Fasquelle (p. 267-287).
Deuxième partie : Le Jardin des supplices


VIII


Nous étions près de la cloche.

De très hautes tiges de prunier à fleurs doubles serrées l’une contre l’autre en interceptaient la vue. Nous la devinions par un peu plus d’ombre entre les feuilles, entre les fleurs, de petites fleurs pomponnées, blanches et toutes rondes, comme des pâquerettes.

Les paons nous avaient suivis à quelques mètres, effrontés et prudents à la fois, tendant le col, étalant sur le sable rouge la splendide traîne de leur queue ocellée. Il y en avait aussi de tout blancs, d’un blanc de velours, dont le poitrail était moucheté de taches sanglantes et dont la tête cruelle se diadémait d’une large aigrette en éventail, où, chaque plume, mince et raide, portait à la pointe comme une gouttelette tremblante de cristal rose.

Tables de fer, chevalets dressés, armatures sinistres se multipliaient. À l’ombre d’un tamarix géant, nous aperçûmes une sorte de fauteuil rococo. Les accoudoirs chantournés étaient faits alternativement d’une scie et d’une lame d’acier coupant, le dossier et le siège d’une réunion de piques de fer. À l’une de ces piques un lambeau de chair pendait. Légèrement, adroitement, Clara l’enleva du bout de son ombrelle et le jeta aux paons voraces qui se précipitèrent, en battant des ailes, et se le disputèrent à grands coups de bec. Durant quelques minutes, ce fut une éblouissante mêlée, un entrechoquement de pierreries si fulgurant que, malgré tous mes dégoûts, je m’attardai à en admirer le spectacle merveilleux. Perchés dans les arbres voisins, des lophophores, des faisans vénérés, de grands coqs combattants de la Malaisie, aux cuirasses damasquinées, surveillaient le manège des paons, et, sournois, attendaient l’heure du festin.

Brusquement, dans le mur des pruniers, s’ouvrait une large trouée, une sorte d’arche de lumière et de fleurs, et la cloche était là, devant nous, était là, énorme et terrible, devant nous… Ses lourdes charpentes, vernies de noir, décorées d’inscriptions d’or et de masques rouges, ressemblaient au profil d’un temple et luisaient dans le soleil, étrangement. Tout autour, le sol, entièrement recouvert d’une couche de sable où le son s’étouffait, était circonscrit par le mur des pruniers fleuris, fleuris de ces fleurs épaisses qui tapissaient, de leurs bouquets blancs, toute la hauteur des tiges. Du milieu de ce cirque rouge et blanc, la cloche était sinistre à voir. C’était, en quelque sorte, comme un gouffre en l’air, un abîme suspendu qui semblait monter de la terre au ciel, et dont on ne voyait pas le fond, où s’accumulaient de muettes ténèbres.

Et nous comprîmes, à ce moment, sur quoi étaient penchés les deux hommes dont les torses maigres et les reins, sanglés de laine brune, nous étaient apparus, sous le dôme de la cloche, dès notre entrée dans cette partie du jardin. Ils étaient penchés sur un cadavre qu’ils débarrassaient des liens de corde, des lanières de cuir au moyen desquels il avait été solidement ligoté. Le cadavre, couleur d’argile ocreuse, était entièrement nu, et sa face touchait le sol. Il était affreusement contracté, les muscles en sursaut, la peau toute en houles violentes, ici creusée, là boursouflée, comme par une tumeur. On sentait que le supplicié s’était longtemps débattu, qu’il avait vainement tenté de rompre ses liens et que, sous l’effort désespéré et continu, liens de corde et lanières de cuir étaient entrés peu à peu dans la chair où ils faisaient maintenant des bourrelets de sang brun, de pus figé, de tissu verdâtre. Le pied sur le mort, le dos bombé, les deux bras bandés comme des câbles, les hommes tiraient sur les liens qu’ils ne pouvaient arracher qu’en ramenant des lambeaux de chair… Et de leur gorge sortait un ahan rythmique, qui s’achevait bientôt en un rauque sifflement…

Nous nous approchâmes…

Les paons s’étaient arrêtés. Grossis de nouveaux troupeaux, ils emplissaient, maintenant, l’allée circulaire et l’ouverture fleurie qu’ils n’osaient pas franchir… Nous entendions, derrière nous, leurs rumeurs, et leur sourd piétinement de foule. C’était, en effet, comme une foule accourue au seuil d’un temple, une foule serrée, pressée, impatiente, étouffée, respectueuse et qui, cous tendus, yeux ronds, hagarde et bavarde, regarde s’accomplir un mystère qu’elle ne comprend pas.

