Le Jardin des dieux/Texte entier



EDMOND GOJON

LE
JARDIN DES DIEUX
— POÈMES —

PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, rue de grenelle, 11

1920
Tous droits réservés



À MA FEMME


À MON ENFANT.



Je suis hanté, l’azur, l’azur, l’azur, l’azur !
Stéphane Mallarmé.




LE JARDIN DES DIEUX


Ma terre, il faut vraiment l’extase des dieux mornes,
             D’ivresse solaire hébétés,
Pour oser affronter le silence sans bornes
             De ta stérile immensité,

Aussi, ce que j’ai vu sur tes golfes arides
             Tapissés d’algue et de varech
Monter de cette mer qui n’a pas plus de rides
             Que le visage des dieux grecs,


Ce que j’ai vu planer sur ces grands monts sans arbres
             Qu’éperdus de soif, nous foulions
Et qui, fauves et roux, semblent cacher leurs marbres
             Sous le pelage des lions,

Ce que j’ai vu surgir de tes villes lunaires
             — Forums vides, cirques déserts —
Par ces livides nuits où l’éclair sans tonnerre
             Fouille le silence des airs,

Ce qui des lacs de sel perdus parmi tes plaines
             Devant mon rêve s’exhala
Tandis qu’une aigle d’or, petite et si lointaine,
             Tremblait toute sur Djemila,

Ce qui, le long du roc tout ruisselant d’aurore
             Et formidable sous nos mains,
Nous apparut un jour brûlant et rouge encore
             De la pourpre et du sang romains,


N’est-ce pas, n’est-ce pas, terre des mosaïques,
             Leur grand visage radieux,
Leur visage divin, leur visage héroïque,
             Jardin des dieux, jardin des dieux !

ALGER

… et je continuai à marcher jusqu’à ce que je fusse arrivé à une ville splendide et prospère, au climat si merveilleux que l’hiver n’avait sur elle aucune prise et que le printemps la couvrait toujours de ses roses.
Les Mille Nuits et une Nuit.



Voici tes clairs enfants sur le seuil de tes portes,
Demi-nus et bronzés, jouant dans le soleil,
Tes odeurs de cuisine et de roses, si fortes
Que j’en suis suffoqué dès l’aube, à mon réveil.

Tes toiles d’araignée épaisses sous tes poutres
Semblent pendre depuis les jours turcs ou romains
Et pour consacrer l’eau, sur le flanc de leurs outres
Tes durs marchands ont mis des colliers de jasmin.


J’aime leurs cris aigus qui rayent le silence,
J’aime dans l’ombre ardente où mon front se courba
Leurs gestes rituels au-dessus des balances
Où j’ai vu se pencher le jeune Ali Baba.

Ô fleurs, légumes d’or, beau marché disparate,
Chapelet qui s’égrène aux doigts d’un mendiant,
Aveugle récitant la plus longue sourate
En tournant ses yeux morts vers le soleil couchant,

Après-midi brûlant, tête qui se renverse
Et pèse, tatouée, au cuir des coussins ronds
Et ces repos d’amour, ces siestes que traverse
Le cri frais des marchands de glace et de citrons.

Oh ! tout cela, c’est toi ma ville aux mains sanglantes
Qui caches ton passé comme un brûlant trésor,
C’est toi, ces cours de marbre et ces jardins qu’enchantent
Un souvenir d’empire et l’odeur de la mort.


C’est toi, cette blancheur mollement inclinée,
Ces paresses parmi l’encens et le benjoin
Et ton azur sans ride, ô Méditerranée,
Qu’un azur implacable et sans tache rejoint.

C’est toi, c’est toi, c’est toi, ce jet d’eau solitaire
Qui danse, triste et bleu, vers l’étoile du soir,
Ces flûtes qu’on ne peut entendre sans se taire
Et que semble briser un indicible espoir !

C’est toi, ces longues nuits aux étoiles intenses
Que traversent sans fin de bleuâtres éclairs
Tandis que débordant de lune et de silence
Ta terrasse rêveuse écoute au loin la mer.

J’aime te retrouver dans le cri rauque et morne
De cet ânier poudreux qui va vers le marché
Et dans le chant plaintif de ce tourneur de corne
Dont le front bombe et luit sous le turban penché.


Tu vis sous cette voûte où le doreur de coffres
De ses oiseaux dorés enchante un lit d’amour
Et dans cette ruelle où ta main peinte m’offre
Le raisin, la grenade et le miel, tour à tour.

Ô ma ville au front bleu, toi que l’azur macère
Dans le piment, l’anis, la verveine et l’encens,
Alger, jardin de feu, sépulcre des corsaires,
Bain d’ambre et d’ambroisie où j’ai plongé mes sens.


J’ai ta rouge chaleur comme du poivre aux lèvres,
Ma bouche s’incendie à tes piments, et j’ai
Sur mes nuits de parfums et sur mes nuits de fièvres
Au front de mon désir ton croissant orangé.


Je t’aime pour ce bruit de linges et de tringles
Qui sonne encore au seuil de tes chambres d’amour
Et pour ces aigres chants de guerre dont tu cingles
Tes marchands somnolents assis aux carrefours.

Je t’aime pour le feu de tes lèvres, habiles
À rendre douloureux le roseau que tu mords,
Pour le roucoulement des colombes kabyles
Et pour le fauconnier et le laveur de morts.

Pour tes cèdres trempant dans la lune émergée
Au-dessus des tombeaux que drape un blanc jasmin
Et pour une fenêtre étroite et grillagée
D’où pend sous son fardeau de bagues, une main…

Je t’aime pour l’accent magique des sentences
Qui gardent ton passé de notre mauvais œil,
Pour la chaude splendeur de cet azur intense
Que ta ville de proie occupe avec orgueil.


Pour ce qui reste aussi de ta puissance éteinte,
Le défi d’un regard, la révolte d’un cri,
Comme on peut voir autour de tes sourates peintes
Une lueur jaillir de tes vieux manuscrits.

Pour l’éclat d’un collier ou d’un sein qu’on voit luire
Parfois, entre les plis de ton voile écarté,
Pour ton encens, tes ors, tes parfums et tes cires
Et pour ta solitude et pour ta volupté !


Te voici comme aux soirs où, guettant tes galères,
Tu rêvais au-dessus des jardins du sérail
Et j’entends quand tes bras montent vers la nuit claire
Sonner tes bracelets de corne et de corail.


Tes yeux cherchent, là-bas, la mer marmoréenne
Et, brûlante du poids de tes bijoux frontaux,
Tu mènes d’une main grasse et musicienne
Un archet qui répond au rêve des jets d’eau.

Je vois ton dur profil, je vois tes mains marquées
Lentement prosternés, s’élever lentement.
Des mouettes, au loin, tournent sur la mosquée…
Une cloche se heurte à ton recueillement.

L’odeur de tes jardins gonfle encor tes narines,
Tu flaires dans l’air chaud la rose et l’oranger
Et vers l’ascension de la lune marine
Tu tournes la ferveur de tes yeux allongés.

Et je ne sais devant cette nuit solennelle
Rien de plus douloureux à ton cœur ulcéré,
À l’heure où tant de mains montent comme des ailes
Vers les lampes sans nombre et les drapeaux sacrés,


Que ce cri de sirène, ardent, lourd, nostalgique,
Qui, jailli de la mer avec autorité,
Vient, planté dans ton ciel comme un couteau tragique,
Rompre ta solitude et ta sérénité !



À Georges Lecomte.



LE CHAPELET DE JASMIN





CASBAH



Casbah, ville de proie ombrageuse et fermée,
      Tes durs seigneurs d’ombre, où sont-ils ?
Je regarde, ce soir, ton tragique profil
      De prisonnière désarmée.

Sous tes porches sanglants j’évoque tes pillards
Dont la gloire, bravant les ruines, passe outre
Et hante encor ces murs appuyés à leurs poutres
      Comme des lépreux béquillards !

Plus rude que les rocs où le bec d’aigle s’use,
Voici l’aire sans fin des terrasses, voici,
Au coudoiement puissant de tes siècles noirci,
Ton repaire abrité de la mer et des ruses.


Là, comme aux soirs lointains de ta prospérité,
      Sur les crevasses des ruelles,
Sirius d’or revient, magnifique et cruelle,
Te livrer toute bleue à son philtre enchanté.

Tu songes, on dirait que tu te remémores
Et, visages de marbre au milieu des jardins,
Les tombeaux de tes beys apparaissent soudain
Sous les belles-de-nuit et sous les sycomores.

Alors, comme je t’aime immensément, tandis
Que s’irrite le pouls violent de ta fièvre
Au rauque halètement des flûtes à ta lèvre
      Et de tes tambours assourdis.

Cependant que, dans l’aube ardente des nuits claires,
      Brûlante encore de passé,
La mer qui se souvient de tes fastes brassés
      Charge de lune tes galères.



L’ORIENT



L’Orient, c’est la fleur de jasmin à la bouche,
C’est le piment qui saigne et l’odeur du café,
C’est derrière un grillage un appel étouffé
Et sur un marbre frais le bruit d’une babouche.

C’est la grenade pleine et le sein que l’on touche,
La dispute au sérail et l’eunuque griffé,
C’est le chacal rampant, c’est le faucon coiffé,
Le couteau dérobé, la voix de miel, l’œil louche.


C’est l’agave, c’est l’aloës, c’est le yucca,
L’étoile bleue au bras foncé de Rebecca,
La rose qui s’effeuille et l’orange qui tombe,

Et c’est, indifférent au soleil qui le mord,
Ce vieillard étendu qui dort sur une tombe
Comme s’il écoutait à la porte des morts.



PORTRAIT



Es-tu le dernier fils des anciens forbans,
Toi qui sur cette grève où ta barque s’embourbe
Gardes un air de proie et cet œil louche et fourbe
Et ce front méprisant que hausse le turban ?…

Je revois ton long fouet au court manche, le banc
De la chiourme où s’efforce une sinistre tourbe,
Ton poing maigre au pommeau serrant le sabre courbe
Et ta large ceinture aux pistolets flambants.


Alger, tu l’as frappée au bec de tes galères
Pour venir retrouver sur ses terrasses claires
Tes captives, pâles de crainte sous le fard.

Ô toi qui relevant tes femmes prosternées
Leur révélais au fond de ton calme regard
L’orageuse fureur des méditerranées.



CIMETIÈRE ARABE



Je te revois encore, ô pâle cimetière,
      Si frais, si neigeux dans ta chaux
Que tu répands autour de toi de la lumière
      Sous l’indigo du ciel si chaud.

Voici la tombe bleue auprès du tombeau rose,
      Voici, rouge et se balançant,
Une rose vivante à côté de la rose
      Peinte sur un carreau persan.


J’entends vos cris aigus, hirondelles mauresques
      Qui, jamais, ne vous fatiguiez,…
La mer brûle, là-bas, comme au fond bleu des fresques
      Entre les feuilles des figuiers.

De bruns enfants courant, agitant leurs mains frêles,
      Vêtus de corde et de haillons
Poursuivent en jouant les maigres sauterelles,
      Les lézards et les papillons.

Ô mille bruits de l’herbe au milieu du silence,
      Crépitements de la chaleur,
Un hibiscus gonflé de pourpre se balance
      Appesanti par sa couleur.

Un aveugle titube entre les herbes sèches
      Qu’il écarte de son bâton,
Une tombe d’enfant l’arrête, toute fraîche,
      Comme il la caresse à tâtons !


Plus loin dans les chardons, saignante, toute prête,
      La terre déchirée attend.
Un jeune fossoyeur roule une cigarette
      Et regarde au loin en chantant.


Ô sommeil parfumé, douce paix musulmane,
      Lumineuse sérénité,
Beau jardin de la mort, quelle douceur émane
      De votre parterre enchanté !

Un oiseau près de moi chante, un pétale tombe,
      Une abeille glisse sur l’air,
Et mon regard distrait n’abandonne ces tombes
      Que pour se perdre vers la mer.


