Le Jour de la Décoration

Le Jour de la Décoration
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 650-663).
LE
JOUR DE LA DÉCORATION[1]


I

Huit jours environ avant le 30 mai, trois amis, John Stover, Henry Merrill et Asa Brown se rencontrèrent par hasard un samedi soir dans le store, le magasin de Barton à Barlow Plains. Ils se permettaient une heure de paresse, après la semaine laborieuse. Le soleil était enfin sorti clair et brillant d’une période de longues pluies et tous les fermiers de Barlow s’étaient mis à planter. Il leur restait encore pas mal de labourage à faire, la saison étant fort en retard.

Ces trois hommes, d’âge moyen, étaient de vieux amis ; ils avaient été à l’école ensemble. Tout gamins la guerre les avait pris ; enrôlés dans la même compagnie, le même jour, ils avaient marché côte à côte. Puis vint la grande épreuve d’une grande guerre, puis plus rien… ; les années qui suivirent leur retour du Sud furent presque semblables pour chacun d’eux. Ils auraient pu être membres de la même famille tant ils connaissaient bien l’histoire les uns des autres. Assis sur un banc de bois à gauche de la porte, ils causaient, fort absorbés dans leur entretien, car le passage des gens qui entraient et sortaient (le bureau de poste était aussi dans le magasin de Barton) ne les interrompait pas ; ils se bornaient à un signe de tête.

La soirée était belle ; les deux grands ormes qui abritent la boutique du serrurier, de l’autre côté de la large route, portaient déjà presque la moitié de leurs feuilles. Plus loin se montraient deux petites maisons bâties à l’ancienne mode et la vieille église blanche avec son joli beffroi quadrangulaire surmonté d’un dôme en miniature. Le coq de la girouette indiquait le sud-ouest et il y avait encore assez de lumière pour qu’on vît briller bravement ce gros oiseau sur le bleu foncé du ciel. À l’ouest de la route, près du magasin, s’élevait la maison toute moderne du storekeeper ; son toit à la française et quelques tentatives d’ornement lui valaient d’être traitée d’ouvrage en pain d’épice, avec un mélange d’orgueil et d’ironie, par les plus anciens citoyens de Barlow.

Ces constructions diverses, le presbytère compris, formaient tout le petit village appelé Barlow Plains. Elles occupaient le milieu d’une longue bande étroite de terrain plat, dont les pâturages et les champs d’alentour faisaient une espèce d’île ; au delà, il y avait des collines, au delà encore la montagne qui, elle-même, semblait être tout près. Eparpillées sur les pentes apparaissaient des fermes, si distantes les unes des autres, avec leurs dépendances agglomérées, que chacune d’elles avait un air d’isolement ; les bois de pins, massés en haut, descendaient vers elles comme pour les assiéger toutes à la fois.

Il faisait plus clair sur les plateaux que dans la vallée, où les trois hommes, assis, tournaient le dos au couchant.

— Eh bien ! nous voilà quasiment en juin et mes haricots ne se décident pas à sortir de terre, dit Henry Merrill en se lamentait.

— Votre terre est toujours en retard, pas vrai ? Mais vous rattrapez les autres à la fin, répliqua Asa Brown pour le consoler. J’ai souvent remarqué que chez vous on avait beau planter tôt, ça poussait tard. Il y a bien une bonne semaine de différence avec mon champ à moi et celui de Stover ; mais que le 1er juillet arrive et nous nous retrouvons tous au même point.

— C’est la vérité ! fit observer John Stover, retirant sa pipe de sa bouche comme s’il avait eu beaucoup d’autres choses à dire. Mais il la remit en place, ayant probablement changé d’avis.

— Cette humidité si longue a fait du tort, mais que voulez-vous, aucun de nous ne peut rien contre la saison, dit Asa Brown.

Personne ne jugea sans doute à propos de relever une vérité si claire. Il reprit :

— Samedi prochain sera le 30 mai, — voilà le jour de la Décoration revenu ! Seigneur ! les jours passent-ils vite après que vous avez attrapé vos quarante-cinq ans et davantage ! Je suppose que quelques-uns d’ici iront à Alton voir la procession, comme de coutume. Je vais me procurer un de ces petits drapeaux pour les planter sur la tombe de notre Joël, et mis’ (mistress) Dexter compte toujours en recevoir plusieurs pour le lot Harrison. J’en trouverai d’une manière ou d’une autre. Il faudra que je galope jusque-là, mais je ne sais pas trop où en prendre le temps la semaine prochaine. Les femmes devraient s’occuper de ça. Tenez, il y a l’endroit où Eb Munson et John Tighe sont enterrés, vers l’asile des pauvres ; eh bien ! j’avais le projet d’y mettre des drapeaux l’an passé et l’année d’avant, et puis j’ai oublié. Je voudrais pourtant tirer de ce côté-là l’œil des passans, quoiqu’ils aient fini par la mendicité. Eb Munson était tout de même aussi brave que pas un, oui !