Nous nous approchâmes encore.

— Vois, mon chéri, me dit Clara, comme tout cela est curieux et unique… et quelle magnificence !… En quel autre pays, trouver un pareil spectacle ?… Une salle de torture parée comme pour un bal… et cette foule éblouissante des paons, servant d’assistance, de figuration, de populaire, de décor à la fête !… Dirait-on pas que nous sommes transportés, hors la vie, parmi les imaginations et les poésies de très anciennes légendes ?… Est-ce que, vraiment, tu n’es pas émerveillé ?… Moi, il me semble que je vis ici, toujours, dans un rêve !…

Des faisans, aux plumages éclatants, aux longues queues orfévrées, volaient, se croisaient au-dessus de nous. Plusieurs osèrent se percher, de place en place, sur le sommet des tiges en fleurs.

Clara, qui suivait tous les caprices de formes et de couleurs de ces vols féeriques, reprit, après quelques minutes d’un silence charmé :

— Admire, mon amour, comme les Chinois, si méprisés de ceux qui ne les connaissent point, sont véritablement d’étonnantes gens !… Pas un peuple n’a su assouplir et domestiquer la nature, avec une intelligence aussi précise… Quels artistes uniques !… et quels poètes !… Regarde ce cadavre qui sur le sable rouge a le ton des vieilles idoles… Regarde-le bien… car c’est extraordinaire… On dirait que les vibrations de la cloche, sonnant à toute volée, ont pénétré dans ce corps comme une matière dure et refoulante… qu’elles en ont soulevé les muscles, fait craquer les veines, tordu et broyé les os… Un simple son, si doux à l’oreille, si délicieusement musical, si émouvant pour l’esprit, devenant quelque chose de mille fois plus terrible et douloureux que tous les instruments compliqués du vieux patapouf !… Crois-tu que c’est affolant ?… Non, mais concevoir cette chose prodigieuse, que ce qui fait pleurer d’extase et de mélancolie divine les vierges amoureuses qui passent, le soir, dans la campagne, peut aussi faire rugir de souffrance, peut aussi faire mourir, dans la plus indicible souffrance, une misérable carcasse humaine… je dis que c’est du génie… Ah ! l’admirable supplice !… et si discret, puisqu’il s’accomplit dans les ténèbres… et dont l’horreur, quand on y réfléchit un peu, ne saurait être égalée à aucune autre… D’ailleurs, comme le supplice de la caresse, il est très rare aujourd’hui, et tu as de la chance de l’avoir vu, à ta première visite dans ce jardin… On m’a assuré que les Chinois l’avaient rapporté de Corée, où il est très ancien et où, paraît-il, il est demeuré fréquent… Nous irons en Corée, si tu veux… Les Coréens sont des tortureurs d’une férocité inimitable… et ils fabriquent les plus beaux vases du monde, des vases d’un blanc épais, tout à fait unique, et qui semblent avoir été trempés… ah ! si tu savais ! — dans des bains de liqueur séminale !…

Puis, revenant au cadavre :

— Je voudrais savoir qui est cet homme !… Car on n’ordonne, ici, le supplice de la cloche, que pour les criminels de qualité… les princes qui conspirent… les hauts fonctionnaires qui ne plaisent plus à l’Empereur… C’est un supplice aristocratique et presque glorieux…

Elle me secoua le bras :

— Cela n’a pas l’air de t’emballer, ce que je dis… Et tu ne m’écoutes même pas !… Mais songe donc… Cette cloche qui sonne… qui sonne… C’est si doux !… Quand on l’entend, de loin, cela vous donne l’idée de pâques mystiques… de messes joyeuses… de baptêmes… de mariages… Et c’est la plus terrifiante des morts !… Moi je trouve cela inouï… Et toi ?