C’est sous la nudité de cette terre en friche,
      Devant cet azur éternel,
Que le pauvre conteur et que le mauvais riche
      Dorment d’un sommeil fraternel.

Rien en moi, devant eux, ne saigne et ne tressaille,
      Ma voix tranquille n’a qu’un cri
Sur tous ces ossements mêlés à la broussaille :
      — « C’était écrit ! C’était écrit ! »

Embrasé de lumière, épuisé de silence,
      Sans désir et sans mouvement,
Déjà, je participe à la torpeur immense
      De cet anéantissement.

Car pour celui qui veut, durant sa vie entière,
      Courir le risque et les hasards,
Rien n’est plus doux que toi, bleu jardin, cimetière
      Où sont éteints tant de regards !



LE CORSAIRE



Alger, comme je goûte encore en te voyant
D’une ardeur qui, ce soir, touche à la volupté
L’implacable couleur de ton ciel flamboyant
Sur tes bazars, de pourpre et de cuivre irrités.

Tes terrasses de chaux descendent vers la mer…
Voici les canons turcs où s’est tant accoudé
Mon rêve empreint de sel et de souffles amers,
Et je revois flamber les longs jardins du dey.


Peu m’importe qu’avec une âpre autorité
Les sirènes, là-bas, croisent leurs cris ardents,
Je suis si bien devant ton golfe de clarté
À l’abri du brumeux et du vieil Occident.

Rien ici, désormais, qui me borne ou m’enserre
Et devant ton accueil d’azur et d’infini
Je suis lourd de ma proie, ainsi que ce corsaire
Qui regagne, apaisé, les chaleurs de son nid.

Tes grappes de jasmin pendent à mes oreilles.
Au milieu des jardins que la lune ennoblit,
Maigre d’amour, j’anime une flûte pareille
Aux pipes où la chair puise un si vaste oubli.

Et faisant voisiner dans ma large ceinture
Le lourd chapelet d’ambre avec les crosses d’or,
Je suis bien le corsaire aux fameuses captures
Qui, dur seigneur des mers, favori de la Mort,


Oubliant le fracas des royales bombardes
Et le gémissement des captifs écorchés,
Descend à l’heure bleue où son harem se farde
Errer dans ses jardins sous la lune penchés,

Sans entendre gronder derrière lui, dans l’ombre
Où ses babouches font leur glissement léger,
La pesante clameur de ses crimes sans nombre
Que couvre la chanson d’un rossignol caché.



NOSTALGIE



Ni les pâles matins dont la mélancolie
Répand sur ma tristesse une averse d’argent,
Ni la grave lenteur de la lune, émergeant
Derrière un bois d’automne où s’égoutte la pluie,

Ne sauraient me guérir d’avoir, un jour, connu
Ce golfe que l’émail de la mer colorie
Et ses nuits, de musique et de lune pétries,
Et cette anse féerique où j’ai plongé, tout nu,

Dans une eau de phosphore et de verroterie.



UN SOIR, DE TON AZUR…



Un soir, de ton azur, Alger, me lasserai-je
Et de tant de couleur attachée à tes jours
Et de tout ce luisant et bondissant cortège
Dont tes dauphins d’argent honorent mon retour ?

C’est toi, si bien assise, adossée au ciel libre
D’où longtemps ta fierté brava l’orgueil latin,
Et le golfe enchanté, comme une harpe, vibre
Et le bleu Djurdjura cisèle le matin,


Tandis que je te vois, éclatante et sereine,
Apparaître aux confins du jour et de la nuit
En laissant ruisseler de tes doigts de sirène
Le trésor des poissons, du corail et des fruits.



VILLE HAUTE



Des galons de soleil flambent le long des poutres,
Tandis que tu gravis la rue oblique. Vois :
De scrupuleuses mains flottent autour des poids
Et l’huile grasse suinte aux coutures des outres.

Monte encore. Les murs s’épaississent. Passe outre.
Les hauts balcons fermés étouffent d’âpres voix
Et les enfants du seuil, une rose à leurs doigts,
Te regardent longtemps de leurs beaux yeux de loutre.


Une femme, d’un pas alangui, sort du bain.
Suis-la pour le plaisir d’écouter, argentin,
Le bracelet qui tinte à ses chevilles lentes.

Et pour la voir vers toi qui la dépasseras
Entr’ouvrir d’un beau geste où s’exposent ses bras
Son voile qu’elle écarte avec des mains sanglantes.



SI PARFOIS, LE REGRET…



Si parfois le regret des gothiques rivages
Vient encore amollir ce cœur qui les aima
Pour leurs dunes que ronge une mer si sauvage
Et pour leur pluie errante et pour leurs tristes mâts,

Oh ! tourne alors les yeux vers cet azur mauresque
Où le palmier numide et le cyprès romain
Au bord du golfe unis et se caressant presque
S’enchaînent mollement sous un même jasmin.



SOIR ARABE



Nuit où brûle le ciel d’Égine et de l’Eubée…
Le croissant au milieu des feuilles recourbées
Dans les eucalyptus met sa feuille d’argent
Et, célébrant la mer qui se berce en songeant,
Un tambourin bourdonne, une flûte s’enroue.
Ô divine Arabie, ô prunelles, ô joue
Où mes dents ont laissé des tatouages bleus,
Corps d’enfant souple au fond de ses manteaux moelleux,
Voilà ce que j’évoque au bord de la terrasse.
Et tandis qu’une main, à coups de pouce, brasse
Une sourde musique au creux des tambourins,
Je n’ai pas entendu, mêlant au vent marin
Au-dessus des palmiers sa volée insolite,
Ton angelus perdu, cloche des carmélites !



LA GRENADE FENDUE



Ô grenade qui pends dans les jardins du dey
Et livres à mes yeux ton trésor accordé,
Tu m’ouvres ton secret aux richesses obscures :
Solitude de pourpre et chambre des luxures !

J’ai vu, ce soir encore, en me haussant vers toi
S’étager la splendeur de la Ville sans toits
Enclavant au milieu d’une rouge campagne
Ses minarets, ses bains, ses casernes, ses bagnes…


Tu m’offres aux lueurs de tes feux éclatants
Alger dans son corset de remparts, et j’entends
De la place marine où la mouette me frôle
Les cinq cloches sonner à la porte du môle.

Ce qui, dans ton vitrail arabe rayonna,
Quand le soleil se joue à travers les grenats
De ton fruit entr’ouvert dont le grain se desserre,
C’est le sang des captifs et le sang des corsaires.

Les deys assassinés dans leurs jardins profonds
Ont dû voir en mourant tourner tes fruits qui font
Au moindre coup du vent où balance leur arbre
Tinter leurs grains sanglants qui roulent sur le marbre.

Tu me donnes le crépuscule où le pacha
Devant la mer, sur sa terrasse, se coucha
Pour entendre le long des murs gluants dans l’ombre
La prière monter des galères sans nombre…



— Ô beaux jardins, sous l’or des constellations,
Qui lancez à travers les grenades mûries
Ce vent léger qui passe au-dessus des prisons
Et meurt, lourd de parfums, sur la léproserie,

C’est vous, jardins royaux, que je retrouve enfin,
Parterres où le dey, souvent, lâchait sa canne
Pour caresser l’orange ou cueillir le jasmin
À l’heure où se gonflaient de lune les bananes.

Et je songe aux longs soirs pareils à celui-ci
Où, devant le mousquet des rouges janissaires,
S’avançant à travers son jardin obscurci
Suivi du général de toutes ses galères,


Le dey gras et replet repoussant du genou
Les pans de son caftan et de ses longues manches
Allait, faisant parfois sonner quelque caillou
Sous le fer à cheval de ses babouches blanches.

Les eunuques veillaient dans le palais éteint,
Les vers luisants brûlaient sur le bord des tulipes
Et j’imagine errant à travers son jardin
Le dey qu’on pouvait suivre au charbon de sa pipe.

Et peut-être qu’alors, éprise du sultan,
Une vierge, debout derrière le grillage
De son moucharabieh bleu de lune, guettant
La robe dont l’argent luisait sous les feuillages,

Pleine de son désir et de sa volupté
Jouait languissamment d’une flûte éperdue
Qui faisait tout à coup sur le prince enchanté
Pleuvoir tous les rubis des grenades fendues.



JÉSUS À LA MOSQUÉE



Ô doux Jésus, depuis qu’au fond de leurs mosquées
Tu relèves un front de prince musulman,
Je ne sais quel suave et merveilleux calmant
Fuit de tes pieds ouverts et de tes mains marquées.

Un parfum de pistache et de roses musquées
Mêle à notre prière un alanguissement
Et devant toi, Seigneur, comme un troupeau charmant
En groupes de harem nos femmes sont parquées.


Ô tendre assassiné qui te penches vers nous,
Un linge de calife entoure tes genoux
D’un haillon à la fois espagnol et mauresque,

Et les enfants des turcs devant ta pâmoison
Regardent, interdits et s’émerveillant presque,
Ta nudité fleurir au fond de leur maison.



ORIENTALE



Le mameluk et l’eunuque
De garde se sont battus…
Il y eut des cris pointus,
Le sang ruissela des nuques.

Les lourds turbans déroulés
Coulèrent le long des marbres,
Le singe enfui sous les arbres
Lança son rire étranglé.


Malgré la rage et les ordres
Du gros trésorier caduc,
L’eunuque et le mameluk
Continuaient à se mordre.

On vit voler au plafond
La plume d’or d’une aigrette
Comme un oiseau qui regrette
Son île aux jardins profonds.

Et le singe aux yeux de faune
Dans les figues ricanait
En se coiffant du bonnet
De cachemir vert et jaune.

Mais le dey parut soudain
Attiré par la dispute…
Silence où, seule, une flûte
Monta des chambres de bain.


Bruit de corps qui s’agenouille,
Terreur, immobilité
Et béante fixité
De tous ces yeux de grenouille.

Et le jour même on put voir
Là-haut, sous Cassiopée,
Deux lourdes têtes coupées
Pendre, fraîches, dans le soir,

Tandis que les janissaires
Regardaient en se pouffant
Le singe au chagrin d’enfant
Verser des larmes sincères.



SUR LA TERRASSE



Le chariot d’or roule au-dessus de la darse.


Ô constellations, belle poussière éparse
Dorant la chevelure obscure de la Nuit,
Enchantement lacté de l’espace ébloui,
Bandelettes d’argent sur le front du silence,
C’est à cause de vous que mon rêve s’élance,
Tourmenté par l’aspect de votre éternité,
Vers sa grâce éphémère et sa fragilité
Et, détaché de vous, sur la chaude terrasse
C’est avec plus d’ardeur que mon désir l’embrasse
Et se retourne après vous avoir regardé
Vers son visage bleu que la lune a fardé.



CORPS FRAIS DANS LE SILENCE…



Corps frais dans le silence bleu… chambre si fraîche,
Mules de cuir au bord d’une natte d’alfa,
C’est vous que je revois, brûlant, la gorge sèche,
Tête aux cheveux crépus que ma main décoiffa.

C’est vous, haut lit de pourpre et de ferronnerie,
Tabernacle d’amour enluné de pâleur
Où pour gagner sa chair adorable et mûrie
J’ai glissé si souvent comme un heureux voleur,


Et vers nous de la rue en échelle, si morne
Dans la pesante ardeur du midi le plus chaud,
Montait le long des murs éclaboussés de chaux
Ta chanson qui nasille, ô brun tourneur de corne !



AU PALAIS DU DEY



Belle nuit de nacre et d’argent
Plus douce qu’une matinée,
Comme je me sens diligent
Dans votre lumière étonnée !

Le palais a l’air enchanté
Et les heures, l’une après l’une,
Poursuivent leur rêve argenté
Dans le silence et dans la lune.


Je gravis un escalier bleu,
Je traverse une cour qu’embrase
D’un enchantement merveilleux
Le trapèze ardent de Pégase.

J’entends les crapauds, ces lourdauds
Assis sur les margelles claires,
Railler la danse des jets d’eau
Et la grâce des capillaires.

