Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Plon (p. 96-103).
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XIII


Voilà un mois que je n’ai pas touché à ces notes.

La catastrophe dont je pressentais alors l’approche a été plus prompte encore que je n’avais pensé. Tout cela a été passablement tragique, du moins pour moi. Je ne puis encore comprendre ce qui m’est arrivé. C’est comme un rêve ; ma passion même a passé ; elle était pourtant forte et réelle. Où est-elle maintenant ?… Me voilà seul, tout seul. L’automne commence, les feuilles jaunissent. J’habite toujours la même petite ville, triste. (Oh ! qu’elles sont tristes, ces villes allemandes !) Au lieu de réfléchir à ce qu’il convient que je fasse, je vis sous l’influence des événements accomplis, pris encore dans le récent tourbillon qui m’a rejeté loin de mon centre naturel… D’ailleurs, peut-être arriverai-je à voir clair dans l’avenir, si je parviens à me rendre compte de ma vie durant tout ce mois passé. La démangeaison d’écrire me reprend. Et pourtant je prends à la pauvre petite bibliothèque de l’endroit les volumes de Paul de Kock (dans la traduction allemande !) que je déteste, mais que je lis : pourquoi donc ? Est-ce pour conserver le souvenir du cauchemar qui vient de finir, que je fuis toute occupation sérieuse ? M’est-il donc si cher ? Eh ! certes ! dans quarante ans j’y songerai encore…

Je reprends donc mes notes.

Finissons-en d’abord avec la babouschka.

Le lendemain, elle perdit, d’après le compte de Potapitch, quatre-vingt-dix mille roubles. Cela ne pouvait manquer d’arriver. Quand un pareil tempérament s’engage dans une telle voie, il n’en peut plus sortir ; c’est un traîneau lancé sur une pente de glace : toujours plus vite, plus vite, jusqu’à l’abîme. La seule chose qui m’étonna fut que cette vieille femme eût pu rester assise dans son fauteuil pendant huit heures. Mais Potapitch m’expliqua que, plusieurs fois, elle réalisa des gains importants ; exaltée alors par une nouvelle espérance, elle ne songeait plus à s’en aller. Du reste, les joueurs savent qu’un homme peut rester vingt-quatre heures à la table de jeu sans que les cartes se brouillent devant ses yeux.

Cependant, ce même jour, des événements décisifs s’étaient passés à l’hôtel. Le matin déjà, avant onze heures, le général et de Grillet s’étaient décidés à faire une dernière tentative. Ayant appris que la babouschka ne songeait plus à partir et retournait à la gare, ils vinrent lui parler franchement. Le général tremblait. Il avoua tout, ses dettes, sa passion pour Mlle Blanche… puis, tout à coup, il prit un ton menaçant, se mit à crier, à frapper du pied. Il lui reprochait d’être la honte de sa famille, d’être la fable de toute la ville et qu’enfin… « Enfin, vous faites honte à toute la Russie, madame, et la police n’a pas été inventée pour rien ! » — La babouschka le mit à la porte en le menaçant avec une canne.

Le général et de Grillet eurent, cette même matinée-là, plusieurs conciliabules. Ils songèrent sérieusement à employer en effet la police, sous prétexte que la babouschka était folle, prodigue, etc… Mais de Grillet haussait les épaules, se moquait du général, qui allait et venait dans son cabinet, la tête perdue. Enfin, le petit Français fit un geste désespéré et s’en alla. On apprit le même soir qu’il avait quitté l’hôtel, après avoir eu avec Mlle Blanche un long entretien. Quant à cette dernière, elle avait pris à l’avance ses mesures. Elle avait donné congé au général en bonne et due forme : « elle ne voulait plus le voir ! » Le général courut après elle et la retrouva à la gare ; elle s’en allait bras dessus bras dessous avec son prince. Ni elle ni madame de Comminges ne le reconnurent. Le petit prince ne le salua pas non plus. Néanmoins, celui-ci ne s’était pas encore prononcé ; Mlle Blanche faisait les derniers efforts pour obtenir qu’il prît une décision. Mais, hélas ! elle s’était cruellement trompée. Le soir même, elle apprit que le petit prince était « nu comme un ver », et qu’il comptait sur elle, comme elle-même avait compté sur lui, pour pouvoir jouer à la roulette. Blanche le chassa de chez elle et s’enferma dans son appartement.