Et comme je ne répondais pas :

— Si… si… insista-t-elle… Dis que c’est inouï !… Je veux, je veux !… Sois gentil !…

Devant mon silence persistant, elle eut un petit mouvement de colère.

— Comme tu es désagréable !… fit-elle… Jamais tu n’aurais une gentillesse pour moi !… Qu’est-ce qui pourra donc te dérider ?… Ah ! je ne veux plus t’aimer… je n’ai plus de désirs pour toi… Cette nuit, tu coucheras, tout seul, dans le kiosque… Moi, j’irai retrouver ma petite Fleur-de-Pêcher, qui est bien plus gentille que toi, et qui connaît l’amour, mieux que les hommes…

Je voulus bégayer je ne sais quoi.

— Non, non… laissez !… C’est fini !… Je ne veux plus vous parler… Et je regrette de n’avoir pas amené Fleur-de-Pêcher… Vous êtes insupportable… vous me rendez triste… Vous me rendez bête… C’est odieux !… Et voilà une journée perdue, que je m’étais promise si exaltante, avec toi !…

Son bavardage, sa voix m’irritaient. Depuis quelques instants, je ne voyais même plus sa beauté. Ses yeux, ses lèvres, sa nuque, ses lourds cheveux d’or, et jusqu’aux ardeurs de son désir, et jusqu’aux luxures de son péché, tout, en elle, me semblait hideux, maintenant. Et de son corsage entr’ouvert, de la nudité rose de sa poitrine où, tant de fois, j’avais respiré, j’avais bu, j’avais mordu l’ivresse de si grisants parfums, montait l’exhalaison d’une chair putréfiée, de ce petit tas de chair putréfiée, qu’était son âme… Plusieurs fois, j’avais été tenté de l’interrompre par un violent outrage… de lui fermer la bouche avec mes poings… de lui tordre la nuque… Je sentais se lever en moi, contre cette femme, une haine si sauvage que, lui saisissant le bras, rudement, je criai, d’une voix égarée :

— Taisez-vous !… Ah ! taisez-vous !… ne me parlez plus jamais, jamais !… Car, j’ai envie de vous tuer, démon !… je devrais vous tuer, et vous jeter ensuite au charnier, charogne !

Malgré mon exaltation, j’eus peur de mes propres paroles… Mais, pour les rendre, enfin, irrémédiables, je répétai, en lui meurtrissant le bras de mes mains forcenées :

— Charogne !… charogne !… charogne !

Clara n’eut pas un mouvement de recul, pas même un mouvement des paupières… Elle avança sa gorge, offrit sa poitrine… Son visage s’illumina d’une joie inconnue et resplendissante… Simplement, lentement, avec une douceur infinie, elle dit :

— Eh bien !… tue-moi, chéri… J’aimerais être tuée par toi, cher petit cœur !…

Ç’avait été un éclair de révolte dans la longue et douloureuse passivité de ma soumission… Il s’éteignit aussi vite qu’il s’était allumé… Honteux du cri injurieusement ignoble que je venais de proférer, je lâchai le bras de Clara… et toute ma colère, due à une excitation nerveuse, fondit subitement dans un grand accablement.

— Ah ! tu vois… fit Clara, qui ne voulut pas profiter davantage de ma piteuse défaite et de son trop facile triomphe… tu n’as même pas ce courage, qui serait beau… Pauvre bébé !…

Et comme si rien ne se fût passé entre nous, elle se remit à suivre, d’un regard passionné, l’affreux drame de la cloche…