— Il l’était ; approuva John Stover, en retirant sa pipe de sa bouche avec détermination pour en secouer les cendres. C’est la boisson qui l’a perdu ; tant pis, je ne suis pas de ceux qui se montreront durs pour Eb. Il a travaillé ferme tant qu’il a pu ; mais il n’était pas bien solide, et je crois qu’il a commencé à boire la goutte pas tant parce qu’il aimait ça que pour se donner des forces à seule fin de travailler. Et puis voilà que tout à coup le rhum vous l’a empoigné et flanqué par terre. Eb en a causé longtemps avec moi un jour qu’il n’était qu’à moitié plein et, dit-il : « Je ne serais jamais arrivé à cet état-là si j’avais eu un chez moi et une petite famille ; mais ce que je fais ou ne fais pas ne contrarie personne et c’est tout le contentement que j’ai, de manière que je ne vais pas m’en passer, bien sûr. Je suis tout le temps comme fatigué ; pour que je mène à bien mon ouvrage, faut que je sois modérément soûl. » — Son raisonnement m’a fait pitié. Je lui ai dit : « Vous n’allez pas jeter de la honte sur nous autres vieux soldats, Eb ? » Et il m’a bien promis que non. S’il avait seulement vécu pour avoir une de ces bonnes grosses pensions, tout lui aurait été plus facile. Il payait pour sa pitance huit dollars par mois et il ramassait toute la besogne au rabais qui lui venait sous la main. Finalement il est devenu tel que les honnêtes gens ne pouvaient plus le supporter ; alors il est tombé à la charge de la commune.

— Autre chose encore, fit gravement Henry Merrill. Le goût de boire lui était comme naturel ; c’était un mal né pour ainsi dire en lui, à ce que je crois, et il n’y avait personne pour chasser le diable de sa peau, comme ça se pratiquait jadis dans l’Écriture. Son père et son grand-père buvaient ; ça ne les a pas empêchés d’avoir bon cœur, d’être bons voisins, de ne jamais faire tort à quelqu’un. À leur époque c’était l’habitude de boire, les gens avaient plus froid qu’aujourd’hui et mangeaient plus mal ; on se soutenait comme ça. Mais ce qui a perdu Eb, ç’a été son désappointement avec Marthe Peck, quand elle l’a planté là, pendant qu’il était à la guerre, pour épouser le vieux John Down. J’ai toujours mis ça sur le compte de Marthe.

— Moi aussi, dit Asa Brown. Marthe ne s’est pas bien conduite avec le pauvre Eb ; non pas qu’elle s’en soit plus mal trouvée quant à elle, mais c’est une chose que de montrer du jugement, et c’en est une autre que d’avoir du cœur.

Il se fit un long silence. Le sujet leur était trop familier pour avoir besoin de commentaires.

— Il n’y a pas d’esprit public ici, à Barlow, déclara résolument Asa Brown. Je ne crois pas que nous puissions rien arranger pour la décoration. J’en suis comme honteux, mais toujours cette fête-là tombe quand on a le plus à faire. Vrai, ce n’est pas le moment pour une cérémonie que celui des dernières semailles.

— Il n’y a pas à réclamer l’esprit public chez les autres quand on n’en a pas soi-même, remarqua judicieusement John Stover. — Mais quelque chose lui avait plu dans la suggestion découragée de son ami. — Peut-être bien que nous pourrions tout de même faire la fête cette année. Elle tombe un samedi ; ce n’est point si mauvais qu’au milieu de la semaine.

Nul ne répondit ; il reprit au bout d’une minute :

— Il y a eu un temps où l’on était trop près de la guerre pour s’en bien rendre compte. Les individus les mieux cotés alors étaient censément ceux qui n’avaient point quitté leur chez eux où ils avaient continué à faire chacun son métier et à ramasser de l’argent ; mais maintenant ce n’est pas la même chose.

