Le Jardin du Silence et la Ville du Roy/I/J’ai bu du vin…



XIII


            J’ai bu du vin, ma tête est lourde…
            Les rouliers serrés près de moi
            Sentent la route. En quel endroit
            Rendrai-je mon âme plus sourde ?

            Dans les assiettes de Moustiers
            Mets le bœuf en daube qui fume,
            Servante dont les yeux s’allument !
            Des pas emplissent l’escalier…


            L’auberge est pleine ; la patronne
            Sourit aux hommes du marché.
            Les grandes blouses des bouchers
            Font des taches bleues qui frissonnent.

            Une horloge marque midi ;
            Des fouets claquent dans l’avenue ;
            La servante a la gorge nue.
            Sur les murs le papier jauni

            Se colore de personnages.
            Des mouches bourdonnent dans l’air.
            Chaque rasade que l’on sert
            A le goût d’un chaud paysage.

            Servante, apporte-moi des fruits !
            Je veux des raisins et des pêches.
            Ah ! que ta bouche est rouge et fraîche !
            Où dormiras-tu cette nuit ?

            Un rayon passe la fenêtre
            Et coupe d’une ligne d’or
            Le verre que j’emplis encor.
            Le soleil boit ! Vive le Maître


            De la vendange ! À ta santé !
            Il est des caves à Palette
            Où je pourrai faire la fête,
            Servante, le prochain été.

            Les rouliers se lèvent de table.
            Ô cette persistante odeur
            De ciel, de poussière et de fleurs
            Qui me poursuit et qui m’accable !

            Où conduisez-vous vos chevaux ?
            Quels pays voient vos diligences ?
            — Berre, Saint-Remy-de-Provence,
            Meyrargues, La Barque-Fuveau…

            Trop près ! trop près… Ma tête tourne…
            Rouliers, ne m’aviez-vous point dit
            Que vous alliez en Paradis ?
            Si la servante se détourne

            De moi, vous ne la mènerai…
            L’auberge lentement se vide ;
            Des bruits de chansons et de guides
            S’entendent. Mon cœur est doré


            Comme le pain que je regarde.
            Le travail a tout emporté ;
            Seule ma paresse s’attarde…
            Pourquoi partir ? pourquoi rester ?