Durant cette courte scène, les deux hommes s’étaient reposés. Ils paraissaient exténués. Maigres, haletants, les côtes saillant sous la peau, les cuisses décharnées, ils ne représentaient plus rien d’humain… La sueur coulait, comme d’une gouttière, par la pointe de leurs moustaches, et leurs flancs battaient comme ceux des bêtes forcées par les chiens… Mais un surveillant apparut, tout d’un coup, le fouet en main. Il vociféra des mots de colère et, à tour de bras, il cingla de son fouet les reins osseux des deux misérables qui reprirent leur besogne en hurlant…

Effrayés par le claquement du fouet, les paons poussèrent des cris, battirent des ailes. Il y eut, parmi eux, comme un tumulte de fuite… une bousculade tourbillonnante, une déroute de panique. Puis, peu à peu rassurés, ils revinrent, un à un, couple par couple, groupe par groupe, reprendre leur place sous l’arche en fleurs, gonflant davantage la splendeur de leur gorge et dardant sur la scène de mort de plus féroces regards… Les faisans, qui continuaient de passer rouges, jaunes, bleus, verts, au-dessus du cirque blanc, brodaient d’éclatantes soies, de décors sveltes et changeants, le lumineux plafond du ciel.

Clara appela le surveillant et engagea avec lui, en chinois, un bref colloque qu’elle me résumait, au fur et à mesure des réponses.

— Ce sont ces deux pauvres diables qui ont sonné la cloche… Quarante-deux heures sans boire, sans manger, sans un seul repos !… Crois-tu ?… Et comment ne sont-ils pas morts, eux aussi ?… Je sais bien que les Chinois ne sont pas faits comme nous, qu’ils ont dans la fatigue et dans la douleur physique une endurance extraordinaire… Ainsi, moi, j’ai voulu voir combien de temps un Chinois pouvait travailler sans prendre de nourriture… Douze jours, chéri… il ne tombe qu’au bout du douzième jour !… C’est à ne pas croire !… Il est vrai que le travail que je lui imposais n’était rien auprès de celui-là… Je lui faisais bêcher la terre, sous le soleil…

Elle avait oublié mes injures, sa voix était redevenue amoureuse et caressante, comme lorsqu’elle me contait un beau conte d’amour… Elle poursuivit :

— Car tu ne doutes pas, chéri, des efforts violents, continus, surhumains qu’il faut, pour mettre en branle et actionner le battant de la cloche ?… Beaucoup, même parmi les plus forts, y succombent… Une veine rompue… une lésion des reins… et ça y est !… Ils tombent morts, tout d’un coup, sur la cloche !… Et ceux qui n’en meurent pas, sur place, y gagnent des maladies dont ils ne guérissent jamais !… Vois, comme par le frottement de la corde, leurs mains sont gonflées et saignantes !… Du reste, il paraît que ce sont des condamnés, eux aussi !… Ils meurent en tuant, et les deux supplices se valent, va !… C’est égal… il faut être bon pour ces misérables… quand le surveillant sera parti, tu leur donneras quelques taëls, pas ?

Et, revenant au cadavre :

— Ah ! tu sais… je le connais maintenant… c’est un gros banquier de la ville… il était très riche et volait tout le monde… Mais ce n’est pas pour cela qu’il fut condamné au supplice de la cloche. Le surveillant ne sait pas exactement pourquoi… on dit qu’il trahissait avec les Japonais… Il faut bien dire quelque chose…

À peine avait-elle prononcé ces paroles, que nous entendîmes comme des plaintes sourdes, comme des sanglots étouffés… Cela venait, en face de nous, de derrière le mur blanc, le long duquel des pétales se détachaient et tombaient lentement sur le sable rouge… Chute de larmes et de fleurs !

— C’est la famille… expliqua Clara… Elle est là, selon l’usage, attendant qu’on lui livre le corps du supplicié.

À ce moment, les deux hommes exténués qui, par un prodige de volonté, se tenaient encore debout, retournèrent le cadavre. Clara et moi, simultanément, nous poussâmes un même cri. Et, se serrant contre moi, et me déchirant l’épaule de ses ongles :

— Oh !… chéri !… chéri !… chéri !… fit-elle.

Exclamation par où elle exprimait toujours l’intensité de son émotion aux approches de la terreur comme de l’amour.

