Le Jardin du Silence et la Ville du Roy/II/Dans le petit café…



VI


Dans le petit café de la petite place
Des hommes jouent à la manille. Sur les glaces
Trame l’âcre fumée des pipes. On entend
Le bruit sourd de la rue entrer avec le vent
Chaque fois qu’une main nouvelle ouvre la porte.
Une fille sourit dans l’ombre. L’odeur forte
De l’absinthe se mêle à l’odeur du laurier
Qui vient de la cuisine et monte l’escalier.
On boit. Les cartes vont leur train. La jouvencelle
Parle avec un roulier sa langue maternelle.
C’est l’heure où le travail a cessé de régner,
Où le repos des champs se laisse accompagner
Dans l’air épais et chaud d’un café de bourgade.
Ce soir, les moissonneurs qui jouent ou qui regardent

Paraissent oublier leur virgilienne ardeur.
Une lampe éblouie danse comme une fleur
Et croit enguirlander tout le petit espace.
Mais, sur la vitre bleue qu’un peu de jour enlace,
Le pays lourdement s’appuie. On voit le blé,
Les vignes, tout le ciel qui vient de s’étoiler.
Les hommes, deux par deux, redescendent la route.
Le café n’est plus rien qu’un point rouge. On écoute
La nuit qui met son cœur sur le vaste berceau
Des plaines, des maisons, des pins et des coteaux.
Les cyprès, ces soldats des champs, montent la garde.
Le pas d’un chemineau résonne. L’ombre garde
Je ne sais quelle extase et quel ravissement
Qui semble un bras de mère autour d’un cou d’enfant.
Cybèle est endormie au seuil de chaque asile.
C’est un soir de faiblesse humaine et d’évangile.