Oh ! dites, que vous me manquiez,
Palmes que l’air marin balance,
Fruits de neige des aréquiers,
Constellations et silence !

Voici les abîmes d’azur
D’où, ma jeunesse, nous surgîmes ;
Le ciel toujours immense et pur
S’amollit autour des régimes.


Hors votre splendeur, il n’est rien
Qui me touche et qui m’intéresse,
Ô bleu vertige aérien,
Nuit, voluptueuse caresse !

Les bananes ont sur leur peau
Des taches noires de pelage,
Ô sauvage, ô profond repos,
Calme tigré qui me soulage,

Frôlements de l’ombre et du vent,
Gonflement des lunes lointaines
Et sur ce marbre si vivant
L’ombre dansante des fontaines !

Il fait si clair que je puis voir
Dans les boudoirs profonds et calmes
Au clair de lune des miroirs
Le jardin balancer ses palmes.


Des heures tintent lentement
Sur le bord de la nuit sereine.
On dirait, clair enchantement,
Qu’un collier de verre s’égrène,

Et, laissant le jet d’eau mouiller
La grenade qui se desserre,
Je vais battre un rouge oreiller
Dans la chambre des janissaires.



LE VISAGE INCONNU



Visage tatoué, mystérieux visage
Qui dans l’ombre entrevu mêles étrangement
Tant de rêve au silence et tant d’enchantement,
Es-tu le terme enfin de mon dernier voyage ?…

Tes yeux posent toujours derrière ce grillage
L’énigme qui les hante impénétrablement,
Sphinge au front implacable, ô Chimère, tramant
La patiente ruse où s’abîment les âges.


Que de fois, Amazone aux mains rouges, Circé,
Ai-je couru vers toi comme un guerrier lassé
Qui jette dans les fleurs sa sanglante cuirasse,

Ô toi par qui la Ville, au fond des nuits, paraît,
À l’heure où tant de lune enchante les terrasses,
Lourde d’un éternel et fabuleux secret.



ORIENT



Les jardins ténébreux embaument la soirée…


Un éclair brûle au fond de la nuit déchirée
Et plonge dans la mer de livides métaux
Et, tout à coup, du port, jailli comme un couteau,
Frappant l’immensité lumineuse fendue
Et faisant retentir toute cette étendue
D’un grand cri d’aventure expiré dans les fleurs,
— Ô supplices divins, merveilleuses douleurs ! —
Ricoche, rebondit, ondule, plonge, traîne
L’appel mourant, puis renaissant, d’une sirène.

Et le silence a ruisselé de diamants
Comme si retombaient sur la mer embrasée
Les étincelles d’or d’une immense fusée…
Alors, de ces jardins où rêvent les amants
Il semble à cet appel tragique, brusquement,
Que la nuit fabuleuse où le golfe s’embrase
Cède au bord de l’abîme en un long cri d’extase !



FRUITS



Ô beaux fruits de ma terre, ô mielleux, ô soyeux,
Délice de ma langue et charme de mes yeux,

Figue, sachet de miel, pourpre onctueuse et molle,
Milieu de la journée où l’abeille se colle,

Grenade, antre aux trésors des quarante voleurs,
Joue en feu de l’Été rôdant parmi les fleurs.

Banane, blanc velours, délicieuses moelles
Qui mêlent le silence et le lait des étoiles

Pastèque, le désir d’Agar dans le désert,
Chair rose où se glaçaient les dents d’Éliezer.


Datte dont le noyau montre dès qu’il émerge
L’« O » charmé qu’en Égypte a murmuré la Vierge.

Orange parfumée et citron suspendus,
Mamelles d’or au fond des jardins défendus.

Pâles, ayant sur eux l’enchantement nocturne,
Les raisins bleus ont l’air tout poussiéreux de lune.

Ainsi vers eux je vais, ébloui comme Adam,
Sous le lierre verni, parmi les fleurs, tendant

Mes mains vers la glu d’or de leurs pulpes offertes
— Ô figue déchirée, ô grenade entr’ouverte —

Et quand, mêlant leur miel à mes doigts enchantés,
Ils me donnent le fruit de leur maturité,

Je te bénis, ma terre où le soleil est libre,
Je te bénis, ma terre où tant de lune vibre.



NUAGE



Ce nuage évoquant de sanglantes voilures
Semble porter, là-bas, vers un tombeau riant,
Roulé dans les drapeaux et dans les chevelures
Ton cadavre épilé de roi, vieil Orient !



Ô LUMINEUSE ORANGE



Ô lumineuse orange, ô grenade allumée,
      Beaux fruits de mon pays
Qui laissez à la fois la bouche parfumée
      Et les yeux éblouis,

Vous êtes si nourris de ce soleil que j’aime
Et qui comble l’azur de ce ciel fortuné
Que, vous pressant au bord du golfe où je suis né,
Je crois boire à longs traits sa lumière elle-même !



LE DOREUR DE COFFRES



Humble magicien, maigre doreur de coffres,
La lampe fait brûler les trésors que tu m’offres
Sous la voûte où j’ai vu lorsque tu t’es courbé
Sous l’énorme turban luire ton front bombé.
Tout le jour, ô vieillard accroupi, tu révèles
Des œillets monstrueux et des roses nouvelles
Et dans l’ombre vivante éblouie à jamais
Tu ne t’étonnes pas des fleurs que tu commets.
Ta main s’ouvre et voici qu’un rossignol se pose,
Extasié, devant la plus ardente rose,

Ta main s’ouvre et voici que tombe de ta main
Je ne sais quel énorme et fabuleux jasmin.
L’arabesque s’anime et court comme une folle
Et la couleur épaisse où ton pinceau se colle
Se change tout à coup sous tes doigts enjôleurs
En oiseaux vêtus d’or, en feuillages, en fleurs.
Tu vis à la lueur de tes coffres barbares
Et l’on dirait alors, vieillard, que tu prépares
Le cercueil peint de fleurs où tu déposeras
— Ô cadavre lavé, cadavre au crâne ras,
Roulé dans les drapeaux à la pourpre ternie —
L’Orient dont tes mains soutiennent l’agonie.



FLÛTE ARABE



Vénus, limpide et claire, au bord de la vallée,
Glisse comme une larme au visage du soir.
Voici l’heure divine où tu viens m’émouvoir,
Ô ma douce Arabie, ô flûte inconsolée !

Tu trembles toute ainsi que la nuit étoilée
Sous ces arbres d’argent où je ne puis te voir
Et je ne sais quel tendre et secret désespoir
Anime ta chanson, note à note envolée…


Tu mêles au grelot des ânes poussiéreux
Un accent si profond, un air si douloureux
Qu’il faut que je résiste et que je me contienne,

Cependant que ta voix plus rauque s’élevant
Gémit, supplie, atteste et rend plus émouvant
Ce crépuscule où tinte une cloche chrétienne.



Ô MON PAYS TIGRÉ…


Ô mon pays tigré, pareil à la panthère
Sous le rayonnement de tes rayures d’or,
Je sais bien à présent quelle couleur la terre
A des tours de Négrine aux grottes de Nador.

Ici, devant l’azur de la mer éloquente
Je t’ai vue échauffée aux bras des ceps rampants,
      Odorante et rousse bacchante
Qui se renverse et crie aux flancs de l’ægipan.


Là, j’ai vu pendre ainsi que de lourdes mamelles
      Les grappes de tes bleus raisins
      Parmi les thyrses que tu mêles,
Peut-être, au geste obscur de tes dieux souterrains.

J’ai vu se rebrousser sur tes campagnes claires
Au brusque vent marin tes oliviers d’argent
Et les rouges vaisseaux, tour à tour, émergeant
Surgir de cette mer où dorment les galères.

J’entends encor jaillir le cri de tes pressoirs…
      Au loin, un pâtre de Virgile
Découpe sous les pins où s’allume le soir
      Son beau torse couleur d’argile.

Parfois, une clameur dans le vent lourd de sel
Saluait comme un hymne autour d’une charrue
Quelque pâle Cybèle au soleil reparue
      Avec son sourire éternel…


Puis, j’ai quitté la mer brûlante et le rivage,
Abordant la montagne où, planant sans repos,
      Ton aigle avec un cri sauvage
      Tournoie au-dessus des troupeaux.

J’ai vu, dans la tristesse immense de tes plaines
Où la terreur, de Rome même, triompha,
Comme un jaune océan la houle de l’alfa
      Envahir tes ruines lointaines !

Là, debout, de sa serpe animant l’horizon,
Le moissonneur plongé dans la vague des seigles
      Silhouettait son profil d’aigle
Sur le fond jaune et bleu du ciel et des moissons,

Et le nomade obscur interrompant sa course
Rêvait en s’appuyant sur son bâton durci
Où les sept clous de cuivre étincellent, ainsi
Que sur le fauve Atlas s’embrase la Grande Ourse.


Alors, portant plus loin encore mon désir
Vers le steppe où le sel brûle les touffes d’orge
Et d’où l’on voit la lune énorme s’arrondir
      Entre les murailles des gorges,

Au triste braillement des chameaux hébétés
Suivant de l’aube au soir la caravane lente,
J’ai dépassé ton seuil, ô Porte étincelante
Ouvrant sur le silence et sur l’immensité !



AUX FLANCS D’UNE CRUCHE KABYLE





CIRTA



Cheval qui, sur ton front, arbores un miroir
 Où voyagent le ciel, les forêts et les dunes
 Et la mélancolie errante de la lune
 Et les couleurs de l’aube et les couleurs du soir,

 C’est sur ton col penché que je voudrais, brûlant,
 En sueur, attaqué des mouches et des fièvres,
 Voir en faisant sonner son dur nom sur mes lèvres
 Apparaître Cirta sur son rocher sanglant !


 Les ravins souffleront leur haleine de forge.
 Je reverrai parmi le silence des gorges
 Planer l’aigle repu sur les charniers épars

 Et, devant la splendeur des nuits magiciennes,
 J’entendrai Sophonisbe au-dessus des remparts
 Mêler son cri royal à l’aboiement des hyènes.



SOPHONISBE



Le cri mystérieux des hautes sentinelles,
L’entendrai-je remplir ton âpre isolement,
Ô farouche, ô lointaine, ô rouge citadelle
Qui surplombes le gouffre où le torrent fumant
Répercute sans fin sa rumeur éternelle ?…

Et sur tes sombres murs dont la pierre s’encrasse
De fientes d’hirondelle et de sang desséché,
La reverrai-je encore au bord de sa terrasse,
Ses deux poings au créneau, lunaire, se pencher
Vers l’aboiement des chiens et des hyènes voraces ?


Non, je la cherche en vain, silencieusement
Cette ombre au bandeau d’or, plaintive et solitaire,
Cependant que j’écoute encor si, par moments,
Ne jaillit pas, rompu par les croassements,
Le cri terrifié des femmes adultères.

Et pourtant, quelle horreur, quel mouvement divin,
Cirta, prit ta muraille ainsi qu’un front sublime
Lorsqu’évoquant la coupe et le terrible vin
J’ai, tout à coup, jeté dans la nuit du ravin
Le nom de Sophonisbe au silence, à l’abîme…



FUNÉRAIRE



Hurle donc, hurle avec, aux lèvres, le goût fade
Du sang qui, presque noir, coule de ta griffade,

Ô femme retenue à grand’peine, tandis
Que vers l’assassiné livide tu bondis.

Mêle dans ta clameur forcenée et farouche
Une immense épouvante à l’ombre de ta bouche.

On emporte, là-bas, le cadavre figé
Et vers lui tu raidis tes beaux bras orangés.


Tu te débats en proie à ta douleur sauvage,
Et te griffant, et te mordant, tu te ravages,

Secouant tes bijoux, tes seins et tes chiffons
Et sondant ta souffrance avec des cris profonds.

Maintenant, au milieu des vieilles qui t’emmènent,
Tes cheveux renoués, tu redeviens humaine.

