Le Jardin des princesses

Le Jardin des princesses
Revue des Deux Mondes6e période, tome 37 (p. 842-847).
LE JARDIN DES PRINCESSES


Alger, mai 1914.

Dans le quartier mystérieux de la vieille ville mauresque que je croyais si bien connaître, j’ai fait une découverte… Un jardin ! Le jardin des Princesses !

Pour quiconque a seulement parcouru la Kasbah, c’est bien le lieu du monde où l’on s’attend le moins à rencontrer un jardin. Que dis-je ? Un bouquet d’arbres, un pied de verdure y semblerait paradoxal. Et pourtant il y a des arbres à la Kasbah, mais si bien cachés derrière les hauts murs enduits de chaux blanche des mosquées et des petites chapelles funéraires que le Roumi qui passe, en quête de costumes et d’architectures exotiques, en croit à peine ses yeux, lorsqu’il les voit.

A ceux qui l’aiment, le vieil Alger ménage beaucoup de surprises comme celle-là. Je le dis bien haut, parce qu’on l’ignore trop en France, parce qu’on y est injuste pour notre Afrique : il n’y a rien de pareil dans tout l’Orient. Tunis même n’offre rien d’aussi franc, d’aussi nettement caractéristique. Les mœurs indigènes y sont déjà contaminées par l’influence orientale. On y sent le bariolage levantin. Que dire, après cela, de Constantinople, de Smyrne, de Beyrouth, du Caire ! Pour la beauté du costume, la fierté des types humains, l’absence de servilité et de parasitisme, Alger est cent fois au-dessus de toutes ces villes trop vantées.

Or, dans l’Alger de l’ancien temps, la Kasbah est une ville à part. C’est un monde fermé, un vieux coin d’Islam plein de secrets, difficiles à pénétrer, non seulement pour le passant distrait, mais pour le dilettante épris de vie arabe. Merveilleusement défendu contre les curiosités profanes, le jardin des Princesses est comme le cœur tragique et silencieux de ce pays étrange et si farouchement clos.


Pour mieux en sentir le charme triste, il faut avoir erré longuement, amoureusement dans tout ce réseau de ruelles ombreuses ou violemment ensoleillées qui l’entourent. Je ne connais pas de promenade plus amusante, plus fertile en spectacles colorés et imprévus. D’abord, le nom seul des rues vous met l’imagination en fête. Quel est l’officier de bureau arabe, le rond-de-cuir désœuvré et romantique, qui, au temps de la conquête, inventa ces noms extraordinaires ? Il mériterait assurément de donner le sien à quelque boulevard de l’Alger moderne.

Grâce à cet anonyme de génie, une méchante plaque indicatrice clouée sur un mur décrépit vous évêque toute l’Afrique de la légende et de l’histoire, avec sa flore et sa faune, avec ses aspects éternels et ses grands paysages, tandis que l’azur du ciel se découpe entre les hauts murs des maisons étagées, qui descendent vers la mer et les mâtures des navires.

Rue de la Mer Rouge, rue des Pyramides, rue de la Girafe, rue du Palmier, rue de la Grenade ! … C’est l’Afrique du « Tour du Monde » et des livres d’images, — oasis, caravanes, chameaux et chameliers, explorateurs et tueurs de lions. Là-bas, rue des Lotophages : un saut brusque en pleine antiquité homérique. Les Syrtes de Libye fument derrière la ligne des sables. Ulysse et ses compagnons débarquent sur l’inhospitalière côte africaine… Rue Rannibal ! On songe à Carthage, on voit Salammbô, qui danse sur sa terrasse, au clair de lune, devant le golfe endormi !… Rue Micipsa, rue Jugurtha, rue Caton, rue Salluste : histoire numide et romaine ! Sophonisbe, réfugiée dans son harem, à la pointe du rocher de Cirta, boit la coupe de poison envoyée par son amant… Le conquérant latin, le sénateur ou le proconsul, se prélasse, à l’heure de la sieste, dans le xyste ou sur le belvédère de sa villa… Rue des Abdérames, rue des Maugrebins, rue Barberousse ! Voici le flot de l’Islam envahisseur, l’Afrique des croisades, des corsaires, des esclaves, et aussi celle des Mille et une Nuits. Enfoncez-vous maintenant dans ce couloir obscur, aux demi-ténèbres douteuses, sous l’enchevêtrement des rondins de thuya qui soutiennent les étages en surplomb : c’est la rue Médée, ou, plus sinistre encore, la rue du Diable, — l’Afrique des sorcières et des djinns, des vendeuses de philtres, des incantations et des maléfices.


