? dit M. de Balk. Enfin il reçoit beaucoup de monde ; il a la meilleure compagnie en hommes, une très bonne maison, et il n’est pas de femmes de ce qu’on appelle la société qui aillent chez lui.


Dimanche soir, avril 1822.

Nous avions quelques personnes. La duchesse de Devonshire venait passer une dernière soirée avec ma tante, et M. de Montmorency, le duc de Laval [15], M. de Forbin [16] et quelques autres étaient ici.

La duchesse de Devonshire [17] est bien une grande dame comme on doit les trouver dans les Mémoires. Elle est très vieille, très grande, toujours parée comme si sa beauté était à présent autre chose qu’un souvenir ; cela la vieillit beaucoup.

Mais le haut de son visage est encore charmant. Je suppose qu’elle a dû avoir des bras superbes, car elle a toujours des manches de la gaze la plus claire et trois ou quatre beaux bracelets infiniment trop larges : rien n’est triste comme ces pauvres bras.

Elle a des manières très nobles et très polies ; elle reçoit à merveille ; sa prudence et sa modération sont extrêmes. Elle parle bas. écoute avec intérêt, et s’occupe beaucoup des arts. Mais c’est si bien en protectrice, il est si aisé de voir que son goût pour les arts vient surtout de ce qu’elle trouve qu’une personne de l’âge et du rang de la duchesse de Devonshire doit être un centre protecteur pour les artistes ! Elle a adopté Rome pour sa patrie, et l’on dit qu’elle en fait les honneurs aux étrangers avec une grande bonté.

Son esprit de conciliation et sa douceur doivent être des qualités parfaites pour une maîtresse de maison, mais hors de chez elle, sa conversation est bien éteinte. Sa manière avec ma tante est pleine de grâces. Elle a une tendre affection pour elle et elle la traite comme une fille charmante pour laquelle elle aurait beaucoup de goût : elle la baise au front plusieurs fois dans la soirée avec une tendresse toute maternelle. C’est vraiment une chose parfaite que de penser qu’une personne de son âge et de son rang, aussi gâtée dans la société française, désirée partout, comblée de fêtes, n’en vienne pas moins deux ou trois fois par semaine dans un quartier éloigné de Paris, monte trois étages et ne s’en aille jamais qu’à regret.

Son frère, Lord Bristol, est aussi un homme bien excellent. Il a été vingt ans membre de l’opposition ; mais sa sœur la plus chérie était femme de Lord Liverpool [18], ce qui lui a donné beaucoup de modération. Sa figure est encore charmante ; il a l’air assez jeune, quoique tous ses cheveux soient blancs. Il va beaucoup dans le monde, et l’une des choses que j’aime le plus en lui, c’est la manière si juste dont il apprécie chaque chose. Il ne néglige pas un devoir et n’oublie pas une visite. Ses manières sont peut-être un peu trop affectueuse, il fait un usage un peu fréquent des exclamations ; mais on sent en lui tant de vertus, sa légère affectation part d’un cœur si bienveillant que j’y trouve une certaine grâce. Il a neuf enfants, la plus haute moralité, une magnificence royale. Il y a quelques années qu’étant aux eaux de Spa, un village des environs fut consumé par un incendie ; tout le monde plaignait ces malheureux habitants ; Lord Bristol fit reconstruire le village tout entier à ses frais. De plus, il a beaucoup de penchant à la religion catholique, et j’espère qu’il finira par l’embrasser.

Ses filles sont fort belles, une surtout. Mais l’autre, Lady Georgina, a tant de fraîcheur, une si bonne santé, un visage si heureux et si calme que c’est un vrai plaisir que la regarder. Ils quittent tous Paris demain ; c’est à notre grand regret. Ils ont été pour nous, cet hiver, une société charmante. Au milieu du tourbillon du grand monde, tout habillés pour le bal, Lord Bristol, sa sœur et sa fille venaient passer la soirée avec nous. Je leur en saurai toujours bon gré.

Lord Bristol aime beaucoup sa fille Georgina. Un jour, nous sortions du spectacle, il faisait très froid ; le duc de Laval lui dit : « Mylord, il fait un froid de chien, comment n’avez-vous pas de redingote ? — Oh ! répondit-il, en regardant sa fille, elle a sa pelisse et quand elle a chaud, je n’ai pas froid. »


Vendredi soir.

Le duc d’Hamilton, qui était allé mener son fils au collège, est revenu, il y a quelques jours, d’Angleterre : il a passé la soirée avec nous aujourd’hui. C’est un homme de 45 ans, d’une figure grande et noble, très maigre, habillé de la façon la plus étrange. Ses manières sont parfaites ; il a une politesse très haute et pourtant très gracieuse ; il entend bien le français, il y a dans sa conversation beaucoup de mots anglais francisés et, en général, ils sont très expressifs.

Il a plus de finesse et de tact dans l’esprit que de profondeur et d’étendue : sa conversation est agréable et, surtout, il écoute à merveille. Il est bon et noble ; je le crois susceptible de dévouement et d’affection, et beaucoup plus sérieux qu’il ne le paraît. Mais il a des prétentions à la légèreté française, il a pris pour modèle nos jeunes marquis de théâtre et croit être le plus séduisant d’entre eux, en professant sur la galanterie et en jurant en français ; il est en même temps le plus radical et le plus aristocrate des grands seigneurs anglais. Cette lady Anne Hamilton qui était auprès de la Reine est sa sœur. Il a épousé une des riches héritières d’Angleterre, qui était en même temps une très remarquablement belle personne, dont la voix et le talent sont aussi extraordinaires que celui de Mme Catalani ; elle est infiniment plus jeune que lui, et c’est elle qui l’a épousé par amour, et qui à présent languit et se meurt de jalousie.