Dans la matinée de ce jour mémorable, je cherchai vainement M. Astley. Il ne déjeuna même pas à l’hôtel. Vers cinq heures, je l’aperçus inopinément à la station du chemin de fer, se dirigeant vers l’hôtel d’Angleterre. Il marchait vite, semblait soucieux. Il me tendit la main cordialement, avec son « ha ! » ordinaire, et sans s’arrêter. Mais je n’obtins de lui aucun renseignement. Il m’eût été d’ailleurs très pénible de parler avec lui de Paulina, et, de son côté, il ne fit aucune allusion à elle. Je lui racontai l’histoire de la babouschka. Il haussa les épaules.

— Elle achèvera de se ruiner, remarquai-je.

— Évidemment, répondit-il. Si j’ai le temps, j’irai la voir jouer… C’est très curieux…

— Où étiez-vous donc, toute la journée ?

— À Francfort.

— Pour affaires ?

— Oui.

Qu’avais-je encore à lui demander ? Pourtant je ne le quittai pas ; mais, arrivé à la porte de l’hôtel des Quatre-Saisons, il me salua et disparut.

En revenant chez moi, je me persuadai qu’une conversation de deux heures avec l’Anglais ne m’en aurait pas appris davantage, car je n’avais, en somme, rien à lui demander, assurément.

Paulina passa la journée à se promener avec la bonne et les enfants dans le parc. Elle évitait le général. D’ailleurs, j’avais déjà remarqué cela, rien ne pouvait la troubler ; tous les tracas parmi lesquels elle vivait n’avaient pas altéré son calme habituel. Elle répondit à mon salut par un hochement de tête.

Je rentrai chez moi très irrité.

Certes, je ne cherchais pas à lui parler, et depuis l’incident Wourmergelm nous ne nous étions pas revus. Certes, je jouais l’orgueilleux, et plus le temps passait, plus ma colère montait. Qu’elle ne m’aimât pas du tout, passe ; mais du moins elle ne devait pas me fouler ainsi aux pieds et accueillir avec tant de dédain mes protestations de dévouement. Elle sait que je l’aime, elle m’a permis de lui parler de mon amour ! Cela a commencé étrangement, il est vrai.

Il y a longtemps de cela, déjà deux mois, je m’aperçus qu’elle voulait faire de moi son ami, son homme de confiance. Elle essaya. Mais cela réussit mal et n’aboutit qu’à nos singulières relations actuelles. Si mon amour lui déplaît, pourquoi ne pas me défendre de lui en parler ? Mais elle me le permet, elle me provoque même à ces entretiens et… ce n’est que pour se moquer de moi ! Elle prend plaisir, après m’avoir mis hors de moi, à m’abattre d’un seul coup, avec quelque sarcasme d’indifférence méprisante. Elle sait pourtant bien que je ne puis pas exister sans elle ! Voilà trois jours passés depuis l’histoire du baron, et je ne puis plus supporter notre séparation. En la rencontrant, tout à l’heure, dans le parc, le cœur me battait avec une indicible violence. Elle non plus ne peut vivre sans moi ! Je lui suis nécessaire, mais serait-ce seulement à titre de bouffon ?