Un silence effrayant t’entoure. Ta beauté
Reprend déjà son rêve et sa sérénité,

Et dans la grande nuit de tes calmes prunelles
L’azur mire à nouveau sa splendeur éternelle.

Alors, dans ta pensée obscure t’enfermant,
Tu vas survivre avec tes ruses, âprement,

Jusqu’à ce qu’un sang frais reniflé par les hyènes
Étanche un soir la soif ardente de ta haine !



Ô ROSEAUX DANS LE VENT…



Ô roseaux dans le vent plus doux que des colombes,
Ô roseaux enroués, acharnés, exaltés,
Flûtes dans les jardins, flûtes parmi les tombes,
Belle plainte éternelle où vibrent des clartés,

Roseaux de mon pays où la race s’élance
Pour crier son sauvage et son fauve désir,
Quelle poignante ardeur mêle-t-il au silence
Votre roucoulement qui ne veut pas finir !


Oh ! chante, tailladé par le couteau des pâtres
Et peint de la couleur magnifique du sang,
Ô roseau sensuel, ô flûte où je sens battre
Avec tant de chaleur un pouls si frémissant !

La femme convoitée est là, sous cette tente,
Qui t’écoute, comprend, tressaille et se contient.
Chante, dans le secret des caravanes lentes.
Quelqu’un qui te connaît mêle son rêve au tien.

Chante, le campement fume dans le soir grave
Où ton murmure monte ainsi qu’une oraison
Et le cheval obscur souffle sur ses entraves
Et la première étoile étonne l’horizon.

Sur le Zaccar éteint la Grande Ourse s’incline
Et, grâce à toi, toujours plus pensifs et plus beaux,
La Nuit et le Silence accoudés sur les ruines
T’écoutent grelotter à l’ombre des tombeaux.



OCCIDENT, LOIN DE TES TOMBES…



Occident, Occident, loin de tes tombes tristes
Qu’enténèbre le deuil des buis et des cyprès,
Laisse-moi pénétrer ma terre de plus près :
Je veux la solitude et le sable des pistes.

Quand le moment viendra du suprême sommeil
Qu’on me porte aux confins du vide et du silence
Et que ma pourriture et que ma pestilence
S’exhalent librement en face du soleil.


Je veux l’azur immense et l’espace sans bornes
Et la lune amicale et la dune et le vent
Et que m’assistent seuls sur le sable mouvant
Le sacré scarabée et la vipère à cornes.

Alors se détachant de son ombre, porté
Sur le vivant pavois de la dune lointaine,
Mon cadavre flairé des chacals et des hyènes
Dispersera ses os dans cette immensité,

Jusqu’au jour où, parmi le vent insaisissable
Que les aigles brûlés rompent en tournoyant,
Il ne restera plus de mon corps flamboyant
Qu’une vibration de lumière et de sable !



FILFILA



Filfila ! Filfila ! ma montagne natale
Si douce dans le ciel qui m’a baigné d’azur,
      Comme à l’horizon toujours pur
      Ta beauté lointaine s’étale !

Lourde du clair secret dont ton rêve est puissant,
Repose dans mon âme ainsi que sous tes arbres,
      Toi plus chère que si mon sang
      Coulait aux veines de tes marbres.


Et fais que s’imprégnant de lumière et d’azur
Ma pensée où sans cesse un vers chante, soit telle
Que tes flancs où, naissant du marbre encore obscur,
      Dorment des formes immortelles !



MA TERRE



Maintenant que j’ai vu luire tes lacs de sel
Parmi les joncs fiévreux de tes steppes lunaires
Et tes cèdres portant la majesté du ciel
                  Mêler aux tonnerres
                  Leur rêve éternel,

Maintenant que j’ai vu par un jour accablé
S’avancer en flairant à travers les orties
Le visage des Dieux sous qui Rome a tremblé,
                  Les hyènes sorties
                  D’un temple ensablé,


Et, parmi les chardons où le vent chaud du soir,
Ô terreuses Cités, disperse votre cendre,
Appuyant sa sandale au marbre des voussoirs
                  La Nuit redescendre
                  Rêver et s’asseoir,

Maintenant que j’ai vu pâlir vers le couchant
Le lent cheminement des troupeaux et des femmes
Tandis que d’une flûte un chant triste et touchant
                  Faisait son bruit d’âme
                  Au-dessus des champs,

Ô mon vaste pays d’espace et de clarté,
Ma terre, se peut-il désormais que j’oublie
Ta solitude immense et fauve où j’ai goûté
                  La mélancolie
                  De l’éternité !



CHANSON ARABE



Les yeux noyés de rêve et de mélancolie
Et presqu’indifférente à sa propre chanson,
Elle chantait, pensive, et sa jeune raison
Semblait toute exilée au bord de la folie.

Alors je l’ai baisée aux lèvres, j’ai pressé
Les coins de cette bouche adorable, occupée
À son ardente, obscure et triste mélopée
Où gémissait sans doute un souvenir blessé.


Ainsi, ployant son corps qui se recroqueville
Elle exhalait un rêve où chaque mot saignait…
Un bracelet d’amour luisait à son poignet
Mais un anneau d’esclave écorchait sa cheville.

Ô fille d’Arabie au cœur mystérieux,
Quel regret déchirait ta gorge ravagée
Alors que, me haussant vers ta joue orangée,
J’y baisais le secret d’un tatouage bleu ?…

Mais tu laissais couler ta plainte intarissable,
Et je sentais, saisi d’un étrange frisson,
Me pénétrer, lointaine et triste, ta chanson
Triste comme un lever de lune sur les sables !



TRAIN DE TOUGGOURT



J’aurai vu sous la lune énorme de l’été
      Le chameau mourant qui s’applique
À saluer d’un braillement mélancolique
Le train qui, dans la nuit, part pour l’immensité !

Ô sirène du train de Touggourt sous la lune,
Oublierai-je jamais ton dur halètement
      Pendant que tournait lentement
Autour de toi la houle immobile des dunes,


Toi qui, perdue au loin des sables et bravant
      L’infini grandiose et rude,
Me portas par un soir de lune et de grand vent
Aux confins du silence et de la solitude.

POÈMES POUR JÉZABEL

De l’essence ravie aux vieillesses de roses.
Stéphane Mallarmé.


JUIFS



Ainsi, c’est donc toujours cette querelle obscure…
Juifs éternellement maudits, que je vous plains !
Sans doute, loin de nous, votre orgueil vous emmure,
Mais moi qui vous connus furtifs et sans murmure,
Puis-je oublier l’horreur dont vos regards sont pleins ?

Les attributs pompeux de vos noces blafardes,
Ne les ai-je pas vus, lourds comme des remords,
Sur vos siècles de peur, de rouelle et de hardes
Étinceler au front de vos femmes que farde
Du trait de Jézabel le crayon de la Mort ?


J’ai vu votre vieillesse aux tables du négoce
Comme au temps où Rembrand mêlait l’or à la nuit
Courber sous la pelisse une patiente bosse
Et vos adolescents aux luxures précoces
De Salomé dansante animer leur ennui.

Cire qui diminue, ô race consumée
Avec ces bruits de chaîne attachés à ses pas,
Et parmi tant de sang et de fièvre allumée,
Ce regret éternel des roses d’Idumée
Et des fastes sacrés qui ne reviendront pas.

Ces élans, cet espoir, cette attente embrasée
Que tout peut bafouer, mais que rien ne déçoit,
Jardins perdus flambant au fond de vos pensées,
Terre toujours promise et toujours refusée
Et les trésors du temple, encore, au fond de soi…


Allons, ferme les yeux sur ton passé larvaire,
La rose ne meurt plus aux doigts de tes lépreux,
Des siècles de silence entourent le calvaire,
L’éponge, la couronne et les clous sont sous verre,
Le Christ s’éloigne au fond de tes rêves fiévreux.

La cinglade du fouet, l’empreinte de la chaîne,
Tu les cherches en vain sur ton corps triomphant,
Oh ! chante, Meyerbeer, ricane, Henri Heine,
Ô race de Juda, mets au tombeau la haine
Et que la paix s’incline aux yeux de tes enfants.



SARAH



Grasse Juive, Sarah, j’ai composé cette ode
Pour y clore à jamais ton visage busqué,
Son profil de bélier, sa peau couleur d’iode
Et ce grand œil fatal où flotte l’ananké.

Oh ! ton cheminement à travers ces ruelles
Où les satins obscurs et les velours foncés
Étalaient leur splendeur mortuaire et cruelle
De catafalque, autour de ton corps caressé !


Avec quelle noblesse et quelle ample indolence
Allais-tu balançant ta robe d’apparat,
Et comme il me berçait avec magnificence
Ce lourd bruit d’or massif remué par tes bras !

Tu n’auras jamais su la longue patience
Dont j’armais mon regard entre ces murs rongés,
Quand, bravant tant d’ordure et tant de pestilence,
Je guettais le jardin de tes châles frangés.

Alors, suivant ta marche aux traînantes babouches
Dont le talon claquait sur le pavé gluant,
Je cherchais dans les plis du nez et de la bouche
Le secret de ta race, équivoque et fuyant.

Dis, vers quelle aventure allais-tu, lente et seule,
Balançant ce satin sur ta croupe étalé,
Morne et silencieuse entre ces longs bras veules
Qu’Holopherne, à son cou, sentit un soir couler ?


Dans la puante horreur des ruelles épaisses
Où brûlait l’écarlate irrité de tes bas,
J’admirais longuement cette allure d’abbesse
Qui va chauffer sa cuisse au balai du sabbat.

Puis, tu te retirais dans quelque impasse infecte,
Scarabée enfoncé dans son trou, pour la nuit…
Sans doute enlevais-tu ce luisant serre-tête
D’un lent geste accablé de paresse et d’ennui.

Tu ne dépouillais pas tes bagues de suffète
Et goûtais à la sauce avec tous tes joyaux
Et tu traînais partout, débraillée et défaite,
Ta chape byzantine et tes atours royaux.

Et, massive au miroir, entre tes candélabres,
Tu paradais avec un air sacerdotal
Pour souligner encor de noir et de cinabre
Cette bouche vorace et ce grand œil fatal.



L’ANCÊTRE



Il médite, chauffant sa canne en bois des îles
      D’une paume épaisse, courbant
Dans cette solitude où son âge l’exile
      Un front blanchi sous le turban.

Il se grille au soleil et, des heures entières,
Rêve en gilet à fleurs, en bas bleus, et je vois
Sur l’un de ses genoux luire entre ses gros doigts
      Son mouchoir et sa tabatière.


Il est l’ancêtre, il est le vieillard ténébreux
Dont le père a souffert dans la ruelle turque
      Avant que sa race bifurque
Et mette un masque franc sur son visage hébreu.

Bonasse, en somme, avec ses lunettes d’écaille
      — Les besicles du bon Chardin ! —
Il médite au milieu de son maigre jardin
Assis, luxe nouveau, sur la chaise de paille.

Car il vécut vautré dans les coussins épars
Bien avant que la rade éclatante secoue
Sous leur noire fumée, en face des remparts,
La première frégate et les bateaux à roue.

Ses yeux lointains ont vu la tempête ronger
Les escaliers visqueux de la porte marine
Et l’odeur de l’esclave, odeur fauve d’Alger,
Dès sa première enfance a flatté ses narines.


La Ville, maintenant, impose dans le soir
Mollement adossée à son cirque bleuâtre
Sa nouvelle splendeur, ses rêves, ses espoirs…
Voici son port, ses docks, sa gare, son théâtre.

Assis dans son jardin, il somnole en berçant
À son houleux passé sa vieillesse sereine
Et la ville moderne hausse un hymne puissant
Fait d’un fracas mêlé d’usine et de sirènes…

Et ses petits-enfants aux maigreurs de corbeau
En qui l’esprit sacré des algèbres abonde,
      De rapides en paquebots,
Portant son nom de juif au cœur des nouveaux mondes,

Sont ces adolescents en jaquette qui vont,
De Marseille à Cardiff et de New-York à Londres,
      Comme un vol de rapaces, fondre
Sur le fer, sur les grains, la houille, le savon…



VIEILLE JUIVE



Paon violet, paon taciturne, lourde juive,
Au milieu des parfums, des roses et des fards,
       Dis-moi, faut-il que je te suive
Pour revoir Athalie au fond de tes miroirs ?