La prétention du duc d’Hamilton pour le moment, c’est de faire reconnaître le droit qu’il a d’être duc de Châtellerault en France ; ce titre fut donné à l’un de ses ancêtres, lors du mariage de Marie Stuart avec François II. Il a déjà eu plusieurs conversations avec le Roi à ce sujet, et avec M. Decazes lorsqu’il était ministre ; on lui a toujours dit que rien n’était plus juste, mais il a trouvé que l’on n’y mettait pas tout l’empressement convenable, et il ne veut pas s’en mêler à présent. Il serait, je crois, fort content que ma tante poussât cette affaire, sans que sa hauteur eût à s’en occuper.

Au reste, c’est tout à fait mal à moi d’avoir parlé de ces petits ridicules. Il est parfaitement aimable pour nous ; pendant les séjours qu’il fait à Paris, il ne laisse pas passer un jour sans venir nous voir ; à chacun de ses voyages en Angleterre, il nous rapporte de charmantes bagatelles. Il écrit à ma tante les lettres les plus gracieuses et les plus aimables, auxquelles elle ne répond pas.

Lorsque minuit sonne et que ma tante lui dit qu’il faut s’en aller, il envoie régulièrement le couvent au diable, et il ne s’en va jamais qu’à regret et avec le désir de revenir.


Jeudi soir.

La comtesse de Gotheland[19] est une des personnes que nous voyons le plus habituellement. Liée depuis fort longtemps avec ma tante, elle a une tendre amitié pour elle, et elle s’est mise dans une position si singulière que ma tante est le seul point de rapport qu’elle ait avec la société aristocratique. Elle n’est pas jolie sans être laide. Elle engraisse trop, elle se met bien, elle a une grande timidité, une extrême gaucherie. Elle ne peut retenir aucun nom aristocratique ; ma tante dit qu’elle est pour eux comme les grands seigneurs pour les noms bourgeois. Je ne lui ai jamais entendu donner un titre sans hésiter plusieurs fois, et sans dire à la fin précisément celui qu’il ne fallait pas. Quand elle entre chez ma tante, elle se glisse dans la chambre avec embarras jusqu’auprès d’elle. Elle rit comme une pensionnaire et à propos de rien. Mais il est impossible d’avoir plus de sereine bonté, plus de bienfaisance, plus de délicatesse ; elle ne manque nullement d’esprit, et souvent elle a des mots heureux.

Sa folie pour M. de Richelieu est inexplicable, à moins que ce ne soit un but de promenade que de lui toujours courir après. Elle dit souvent qu’il est laid, que ses dents sont gâtées. Son grand plaisir est de le poursuivre, un peu pour le voir et beaucoup pour le faire enrager : elle dit, en riant aux éclats, qu’il la déteste. Tous ses gens sont dans sa confidence ; ils viennent lui dire : « Il est là, il passera ici ; » c’est une chose qui afflige ma tante que de voir un travers si extravagant à une personne si bonne, si modeste, car ce qu’il y a là-dedans de plus bizarre, c’est combien tout cela est opposé à son caractère. Je suis tentée de la croire ensorcelée. Elle est si craintive, si timide ! Ma tante lui dit souvent le tort affreux que lui fait cette folie ; elle le sait bien, elle en sent le ridicule ; elle en gémit et ne peut ou ne veut pas la faire cesser.

Il y a deux ou trois ans que Mme de Genlis composa une lettre pour la reine de Suède à M. de Richelieu. Elle lui exprimait son enthousiasme pour ses vertus, et elle la finissait d’une manière très adroite et un peu royale ; comme elle savait bien qu’il ne voudrait pas répondre, elle lui disait : « Je vous défends de me répondre. »

Malgré ce ridicule, comme elle est fort estimée, reine et riche, qu’elle a un très bon cuisinier et des loges à tous les spectacles, rien ne lui serait plus aisé que de voir la meilleure compagnie de France ; mais elle ne veut pas se gêner, elle dîne à des heures incroyables, et elle a l’entourage le plus malheureux. D’une part, sa sœur Mme de Villeneuve, excellente femme, mais la plus ennuyeuse des créatures, qui a depuis vingt ans mal à la tète ; elle s’assoye à un coin de cheminée, et tient à la main un grand mouchoir qu’elle étale comme une pleureuse ; elle manque tout à fait d’usage du monde, et l’on ne peut se figurer combien son mouchoir en l’air et son attitude de côté sont assommants. Sa fille Juliette est une charmante personne ; cela est vrai ; elle a une foule de talents, un maintien parfait, une figure agréable ; mais elle est si froide, et sa santé fait peine. Le général Clary est le plus brave, le moins beau et le plus ennuyeux des aides de camp. La dame de compagnie Mme Lambeaux est fort jolie, mais elle a les plus mauvaises façons. M. C…[20] est si réjoui et de si mauvais ton ! Mais il a pourtant un très beau passage de vie : il était conventionnel et lors du procès du roi, lorsque déjà plusieurs membres avaient voté la mort, son tour vint, et il monta à la tribune pour dire que, non seulement il ne le condamnait point à mort, mais qu’il n’avait point le droit de le juger.

On juge bien que l’ensemble de cette société n’a rien d’attirant. Aussi, cet hiver, la pauvre reine a voulu donner un diner un peu élégant. M. de Montmorency arrivait au ministère ; elle voulait qu’il vint et la pauvre femme est venue ici plusieurs fois pour que ma tante lui arrangeât ce diner, il n’était messages que pour cela ; enfin lorsqu’elle se trouvait chez nous avec les gens qu’elle voulait prier, sa timidité naturelle et l’embarras de sa position sont si grands qu’elle demandait tout bas à ma tante d’inviter pour elle et bien vite elle s’en allait à l’autre bout de la chambre.

Enfin ce diner a eu lieu, il a été très bon, très élégant et composé à merveille.

Voici une lettre de la reine de Suède que je copie parce qu’il me semble qu’elle peint toute sa manière.


« Madame,

« Je désirerais bien que vous ayez la bonté de me recevoir un moment ce matin vers la même heure qu’hier. L’opinion de la personne à qui vous avez sans doute parlé hier soir me suffira pour le moment, et je pourrai donner mes lettres ce soir à l’officier qui les attend depuis huit jours avec impatience. Comme il ne s’est mis à ma disposition que par complaisance, je n’ose pas en abuser plus longtemps.