Et nous regardions le cadavre et, dans un même mouvement de stupeur, nous tendions le cou vers le cadavre et nous ne pouvions détacher notre vue du cadavre.

Sur sa face toute convulsée et dont tous les muscles rétractés dessinaient, creusaient d’affreuses grimaces et des angles hideux, la bouche tordue, découvrant les gencives et les dents, mimait un rire effroyable de dément, un rire que la mort avait raidi, fixé et, pour ainsi dire, modelé dans tous les plis de la peau. Les deux yeux, démesurément ouverts, dardaient sur nous un regard qui ne regardait plus, mais où l’expression de la plus terrifiante folie demeurait, et si prodigieusement ricanant, si paroxystement fou, ce regard, que jamais, dans les cabanons des asiles, il ne me fut donné d’en surprendre un pareil aux yeux d’un vivant.

En observant, sur le corps, tous ces déplacements musculaires, toutes ces déviations des tendons, tous ces soulèvements des os, et, sur la face, ce rire de la bouche, cette démence des yeux survivant à la mort, je compris combien plus horrible que n’importe quelle autre torture avait dû être l’agonie de l’homme couché quarante-deux heures dans ses liens, sous la cloche. Ni le couteau qui dépèce, ni le fer rouge qui brûle, ni les tenailles qui arrachent, ni les coins qui écartent les jointures, font craquer les articulations et fendent les os comme des morceaux de bois, ne pouvaient exercer plus de ravages sur les organes d’une chair vive, et emplir un cerveau de plus d’épouvante que ce son de cloche invisible et immatériel devenant, à lui seul, tous les instruments connus de supplice, s’acharnant, en même temps, sur toutes les parties sensibles et pensantes d’un individu, faisant l’office de plus de cent bourreaux…

Les deux hommes s’étaient remis à tirer sur les liens, leur gorge à siffler, leurs flancs à battre plus vite. Mais la force leur manquait, leur coulait des membres en ruisseaux de sueur. À peine si, maintenant, ils pouvaient se tenir debout, et, de leurs doigts raidis, ankylosés, tendre les lanières de cuir…

— Chiens ! hurla le surveillant…

Un coup de fouet leur enveloppa les reins et ne les fit même pas se redresser contre la douleur. Il semblait que, de leurs nerfs débandés toute sensibilité eût disparu. Leurs genoux, de plus en plus ployés, de plus en plus tremblants, s’entrechoquaient. Ce qui leur restait de muscles sous la peau écorchée se contractait en mouvements tétaniques… Tout d’un coup, l’un d’eux, à bout d’épuisement, lâcha les liens, poussa une petite plainte rauque, et, portant les bras en avant, il tomba près du cadavre, la face contre le sol, en rejetant, par la bouche, un flot de sang noir.

— Debout !… lâche !… debout, chien !… cria encore le surveillant.

À quatre reprises, le fouet siffla et claqua sur le dos de l’homme… Les faisans perchés sur les tiges fleuries s’envolèrent avec un grand bruit d’ailes. J’entendis derrière nous les rumeurs affolées des paons… Mais l’homme ne se releva pas… Il ne bougeait plus et la tache de sang s’élargissait sur le sable… L’homme était mort !…

Alors, j’entraînai Clara dont les petits doigts m’entraient dans la peau… Je me sentais très pâle, et je marchais, et je trébuchais comme un ivrogne…

— C’est trop !… c’est trop !… ne cessais-je de répéter.

Et Clara, qui me suivait docilement, répétait aussi :

— Ah ! tu vois, mon chéri !… je savais bien, moi !… t’avais-je menti ?

Nous gagnâmes une allée qui conduisait au bassin central et les paons, qui nous avaient suivis jusque-là, nous abandonnèrent tout d’un coup et se répandirent, à grand bruit, à travers les massifs et les pelouses du jardin.