Elle a un mystère dans sa vie, c’est clair. Sa conversation avec la babouschka m’a douloureusement ému. Je l’ai pourtant mille fois suppliée d’être franche avec moi ; elle savait que j’étais prêt à donner ma vie pour elle, mais elle ne me marquait que du mépris ! Au lieu de ma vie, que je lui offrais, elle n’exigeait de moi que de ridicules incartades, celle avec le baron, par exemple. C’était révoltant ! C’est donc ce Français qui résume le monde à ses yeux ! Et M. Astley ? Ici, la chose devenait décidément incompréhensible.

En rentrant, dans un transport de rage, je saisis ma plume et j’écrivis ceci :

« Paulina Alexandrovna, je vois clairement que le dénoûment approche. Pour la dernière fois je vous demande : voulez-vous, oui, ou non, ma vie ? Si je vous suis utile à n’importe quoi, disposez de moi. J’attends votre réponse ; je ne sortirai pas avant de l’avoir. Écrivez-moi ou appelez-moi ! »

Je cachetai la lettre, je la fis porter par le garçon, avec l’ordre de la remettre en mains propres. Je n’attendais pas de réponse, mais, trois minutes après, le garçon vint me dire « qu’on lui avait commandé de me saluer ».

Vers sept heures, on m’appela chez le général.

Il était dans son cabinet, tout prêt pour sortir. Il se tenait au milieu de la chambre, les jambes écartées, la tête penchée et se parlait à lui-même à haute voix. Dès qu’il m’eut aperçu, il se précipita à ma rencontre avec un tel cri que je reculai machinalement. Mais il saisit mes deux mains et m’entraîna vers le divan, où il s’assit. Il me força à m’asseoir dans un fauteuil, en face de lui, sans lâcher mes mains. Ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient humides de larmes. Il me dit d’une voix suppliante :

— Alexis Ivanovitch, sauvez-moi, sauvez-nous !…

Longtemps je fus sans rien comprendre. Lui parlait toujours, répétant sans cesse :

— De grâce ! de grâce !

Enfin, je compris qu’il attendait de moi quelque chose comme un conseil, ou, pour mieux dire, que, abandonné de tous, inquiet et désolé, il avait pensé à moi, et m’avait appelé seulement pour parler, parler, parler !

Il était fou. Du moins, il avait momentanément perdu la tête. Il joignait les mains, voulait se jeter à genoux devant moi pour… pour quoi, à votre avis ? Pour que j’allasse tout de suite chez Mlle Blanche, la supplier de revenir auprès de lui et de l’épouser.

— Voyons, général, Mlle Blanche ne se soucie pas de moi. Que puis-je pour vous auprès d’elle ?

Mais rien n’y fit. Il ne m’entendait même pas.

En pleurant presque, il me conta que Mlle Blanche refusait de l’épouser parce qu’elle était convaincue qu’il n’hériterait pas de la babouschka. Il semblait croire que tout cela était nouveau pour moi. Je fis une allusion à de Grillet ; mais il me répondit, avec un geste désespéré :

— Parti ! Je lui ai engagé tous mes biens ! Cet argent que vous avez apporté… combien reste-t-il ? Sept cents francs, je crois… C’est tout ce que je possède…

— Et comment réglerez-vous votre note d’hôtel ? Et puis… après, que ferez-vous ?

Il me considéra d’un air absorbé. Il ne m’avait pas compris. J’essayai de lui parler de Paulina et des enfants. Il répondit vivement :

— Oui, oui…

Et aussitôt il se mit à parler du prince ; que Blanche s’en allait avec lui, et qu’alors, alors…

— Que vais-je faire, Alexis Ivanovitch ? Je vous jure, par Dieu !… Dites. N’est-ce pas de l’ingratitude ? Mais… Oui, oui, c’est de l’ingratitude !…

Il fondit en larmes.

Il n’y avait rien à faire avec lui. Je fis savoir à la bonne dans quel état il était ; je fis avertir aussi le garçon, afin qu’on le surveillât, et je sortis.