« Votre meilleure amie.

« DÉSIRÉE.

« Si vous avez affaire ce matin, je ne vous retiendrai qu’un moment. »

Il s’agissait de savoir de M. de Montmorency si le Gouvernement français ne verrait point d’inconvénient à un voyage du prince Oscar [21] cet été, à Paris. Il a répondu que le prince Oscar serait reçu avec tous les égards dus à son rang, mais que la Cour préférerait qu’il ne vînt pas.


Vendredi.

J’ai été ce soir pour la première fois à l’Opéra et dans la nouvelle salle ; on donnait la Lampe merveilleuse ; l’entrée de cette salle m’a paru bien, les escaliers affreux, la salle superbe, et le lustre une merveille ; rien de plus brillant, et moi qui aime tant les lumières, je ne me lassais pas de le regarder. Pour la pièce, elle m’a affligée, car elle estropie le conte le plus charmant des Mille et une Nuits. Les décorations sont ravissantes ; l’or, le cristal, le rouge, la lumière, tout y est prodigué ; cela vous transporte dans un monde de féeries, on croit marcher sur les rubis ; l’armée d’Aladin est tout ce qu’on peut se figurer de plus charmant. Une innombrable quantité de femmes dont les lances, les boucliers, les cuirasses resplendissent d’or, avec des tuniques de mousseline blanche, exécutent plusieurs évolutions militaires, et le moment où Aladin part à leur tête en s’écriant : Marchons ! et où elles suivent la lance haute, m’a remplie de joie et d’admiration.

Quand aux danses, je ne puis dissimuler qu’elles m’ont ramenée fort péniblement sur la terre. Je sentais pour toutes ces créatures sautillantes un mépris et un dégoût si profonds que lorsque j’ai dit à ma tante que j’aurais donné tout cela pour trois grenouilles, je n’ai dit que la vérité !

Je ne conçois pas, d’ailleurs, qu’on puisse trouver de la grâce dans ces pirouettes, la jambe au niveau de la tête ; si l’on fixait, au hasard, une de ces attitudes sur la toile, cela ferait la plus risible caricature. Il faut que tous ces gens soient disloqués pour exécuter ces horribles tours de force.


Mercredi soir [22].

Nous avons eu ce soir une soirée bien décousue. Mme de Catellan, Mme de Gramont sa fille et M. de Guizard son neveu sont arrivés les premiers. Ma tante venait de recevoir la nouvelle qu’il n’y avait plus d’espoir pour le pauvre Sirejean ; nous avions tous la tête perdue, nous ne pensions à autre chose ; après quelques phrases de politesse, on retombait dans cette malheureuse affaire, et j’avoue qu’au milieu de mon chagrin, je me désolais de penser combien au fond du cœur tous ceux qui venaient nous faire visite maudissaient notre humanité ; je sentais que peut-être ils nous trouvaient bien ridicules. Il est venu ainsi une succession de personnes ; Mmes de Catellan et de Gramont sont parties pour faire quelques démarches et à dix heures nous sommes restées avec M. Ballanche, M. Ampère, la tante du pauvre Sirejean, et quelques hommes.

A dix heures et demie, la porte s’ouvre et je vois entrer Benjamin Constant perché sur de longues béquilles ; son visage pâle, ses longs cheveux blonds, son infirmité lui donnaient un aspect vénérable tout particulier ; il était avec sa femme, une princesse de Hardenberg [23] qui l’a épousé par amour ; c’est sa troisième femme et il est son troisième mari vivant. Elle est fort laide, plus âgée que lui, et habillée avec une robe de couleur sans fichu, un chapeau de paille comme pourrait l’être la plus charmante personne de quinze ans ; elle blesse en parlant, elle appelle son mari, cher ami, et elle le tutoye. Ils étaient accompagnés de M. Coudert, le frère du condamné, qui a une figure si noire, des yeux si perçants, tant de résolution, de bonté et si peu de morosité dans la physionomie ; cela semblait une apparition.

Pour Benjamin, j’ai été bien frappée de ce mélange de vénérable et de bouffon, de touchant et d’ironique, que son infirmité, ses cheveux longs, son sourire faux et ses yeux de chat produisaient. Il n’a pas une prononciation pure, mais elle a du charme et une excessive élégance.

Ma tante lui demanda de venir dans le salon rédiger une demande d’audience au Roi, et une lettre à M. Peyronnet[24] pour la tante de Sirejean ; je n’oublierai jamais quelle chose singulière c’était que de lui entendre lire haut la lettre qu’il venait de rédiger dans les termes les plus honorables, les plus humbles, les plus polis, — s’interrompant à tout moment en faisant la grimace. « Votre grandeur, disait-il en s’adressant a M. Peyronnet, — quel animal ! — l’inépuisable bonté du Roi, — comptez-y, elle vous mènera loin. » Enfin, je me suis amusée à garder ces lettres de son écriture ; il me semble que je ne pourrais pas les relire sans voir encore tout le mouvement de la figure. Sur ces entrefaites, est arrivé le duc de Laval et je crois qu’il fut peu agréablement surpris en trouvant toute cette compagnie ; mais ils ne restèrent qu’un moment et ma tante l’emmena dans une autre chambre pour lui parler de cette affaire.


1er  mai.

Voilà trois semaines que, sans se démentir, le bruit court que ma tante jouit auprès du Roi de la plus haute faveur ; on lui donne pour origine la triste affaire de Saumur dont elle s’est vivement occupée ; au reste, toutes les vraisemblances sont gardées, l’histoire est des plus honorables, et tout le monde applaudit à ce choix : il nous arrive de toutes parts des gens qui viennent demander qu’on confie ce secret à leur amitié ; on en écrit sans cesse à ma tante ; avant-hier elle a reçu une lettre de Mme de Genlis, toute gracieuse et toute mystérieuse, qui lui demandait d’aller la voir le soir. Ma tante y fut et fut accablée de questions pour savoir la vérité sur cette affaire ; elle ne croira guère, je pense, qu’il n’en est rien. Pour moi, cette histoire m’amuse ; mais elle contrarie ma tante. Elle est si craintive ; elle aime si peu à se mettre en rapport avec le public, que même un bruit honorable la fait frémir. Mais il faut peu la connaître pour croire qu’elle voulût accepter un rôle qui la mettrait en butte à l’envie, et comme disait très justement Mme de Boigne, si le Roi pouvait marcher et qu’on me dit qu’il passe deux ou trois heures par jour chez Mme Récamier, que même elle fait souvent fermer sa porte pour causer avec lui, je le croirais, mais croire qu’elle va le chercher, jamais.