Visage impérieux où dans l’œil faux qui brûle
J’ai vu Loth s’éloigner de ses filles de sel
Et Gomorrhe en ruine au fond du crépuscule
Et tout ce que réprouve un opprobre éternel !


Une mélancolie affreuse et sans mémoire
Stagne aux plis de ce front couleur de parchemin
Où je ne sais quelle âpre et fatidique main
A durement gravé des secrets de grimoire.

Voici les jours sans pain, voici les nuits sans toit,
Voici ta courbature, ô race tant cinglée
Quand si loin de Sion tu roulais devant toi
       Des siècles de knout et d’onglée !

Ô charte douloureuse où s’étalent sans fin
Tous les crachats subis, toutes les hontes bues,
Le bagne, le ghetto, la chiourme, la faim
Et la répulsion des viandes défendues !

Je vois au coin des yeux où du feu s’attisa
La volonté tenace éterniser sa veille
Et, sans espoir, danser dans sa robe vermeille
       Salomé devant Spinosa !


Allons, sous ton foulard luisant qui colle aux tempes
       Comme une autre peau sur ta peau,
Ô vieille que Goya sous l’or fumeux des lampes
Eût mêlée à ses nains comme un riche crapaud,

Pustuleuse, accroupie ainsi sous la cuirasse
       De ton gorgerin trop brodé,
Livre-moi longuement ce visage, — ridé
Comme le monde immense où chemine ta race !



AU BALCON



Au balcon où son peignoir flambe
Elle médite entre ses bras
Et sous le bas sa longue jambe
A la souplesse du cobra.

Il n’y a que moi qui connaisse
Le malaise de sa beauté
Et ce qu’exhale sa jeunesse
De puissant et de détesté.


Quand, si sensuelle, elle marche,
Harmonieuse infiniment,
Je vois la danse devant l’arche
Dérouler son balancement.

Mais c’est surtout sous les hauts peignes,
Son crâne de petit vautour
Qui, coiffé de siècles, m’enseigne
Un étrange, un terrible amour.

Ô visage où le nez qui s’arque
Isole des yeux pleins de nuit
Où sans doute, le vieux Tétrarque
Tant de fois noya son ennui !

Dans l’ombre où je la vois, subite,
En lourds bracelets s’accoudant
La luxure éternelle habite
Sous la voûte des yeux ardents.


Et si son pied souple tressaille
Et se balance et se suspend,
La mule aux luisantes écailles
Effile un museau de serpent…

À son balcon elle médite,
Plus belle encore, infiniment
D’être convoitée et maudite,
Et je la déteste en l’aimant !

Elle est juive et femme, elle rêve
Qu’elle a plus trahi que charmé.
Je vois dans ses prunelles Ève
Qui complimente Salomé.

Et la vieille ville numide
Élève encor sur l’Orient
La puissante cariatide
De ce qui trompe en souriant.

À Gilbert de Voisins.

LE GOLFE ENTRE LES PALMES

Le parc est sombre comme un gouffre…
Albert Samain.


LE JARDIN DES GRENADES



Je vous revois, jardin où gonflent les grenades,
Mer toujours caressante, ô vous qui m’enchantiez
À l’heure, où se berçant, dans l’azur les Pléïades
Luisaient, dattes d’argent, au milieu des dattiers.

Là, je laissais brûler mes heures solitaires
Comme des fruits ardents lentement arrondis
Tandis que le Centaure et que le Sagittaire
Foulaient le sable obscur des vastes paradis.


Les constellations tournaient sur les agaves
Ou tremblaient à travers les figuiers banians,
Et la Nuit s’étirait sur les jardins suaves
Comme une hydre mouvante aux yeux de diamant.

Je la sentais vivante avec ses tatouages
Monter en remuant au-dessus de la mer
Et sa peau me montrait de si belles images
Qu’un désir inconnu m’arrachait à la chair.

Ô l’incantation de ces nuits flamboyantes
Et tout ce qui montait de la bouche des fleurs
Et le balancement des lianes vivantes
Au silence mêlant des bras ensorceleurs !

Ces éclairs déchirés sur la mer de phosphore
Comme si d’un désir étrange et sans raison
Le ciel que possédait une bleuâtre aurore
S’abandonnait, fiévreux, à quelque ardent frisson.


Et, parfois, dans la nuit magnifique et profonde,
Gagnant tout le silence à son envoûtement,
Tout chargé de l’extase et des rêves du monde
Et jailli vers le ciel au cœur de diamant,

Le cri d’une sirène ardent comme une offrande,
Entre la mer vivante et le ciel micacé,
Semblait sur ces jardins de fable et de légende
Élancer le désir magique de Circé.



LE SORTILÈGE



I

Comme tu m’as conquis, jardin qui trituras
Le flamboyant charnier de tes eaux que balance,
Saturé d’une ardente et chaude pestilence,
Le vent lourd de poisons venu des daturas !

Des Arabes voûtés penchent leur crâne ras
Autour des norias grinçant dans le silence.
Rien ne bouge. Parfois, d’un arbre en fleurs, s’élance
Le jappement d’un singe ou le cri des aras.


Sous tes arbres bronzés où ma chair se désœuvre
Parmi les aloès semblables à des pieuvres
Au milieu des arums et des tigridias,

Comme j’aurai senti du seuil où tu m’agrées
Ma chair frémir dans l’or dont tu l’incendias,
Lourd serpent qui s’éveille entre des peaux tigrées.


II

Car de tes hibiscus chauds de pourpre s’élève
Une fureur de sang qui gagne le cerveau,
Et quand midi bouillonne au bord des fleurs, il faut,
Ô noir jardin, qu’on cède au vertige des sèves.

Le sang-dragon jaillit et coule. Un pistil crève
D’un éternel effort l’or des boutons nouveaux
Et, mes cheveux mêlant leurs boucles aux pavots,
Je vais, Adam qui cherche à son odeur son Ève.


Ô flamboyant jardin qui jusqu’à l’horizon
Sens, englué de miel, de gomme et de poison,
Le flux de tes pollens envahir les anthères,

Devant tant de splendeur féconde et de couleurs,
J’ai soudain souhaité de voir parmi les fleurs
Ariane endormie au flanc de ses panthères.


III

Mais c’est surtout la nuit que tu troubles, tandis
Que, remuant ainsi qu’un pelage, tu mêles
Les sexes et suspends aux flancs de leurs femelles
L’élan phosphorescent des grands mâles bondis.

Alors, puissant, farouche et fauve paradis
Tout traversé du cri des forces éternelles,
Tu t’emplis de lueurs, d’appels et de prunelles,
D’obscurs piétinements et de bonds assourdis.


Je ne sais quel frisson de souffrance amoureuse
Passe de l’orchidée aux chaudes tubéreuses,
Et montant au-dessus des cèdres exaltés

Semble atteindre, là-haut, les golfes solitaires
Et faire tressaillir dans leurs cirques d’Été
Les Centaures cabrés en proie au Sagittaire.



LA MOMIE



Je descendrai vers vous, jardins tumultueux
Dans la torpeur nocturne et blême de l’Été.
Je n’aurai pas de nom sonore à vous jeter
Et je serai tout nu comme les demi-dieux !

Seuls, luiront, dans la nuit, sur ma poitrine brune
Les bijoux que portait cette étrange momie
Que nous avons trouvée aux sables endormie
Et dont les yeux de verre aveuglaient sous la lune.


Oh ! ce masque royal aux torches s’animant
Devant qui s’apaisa le vent chaud des jardins
Et ce miroir de bronze où nous vîmes, soudain,
Le lunaire reflet d’un visage charmant.

Quand elle étincela sous ses brusques dorures,
Nos chevaux qui bronchaient eurent de l’épouvante
Et dans la nuit du Sud, formidable et vivante,
La Lyre et le Dragon, tout à coup, disparurent.

On eût dit que la Nuit taciturne s’ouvrait
Sur mille ans de silence insondable, on eût dit
Que se livraient au bord des siècles interdits
Les hiéroglyphes d’or d’un merveilleux secret.

Mais quel frémissement sacré devait encore
Nous saisir au milieu des grands sables lunaires
Quand, retrouvés au fond de ce tombeau, sonnèrent
Les sistres agités à notre poing sonore.


Ô musique d’abord confuse, et, brusquement,
S’éveillant d’un sommeil millénaire, et soudain
Si vivante, gagnant au-dessus des jardins
Les constellations à son grelottement !

La ruine frémit et nos chevaux hennirent
Et, triomphal, frappant le silence qu’il cingle,
Le sistre ranima hors des rouilles ses tringles
Et la morte embaumée eut un vague sourire.

Alors nous avons pris comme on cueille des fleurs
Les joyaux qui paraient la princesse au tombeau.
Comme je dérobais ses socques d’or si beaux
Je crus voir sous ma torche étinceler des pleurs.

Un manuscrit roulé trouvé contre sa nuque
Montrait un grand jardin rempli d’eaux et de marbres
Et des dômes couleur de lune entre les arbres
Et des kiosques secrets gardés par des eunuques…



Ainsi j’irai vers vous, jardins insidieux,
Nu, chaussé seulement des socques de la Mort
Et portant à mon front qu’il agrafe et qu’il mord
L’épervier familier des reines et des dieux.

Et peut-être, au-dessus de mes mains occupées
À lever ce miroir où les siècles s’absorbent,
Verrai-je, bleus ficus, dragonniers d’or, euphorbes,
Au fond du bronze obscur frémir Cassiopée,

Et fidèle, à mon cri, paraître, tout à coup,
Au haut des escaliers qui plongent dans la mer
La princesse serrant contre son ventre clair
La tête du serpent qu’elle porte à son cou.



SOIR



Royal, pourpre flottante aux étoiles mêlée,
Le bougainvillea, de la terrasse pend
Et le stellaire azur comme un grand ægipan
Semble étreindre et couvrir la terre violée.

Un âcre et chaud parfum d’amoureuse mêlée
À travers le jardin s’exhale et se répand…
Je rêve de bras nus et d’orteils se crispant
Sur la fourrure d’or de la nuit étoilée.


Sourd, frappé de la paume et du pouce, lançant
Ses battements pareils au tumulte du sang
Un tambourin soutient un chant aigu de femme,

Et ruisselant du ciel à travers le jardin
Le bougainvillea semble à mes yeux, soudain,
La chevelure en fleurs de la Nuit qui se pâme.



LES JARDINS DE LA MER



Jardins qui vous gonflez comme une chevelure
Sous les bleus diamants du Lynx et des Gémeaux,
Je vous revois, j’aspire enfin votre salure,
Voici l’argent furtif de vos pâles émaux.

Des lichens étalant leurs glauques broderies
Allument sous la mer les blêmes escaliers,
Ô marbres submergés, ô terrasses d’où crie
La Chimère vaincue enlevant ses colliers…


Vos palmes, mollement, comme des fruits multiples
Bercent d’un vent lointain les constellations
Tandis que, parmi vous arrêtant mes périples,
J’avance, seul et triste, avec mes passions.

Vais-je enfin, pur silence, immobile rivage,
Parmi tant de splendeur et de sérénité
Contenir les appels de leur meute sauvage
Dont le tumulte en moi ne cesse de monter ?

Ici, rien n’a changé de l’horizon que j’aime,
Des phosphores sur l’eau commencent à frémir
Et la mer beylicale est une immense gemme
Où je revois brûler le trésor des émirs.

Par moments, un éclair traverse la soirée
Comme si, tout chargé de l’extase des nuits,
Le Silence entr’ouvrant sa robe déchirée
Montrait son corps stellaire aux jardins éblouis.


