Le Joueur (Diderot)/Notice Préliminaire

Le Joueur (Diderot)
Œuvres complètes de Diderot, Texte établi par J. Assézat et M. TourneuxGarnierVII (p. 413-415).


NOTICE PRÉLIMINAIRE



Edward Moore, né à Abingdon en 1712, mort à Londres en 1757, est l’auteur du Joueur (the Gamester), représenté en 1753 sur le théâtre de Drury-Lane et publié la même année. La pièce eut-elle du succès en Angleterre ? Les avis sont partagés. Selon les uns, parmi lesquels se trouve le traducteur de 1762, elle en eut beaucoup. Selon les autres, en tête desquels se trouve Grimm, elle n’en eut aucun ; celui-ci prétend même avoir interrogé vainement des Anglais pour savoir le nom de l’auteur, lorsque fut jouée la pièce de Saurin, Beverley, qui est une amplification de celle de Moore. Qu’elle ait réussi ou non, peu importe, on en parla en France et Diderot fut le premier qui la compara avec le Marchand de Londres de Lillo, ce qui a fait longtemps croire que les deux pièces appartenaient au même auteur, croyance dont on retrouvera des traces dans la France littéraire de Quérard, qui donne Beverley comme une imitation du Marchand de Londres et place la traduction du Joueur, par l’abbé Bruté de Loirelle, à la fois au nom de Moore et au nom de Lillo.

C’est en 1760 que Diderot s’occupa du Joueur. Le 5 septembre de cette année il écrit à Mlle Voland : « Je ne sais si je n’irai pas la semaine prochaine passer quelques jours à la Chevrette. Ils veulent tous que je raccommode le Joueur et que je le donne aux Français. Ce sera là mon occupation. » La chose était faite à la fin du même mois, puisque dans une autre lettre (sans date), il écrit : « Le Joueur est entre les mains de M. d’Argental qui en a désiré la lecture ; nous verrons ce qu’il en dira. Je ne crois pas que les changements que notre goût exige fussent aussi considérables que vous l’imaginez. » M. d’Argental, « chargé de tout temps du département tragique » comme dit Grimm quelque part, ne réussit sans doute pas à intéresser les comédiens français à cette tentative et Diderot l’oublia bientôt.

Cependant son intention avait été ébruitée, et en 1762, quand l’abbé Bruté de Loirelle publia le Joueur (Dessain junior, in-12), il dit dans sa préface : « En donnant cette traduction au public, j’aurais tâché de l’accompagner de quelques réflexions sur la tragédie bourgeoise si je n’eusse craint de répéter ce que d’autres ont dit avant moi. Je sais d’ailleurs qu’un homme fort connu dans la république des lettres doit faire imprimer une dissertation qu’il a faite sur ce nouveau genre de tragédie. » La traduction de l’abbé est exacte ; il n’a oublié ni le prologue « fait et prononcé par M. Garrick, » ni l’épilogue « fait par un ami de l’auteur et prononcé par Mlle Pritchard. » Il a placé à la fin de chaque acte les quelques vers qui les terminent en guise de moralité et a suivi partout le texte de très-près. M. Paul Lacroix n’avait qu’à comparer cette version avec celle de Diderot publiée pour la première et unique fois (nous ne savons pourquoi M. Brière l’a écartée) dans l’édition Belin des Œuvres de Diderot pour éviter l’erreur qui lui fait attribuer le volume de 1762 à notre auteur (Catalogue de la bibliothèque dramatique de M. de Soleinne, no 2325).