M. Ampère [25], le savant, fait une comparaison ingénieuse du genre humain à la vie d’un homme.

D’abord, un pauvre enfant garrotté, emmailloté, dépendant, c’est la civilisation de l’Egypte dont les momies et les statues nous donnent si bien l’idée.

L’enfant grandit, marche, se débarrasse de ses entraves, déploie toute sa grâce, sa gentillesse ; ses réparties sont vives et piquantes : c’est la Grèce.

Mais arrive le temps du collège, l’enfant est soumis à des maîtres durs, on l’oblige à de certains travaux, ses sentiments les plus doux sont comprimés. C’est Rome.

Il sort de l’enfance. On lui parle d’une meilleure vie, son imagination se remplit des plus nobles pensées, on lui fait faire sa première communion : c’est l’établissement du christianisme et les premiers siècles de l’Eglise.

Mais on empoisonne ces consolantes pensées ; le jeune homme devient superstitieux, les croyances les plus douces se changent en croyances sinistres : c’est le bas Empire et le Moyen Age.

Cependant il entre en rhétorique ; l’ordre renaît dans ses idées, son imagination est riante : c’est François Ier jusqu’à Louis XIV.

C’est alors qu’il entre dans le monde, il n’a plus de guide, se livre à tous les plaisirs, tous les excès, il épuise les extravagances : c’est le siècle de Louis XV et la Régence.

Mais il vient d’atteindre sa grande majorité, il demande ses comptes à ses tuteurs, qui les refusent et c’est le sujet d’un grand procès qu’on va juger.


Juin.

Ma tante vient d’être disgraciée, dit-on ; après avoir charmé le Roi et l’avoir vu deux fois, elle n’a pas été assez facile à vivre, et a refusé d’y retourner. Mme du Cayla, qui était partie pour la campagne au désespoir, est revenue sur cette bonne nouvelle.

Il y a quelques jours que le Roi a envoyé à Mme du Cayla une perruche qui par le admirablement. C’est son premier gentilhomme de la chambre, M. le duc d’Aumont, qui l’a portée.

Chaque jour, il lui envoie des fleurs. Tous les mercredis, elle va le voir de trois à cinq heures et demie. Ces jours-là le Roi est toujours plus gai au Conseil, et si, par hasard, il y a quelque affaire qu’on soit obligé de lui soumettre de nouveau, il a grand soin de dire : « Vous n’enverrez que demain. »

Le pavillon de Saint-Ouen avance beaucoup. On dit qu’il est d’une grande magnificence. Le secret est encore officiel, mais tout le monde sait à qui il est destiné. Les ouvriers auxquels on le demande répondent que c’est pour la maîtresse du Roi.


4 juin.

M. de Richelieu est mort[26]. La pauvre comtesse de Gotheland ne se console pas. Elle ne sort plus, si ce n’est pour aller à l’Assomption[27] ; tout le monde prend part à cette douleur et je ne crois pas que personne ait attaché à ses regrets le ridicule qu’on mettait à sa passion.

Elle a été au-devant de lui jusqu’à Versailles[28]. Pendant qu’on changeait ses chevaux, il voulut descendre de voiture, et tomba évanoui dans les bras de ses gens.

La pauvre Reine, si elle n’eût été retenue, se serait précipitée auprès de lui. Il se trouva mal ainsi trois fois de Paris à Versailles. Qu’on juge de l’état de la comtesse de Gotheland obligée de rester cachée dans sa voiture, convaincue du danger de M. de Richelieu, et persuadée que si elle avait eu le droit de le soigner, il ne serait pas mort.

Ma tante alla la voir le jour même ; elle était dans son lit, fondant en larmes, ne voulant plus se lever, ni sortir, ni rien faire. « Et pourquoi ? » disait-elle. Elle était très simple et très touchante. Toute la terre a envoyé savoir de ses nouvelles. Ma tante la voyait tous les jours. « Quelquefois, lui disait-elle, comme il avait la vue très basse, il ne me reconnaissait pas d’abord quand je passais près de lui et il me regardait avec un air agréable ; cela me faisait tant de plaisir. »


Mme de Genlis est la plus séduisante qu’on puisse imaginer. Elle a le projet de refaire l’Encyclopédie et veut que M. de Chateaubriand fasse le discours préliminaire qui doit remplacer celui de d’Alembert. Elle en avait plusieurs fois parlé à ma tante et, l’été dernier, elle lui écrivit pour lui demander de lui amener M. de Chateaubriand. Ma tante le décida à y aller.

Le lendemain, lorsqu’ils étaient en route, M. de Chateaubriand dit à ma tante : « C’est une folle, je ne veux pas me mêler de son Encyclopédie, et je lui déclarerai tout net que cette idée n’a pas le sens commun ; sans vous je n’irais pas. » Ils arrivent enfin. Il était huit ou neuf heures. On entendait de l’escalier les sons charmants d’une harpe. On leur ouvre une porte et Mme de Genlis jouant de la harpe, vieille comme une Sibylle, sale à faire peur, se dessinait comme une ombre de sorcière sur une draperie de mousseline derrière laquelle étaient deux bougies[29].