— Ô mes jardins marins, parterres dont les plantes
Sont de tranchants couteaux cachés parmi les fleurs,
Vous êtes devant moi la coupe étincelante
Où je veux boire encore un philtre ensorceleur.

La mer qui vous habite et qui vous rend sonores
Me parle, en argentant vos marbres éloquents,
De Jason qui chemine à côté du Centaure
Et des conques sonnant aux bouches des bacchants.

Sous l’averse de fleurs qui tombe des lianes
Pour sacrer de parfums la danse des jets d’eau,
Les tigres bleus de lune entourent Ariane
Dont la mélancolie est un royal fardeau.

La brise naxiote en suaves bouffées
M’apporte une musique où mon ennui faiblit,
Et d’un tillac lointain j’entends la voix d’Orphée
Répandre sur la mer un somptueux oubli.


Ainsi parmi vos fleurs toute ma chair s’allège.
Les buccins de Bacchus sonnent, stridents d’amour,
Ils mêlent à la nuit leur puissant sortilège
Et les harpes d’Armide enchantent mon retour.



PRIAPÉE



Voici venir les nuits de chaude priapée
Où, sur les grands jardins pleins de sève et d’ardeur,
Le ciel si fourmillant d’une énorme splendeur
Aux cyprès ténébreux mêle Cassiopée.

Terrasse, de silence et de lune trempée,
De ton balcon où flotte un empire d’odeurs
J’entends monter le cri des sauvages rôdeurs
Qui rêvent de luxure et de rouge épopée.


Là-bas, de longs éclairs ont frotté l’horizon…
On dirait que la Nuit tressaille d’un frisson
Qui secoue à son tour la mer phosphorescente.

Ô Méditerranée ! Ô jardins éblouis !
Ô constellation d’Hercule si puissante,
Éternelle vigueur éparse dans la nuit !



L’ORAGE



Oh ! ces puissants éclairs et les gouttes brûlantes
De cette pluie obscure au milieu de la nuit !…
Il parut tout à coup que les tristes Atlantes
Renonçaient dans un cri de révolte et d’ennui.

Les jardins révélés parmi les fulgurances
M’apparurent frappés d’une étrange stupeur
Et je pensais alors aux premières souffrances
Sous leur masque béant ruisselant de sueur.


Ô sombre éclat du monde aux temps de la Genèse,
Bien avant que naquit la fable, bien avant
Que, lourde d’avenir, superbe et pleine d’aise,
L’arche du vieux Noë s’animât dans le vent !

Sous l’averse puissante où se trempait la terre,
La course, la ruée et les trépignements
Remuaient le feuillage et les eaux solitaires
Et la foudre panique embrasait l’air fumant.

Les jardins flagellés reluisaient de prunelles,
Les bêtes que la haine autrefois partageait,
Sentant s’appesantir les forces éternelles,
Se pressaient en soufflant sous l’éclair au long jet.

On eût dit dans ce glauque et trouble crépuscule
Que les bontés luttaient avec le mal naissant
Et j’entendais craquer l’ossature d’Hercule
Et le bec du vautour sur Prométhée en sang.


Les héros s’acharnaient au fond des précipices,
Leur rêve au souffle obscur des monstres confondu,
Et leurs yeux révélaient sous les éclairs propices
Le regret éternel du Paradis perdu.

Mais le matin revint avec son pur cortège,
Chassant la triste nuit de ses armes d’argent
Et déliant enfin du sombre sortilège
Les hommes, du sommeil et du songe émergeant.

Le monde renaissait, tirant ses mers sonores
De l’ombre où s’égarait une lividité,
Tandis que les Héros s’avançaient dans l’aurore,
Rouges enfin du sang des monstres rejetés.

À leur poing ruisselaient la Gorgone muette,
Et la tête de l’hydre et le cœur du dragon
Et tout ce que la nuit cache, embusque ou secrète
Dans ses profonds jardins de haine et de poison.


Ils s’avançaient, légers et clairs, dans la lumière,
Ayant sur eux la peau du poulpe et du python
Et si beaux dans l’azur immense où, la première,
L’aube foulait la nuit qui fuyait à tâtons.

Des nuages pareils à des cariatides
S’élevaient lentement mêlés à l’arc-en-ciel,
Tandis que les tronçons de la Bête fétide
Gisaient au bord des mers luisantes de leur sel.

Des triangles d’oiseaux coupaient l’aube profonde,
Un long rayon partit de l’horizon tranché
Et le jour assura l’arche immense du monde
Sur la nuque et le dos des Atlantes penchés.

Alors, tout s’exalta d’une énorme allégresse,
Alors, tout s’embrasa d’un flamboiement vermeil,
Et j’entendis enflant son hymne qui progresse
La grande lyre d’or vibrer dans le soleil !



L’EUPHORBE



Un autre chantera le pin qui, plein d’orgueil,
Prête au rêve des dieux sa cithare sonore,
D’autres, le bleuissant bouleau, d’autres encore
Le cyprès d’où l’étoile attire comme un œil.

Mais moi, j’exalterai l’euphorbe sans feuillage
Qui se dresse velu d’épines, et que rien
Ni l’humeur de la mer, ni l’ouragan terrien
Ne peuvent ébranler dans sa vigueur sauvage.


Regarde, il se roidit comme une hydre coupée…
Oh ! de bracelets d’or honorer ses bras bleus
Lorsqu’il épanouit sa grande fleur de feu
Au sein profond des nuits où vit Cassiopée !

Les constellations miroitent, une à une ;
Bruit de soie ! et l’euphorbe ouvre son sexe ardent…
Viens boire alors l’oubli des tristes occidents
À cette fleur laiteuse où déborde la lune.

Et sous le Scorpion et le rouge Saturne
Elle t’enivrera d’un philtre si puissant
Que soudain, tu pourras sentir, cœur frémissant,
L’or de la Nuit couler dans ton sang taciturne.



LES PIEUVRES



Des antres sous-marins la Nuit stellaire émerge
Et s’élève. Voici l’heure où, sans dévier,
Au-dessus de la mer le scintillant Bouvier
Suivi des Ourses s’aventure vers la Vierge.

Lorsqu’elle aura brassé son herbe et ses odeurs,
Viens contempler la mer magicienne et songe
Que, fuyant la forêt bleuâtre des éponges,
Les pieuvres vont flotter loin de ses profondeurs.

Splendeur aérienne, éblouissant silence !
C’est l’heure où, s’enlevant aux signes de l’Été,
Flottement translucide, errements argentés,
Chaque pieuvre en dansant, vers la lune, s’élance.


Ô magnifique horreur de l’Été sous-marin,
Danses des poulpes bleus devant les fleurs voraces
À travers les cristaux lunaires qu’ils embrassent
Au lent balancement des merveilleux jardins !….

Dans sa sérénité qui paraît éternelle
La mer brûlante cède au rêve aérien.
Vois, elle se soulève, elle s’argente, et rien
N’est venu révéler ce qui s’agite en elle.

Les Ourses, les Gémeaux, le Lynx et le Serpent
Au-dessus de ses eaux déroulent leurs dorures,
Elle rêve, tandis que dans sa chevelure
Les pieuvres de l’Été se mêlent en rampant.

Alors la regardant, respirer sous les palmes,
Comme nous l’aimerons, cette gorgone d’or
Qui, mêlant tant de charme aux pièges de la Mort,
Se balance à la fois si perfide et si calme.



LEVER DE LUNE



Rien ne bouge, des feux se croisent sur la rade…

La lune plate ainsi qu’une immense dorade
Comme un poisson ailé s’élance de la mer,
Et dans l’obscur jardin que parfume ta chair,
Cependant que vers moi tu te tournes, pareille
Avec tes cheveux bleus roulés sur les oreilles
À quelque bateleuse enfant, nous nous serrons.
D’un palmier pend, trempé de lune, un liseron
Et le golfe argenté remue entre les feuilles.
Et sur cette terrasse où la nuit nous accueille,

Chère, je songe aux soirs où les premiers amants,
Cédant aussi dans l’ombre à tant d’enchantement,
Regardaient en berçant leur extase commune
Les dauphins ruisselants jouer dans de la lune.



LA CLOCHE



Une cloche de bord tinte, lointaine et grêle…
Malgré le soir qui tombe et les clairons marins
Sonnant le couvre-feu du haut des passerelles,
Le désir du voyage, immensément, m’étreint.

Pays bleus, pays bleus, ô langueurs, indolence,
Légende qui se berce aux balances des mâts,
Charniers des mers, trésors perdus dans le silence
Des eaux lourdes dormant sous de pesants climats,


Radeaux comblés de fleurs des îles embaumées
Immobiles sur l’onde avec tous leurs jardins,
Baléares d’azur, divines Borromées,
Ciels des joueurs de harpe et des vieux baladins,

Silence de la brousse où des appels se croisent,
Tatouage argenté des constellations,
Buffles bleus qui hantez les lunes siamoises
Du lent déroulement de vos migrations,

Nuit de lune magique emmaillotant de linges
Une idole perdue au milieu des forêts,
Temples hindous grouillant de serpents et de singes
Au bord du crépuscule éternel des marais,

Phosphores ! ronflement souterrain des tornades,
Pêchers roses brûlés au souffle des volcans,
Ciel du Sud qui miroite entre les colonnades
D’un cirque où les chacals errent en aboyant,


Baptême boréal, solitudes polaires,
Archipels, grains gelés d’un pâle chapelet,
Cathédrales de glace et voilures qu’éclaire
La lente ascension d’un soleil violet,

C’est vers vous que je tends, ce soir, mes bras avides
De posséder enfin vos profondes beautés
Et de toucher la terre à ses endroits livides
Où l’odeur de la mort est une volupté !

Donnez-moi, donnez-moi le sourire ineffable
Du fakir remonté des gouffres du néant
Et que mes yeux cuivrés par la lueur des sables,
Pleins de la vision des horizons béants,

Plus profonds que la mer où pourrissent les sondes
Et comme elle cachant leurs trésors inouis,
Ayant tout contemplé de la forme du monde,
Se tournent sans terreur du côté de la nuit.



SIRÈNES



Œdipe a-t-il foulé cette terre rougeâtre
Pour que jaillisse au fond de ces jardins amers
Ce cri qui va remplir d’épouvante les pâtres,
Le cri du sphinx vaincu qui se jette à la mer ?

Ô sirènes, ainsi lorsque la nuit balance
Le Chariot qui brûle au-dessus des jardins,
Vous enchantez l’écho du golfe, et le silence
S’anime à votre appel animal et divin.

Alors, je crois revoir les bêtes fabuleuses…
Le Ciel qui se déroule est une hydre, émergeant
Et tirant de la mer sa peau de nébuleuses
Et toute sa splendeur de phosphore et d’argent.



SIRÈNES



Ô le cri douloureux des sirènes, liées
À l’horizon, aux croix sanglantes du couchant,
Que de fois ai-je au bord des eaux émerveillées
Pâli d’entendre au loin jaillir en ricochant
L’appel, l’appel saignant de ces crucifiées !

Lorsque le crépuscule embrase l’estacade
Qui semble tendre au soir des bûchers triomphaux,
Sirènes, bêtes d’or, vous lancez par saccades
De quelque taciturne et lointaine Leucade
L’adieu désespéré qui déchira Sapho.


Dites, de quelle angoisse et de quelle épouvante
Hantez-vous l’horizon suprême de la mer ?
Il semble qu’on vous ait prises, toutes vivantes,
Et que d’obscurs soutiers, à fond de cale, inventent
Une exquise torture autour de votre chair.

Vous mêlez au couchant de poignantes magies,
Supplice, jouissance, extase, pâmoison…
Cris perdus ricochant le long des eaux rougies,
Comme vous dites bien toutes les nostalgies,
Notre âme insatisfaite et sa soif d’horizon.

Et, quand vous jaillissez de la mer embrasée
Et que miroite alors Andromède ou Persée,
Sirènes, se peut-il un jour que nous cessions
De croire qu’une longue et sifflante fusée
Éparpille en plein ciel les constellations ?