— Oui, ceux qui étaient restés attrapaient tous les profits et, quand nous sommes revenus, nous nous sommes trouvés joliment distancés, grommela Asa Brown.

— On nous appelait à la fois des héros et des propres à rien, reprit en riant Stover. Nous n’avions plus trop la main à l’ouvrage dans les premiers temps. Je ne sais pas pourquoi nous étions devenus si maladroits ; ce que nous pouvions faire de meilleur c’était de bavarder avec les vieux. Mon père n’avait jamais été content de mon départ pour la guerre, en partie parce qu’il était quaker, et ça le mortifiait de me voir flâner ici, au magasin, raconter ce qui s’était passé dans le Sud et discuter avec des individus qui ne savaient rien de ce qu’avaient fait nos généraux. Je me vois maintenant comme il me voyait alors ; mais après que j’ai eu fini de jeter ma petite gourme de glorieux… un blanc-bec, quoi !… j’ai pris la vieille ferme en main avec le père et j’en tire parti comme il faut. Regardez-moi ces prairies et voyez ce que j’ai fauché d’herbe l’année dernière ! Je n’ai pas à être honteux de mon bien, quoique j’aie été soldat.

— Tout ça me paraît bien plus grand qu’autrefois, dit Henry Merrill. Je parle de la guerre… Nous la comprenions mal. Ça me levait le cœur, leurs grandes phrases sur le patriotisme et l’amour du pays, et les pièces de vers que des dames écrivaient dans les papiers sur le vieux drapeau, les héros tombés et le reste ; tout ça ne frappait pas au bon endroit ; mais à présent chaque fois que je me trouve devant le drapeau j’en reste tout saisi. C’est comme je vous le dis. Il a déjà longtemps, l’automne dernier, j’étais allé à Alton ; une compagnie de pompiers faisait la parade. Ils avaient remporté un prix à une foire quelconque et s’en retournaient chez eux, musique en tête. Voilà que, pour regarder, je sors de boutique où j’étais avec ma femme : la compagnie avait fièrement bonne mine… presque aussi bonne mine que de la troupe. Je vis le drapeau s’avancer gonflé par le vent et il passa par-dessus moi. Quelque chose me serrait à la gorge. Jamais je n’ai été aussi près de pleurer. Heureusement personne ne m’a vu.

— Je retournerais à la guerre d’une minute à l’autre, déclara Stover après une pause expressive, mais nous en saurions bien davantage que la première fois. Peut-être que nous avons maintenant trop d’opinions arrêtées pour faire de bons soldats.

— Martin Tighe et John Tighe étaient considérablement plus vieux que les autres et ça ne les a pas empêchés de bien agir, riposta vivement Merrill. Nous trois, nous étions les cadets, mais à l’époque nous croyions en savoir plus long que tout le monde.

— N’empêche que la guerre a donné un fameux élan au pays, dit Asa Brown. Je prétends que nous commençons seulement à nous en rendre compte. Voilà mon cousin, vous savez, Daniel Evins qui est venu nous voir l’hiver dernier : il m’a dit que, dans une de ses tournées de cabotage, il était allé dans le port de Beaufort avec un chargement de bois de charpente… eh bien ! il est passé par un cimetière de ce côté-là et il a vu sur une pierre le nom de quelque jeune soldat du Sud qui avait été tué pendant la guerre. Au-dessous il y avait : « Mort pour son pays. » Daniel savait bien mes idées sur les agissemens de la Caroline du Sud, et j’ai senti en effet la moutarde me monter au nez ; mais tout à coup il m’est venu je ne sais quelle idée, qui m’a fait dire : « Eh bien ! c’est possible tout de même, pauvre diable, quand on réfléchit à l’ensemble des choses. »

Les autres ne répondirent pas.

— Voyons ce que nous pourrions faire cette année, reprit Merrill avec insistance. Que nous ne soyons pas nombreux, ça m’est égal. Rassemblons ce qu’il y a d’hommes. Combien ? Je me rappelle qu’il en est parti en tout trente-sept du vieux Barlow.

— Il ne doit guère en rester que huit en comptant Martin Tighe, et celui-là ne marche pas, dit Stover. Ma foi, non, ça n’en vaut guère la peine pour si peu !

Mais les camarades ne tinrent aucun compte de sa désapprobation.

— Neuf en tout, fit Asa Brown, après avoir réfléchi et compté sur ses doigts deux ou trois fois. Je ne peux pas faire que nous soyons davantage. Jamais je n’ai retenu les chiffres dans ma tête.