« Je joue de la harpe, leur dit-elle, parce que je veux, après mon Encyclopédie, faire un voyage à Jérusalem, et que je compte jouer de la harpe dans la maison de David. »

M. de Chateaubriand ne perdait rien de sa mauvaise humeur. Ma tante se désolait de la fin que pourrait avoir cette visite, et Mme de Genlis qui, tout de suite, s’aperçut de l’impatience de M. de Chateaubriand, déploya dans cette soirée tant de grâces, d’esprit, de cajoleries et de naturel que M de Chateaubriand vaincu, entraîné, avait plus à cœur qu’elle le succès de l’Encyclopédie, et lit avec elle tous les plans et les arrangements convenables. Lorsqu’ils furent sortis, ma tante le remercia d’avoir été si aimable pour cette vieille femme.

— Au fait, dit-elle, son projet est fou.

— Comment, fou ? reprit M. de Chateaubriand, c’est une idée superbe ; il faudra que l’argent soit pour l’hospice de Marie-Thérèse, je me charge de parler à un libraire.


Juillet.

M. de La Rochefoucauld [30] mène la France. Depuis plusieurs années, il y a entre Mme du Cayla et lui l’amitié la plus vive et la plus exaltée ; tous les matins, il va se concerter avec M. de Villèle, s’entend avec lui sur les affaires à recommander au Roi et revient ensuite chez Mme du Cayla ; elle va chez le Roi avec un grand sac de taffetas vert, et déjà plusieurs fois, elle s’est arrangée de façon à ce que ses lettres lui fussent volées. Elle ne semblaient point faites pour être lues par le Roi et n’en ont produit que plus d’effet. M. de La Rochefoucauld, qui dans ce moment est si puissant, a trente-deux ans, une belle et noble figure, une tournure charmante, une élégance parfaite, les chevaux et les voitures les plus recherchés qui se puissent ; il aime à donner la mode, et quoique souvent on l’ait prise de lui, tout le monde se moque de sa toilette ; en effet, elle est assez souvent ridicule. Il a un caractère droit et noble, de la franchise et de la loyauté, beaucoup de chevaleresque dans les idées, mais il n’a rien lu ; il a les principes les plus inflexibles et, sans comprendre un mot à l’opinion contraire, il déclare qu’elle est folle, absurde et fausse.

Ma tante le connaît depuis de longues années ; c’est un ami fidèle et sûr, et toujours prêt à appuyer de sa considération les gens qu’il a adoptés. Il n’aime pas infiniment son beau-père M de Montmorency, et souvent il est jaloux de la préférence que ma tante lui accorde sur lui.

Sa politesse est excessive ; il a beaucoup de bienveillance pour les personnes, quoiqu’il soit fort exagéré en opinions ; il réunit la plus grande sévérité à la plus extrême élégance de mœurs.

Un joli mot de lui, c’est lorsqu’il répondit à ma tante, qui lui demandait quelle impression il avait reçue en voyant son nom sur la liste des treize [31] : « Je pensais que cela me ferait bien des jaloux. »


Ce premier de mai 1823, j’ai été à Saint-Ouen, chez M. Ter- Naux [32] qui, tous les ans à pareil jour, montre à quiconque veut les voir les produits de sa manufacture, procède à la vente de ses chèvres de Cachemire, et enfin fait faire l’ouverture des silos.

Nous y sommes arrivés à onze heures et demie. M. Ternaux occupe la maison de M. Necker, celle dans laquelle il reçut tant d’hommages, où sa disgrâce était si à la mode en 1781. L’avenue en est très longue ; elle est plantée d’un double rang d’arbres, mais comme elle est fort large, il en a fait semer en froment toute l’étendue, excepté le passage des voitures. Tout le rez-de-chaussée de sa maison était ouvert. Dans la salle à manger était un immense buffet, qui, depuis six heures du matin jusqu’à quatre, s’est toujours renouvelé, et où tout le monde recevait, pour prix de l’hospitalité qui lui était offerte, mille remerciements de l’avoir acceptée. J’ai vu un homme fort mal mis, couvert de sueur et de poussière, et qui sans doute voyageait à pied, entrer dans le vestibule d’un air humble et demander à un domestique s’il serait permis de demander un verre d’eau ; on l’a fait entrer dans la salle à manger, il y a été traité comme tous les autres, et il a mis dans sa poche, en s’en allant, deux pains et de la polenta pour faire neuf soupes, nouvelle invention de M. Ternaux, exposée dans un autre salon et qui donne aux pauvres une bonne soupe grasse pour un liard.

On a vendu les chèvres ; les silos ont été ouverts ; on a trouvé le blé qui, depuis trois ans, y était renfermé en très bon état. M. Ternaux nous a conduits lui-même à la manufacture de schalls de cachemire ; il a expliqué les machines avec beaucoup de simplicité ; tous ses ouvriers, hommes, femmes et enfants, ont l’air de l’adorer. Dans un autre salon de sa maison était l’exposition des produits de cette manufacture : de beaux schalls, des robes, des couvre-pieds, etc. Le parc est admirablement bien planté, les points de vue en sont charmants, la Seine a l’air d’appartenir au jardin. La maison est grande, mais meublée avec simplicité ; tout y donne l’idée de l’ordre, de la richesse et de l’hospitalité la plus généreuse. Certainement beaucoup de gens que cette espèce de fête avait attirés n’ont point aperçu M. Ternaux. Il avait l’air charmé et reconnaissant vis-à-vis de tous ceux auxquels il parlait ; ses deux sœurs font les honneurs de sa maison, et les font avec grâce, bienveillance et une parfaite simplicité. Le curé du village les aidait ; il conte mille traits de générosité de M. Ternaux envers les pauvres et la commune ; c’est M. Ternaux qui a fait rebâtir son presbytère.

Tout le côté gauche des deux Chambres, des ambassadeurs, des étrangers, des fermiers, des agriculteurs, tout cela y était. Excepté les ambassadeurs et moi, par hasard, personne sans doute n’a assisté à cette fête et à celle du lendemain.


Le 2 mai, Mme du Cayla donnait à Saint-Ouen, en mémoire de la fameuse Déclaration datée de là [33], et pour inaugurer le portrait du Roi que Gérard a fait pour elle, et le don du pavillon, un grand déjeuner. Tous les ministres, les ambassadeurs, les grandes charges de la Cour, excepté M. de Talleyrand, y étaient priées. Mme de Dino y était cependant.