Vous criez plus aigu, plus haut, plus fort encore :
Et la Grande Ourse émerge au gouffre immense et bleu,
Le Chariot s’anime et je revois éclore
Nysa, Cassiopée, Ariane, Pollux, Flore
Au bout de votre cri comme des fleurs de feu !


Ah ! lancez votre philtre aux grandes nuits torrides
Que la mer lumineuse hante de sa pâleur,
Racontez la Toison, dites les Hespérides,
Et mêlez votre ardeur dangereuse et perfide
À l’incantation des éclairs de chaleur !



LUNAIRE



Ô lune, dans les nuits où rôde ta démence,
Argent pur, lait magique, ô vivante clarté,
Fais partout ruisseler sur notre extase immense
Ton philtre génésique où tout s’est enchanté.

Ce soir, le monde brûle et devient ton empire,
Je le sens à ce trouble où l’univers s’émeut,
À ce halètement de la mer qui soupire
Et s’abandonne aux bras de ses golfes fameux.


La terre devant toi, soumise, se dénude,
Et Malte et Chypre et Naple et Palerme, exaltés
Par ta mélancolie et par ta solitude
Trempent dans la musique et dans la volupté.

C’est l’heure où sur le monde inapaisé qu’embrase
Ton étincellement, ô nocturne vigueur,
Coule de toi, penchée, ainsi que d’un beau vase
Je ne sais quelle étrange et lointaine langueur.

Les jardins onduleux sous ta longue caresse
Remuent confusément comme un pelage obscur,
Et la mer qui se berce à ton grand rêve oppresse
D’un éternel tourment le silence et l’azur.

Les fauves sans sommeil vers qui tu t’aventures
Ont senti devant toi battre leur cœur puissant,
Ce cœur porté si bas que la rude Nature
Peut suivre à tous ses bonds l’élan secret du sang !


Ainsi, lune royale, impose ton vertige,
Et puisque les amants t’offrent leur nudité,
Comme tu fais monter ton lait bleu dans les tiges,
Mêle à l’amour le goût de ton éternité.



MÉDITERRANÉE



Ô Méditerranée où tout l’azur s’écrie
Par le clairon d’argent des matins radieux,
Quand sur tes calmes eaux les belles trinacries
Sont de fameux présents égrenés par les dieux,

Que j’aime à te revoir de ces hautes terrasses,
Parmi le rêve armé des aloès guerriers
À l’heure où, se bombant ainsi qu’une cuirasse,
Ton orbe bleu se courbe au-dessus des lauriers.


Alors, dans ta lumière immense, je m’absorbe
Et saturé d’azur, je regarde sans fin,
Glissant avec lenteur de l’agave à l’euphorbe
Les vaisseaux de l’aurore entrer dans tes jardins.



STANCE



Ma sauvage maison, si je vous ai choisie
Au-dessus de la mer et des jardins mouvants
C’est pour que, libre, souple et robuste, le vent
M’entourât de sa force et de sa frénésie,

Et qu’à cette rumeur mon cœur aventureux
Qui fut passionné de risque et de voyage
Berce le souvenir de tant d’appareillages
Et conserve l’espoir de retourner vers eux.



LE VŒU



Pêcheur de mon pays, toi qui, grave, fréquentes
Cette baie où les dieux dérobent leurs autels,
Ménage ton filet que des débris d’acanthe
Ont alourdi souvent de leur marbre éternel.

En retournant sa poche où, tout à coup, abondent
La rascasse épineuse et le mou calemar,
Peut-être verras-tu de ses mailles profondes
Surgir le dieu bachique ou le faune camard.


Car les temples déserts ont perdu sous la vague,
Dans ce golfe immortel, leurs marbres submergés,
Et les dieux que la pieuvre orne de molles bagues
Aux laminaires d’or livrent leurs bras rongés.

Ah ! qu’il te soit donné dans une aube d’automne
De ravir à l’abîme et, près de toi, d’asseoir
Quelque jeune bacchant que l’angelus étonne
Mais qui sourit encore aux chansons des pressoirs.



ELLE EST COULEUR D’OPALE



Elle est couleur d’opale et de perle et de soie,
Elle ondule, mauve et rosée, elle chatoie,
Elle est couleur de neige à l’aurore, et ce sont,
Parmi les ondulations et les frissons,
De longs éclairs d’argent sur sa chair de sirène…
Ô pâle, ô dangereuse, ô perfide, ô sereine,
Ainsi qu’aux premiers jours du monde, la voici.
Au-dessus d’elle pend un croissant aminci,
Puis, rose de plaisir, puis rouge entre les palmes,
Elle s’éveille aux bras du golfe immense et calme

Et sourit, pleine encor du rêve des héros,
Et soyeuse, parmi l’éponge et les coraux,
Dans sa lumière pourpre elle plie et déplie
L’ophiure, la nébuleuse, l’ophélie.



LUNAIRE



Des Cyclades de marbre aux Baléares brunes,
Pour que tant d’harmonie enfle la vague, il faut
— Plectre argenté soumis aux archets de la lune —
Que vibre le squelette englouti de Sappho !

Aux balcons de la nuit où monte une aube tiède,
De si puissants parfums glissent des daturas
Qu’elle-même, la Mort inexorable cède
Et qu’un amour immense émeut ses tristes bras !


Alors, dans les jardins de ce brûlant rivage
Où dans les pins obscurs miroitent les Gémeaux,
J’entends les paons inquiets jeter leur cri sauvage
Et dans l’ombre hennir l’angoisse des chevaux.

Et les amants troublés de cette nuit habile
Croient, dans l’enivrement de leur rêve emportés,
Que le Temps suspendant les Heures immobiles
À leur amour sans fin livre l’éternité.



LE SOLEIL ROUGE ENTR’OUVRE…



Le soleil rouge entr’ouvre une voûte élargie
Par où l’on voit flamber une autre immensité.
Jetant aux murs sanglants son cri répercuté,
Un clairon militaire heurte sa nostalgie
Aux canons turcs debout devant l’Amirauté.

Ô ville lumineuse, ô port bleu, tu t’enlises ;
Un suprême rayon te couvre de splendeur
Et les rouges steamers fument près des balises
Et les dragues, là-bas, le pâle transbordeur
Élèvent sur la mer des fantômes d’églises.


Quand le soleil s’abat sous son porche écroulé,
Tout s’embrase, les eaux ruissellent de phosphore,
Et tandis que le ciel d’étoiles se perfore,
Comme l’esprit dément du Silence installé
Des signes inconnus hantent le sémaphore.

Ils semblent appeler silencieusement
La nuit que leur attente anxieuse interroge…
Des rails luisent encore au fond d’un dock fumant,
Vers les gares, je ne sais où, sonne une horloge,
Une sirène souffre inexprimablement.

— Ports lointains, ports plus beaux que les plus beaux voyages
De quelle inévitable et forte anxiété
Atteignez-vous déjà ce cœur où n’est resté
Que le clair souvenir de vos appareillages
Et des pontons mordus d’iode et de clarté ?


Quand je reviens vers vous après ma longue absence,
Empire de la pourpre et des chaudes couleurs,
Toute votre splendeur fastueuse m’encense
D’orange, de goudron, de jasmin et d’essence,
Et vos horloges ont d’attirantes pâleurs.

Les ponts, les cabestans, les cordages, les voiles
Comblent mes yeux baignés d’un horizon vermeil,
Et pour m’atteindre alors au plus profond des moelles,
Une sirène élève aux premières étoiles
L’adieu désespéré de la mer au soleil !

Ah ! j’entendrai toujours gronder vos docks de fonte
Et la mer ébranler leurs murailles, tandis
Qu’au-dessus de vos mâts et de vos treuils brandis
— Comme aux soirs triomphaux de Tyr et d’Amathonte —
La lune lourde, jaune, énorme et lente, monte…



ENTRE L’EUROPE ET L’AFRIQUE…



Entre l’Europe et l’Afrique,
Si tu veux, nous choisirons
Une île au nom chimérique
Qui sent l’algue et le citron.

Là, la mouette qui plane
S’égare sur les raisins,
Là, la brise catalane
Tiédit le vent sarrazin.


L’ombre est mauve sous les arbres
Et la terre sans passé
Ne sait livrer que des marbres
Où l’homme n’a rien tracé.

Dans sa jeunesse profonde,
Loin de nous, à son insu,
Elle est en marge du monde,
Celle qui n’en a rien su…

La mer amoureuse baigne
Son golfe comme un beau sein,
On voit souvent la châtaigne
Qui roule auprès de l’oursin.

Là, près des jardins, les crabes
Écoutent le rossignol,
Là, la douce vague arabe
Se frise au vent espagnol.


Viens, la mer luisante brille…
Entends-tu par les sentiers
Les filles en espadrilles
Rire avec les muletiers ?

L’air sucre et poivre tes lèvres
Les pâtres, indolemment,
Pendent aux cous de leurs chèvres
Des chapelets de piment.

Vois, le crépuscule s’orne
De son croissant familier
Qui plante une étrange corne
Au front du plus noir bélier.

C’est l’heure où le fermier parque
Son troupeau qui sent le thym,
L’Amour nous attend en barque,
Contrebandier clandestin…


Il n’a ni tromblon, ni balles,
Pour nous accueillir, il n’a
Que la mer pleine d’étoiles
Et que son ocarina.



AFRICA



Ma terre qui, sous tes arbres
Aux feuillages assombris,
Recèles de divins marbres
Et d’héroïques débris,

Toi qui, lorsqu’on te déchire,
Rends à l’azur radieux
La démence du satyre
Et la majesté des dieux,


Qui, sous tes herbes piquantes
Couchant les arcs de César,
Fais courir sur les acanthes
Le frisson bleu des lézards,

Et dans tes golfes promènes
Sous les eaux qu’ils font frémir
L’or des galères romaines
Et le butin des émirs,

Où je puis suivre à la trace
Les vétérans redoutés
De quel fier regard j’embrasse
Ta tranquille immensité !

Là, le chacal qui rôdaille
Dans un temple ruiné
Flaire au bord d’une médaille
Le profil de Séléné.


La mer aux belles tuniques
Se souvient qu’un soir lointain
Elle a vu près de Monique
Rêver le jeune Augustin.

Et se remémore encore
Près du môle qu’elle bat
Le son des flûtes sonores
Et des rames de Juba.

Ô suave, ô maternelle,
Dans l’azur vous souriez
Parmi l’odeur éternelle
Des myrtes et des lauriers !

Sur le golfe des corsaires
Vénus qui s’efface au loin
Est comme un grain de rosaire
Frotté d’ambre et de benjoin.


Et, dans l’aurore où s’étire
Son réveil dans les varechs,
Je sens bien que le satyre
Dansant des poèmes grecs,

Du rocher où se cramponne
Sa rousseur qui s’embrasa
Écoute des tours d’Hippone
Au clocher de Tipaza

L’angelus qui se balance
D’un battant limpide et pur
Envahir tout le silence
Et combler l’immense azur !



CE SOIR, LE VENT BRÛLANT DES RUINES…



Ce soir, le vent brûlant des ruines promène
Leur séculaire odeur au-dessus des yuccas,
Et la mer, agitant l’anse où tu débarquas,
Mêle au vivant silence un bruit de foule humaine.

Ici, gît une ville où s’étend cette plaine
Marquée au dur talon des soldats de Barca.
Mais l’homme injurieux en proférant « raca ! »
Insulte à ses crachats la poussière romaine.


Ô ma terre éternelle où, du fond du passé,
Tant de races, jadis, siècle à siècle, ont poussé
Leur houle sur ces bords désormais solitaires,

Quelle fiévreuse ardeur j’éprouve en te foulant,
Toi qui mêles dans l’or de tes sables brûlants
La citadelle turque aux victoires aptères.



Ô RIVAGE ARGENTÉ



Ô rivage argenté, mer bleue et murmurante,
Oliviers rebroussés au vent chargé de sel,
Golfes harmonieux où la mouette errante,
Seule, émeut de ses cris un silence éternel !