Diderot a-t-il été aussi fidèle que l’abbé Bruté de Loirelle ? Non. Grimm n’hésite pas à dire (15 mai 1768) : « Il y a environ dix ans que cette pièce tomba entre les mains de M. Diderot. Frappé de quelques traits, il se mit à en croquer une traduction pour la faire connaître à quelques femmes avec lesquelles il se trouvait à la campagne. On imprima presque en même temps une autre traduction, peut-être plus fidèle, parce que M. Diderot ne se fait jamais faute d’ajouter ce qui peut se présenter de beau sous sa plume… Alors M. Saurin s’empara du manuscrit de M. Diderot, et, après s’être assuré que celui-ci ne comptait en faire aucun usage, il entreprit d’enrichir la scène française de cette pièce. »

Le Beverley de Saurin ne serait-il donc autre chose que le manuscrit de Diderot ? Il n’en est rien. Saurin a voulu augmenter le pathétique de l’auteur anglais et il a ajouté de son cru des épisodes, entre autres celui dans lequel le Joueur lève le couteau sur son enfant endormi. Il a supprimé des personnages, il en a ajouté et conservé l’intrigue tout en modifiant les caractères.

« M. Diderot, dit encore Grimm, avait pourtant trouvé un moyen de rendre le rôle de Stukely non-seulement supportable, mais théâtral. Il avait conseillé à M. Saurin d’en faire un homme généreux, plein de noblesse dans ses procédés, dissipateur d’une grande fortune dont il aurait vu la fin, et de lui donner, du reste, une passion insurmontable pour Mme Beverley. » Suit tout un plan dont cet amour est la base et cette conclusion de Grimm : « Tout l’usage que M. Saurin a osé faire de ce conseil se réduit à un peu de passion qu’il a donnée à Stukely pour Mme Beverley et dont il n’est question que dans un monologue. Cette passion est une pauvreté de plus dans la pièce de M. Saurin. »

Quand la pièce de Saurin fut imprimée, Grimm y revint encore. Il se fâcha surtout du titre « ridicule » de tragédie bourgeoise qu’on avait donné à l’ouvrage. « monsieur Saurin se demande, dit-il, si le Philosophe sans le savoir est une tragédie ou une comédie, et il n’ose décider cette question. Eh bien ! monsieur Saurin, je la déciderai : non-seulement c’est une comédie, mais c’est là la vraie comédie et son véritable modèle. Quoi ! parce qu’il s’est trouvé en France, il y a cent ans, un homme d’un génie rare, d’une verve irrésistible, qui n’a fait proprement que des pièces satiriques, d’une satire déliée et souvent sublime, et parce que c’est avec une extrême délicatesse que la satire demande à être maniée sous une monarchie, où l’orgueil de la naissance, du rang, des titres, des charges, des places, rend chaque particulier excessivement susceptible sur tout ce qui tient à cette existence extérieure et factice ; quoi, parce que cet homme unique, se soumettant aux entraves que la sotte religion et les petites mœurs mesquines et gothiques de son pays et de son siècle ont mises de toutes parts au genre dramatique, pour l’empêcher d’atteindre le but véritable et glorieux pour lequel il a été institué ; parce que, dis-je, cet homme, malgré ces entraves, a su se franchir une route vers l’immortalité, tout ce qui ne sera pas dans le genre du Tartuffe et du Misanthrope ne sera pas réputé comédie ?… On ferait un beau traité de poétique sur cet objet, encore peu aperçu par nos philosophes ; et si l’on était curieux de se faire lapider par la canaille des beaux esprits, on leur prouverait que, sans rien diminuer de l’admiration pour le génie de Molière, la véritable comédie n’est pas encore créée en France. »

Nous rapportons cet extrait, parce qu’il touche autant Diderot, dont les deux pièces avaient paru d’abord sous le titre de comédies, que Saurin qui paraît seul en cause. Mais comédie fut repoussé par les classiques, tragédie bourgeoise par les novateurs, et ce qui resta ce fut le mot drame.

Garrick, à Londres, avait fait vivre la pièce de Moore ; Molé, à Paris, fit le succès de Beverley. Il y était, paraît-il, admirable.

D’Alembert s’est essayé aussi sur ce sujet. Il a traduit le monologue du Joueur dans sa prison, mais en l’adoucissant pour le rendre plus acceptable, dit-il, au goût français.