— Je trouve neuf aussi, dit Merrill. Tant pis, nous transporterons Martin à cheval et Jesse Dean de même, s’il le veut bien. Il est joliment vif sur ses deux cannes, et il faut voir comme Jo Wade se sert de sa béquille, pourvu qu’il n’ait pas à faire trop de chemin. Bien sûr nous ne les laisserons jamais aller à pied ; ils sont trop décrépits ; mais nous leur ferons mettre tout ce qui reste de leurs uniformes et nous tâcherons d’avoir avec nous un fifre et un tambour pour faire aussi bonne figure que possible.

— Tiens, justement un des garçons de Martin Tighe, le second, joue du fifre comme personne ! s’écria John Stover saisi d’enthousiasme tout à coup. Si vous êtes décidés tous les deux, causons demain avec le ministre et voyons ce qu’il dira. Peut-être qu’il voudra bien annoncer la chose. On se procurera des tas de bouquets. Le mieux sera de réunir un meeting et d’en causer ensemble, le premier jour de la semaine ; ça ne nous dérangerait pas beaucoup de marcher du vieux cimetière à la maison des pauvres et de faire le tour par le sentier du doyen Elwell pour passer devant les deux pierres qu’il a dressées en mémoire de ses fils quand ils ont sombré sur le vaisseau de guerre. On remarque ces pierres-là tout autant que si les corps étaient dessous, n’est-ce pas ?

Stover parlait d’un air qui fit comprendre aux camarades qu’il pensait à une autre pierre dressée en mémoire de son frère unique dont la tombe sans nom était perdue quelque part là-bas dans le désert.

— Et on nous en voudra à mort si nous ne défilons pas devant toutes les maisons de la ville, ajouta-t-il un peu inquiet, tandis que les trois amis se levaient pour rentrer chez eux. C’est une population terriblement dispersée que celle de Barlow pour lui faire les honneurs d’une procession !

La nuit était douce, scintillante d’étoiles. Ils s’en allèrent chacun d’un côté différent, laissant la route des Plaines et traversant les champs par de petits sentiers qui conduisaient à leurs fermes respectives.


II

La semaine s’écoula et l’aube du samedi amena le beau temps Ce fut dans les fermes une matinée active comme d’habitude ; mais, longtemps avant midi, les attelages de chevaux et de bœufs rentrèrent du travail des champs, et, à la hâte, les gens s’apprêtèrent pour le grand événement de l’après-midi. Il était si rare qu’une occasion quelconque éveillât l’intérêt public à Barlow qu’on avait répondu à l’appel avec un élan imprévu ; le tapis vert devant l’église blanche était couvert de charrettes et de groupes pressés, des familles entières étant venues à pied. Les vieux soldats devaient se rencontrer au temple ; à une heure et demie le cortège sortirait, et à son retour le ministre prononcerait une allocution dans l’ancien cimetière. Stover avait été lieutenant à l’armée, il fut donc choisi pour commander la troupe. Un tambour de la ville voisine offrit ses services et, transporté d’orgueil, le gars de Martin Tighe était présent avec son fifre. Il rêvait, — chose étrange parmi cette population paisible d’éleveurs de moutons, — il rêvait d’aller à l’armée ; mais lui et son aîné étaient les seuls soutiens de leur père infirme, et il ne pouvait manquer à la maison jusqu’à ce qu’un plus jeune frère eût pris sa place ; de sorte que tout son feu, tout son zèle militaire s’évaporaient pour le moment en musique martiale : le fifre servait de soupape de sûreté à son enthousiasme.

Les vieux soldats avaient l’habitude de se voir, car tout le monde se connaissait dans le village de Barlow ; mais quand les camarades parurent l’un après l’autre, revêtus de ce qui leur restait de l’uniforme depuis longtemps déposé, ils sentirent que l’événement était plus grand qu’ils ne l’avaient pensé, que la cérémonie, si simple qu’elle fût, dépasserait leur attente. Il leur semblait impossible de se servir des plaisanteries de tous les jours, de se faire l’accueil accoutumé. Certes les habits bleus râpés, les casquettes ternies avaient un air passablement antique et fané. L’un des hommes n’avait rien conservé que son bidon rongé par la rouille et son fusil, mais il les portait comme des emblèmes sacrés. Il avait depuis longtemps usé ses habits militaires, étant, lorsqu’on lui avait donné son congé, trop pauvre pour en acheter d’autres.