Cette allée, très large, était, de chaque côté, bordée d’arbres morts, d’immenses tamariniers dont les grosses branches dénudées s’entrecroisaient en dures arabesques sur le ciel. Une niche était creusée dans chaque tronc. La plupart restaient vides, quelques-unes enfermaient des corps d’hommes et de femmes violemment tordus et soumis à de hideux et obscènes supplices. Devant les niches occupées, une sorte de greffier, en robe noire, se tenait debout, très grave, avec une écritoire sur le ventre et un registre de justice dans les mains.

— C’est l’allée des prévenus… me dit Clara… Et ces gens debout que tu vois ne sont là que pour recueillir les aveux que la souffrance prolongée pourrait arracher à ces malheureux… Il est rare qu’ils avouent… ils préfèrent mourir ainsi, pour n’avoir pas à traîner leur agonie dans les cages du bagne et, finalement, périr en d’autres supplices… Généralement, les tribunaux n’abusent pas, sauf dans les crimes politiques, de la prévention… Ils jugent en bloc, par fournées, au petit bonheur… Du reste, tu vois que les prévenus ne sont pas nombreux et que la plupart des niches sont vides… Il n’en est pas moins vrai que l’idée est ingénieuse. Je crois bien qu’elle leur vient de la mythologie grecque… C’est, dans l’horreur, une transposition de cette fable charmante des hamadryades, captives des arbres !

Clara s’approcha d’un arbre dans lequel râlait une femme encore jeune. Elle était suspendue, par les poignets, à un crochet de fer et les poignets étaient réunis entre deux pièces de bois, serrées à grande force. Une corde raboteuse, en filaments de coco, couverte de piment pulvérisé et de moutarde, trempée dans une solution de sel s’enroulait autour des deux bras.

— On maintient cette corde, voulut bien remarquer mon amie, jusqu’à ce que les membres soient enflés au quadruple de leur grosseur naturelle… Alors, on la retire, et les ulcères qu’elle produit souvent crèvent en plaies hideuses. On en meurt souvent, on n’en guérit jamais.

— Mais si le prévenu est reconnu innocent ? demandai-je.

— Eh bien… voilà ! fit Clara.

Une autre femme, dans une autre niche, les jambes écartées, ou plutôt écartelées, avait le cou et les bras dans des colliers de fer… Ses paupières, ses narines, ses lèvres, ses parties sexuelles étaient frottées de poivre rouge et deux écrous lui écrasaient la pointe des seins… Plus loin, un jeune homme était pendu au moyen d’une corde passée sous ses aisselles ; un gros bloc de pierre lui pesait aux épaules et l’on entendait le craquement des jointures… Un autre encore, le buste renversé, maintenu en équilibre par un fil d’archal qui reliait le cou aux deux orteils, était accroupi avec des pierres pointues et tranchantes entre les plis des jarrets… Les niches dans les troncs devenaient vides. De place en place, seulement, un ligoté, un crucifié, un pendu dont les yeux étaient fermés, qui semblait dormir, qui était mort, peut-être ! Clara ne disait plus rien, n’expliquait plus rien… Elle écoutait le vol pesant des vautours qui, au-dessus des branchages entrecroisés, passaient, et, plus haut encore, le croassement des corbeaux qui, par bandes innombrables, planaient dans le ciel…

L’allée lugubre des tamariniers finissait sur une large terrasse fleurie de pivoines et par où nous descendîmes au bassin…


Les iris dressaient hors de l’eau leurs longues tiges portant des fleurs extraordinaires, aux pétales colorés comme les vieux vases de grès ; précieux émaux violacés avec des couleurs de sang ; pourpres sinistres, bleus flammés d’ocre orangée, noirs de velours, avec des gorges de soufre… Quelques-uns, immenses et crispés, ressemblaient à des caractères kabbalistiques… Les nymphéas et les nélumbiums étalaient sur l’eau dorée leurs grosses fleurs épanouies qui me firent l’effet de têtes coupées et flottantes… Nous restâmes quelques minutes penchés sur la balustrade du pont à regarder l’eau, silencieusement. Une carpe énorme, dont on ne voyait que le mufle d’or, dormait sous une feuille, et les cyprins, entre les typhas et les joncs, passaient, pareils à des pensées rouges dans le cerveau d’une femme.