Juste en ce moment Potapitch vint me prévenir que la babouschka me demandait. Il était huit heures ; elle revenait de la gare, où elle avait perdu tout l’argent qu’elle avait apporté de Moscou. Je la trouvai dans son fauteuil, lasse, malade. Marfa lui présentait une tasse de thé qu’elle la forçait presque de boire. Le ton de la pauvre dame était tout à fait changé.

— Bonjour, mon petit père, dit-elle lentement. Pardonne-moi de t’avoir dérangé encore une fois, pardonne cela à une vieille femme. J’ai perdu là-bas, mon petit père, près de cent mille roubles. Tu avais raison de ne pas vouloir m’accompagner. Je suis maintenant sans un kopeck.

J’ai envoyé chez ton Anglais, Astley ; je lui demande de me prêter trois mille francs pour huit jours. Persuade-lui de ne pas me refuser. Je suis encore assez riche. J’ai trois villages et deux maisons. Il me reste aussi de l’argent ; je n’ai pas tout pris sur moi. Tiens ! le voici justement ! On voit bien vite quand un homme sait vivre.

Au premier appel de la vieille dame, M. Astley s’était donc hâté de se rendre auprès d’elle. Sans trop parler, il lui compta aussitôt trois mille francs en échange d’un billet que la babouschka signa ; puis il salua et sortit.

— Tu peux t’en aller aussi, Alexis Ivanovitch. Il ne me reste qu’une heure, je vais me reposer un peu. Ne sois pas fâché contre moi, je suis une vieille sotte. Je n’accuserai plus les jeunes gens de légèreté… Et le général ? Ce pauvre général ! lui aussi, c’est péché de l’accuser. Mais, quant à de l’argent, il n’en aura pas. Il est trop bête ! Mais je ne suis pas plus intelligente que lui. Vraiment, Dieu punit les vieux comme les jeunes du péché d’orgueil… Adieu.

Je voulus reconduire la babouschka. Il me semblait que quelque chose de grave allait se passer. Je ne pus rester chez moi.

Ma lettre à elle était décisive ; mais la catastrophe actuelle était plus décisive encore. Les gens de l’hôtel me confirmèrent le départ de de Grillet, que m’avait annoncé le général. Si elle ne veut pas de moi comme ami, me disais-je, qu’elle m’agrée au moins pour domestique ; je pourrai toujours faire ses commissions.

Au bout d’une heure, je retournai donc chez la babouschka et je l’accompagnai jusqu’au train ; je l’installai même dans un wagon.

— Merci, mon petit père, pour ton obligeance désintéressée, me dit-elle. Répète à Praskovia ce que je lui ai dit hier. Je l’attends à Moscou.

Je repris le chemin de l’hôtel. En passant devant l’appartement du général, je rencontrai la bonne, qui me dit tristement qu’il n’y avait rien de nouveau.

J’entrai pourtant. Mais, à la porte du cabinet, je m’arrêtai stupéfait. Mlle Blanche et le général riaient à gorge déployée, à qui des deux rirait le plus fort. La dame Comminges était là, elle aussi. Le général était évidemment fou de joie ; il bredouillait des paroles incohérentes. Je sus par la suite, et de Mlle Blanche elle-même, qu’après avoir chassé le prince, elle avait appris le désespoir du général et qu’elle était allée un moment chez lui « pour le consoler ». Mais le pauvre homme ignorait que son sort n’en était pas moins décidé, que, pendant qu’il riait ainsi à se tordre, on faisait les malles de Blanche, et qu’elle devait le lendemain, par le premier train, prendre son vol vers Paris.

Après être resté quelques minutes sur le seuil du cabinet, je renonçai à entrer et je m’esquivai sans être vu. Je remontai chez moi. En ouvrant la porte, j’entrevis dans la demi-obscurité de la chambre la silhouette indécise d’une femme assise sur une chaise, dans un coin, près de la fenêtre. Elle ne se leva pas à mon entrée ; je m’approchai vivement, je regardai… La respiration me manqua.