La porte de l’église s’ouvrit et les vétérans sortirent sans se laisser intimider par la foule silencieuse. Ils descendirent les degrés deux par deux et se mirent en ligne, comme si personne ne les eût regardés ; leurs brèves évolutions ressemblaient à l’accomplissement d’un rite mystique. Les deux boiteux s’obstinèrent à marcher de leur mieux, mais le pauvre Martin Tighe, plus infirme encore, fut porté dans la meilleure charrette de Henry Merrill, où il se tint droit et martial avec son gars pour conducteur. Il y avait, devant lui, planté à la place du fouet, un petit drapeau qui flottait au vent. N’étant pas sorti depuis si longtemps, Martin par sa seule apparition en plein air excitait l’intérêt ; tout le monde lui accorda grande attention, même ceux qui étaient le plus las de contribuer à sa subsistance, qui lui en voulaient le plus de l’incapacité de sa femme, qui lui reprochaient d’avoir beaucoup trop d’enfans ; même ceux qui prétendaient que malgré sa petite pension, sa jambe fracassée, sa main gauche sans doigts et sa vue affaiblie il eût été, s’il l’avait voulu, parfaitement capable de gagner sa vie et celle de sa famille ; — oui, ceux-là mêmes venaient le complimenter. Bien sûr, il était bavard et flâneur, bien sûr sa femme avait une manière insupportable de se plaindre qui équivalait à mendier, surtout depuis que ses fils en grandissant commençaient de se rendre utiles. On savait d’ailleurs qu’ils avaient deux proches voisins qui ne les laissaient pas manquer du nécessaire, de sorte que beaucoup d’autres, ayant leur part de soucis, se trouvaient de bonnes excuses pour les oublier du commencement à la fin de l’année et les traiter de maladroits. Mais nul ne s’avisa de regarder Martin Tighe de travers le jour de la Décoration, tandis qu’assis dans la charrette il montrait au soleil sa figure aussi blême que celle d’un prisonnier et son pauvre corps amaigri. Et, de son côté, il tendit impartialement à tous la main qui lui restait entière, il la tendit, à ceux qui s’étaient rappelé comme à ceux qui avaient oublié du même coup sa vaillante conduite à Fredericksburg et sa misère à Barlow.

Henry Merrill, ayant emprunté le grand drapeau des pompiers d’Alton, le portait fièrement. Ils étaient là huit hommes en ligne, deux par deux, marchant à bonne distance les uns des autres pour rendre la ligne plus longue. Le fifre et le tambour partirent ensemble avec entrain, et le petit cortège défila lentement le long de la route, plaquant une touche de couleur insolite sur le paysage familier : du rouge, du bleu entre les champs fraîchement labourés et les haies en boutons, encadrés par les chaînes de montagnes pâlissantes, sous les grands nuages blancs du ciel printanier. De telles processions deviennent plus pathétiques d’année en année ; il ne se passera pas beaucoup de temps avant que les enfans étonnés n’en voient la dernière. Les figures vénérables des hommes, la camaraderie renouvelée, le battement plus vif des cœurs qui se souviennent, l’attendrissement de ceux qui sont remis en présence de quelque ancienne douleur, toutes ces raisons rendent la solennité à la fois plus belle et plus triste. Chacun était donc ému, sans trop savoir pourquoi, en écoutant les notes aigres du fifre se mêler au roulement incessant du tambour sur la tranquille route de Barlow, pendant que marchait cette poignée de vieux soldats. Nul ne pensait à eux comme à de simples voisins ; non, c’était une partie de l’armée qui avait sauvé la patrie : ils avaient risqué leur vie, les armes à la main, ce lourdaud de John Stover et ce pauvre diable de Jesse Dean, ni plus ni moins que les autres. Il importait peu que tout le reste de l’année, celui-ci ou celui-là comptât pour peu de chose, qu’ils fussent estropiés et méprisés, que leurs fermes fussent médiocres ou productives.

La petite troupe avançait toujours, les charrettes encombrées de monde, et tout le peuple qui allait à pied suivant la voiture de Martin Tighe. On eût dit un cortège de funérailles ; la route était courte, mais cette longue ligne ondoyante marchait lentement, ne pouvant aller plus vite que les deux boiteux.