Le matin, à l’aube, cette Kasbah voilée et taciturne a des ébats de vie joyeuse, des carrefours et des placettes, où les marchands de fleurs et de légumes étalent les trésors éclatans de leurs éventaires. Et, comme des torrens qui dévalent entre de sombres roches, elle a deux ou trois longues rues toutes vibrantes de lumière, toutes fourmillantes de haillons multicolores, toutes pleines de cris et d’odeurs. C’est le moment où les marchands de poisson montent ses escaliers, en tapant sur les plateaux de leurs balances et en balançant leurs corbeilles dégouttantes d’eau de mer.

Mais la vraie Kasbah n’est pas là, dans ce tumulte et ces couleurs ardentes du réveil. La vraie ne se livre point ainsi aux regards du passant. Elle est retirée, murée et comme ensevelie derrière une triple barrière d’ombre, de silence et de refus. Ses maisons, presque sans ouvertures, ne reçoivent la lumière que du dedans. Ses portes basses, percées d’un guichet où s’encadre parfois une face méfiante, repoussent le visiteur par tous les clous et par toutes les pointes de leurs ferrures. Elle est comme en état de défense permanente. Le soir surtout, après le couvre-feu, cette solitude et cette obscurité prennent quelque chose de menaçant. On monte dans le noir et dans le silence. On glisse sur les marches grasses et dans les détritus des ruisseaux. Le labyrinthe voûté n’en finit pas. Anxieusement, on cherche, à chaque détour, la lueur amie d’un bec de gaz… Soudain, un frôlement presque imperceptible. On se retourne. Un fantôme drapé de blanc vous suit. Il vous suit longtemps. Ses pas ne font point de bruit sur les dalles. Et puis, tout à coup, il disparait derrière une de ces portes bardées de clous, qui se referme sur lui, sans faire plus de bruit que ses pieds nus…


C’est dans cette partie muette et jalousement close de la Kasbah que j’aurais cherché, si l’on ne m’avait averti, le mystérieux jardin des Princesses. Eh bien, non ! Il s’ouvre, ce jardin caché, sur une des rues les plus bruyantes et les plus animées de la vieille ville, une rue tout encombrée de petites boutiques, de bains et de cafés maures, à deux pas de la mosquée Salir. Cent fois, j’étais passé devant son seuil banal, sans me douter qu’il y avait là des morts illustres. Il fallut que mon ami Charles de Galland, l’actuel maire d’Alger, très fier de sa découverte, — car c’est lui, le premier, qui a découvert le jardin des Princesses, — m’y conduisit par la main.


Nous entrons dans un corridor misérable, tout pareil à ceux des maisons de pauvres, qui bordent la rue. Selon la disposition des vieux logis mauresques, il se recourbe, se coude et s’étrangle comme une souricière ; il a des inégalités de niveau, des marches inattendues. Enfin, tout au bout, dans une vague pénombre, un réduit de sabbat où d’horribles vieilles sont accroupies autour d’un plateau, parmi des enfans qui jouent avec un chaudron troué.

A la vue des intrus, une des vieilles se lève, farouche, refoulant l’injure qui lui monte aux lèvres : elle a reconnu le chef des Roumis. Elle s’incline devant le maître détesté, et, résignée à cette invasion sacrilège, mais la rage au cœur, elle pousse une porte dissimulée dans un retrait du corridor. Un flot de lumière jaillit. Nous sommes dans un jardinet souffreteux, sorte de terrasse en pente douce, que les maisons voisines enserrent comme un préau de prison.

Et c’est cela le jardin des Princesses ! Non, pas même un jardin, mais un cimetière. Il est vrai que, pour les musulmans » c’est très souvent la même chose.

A l’ombre de trois figuiers malingres, entre la Kouba du vénéré marabout, Sidi ben Ali ben Mhamed et le tombeau de Sidi Brahim ben Mouça, se dressent deux petites stèles de marbre blanc aux chevets des deux lits funéraires, où reposent deux princesses, mortes avant l’âge, dans tout l’éclat de leur jeunesse et de leur beauté, et qui furent l’ornement du harem.