Mme de Boigne m’y mena ; nous sommes arrivées comme tout le monde à midi et demi. Le pavillon est composé au rez-de-chaussée d’un vestibule, de trois grands salons meublés avec magnificence ; les meubles de toute la maison sont en bois indigène ; dans le dernier salon, qui est vert et or, est le portrait du Roi sur une draperie de velours gros bleu et les franges en or ; un rideau de taffetas vert couvrait le tableau. En face, incrustée dans le mur, est une plaque de marbre blanc sur laquelle est écrit en lettres d’or :

2 mai 1814
Ici commença une ère nouvelle.

L’escalier qui mène au premier est charmant, la cage en est ouverte et l’escalier adossé contre le mur. Au premier, trois chambres à coucher superbement meublées, au point qu’en entrant dans la première, on se demandait : Est-ce la chambre du Roi ? C’était celle du comte Ugolin. Puis celle de Mlle Valentine, et enfin celle de Mme du Cayla. A côté de celle de Mme du Cayla est un cabinet gothique avec cinq fenêtres à glaces sans tain, une vue charmante sur la Seine ; les peintures n’en sont point achevées, mais elles seront blanc et or. Au rez-de-chaussée est encore une ravissante salle de bains en taffetas et mousseline blanche ; il sent beaucoup la peinture dans toutes les pièces ; les parquets sont les plus admirés, ils m’ont paru d’une rare beauté. La chapelle est souterraine, petite, simple et non achevée.

Le pavillon se termine en terrassa, et il y avait là un grand nombre de musiciens ; bien des gens montaient jusque-là pour la vue, mais nous avons trouvé qu’il faisait trop de vent et nous n’y sommes point montées.

Mme du Cayla se tenait comme une quêteuse assise à la porte d’entrée du premier salon ; on annonçait, et elle disait à chacun un mot obligeant. Elle était tout habillée en jaune et fort parée, son chapeau de paille blanche avec des jonquilles et des lilas ; sa fille ne la quittait pas d’une minute ; elle a seize ans, des cheveux blonds, une grande pâleur, une assez laide tournure, l’air timide et surtout craintif avec sa mère, qui, disait-on, l’élève avec une grande sévérité. A deux heures un quart, Mme du Cayla et sa fille, l’ambassadrice d’Angleterre, M. de Villèle se sont mis en marche ; tout le monde les a suivis ; on a traversé une partie du jardin pour aller déjeuner. C’était une grande tente rouge, au fond de laquelle était le buste du Roi en marbre blanc sur un piédestal. La tente était partagée en deux compartiments ; dans celui du fond était le buste, Mme du Cayla au-dessous, au milieu d’une longue table, qui prenait toute la tente, M. Alfieri à sa droite, M. de Villèle à sa gauche, puis Mlle du Cayla ; après M. Alfieri, lady Charles Stuart, M. de Chateaubriand, le prince Castelcicala, Mme de Chateaubriand, le baron Vincent, Mme de Corbière, etc. Mlle Seymour était à cette table, elle est d’une grande beauté. Mme de Castellane, Mme de Rausan, Mme de Boigne et moi, précisément en face de Mme du Cayla. Le déjeuner était entièrement maigre et très somptueux. Dans l’autre compartiment de la tente étaient quatre tables, la moitié moins grandes que celle où nous étions. M. Alfieri a porté la santé du Roi, et M. de Villèle celle des souverains étrangers. Il y avait trois cents personnes assises et peut-être une soixantaine d’hommes debout qui n’avaient pas trouvé de places.

A trois heures, on est allé à la salle de spectacle, éclairée par des bougies, carrée, et comme elle était fort petite, on a été obligé, à cause de la chaleur, d’enlever des pans de tapisserie, ce qui n’était nullement avantageux aux femmes assises de ce côté, éclairées en même temps par un grand soleil et par les bougies.

La pièce était de circonstance ; on y a dit que, le 2 de mai, la propriétaire du pavillon n’en était que la concierge et que ce jour-là il appartenait à toute la France.

Un acteur, supposé aide de camp de M. le Duc d’Angoulême et envoyé en courrier, a donné le bulletin télégraphique de l’armée d’Espagne que le public n’a su qu’aujourd’hui. Cela a provoqué beaucoup de cris de : « Vive le Roi. »

Après le spectacle, on nous a dit de nous rendre au pavillon dans le salon du Portrait.

Il y avait des chanteurs, des pianos, des harpes et une cantate de M. Désaugiers dont le refrain était : « Voilà le Roi, voilà le Roi. »

A ce refrain du premier couplet, le rideau vert est tombé et l’on a vu le portrait du Roi. On a encore crié : « Vive le Roi ! » enfin tout le monde est sorti pour voir les jardins. Les plantations sont bien nouvelles et cela fait un vilain effet : il n’y a point d’ombre ; le temps était beau, mais la campagne sèche et retardée. En face de la maison était une tente ravissante avec une grande table et des sièges, et le goûter le plus élégant, des glaces de toute espèce ; à six heures un quart, tout le monde est parti. L’ambassadrice d’Angleterre avait sans contredit le plus joli équipage à quatre chevaux.

Tout le pavillon était criblé de drapeaux blancs ; on le trouve généralement trop haut pour la largeur, et il a grand besoin des ailes qu’on doit y ajouter l’année prochaine. On disait beaucoup que son mari se mourait, que peut-être serait-il mort pendant la fête, et alors le Roi pourrait l’épouser.

Mme du Cayla est grande, un peu forte, assez blanche, blonde ; son teint est fort laid et couperosé ; ses traits sont très jolis ; elle est hardie, et fort gracieuse ; on lui parlait souvent à la troisième personne et on lui dit toujours : Mme la comtesse.


Je n’ai eu jusqu’à présent qu’un seul succès de figure, je ne sais si on le trouvera flatteur.