Devant la fenêtre d’une des maisons au bord du chemin, une vieille femme était assise, vêtue d’une antique robe noire et d’un bonnet blanc dont la bordure bien nette serrait de près ses traits décharnés. Depuis longtemps elle regardait, anxieuse, par-dessus les buissons de boules de neige et de roses-cannelles, le front pressé contre les vitres. Tout à coup, elle aperçut le grand drapeau :

— Vite ! que je les voie ! Je veux les voir passer ! s’écria-t-elle en essayant de se lever toute seule de sa chaise dès qu’elle entendit le fifre. Les femmes qui l’entouraient la conduisirent jusqu’à la porte, en la soutenant pour qu’elle pût attendre debout. Elle était déjà vieille quand commença la guerre ; elle avait envoyé sur les champs de bataille deux fils et deux petits-fils ; il ne lui restait plus personne. Quand les hommes approchèrent, elle redressa sa taille courbée avec toute la vigueur de la jeunesse. Le fifre et le tambour s’arrêtèrent soudain, le drapeau s’inclina. Elle n’y prit pas garde, mais ses yeux éteints eurent un dernier éclair et puis se remplirent de larmes lorsque le même salut fut fait aux tombes des soldats.

— Merci, mes garçons, merci ! cria-t-elle de sa voix chevrotante, et ils l’acclamèrent en chœur.

Le vivat fut répété par tout le cortège en l’honneur de la grand’mère Dexter, debout sur le pas de sa porte, entre les lilas. Ce fut un des beaux momens de la journée.

Les quelques vieillards qui se trouvaient à l’asile des indigens attendaient aussi le spectacle. Un petit garçon du gardien, sachant que c’était fête et ne comprenant pas au juste pourquoi, avait attaché son drapeau-joujou à la fenêtre du pignon où il ressortait comme une fleur brillante sur les planches grisâtres. Ce fut la seule tentative d’ornementation que rencontrèrent les vétérans le long de leur route et ils s’arrêtèrent pour la saluer avant de rompre les rangs et d’aller au coin d’un champ, passé la grange annexe de la ferme des pauvres, vers le terrain qui renferme des tombes sans nom. Un silence solennel régna tandis qu’Asa Brown allait chercher derrière la charrette de Tighe deux drapeaux que lui et John Stover plantèrent dans le gazon. Ils savaient bien où étaient les tombes, car on leur avait réservé un coin spécial, par égard pour leurs occupans, témoignage exceptionnel de sensibilité. Eben Munson et John Tighe furent donc honorés comme les autres ; les couleurs américaines flottèrent sur eux environnées de bouquets inattendus et magnifiques : toutes les fleurs du printemps, asphodèles, jonquilles, groseillier sanguin, tulipes rouges jonchaient déjà le sol. Stover et son camarade échangèrent un regard significatif, tout en chantant, après quoi ils déposèrent leurs propres gerbes de lilas à côté de ces bouquets. Alors arriva quelque chose que ne comprit presque aucune des personnes présentes dans les charrettes. Le fils de Martin Tighe qui jouait du fifre avait bien étudié sa partie et, sur son pauvre instrument à courte haleine, il rendit de son mieux ce qu’il avait entendu une fois aux funérailles d’un soldat enterré à Alton. Les notes plaintives et détachées s’égrenèrent tristement au-dessus des champs et la montagne en renvoya l’écho. Les vétérans n’osaient plus se regarder ; leurs yeux débordaient de larmes ; ils eussent été incapables de prononcer un mot. Rien ne pouvait leur rappeler autant que cela le vieux temps du service. Ils eurent une vision soudaine du camp virginien, du flanc de la colline, tacheté de blanc par les tentes, des lumières scintillantes dans les autres camps, et, au loin, de feux qui couvaient. Ils entendirent l’appel du clairon retentissant de poste en poste ; ils se rappelèrent les glaciales nuits d’hiver, le vent dans les pins, les rires entre camarades. L’extinction des feux sonna par deux fois vigoureusement. Il semblait que les pauvres gars, Eb Munson et John Tighe, dussent l’entendre dans leurs tombes étroites.

Puis le cortège continua sa marche, s’arrêtant çà et là devant les petits cimetières des fermes, et y distribuant les drapeaux qui devaient briller tout l’été, ondoyer sous le vent d’hiver, blanchir sous la pluie et la neige. Quand ils retournèrent à l’église, le ministre prononça un discours sur la guerre, et chacun l’écouta, recueilli, avec des oreilles toutes neuves pour ainsi dire. Ses paroles étaient assez familières à son auditoire ; ils avaient souvent lu dans les journaux hebdomadaires des phrases pareilles touchant les résultats de la guerre et le glorieux avenir du Sud ; mais jamais l’esprit de patriotisme et de fidélité n’avait été excité à Barlow comme il le fut ce jour-là par l’humble parade de ses derniers soldats. Ils envoyèrent des drapeaux à toutes les tombes lointaines et grande fut la fierté des parens qui purent réclamer ce gage d’honneur mérité par le courage, qui purent emporter leur trésor bien ostensiblement, afin que le monde comprît qu’ils étaient eux aussi parmi les élus.