Les stèles ne rappellent que leurs noms et la miséricorde infinie d’Allah :

« Voici le tombeau de Fatmah ben Hassan Bey. Que Dieu, lui pardonne ainsi qu’à tous les musulmans ! Amen, amen !  » Et plus loin : « Voici le tombeau de celle qui est en la possession de Dieu : N’Fissa, fille de feu Hassan Pacha. Que Dieu lui soit miséricordieux ainsi qu’à tous les musulmans ! Amen, amen !  »


C’est tout ! Je suis d’abord un peu déçu. Cette sécheresse, cette nudité hautaine de l’Islam me font mal à l’âme. Pas de phrases, pas la moindre parure pour voiler l’horreur de la mort ! Les jeunes filles mortes n’ont pas une fleur sur leur tombe.

Ce pauvre jardinet, quelle misère, quelle aridité et quelle désolation ! L’incurie musulmane s’y trahit, dédaigneuse des odeurs, des chiffons et des débris accumulés ! Je regarde autour de moi, hésitant à faire un pas, tant je me sens, ici, un étranger, presque un profanateur. J’avance avec précaution vers les stèles. Aussitôt, des ramiers, perchés sur les branches noueuses des figuiers, s’envolent avec un grand bruit d’ailes. Un chat famélique, aux oreilles pointues, se hérisse sur mon passage. Et la vieille, qui s’est assise là-haut, tout au bout de la terrasse, qui se tient loin de nous, comme si nous étions des pestiférés, nous lance des regards à la fois inquiets et indignés. Elle se demande par quel caprice incompréhensible nous sommes venus, puisqu’il n’y a rien à voir dans ce taudis.

Ou peut-être que nous méditons quelque noir dessein contre ses morts, une désaffectation du cimetière, une violation des sépultures sacrées ? Cette défiance, cette hostilité latentes me deviennent une véritable gêne. Et pourtant la vieille se trompe. Si je suis un étranger dans ce sanctuaire du souvenir, je ne suis pas un indifférent. Ce lieu sans beauté et sans joie m’intéresse. Ce n’est pas un lieu banal, je le sens avec force. Et, tandis que je considère les tombes, et la vieille, sauvagement accroupie dans sa pose de gardienne des morts, je sens aussi la grandeur toute spirituelle de la scène.

Cette pauvresse en guenilles entretient un culte. Elle veille sur une tradition. Quand tous les autres oublient, même les Croyans, ses frères, elle reste fidèle à la mémoire de ses princes. Elle atteste que la mort ne termine rien, et qu’au jour fixé, l’âme des ancêtres sortira des tombes pour souffler au cœur des descendans dégénérés les résolutions héroïques. Ce culte solitaire, elle croyait pouvoir au moins le rendre en paix à ses morts, loin des regards sacrilèges. Et voici que nous sommes venus, que nous avons violé son secret I C’est pourquoi une douleur si évidente contracte son visage, et c’est pourquoi tant de haine flambe dans ses yeux.


Nous avons conscience de tout cela. Mais mon ami ne veut pas laisser la vieille gardienne sur cette impression désolante. De Galland est admirable dans son rôle de Père de la Cité. Il connaît son peuple. Il est né dans le pays. Il sait les mots capables d’apaiser et de toucher les cœurs musulmans.

Doucement, il s’approche de la misérable, lui glisse dans la main une offrande pour les vénérés marabouts, et il lui dit à peu près ceci :

— C’est bien. Tu nous as donné une grande joie ! Je te remercie. Mais, pour que notre joie soit plus grande, tu vas faire une chose : tu vas dire une prière, d’abord pour mon ami qui est là, et puis une autre pour moi !…

À ces mots inespérés, les traits du vieux visage se détendent. Elle sourit, elle est heureuse comme un enfant. Ainsi l’infidèle, lui aussi, se prosterne devant les saints tombeaux ! Il est vaincu par la lumière de la Vérité !… Et la voilà qui s’avance, très grave, très digne vers la kouba du pieux marabout. Les deux paumes ouvertes, dans l’attitude des suppliantes antiques, elle en fait lentement le tour, en murmurant une psalmodie.

La Bédouine en haillons est transfigurée. Elle est hors de sa race, hors de sa religion. Ce n’est plus qu’une vieille femme qui prie, et qui, pour un moment du moins, pardonne à ses ennemis. Une telle prière, dite pour moi et par une telle bouche ! Cette pensée m’émeut profondément, — et c’est de tout mon cœur que je m’associe à la psalmodie de la gardienne des morts, à cette humble invocation au Dieu tout-puissant et miséricordieux, qui est le même pour le Chrétien et pour le Musulman.


LOUIS BERTRAND.