Depuis bien des années, ma tante m’envoyait quelquefois chez son notaire pour chercher de l’argent. Il y a deux ans, j’en avais donc dix-sept, M. Marchoux changea de premier clerc ; nous revenions des eaux, et pour un règlement de comptes, ma tante devait encore toucher trois cents francs. Elle était malade, le temps effroyable, elle me chargea d’aller arranger cette affaire. J’étais en calèche, toute seule et sans aucun ordre de payement. Je fus confondue en apprenant que M. Marchoux était à la campagne et je fis prier son premier clerc de venir me parler à la voiture ; encore un nouveau visage, cela me désolait ; je lui contai mon affaire et il se décida assez facilement à me donner l’argent, mais cela lui coûtait étrangement ; il me fit promettre de lui envoyer un reçu signé de ma tante en arrivant. « Mademoiselle, me disait-il, M. Marchoux est absent, je n’ai point d’ordres de donner cet argent, vous n’avez aucun titre, voyez dans quel embarras vous allez me mettre. » Il aurait bien voulu me persuader de ne pas le vouloir, mais je tins bon ; il me donna cent écus, je l’accablai de remerciements et, réellement, il parut assez satisfait de m’avoir obligé. Quelques autres commissions que j’avais à faire m’empêchèrent de rentrer tout de suite à la maison. J’y revins à six heures ; depuis une heure, un jeune homme de l’étude de M. Marchoux attendait mon retour ; à peine fus-je partie que le pauvre clerc trouva qu’il avait fait une insigne étourderie en donnant de l’argent à une jeune personne qu’il ne connaissait pas ; il envoya chez ma tante s’assurer qu’on ne l’avait point attrapé ; je ne pus m’empêcher de rire de sa terreur et je fus fort touchée aussi, je l’avoue, de l’avoir entraîné à une légèreté...


AMELIE GUYOT.

(Madame LENORMANT.)