III

Les journées sont longues à la fin de mai ; John Stover eut cependant à se presser tout autrement que de coutume pour expédier sa besogne du soir. Comme c’était lui qui avait à faire le plus de chemin, il fut le dernier arrivé au magasin des Plaines, où ses deux amis triomphans l’attendaient avec impatience, assis devant la porte. Eux aussi avaient saisi le prétexte d’aller à la poste ou bien de faire quelque commission inutile pour leurs femmes, et ils taillaient de si belles bavettes qu’un groupe s’était amassé autour d’eux. Quand Stover apparut, ils se levèrent en toute hâte et traversèrent la rue, allant à sa rencontre comme s’ils eussent formé tous ensemble un comité en session spéciale. Après avoir échangé des poignées de main solennelles, ils restèrent à l’écart, appuyés contre une barrière :

— Eh bien ! nous avons eu un grand jour, n’est-ce pas, John ? dit Henry Merrill. Vous avez commandé au mieux. Et les gens d’ici trouvent qu’il faut reprendre ça chaque année. Oui, ils m’en ont tous parlé tandis que je retournais à la maison. Ils disent qu’ils n’avaient pas l’idée que nous produirions tant d’effet. Quel malheur qu’on n’ait pas commencé quand on était plus nombreux !

— Ce drapeau que vous portiez a été le plus beau de l’affaire, dit généreusement Asa Brown. Je veux payer ma part de location. Et puis tout le monde a été content de voir le pauvre vieux Martin si bien traité.

— Ils étaient au moins une douzaine qui m’ont promis que l’année prochaine ils planteraient des drapeaux dehors et décoreraient leurs maisons de quelque manière. Les gens sentent au fond comme il faut, mais il faut les réveiller un peu, dit Merrill.

— Moi, j’avais pensé je ne sais combien de fois à rejoindre la grande armée d’Alton, poursuivit Asa, mais c’est encore loin et la dépense m’a toujours arrêté. Et puis je ne connais pas plus de deux ou trois hommes là-bas. Vous savez, la plupart de ceux d’Alton ont été naturellement répartis dans des régimens de l’autre côté de la ligne de l’État, ils ont eu d’autres batailles, ils n’ont jamais campé près de nous. Il faut tenir à son chez soi, faire chacun ce qu’on peut dans sa localité.

Le ministre m’a dit tantôt qu’il allait s’arranger pour avoir comme des espèces de parlotes dans la meeting-house[2], l’hiver prochain ; il veut demander à quelques-uns de nous ce qu’ils ont fait dans le Sud : un soir ce sera sur la vie des camps, un autre soir sur les longues marches, et puis sur les batailles, — ça prendra pas mal de temps ; — il faudra raconter tout ce que nous nous rappelons sur les camarades qui ont été tués, à seule fin qu’on ne les oublie pas. Il pense qu’il doit y avoir des parens qui ont gardé les lettres écrites des avant-postes par leurs garçons et qu’on pourrait faire, en se servant de ces bouts d’écrit, une histoire quasiment de nous autres. Voilà un homme capable, cet ancien Dallas, reprit Henry Merrill d’un ton approbateur ; il a déjà tiré tout un plan, au profit de la jeunesse, qu’il dit.

— Chacun de nous, en cherchant tant soit peu, pourrait y apporter sa petite part, répondit John Stover d’un ton modeste. Et, vrai, les jeunes gens y trouveraient de l’instruction ; seulement, ça me rendrait muet de honte si l’on voulait me faire parler en chaire. Bien sûr ce n’est pas là ce qu’a voulu dire l’Ancien… Mais tenez, j’ai eu l’occasion de voir quelque chose de Washington ; le président Lincoln m’a donné une poignée de main et il me semble toujours que, quand ce ne serait qu’à cause de ça, je vaux la peine qu’on me regarde. C’est arrivé juste comme je sortais de l’hôpital et que je commençais à me traîner dehors. Enfin, nous verrons ce qu’il en sera cet hiver. Je ne me croyais pas habile à parler en public, à moins que ce ne fût pour conduire le bétail… Allons, bon ! je me rappelle que j’ai quelque chose à vous raconter, fit-il en s’interrompant tout à coup. Ne vous avisez pas d’en rien dire, mais toutes ces belles fleurs qui étaient sur la tombe d’Eb Munson… Vous savez de qui elles venaient ? J’ai deviné à votre air que vous pensiez la même chose que moi. Eh bien ! elles venaient du jardin de Marthe Down. Ma femme m’a dit qu’elle les avait reconnues tout de suite ; il n’y a personne, excepté mis’ Down, qui ait cette espèce de fleurs rouges. Tout ça l’aura ramenée au temps où elle était Marthe Peck, et elle les aura bien sûr apportées à la nuit tombée, à moins que ce ne soit diantrement de bonne heure le matin.