  1. En réalité, les noms de baptême de Mlle Cyvoct étaient Marie-Joséphine et elle les porta jusqu’à son arrivée chez Mme Récamier. Alors « il fut convenu que le nom de Joséphine que je portais n’était point joli ; d’ailleurs c’était celui de la femme de chambre de Mme Récamier, et on n’aurait jamais su, quand elle aurait parlé de Joséphine, s’il s’agissait de sa nièce ou de sa femme de chambre. Ma tante me donna le nom de son amie, la marquise de Catellanet de ce moment on m’appela Amélie. Ce nom, auquel j’ai répondu toute ma vie, que j’ai entendu prononcer avec un accent de si profonde tendresse par la douce et pénétrante voix de Mme Récamier, m’est devenu extrêmement cher et s’est si bien identifié pour moi avec moi-même que c’est un effort que d’en signer un autre, ce qui ne m’arrive que pour des actes ou des affaires. »
  2. Dans son livre sur Madame Récamier et les amis de sa jeunesse, Mme Lenormant rapporte l’anecdote suivante, qui fait honneur à la perspicacité de Mme de Genlis. « Un certain samedi, en venant dîner, M. Lemontey me trouva au désespoir et dans l’impossibilité de me tirer d’une phrase commencée, j’en étais tout en larmes ; il s’informa de la cause de mon chagrin, prit mon cahier et me dicta une phrase qui me tira d’affaire et me remit en train. La semaine suivante, quand revint la composition corrigée, nous trouvâmes en marge de la phrase dictée par Lemontey ces mots : « Cette phrase manque de jeunesse. »
  3. Le baron de Voght, Allemand de Hambourg, ami de Camille Jordan et de Degérando, philosophe et philanthrope. Mis en relation avec Mme de Staël par Jordan et Mme Récamier, il fréquenta quelque temps Coppet, puis s’en éloigna vers 1811, au moment où l’exil de Mme de Staël devint le plus rigoureux.
  4. Éléonore Récamier, l’une des quatre belles-sœurs de Mme Récamier, avait épousé à Lyon M. Delphin.
  5. A la fin de juillet ou dans les premiers jours d’août 1811.
  6. Mme Récamier partit pour Coppet le 24 août 1811, avec un passeport à destination d’Aix-en-Savoie.
  7. L’ordre d’exil de Mathieu de Montmorency, daté du 21 août 1811, lui fut signifié à Coppet par le préfet du Léman ; le motif de cet exil était une souscription faite en faveur des « cardinaux noirs. »
  8. Auguste Guillaume Schlegel était, depuis 1806, précepteur des fils de ! Mme de Staël. Il fit partie de l’entourage de Mme de Staël jusqu’à sa mort, et devint plus tard professeur de littérature à l’Université de Bonn.
  9. Le préfet du Léman était, depuis novembre 1810, le baron Capelle, qui avait remplacé M. de Barante. Il résulte d’une lettre du baron Capelle au duc de Rovigo, ministre de la police, que ce fut en réalité un neveu de Mme Récamier, Paul David, alors employé dans l’administration des Droits Réunis à Genève, qui vint à Coppet prévenir sa tante du danger qu’elle courait en prolongeant son séjour auprès de Mme de Staël.
  10. Cette cousine était Mme de Dalmassy, qui avait été élevée avec Mme Récamier.
  11. L’ordre d’exil de Madame Récamier, signé le 30 août 1811, fut notifié à son mari le 2 septembre par le baron Pasquier, préfet de Police ; celui-ci répondit à M. Récamier qui s’enquérait des motifs de cette disgrâce : « de pareils ordres ne portent ni considérants ni explications. » M. Récamier partit aussitôt à la rencontre de sa femme et la rejoignit à Dijon.
  12. En juin 1812.
  13. Hermessinde de Narbonne-Pelet, duchesse de Chevreuse, nommée par l’Empereur en 1806 dame du palais de l’Impératrice Joséphine, exilée en 1808, mourut le 6 juillet 1813, à l’âge de vingt-huit ans. La duchesse de Luynes, sa belle-mère, était aussi la belle-mère de Mathieu de Montmorency.
  14. Albertine de Staël, née à Coppet en 1797, avait épousé à Pise, en février 1816, le duc Victor de Broglie qui fut plus tard ministre de Louis Philippe.
  15. Adrien de Montmorency.
  16. Le comte de Forbin, né en 1779, avait fait la connaissance de Mme Récamier à Rome, en 1813 ; il avait été chambellan de Pauline Borghèse ; amateur d’art et peintre lui-même, il devint, sous la Restauration, directeur général des Musées de France et membre de l’Académie des Beaux-Arts. Son intimité avec Mme Récamier avait vivement excité la jalousie de Benjamin Constant, qui s’en plaint âprement dans son Journal intime.
  17. Elisabeth Hervey, née en 1759. Mme Récamier l’avait connue à Londres en 1802, alors qu’elle était lady Forster. Un second mariage la fit duchesse de Devonshire, après la mort de Georgina Spencer, première femme de William Cavendish. Elle se fixa à la fin de sa vie à Rome où elle devint l’amie du cardinal Consalvi et où elle mourut en 1824.
  18. Premier ministre de 1818 à 1827, date à laquelle il fut remplacé par Canning.
  19. Désirée Clary, fille d’un négociant de Marseille, avait épousé Bernadotte, pendant que sa sœur Julie épousait Joseph Bonaparte. Devenue reine par l’accession de Bernadotte au trône de Suède, en 1818. elle passait la plus grande partie de son temps à Paris sous le nom de comtesse de Gotheland.
  20. Nom illisible dans le manuscrit.
  21. Prince héritier de Suède, fils de Bernadotte auquel il succéda, sous le nom d’Oscar Ier en 1844.
  22. Le récit qui va suivre se rapporte à la conspiration militaire connue sous le nom d’Affaire de Saumur. Cette conspiration, qui éclata en décembre 1821 dans un régiment de dragons en garnison dans cette ville, avait pour but de rappeler Napoléon II sur le trône et de rétablir la Constitution de 1791. Elle eut son dénouement en février 1822 devant le Conseil de guerre de la 4e division militaire siégeant à Tours ; des onze accusés, huit furent acquittés, trois condamnés à mort : c’étaient les maréchaux des logis Coudert et Sirejean et le lieutenant Delon ce dernier par contumace. Les condamnés étaient très jeunes ; un mouvement d’opinion se fit en leur faveur. Mme Récamier, sollicitée par leurs familles, entreprit d’actives démarches, probablement par l’intermédiaire de Mathieu de Montmorency, alors très bien en cour. Ces démarches réussirent en ce qui concerne Coudert, dont le premier jugement fut cassé le 14 mars et qui ne fut condamné qu’à cinq ans de prison comme « non-révélateur. » Mais l’arrêt de mort prononcé contre Sirejean fut confirmé le 18 avril par le Conseil de guerre. Le 20 avril, à dix heures du soir, Sirejean écrivait de sa prison à Mme Récamier une dernière lettre qui commence par ces mots : « J’apprends à l’instant l’arrêt fatal qui me condamne pour la seconde fois à la peine capitale, » mais où il exprime encore quelque espoir dans « la clémence de notre illustre et bienfaisant souveraine et dans les dernières démarches de ses protecteurs. Sirejean fut exécuté le 2 mai : c’est donc entre le 20 avril et le 2 mai que se place la soirée que raconte Amélie Cyvoct, où Mme Récamier et ses amis firent une ultime tentative pour sauver la tête du condamné.
  23. Charlotte de Hardenberg appartenait à une grande famille du Hanovre ; elle n’était cependant que comtesse, et non princesse. Benjamin Constant était bien son troisième mari, puisqu’elle avait épousé avant lui M. de Marenhotz, puis le comte Dutertre, quant à Benjamin, il n’avait été marié que deux fois, d’abord avec Wilhelmine de Cram, alors qu’il n’avait que vingt-deux ans, puis avec Charlotte de Hardenberg.
  24. Le comte de Peyronnet était ministre de la Justice dans le cabinet Villèle (décembre 1821 ; ; il redevint ministre sous Charles X au moment des Ordonnances qui provoquèrent la Révolution de juillet et fut condamné à la prison perpétuelle lors du Procès des ministres. Dans une lettre à Mme Récamier, Coudert, frère de l’un des condamnés, écrivait : « Le ministre de la Justice auquel je devrais naturellement m’adresser (pour la grâce) ne m’inspire aucune confiance ; je connais son caractère. »
  25. André-Marie Ampère, l’illustre physicien, père du littérateur Jean-Jacques Ampère.
  26. Le 17 mai 1822.
  27. Église où avait été déposé le corps du duc de Richelieu.
  28. C’est au retour d’un voyage au château de Courteilles, dans l’Eure, que le duc de Richelieu fut pris de la maladie qui l’enleva en quelques jours.
  29. Ne serait-ce pas à cette soirée que fait allusion Chateaubriand dans les Mémoires d’outre-tombe, en racontant une visite à Mme de Genlis ? « Elle demeurait à l’Arsenal, au milieu de livres poudreux, dans un appartement obscur. Elle n’attendait personne ; elle était vêtue d’une robe noire ; ses cheveux blancs offusquaient son visage ; elle tenait une harpe entre ses genoux et sa tête était abattue sur la poitrine. Appendue aux cordes de l’instrument, elle promenait ses deux mains pâles et amaigries sur l’autre côté du réseau sonore dont elle tirait des sons affaiblis, semblables aux voix lointaines et indéfinissables de la mort. »
  30. Sosthène de La Rochefoucauld, fils du duc de La Rochefoucauld-Doudeauville qui devint ministre de la Maison du Roi en 1824, et gendre de Mathieu de Montmorency.
  31. Liste de proscription dressée par le Gouvernement de Napoléon au moment des Cent-Jours.
  32. M. Ternaux, fait baron par Louis XVIII en 1819, était un industriel et un philanthrope ; il avait établi d’importantes manufactures de tissage des laines à Sedan et Louviers, introduit en France les chèvres du Thibet et la fabrication de châles de cachemire dits « ternaux ». Il fut député de Paris en 1818 et 1827 et mourut en 1833.
  33. Déclaration donné par Louis XVIII à son retour en France, à la première Restauration, posant les bases de la Monarchie constitutionnelle et de la Charte.