Henry Merrill s’éclaircit la gorge en toussant.

— Elle ne fait rien à demi, voyez-vous, mis’ Down, dit-il. Je n’en aurais jamais parlé si vous n’aviez point commencé, mais voilà : je l’ai rejointe comme je rentrais chez nous cette après-midi et je lui ai trouvé une mine toute retournée. Nous avons causé de la façon dont les choses s’étaient passées et elle voulut savoir à combien montait la dépense ; alors je le lui ai dit et elle a promis de donner cinq dollars, le jour où il me conviendrait d’aller les prendre. Et là-dessus elle s’expliqua franchement « Je suis seule au monde, j’ai de quoi vivre ; il faudra qu’on mette une pierre toute simple sur la tombe d’Eb Munson avec le numéro de son régiment ; je payerai ce qu’il faudra… Oh ! non pas avec l’argent de M. Down, dit-elle, c’est mon affaire et je vous prie de vous en occuper. » Je lui dis que je ne demandais pas mieux, mais que nous comptions réclamer pour nos soldats les pierres tumulaires qui sont fournies par le gouvernement. C’est une honte que de n’y avoir pas pensé plus tôt, en effet. — « Non, non, dit-elle, je veux payer moi-même pour celle d’Eb. » — Qu’aucun de vous n’en jase, n’est-ce pas ? Ce ne serait pas bien ; mais elle avait joliment bon air dans le moment ! Jamais je n’ai autant respecté Marthe.

— Nous avons été quelquefois un peu durs pour elle, dit John Stover. Et le moyen de s’en empêcher ? Dire que je l’ai vue passer droit à côté d’Eb sur la route et ne pas même regarder de son côté, quand il est revenu !

— Si elle n’avait pas eu de chagrin, elle n’aurait peut-être pas été si fière, répliqua Merrill ; ce n’est pas à nous de juger. Bien des gens ont besoin de vieillir avant de voir juste. Allons… il faut que je vous quitte ; je suis las comme un vieux chien.

— Hé ! les amis, ça paraissait tout naturel de marcher ensemble une fois de plus, dit Asa Brown. Est-il possible que nous ayons reçu si peu de dommage, pendant que tant d’autres tombaient autour de nous ? Moi, je n’ai jamais regretté d’être parti dans la compagnie A ; mais tout de même je me disais aujourd’hui que nous aurions bientôt à nous faire voiturer ou à marcher sur des roulettes ; on se sentait si raide, pas vrai ? Ce qui est certain, c’est que les gens ne diront plus que nous ne montrons pas d’esprit public ici, dans Barlow !


SARAH ORNE JEWETT.

  1. On appelle ainsi en Amérique la fête commémorative des soldats tombés pendant la guerre, chaque ville se faisant un devoir annuel d’apporter des drapeaux et des fleurs sur la tombe de ses héros. Nous avons choisi ce petit récit dans le nouveau livre : A native of Winby and other tales (Houghton, Mifflin and Cie), que vient de publier Sarah Orne Jewett, pour montrer ce que peuvent être le sentiment militaire et la notion de la patrie dans un pays tel que les États-Unis. La vie des paysans de la Nouvelle-Angleterre est peinte ici d’une touche sobre, un peu grise, éminemment caractéristique du climat, des mœurs et de la race. L’émotion y palpite, intense autant que contenue. Il faut avoir visité le village du Maine que l’auteur peint sous le nom de Barlow Plains pour apprécier le scrupuleux réalisme de la description, la justesse de l’atmosphère et de l’accent (Voir le Roman de la Femme médecin dans la Revue du 1er février 1889).
  2. La meeting-house est à la fois l’église et un lieu de réunion publique.