Elle trouble l’azur de son appel sauvage
Qui domine un moment le chant d’un roseau peint
Et le vent devant moi glisse jusqu’au rivage
Le feutrage doré des aiguilles de pin.

Et là-bas, au soleil léger qui les galonne
Et dans le vent qui vient les mordre et les brunir,
Près du cirque désert, un couple de colonnes
Semble échanger tout bas quelque grand souvenir.



TURQUOISE



Lorsque je te regarde, ô ma lourde turquoise,
Je vois l’immense azur incendier la mer
Et les jardins sans ombre où l’hirondelle croise
Les mouettes rôdant sur les palmiers amers.

Je foule avec ferveur ta poussière dorée,
Terre des bois sacrés et des romanichels
Qui viens comme le fruit de ta chair déchirée
De livrer à l’azur l’Apollon de Cherchell.


Et je retrouve alors, ô ma Cyrénaïque
Vers qui je tends toujours des bras inconsolés,
Un radieux morceau de cette mosaïque
Où le ciel, la lumière et la mer sont mêlés !



LE CONSEIL



Guide bien ta charrue au milieu de ces plaines,
Toi qui veux labourer dans le jardin des dieux :
Ton soc peut rendre encore à ce ciel radieux
La bacchante enivrée et les rouges silènes.

La terre a la couleur de la pourpre et des laines,
Là-bas, un aqueduc ourle le bas des cieux
Et sous l’arc ruiné d’un temple soucieux
Luit la mer où revit le bleu des mers hellènes.


Que tes fils moins hardis, d’un timide aiguillon
Sachent mener le coutre et tracer leur sillon
Dans cette glèbe où Rome a creusé son ornière

Et qui, dans ce silence où fument tes chevaux,
Au crépuscule où meurt une lueur dernière,
Gonfle d’un sang divin la pourpre des pavots.



PETITE VILLE



Petite ville ordinaire
Entre la mer et le mont
Où gronde encor le tonnerre
De ton Jupiter Ammon,

Voici la poste et l’église
Neuves sous un ciel parfait,
Voici l’heure où vocalise
La femme du sous-préfet.

Dix heures. L’ombre recolle
Son ruban le long des toits.
J’entends en longeant l’école
Ruisseler de fraîches voix.


C’est l’heure laborieuse
Où gloussent les poulaillers.
Je vois, dans l’ombre rieuse
La fontaine scintiller.

Le facteur passe et plaisante
Avec le maître charron…
Une bouteille luisante
Brûle sous les liserons.

Et de la caserne immense
Que le soleil s’arrogea
Un clairon qui recommence
Sonne la soupe, déjà…

Nous, sous ton ciel monotone
Où rien de grand n’est resté,
Nous allons, et je m’étonne
De ta médiocrité.


Sans doute, au square où tes arbres
Sont chatouillés des lézards
Sous sa cuirasse de marbre
Luit le torse d’un César.

Et, dans ton musée où bâille
Un gardien qui ne sait pas,
Se renfle sur tes médailles
Le dauphin que tu frappas !

L’écho de tes vieilles portes
Sous leur voûte où nous crions
Réveille au flanc des cohortes
L’ordre des centurions.

Je vois, au soleil qui baigne
La légion sans repos,
Flotter au haut d’une enseigne
L’horrible dragon de peau.


Et dans l’aube où je retrouve
Son profil maigre et dentu,
Je sais ce que dit la Louve
À tes chiens qui se sont tus.

Tu ne sais plus. Tu t’agrafes
À la pente du côteau…
Oh ! les fils du télégraphe
Le long des arcs triomphaux !

Et de la petite place
Où ton arroseur public
Asperge d’une main lasse
Les buis et le basilic,

J’évoque sur ton rivage
La grande aurore d’argent
Où ta mouette sauvage
Suivait l’aigle de Trajan.



Ô MARBRES



Ô marbres caressés d’une chaude lumière,
Je ne puis me lasser de vos débris épars,
Vous cachez dans votre ombre à leurs jeux coutumière
La brusque sauterelle et les souples lézards.

Le vent autour de vous prend une voix plus ample
Et j’aime, conseillé par ses chœurs apaisés,
Être ce voyageur qui rêve et qui contemple
La grande mer si bleue entre vos fûts brisés.


Où sont les soirs mauvais et la chair qui s’énerve ?…
Devant tout cet azur, devant tant de clarté,
Je me prends à prier cette sainte Minerve
Qui verse la sagesse et la sérénité.

Et parmi vos débris que la fourmi fréquente
Je laisse en me plongeant dans l’herbe du matin
La mer persuasive et la brise éloquente
Me parler, tour à tour, de vos fastes lointains.

Alors vous revivez dans mes calmes prunelles
Où les blancs papillons croisent les frelons d’or,
Et, près du golfe bleu, ma terre maternelle,
Sur vos genoux de marbre où sa chanson m’endort,

Me berce longuement dans l’automne marine
Où, la nuque appuyée à quelque blanc claveau,
J’écoute au loin sonner lorsque midi s’incline
La cloche des fermiers sur le raisin nouveau.



EUCALYPTUS



Eucalyptus lâchant vos blêmes chevelures,
Jeune assemblée au bord de ce golfe embrasé,
J’aime vos bercements, vos plaintives allures
Et cette nonchalance où vous vous complaisez.

Alors qu’auprès de vous le cyprès si sévère,
Astreignant durement ses solides rameaux,
En impose, immobile, au vent qui le révère,
Dieu sombre et soucieux délaissé des oiseaux,


Vous, vous éparpillez, ruisselants d’air, si libres,
Votre ébouriffement haut dressé dans le ciel,
Et moi, bien assuré contre vos troncs qui vibrent,
Je fais, mâts chevelus, un voyage éternel.



INSCRIPTION



Sois la langue cruelle et vive du satyre
Qui goûte aux fruits du monde avec agilité
Et le bras velu d’or du faune qui attire
L’hamadryade au bord de ses yeux aimantés.

Que l’ombre des forêts et que les eaux dormantes
Se livrent librement à ton jeune désir
Et que les heures soient, rieuses, des amantes
Pour toi qui sais guetter leur danse et les saisir.

La couleur du soleil, un cri d’oiseau qui passe
Et le frisson de l’aile et la chute du fruit
Et la rumeur du vent répandu dans l’espace
Et le pas éperdu de la bête qui fuit,


Sache les recueillir au fond de tes prunelles
Et prêter ton oreille à tous ces bruits confus
Pour que la vie avec ses formes éternelles
Touche les profondeurs de ton rêve à l’affût.

Alors tu sentiras dans tes membres agiles
Circuler la vigueur des sèves et du sang,
Et t’engluant sans fin de sa vivante argile
La terre te prendra dans ses bras frémissants.

Tu connaîtras bientôt ses volontés profondes,
Et les pulsations du ciel et de la mer
Et l’exacte harmonie où se règle le monde
Viendront frémir et battre au secret de ta chair.

Ainsi, soleil qui tombe ou lune qui s’élève,
L’univers dans tes yeux sensibles reflété
Baignera lentement ta pensée et ton rêve
Dans sa paix, sa lumière et sa sérénité.



BUCOLIQUE



Un tendre azur pareil à l’azur de l’Eubée
Se fonce au bord du golfe au-dessus de la mer
Et, beau prélude au ciel vide encore et si clair,
Se déclare une lune étroite et recourbée.

Couvrant le grêle appel d’une chèvre qui bée
Une flûte émouvante, en grelottant, a l’air
De susciter à chaque note qu’elle perd
Les étoiles du soir, goutte à goutte tombées.


Ô bucolique ardeur de ce couchant léger !
Flûte, chanson tremblante, invisible berger
Guidant le bleu troupeau des vagues qui s’élance…

Et sur l’argent sacré dont le golfe reluit,
Sirius, de la joue obscure du Silence,
Glisse comme une larme au front pur de la Nuit.



LAURIER DE MON PAYS…



Laurier de mon pays, êtes-vous un présage
Et dois-je, humble écolier, doux assembleur de mots,
Un jour de vos bosquets voir surgir le visage
De Celle qui sans peine, assouplit vos rameaux ?

Et sur le fond marin du golfe qui se creuse
Comme un souple dauphin par la vague argenté,
Dans l’éblouissement de la lumière heureuse
Et de l’azur que j’ai si tendrement chanté,


Peut-être dresserai-je, ô mon laurier robuste,
À mes cheveux d’argent mêlant vos fruits sacrés,
Un front victorieux que vous couronnerez
De ces rameaux fermés dont la Gloire s’ajuste !

LE CLAIR DE LUNE DANS LES RUINES

… Où s’est assis l’Esprit voilé des Villes mortes.
Albert Samain.


VILLE MORTE



I

Comme vous m’éprouvez, marbres mélancoliques,
Bains par l’herbe envahis, temples abandonnés,
Grands théâtres déserts, blanchis ou calcinés
Comme les ossements de géantes reliques.

Ô grave voyageur, c’est là que tu t’appliques
À peser le néant des siècles ruinés.
Tu rêves, le vent passe où tant d’hommes sont nés.
Seul, le chacal aboie aux fontaines publiques.


Les grillons patients liment la nuit d’été.
La Ville semble faire un long rêve argenté
Que le vent berce au loin de son murmure immense,

Tandis que sa rumeur aux innombrables voix
Vient d’un grand bruit de foule emplir comme autrefois
Le cirque débordé de lune et de silence.


II

Les chardons ciselés et les pavots velus
Se dressent au milieu des colonnes brisées…
Seul, un chacal errant parmi le colisée
Anime le silence où la Louve n’est plus.

Voici donc, voyageur, l’ombre où tu te complus,
Rien ne bouge, et sur toi répandant sa rosée,
La lune vient bleuir les pierres apaisées
Comme aux premières nuits des siècles révolus.


As-tu jamais vécu, ma Ville imaginaire ?
Tes marbres pleins de lait sous le songe lunaire
Mêlent à leur pâleur ton silence ennobli,

Et, lentement gonflé de leur sève nocturne,
Ton rêve immense puise, ô Ville taciturne,
Au suc de tes pavots un éternel oubli !


III

Tes pavots sous la lune, ô Ville immaculée,
Je les ai, dans ma halte, arrachés, et j’ai pu
Voir, tout à coup, ainsi qu’un philtre corrompu,
Jaillir de leur blessure une blême coulée.

Sève dont la pâleur semble toute gonflée
Et sang mystérieux des grands marbres rompus,
De toi, leur suc livide abonde comme un pus,
Ô Ville morte, immense et triste mausolée !


Inerte, toute entière adonnée au poison,
Tu rêves dans l’extase et dans la pâmoison
Et le pâtre, au créneau des montagnes lointaines,

Fils ignorant de ceux dont les bâtons armés
Ont pourchassé la Louve au milieu de tes plaines,
Contemple sans savoir tes temples exhumés.



TIMGAD



Ami, te souviens-tu ? Déjà, depuis longtemps,
Du haut de nos chevaux harcelés par les mouches,
Nous regardions tourner cette plaine farouche
Où s’allumaient encor des restes éclatants.

La route s’étendait, large, nue et sans arbres
Et le bronze et la gloire entraient dans sa couleur
Et nous, de blanc vêtus et couverts de pâleur,
Sur nos chevaux obscurs étions tels que des marbres.


De longs cirrus rayaient le bas du ciel ainsi
Que court la pourpre au bord des toges consulaires
Tandis que d’une sourde et lointaine colère,
D’heure en heure, grondait l’horizon obscurci.

Qu’allions-nous rencontrer au delà de Lambèse
Dont le prétoire obscur fuyait derrière nous ?…
Et nos chevaux, pressés des talons aux genoux,
Sentaient leur sang brûler à notre obscur malaise.

Par moments, sur le seuil des campements épars
Où les bêtes tiraient sur le piquet des tentes,
Des vieillardes, debout, en robes éclatantes,
Nous indiquaient du doigt la route des Césars.

Ô voie inoubliable où la Soif et la Fièvre,
En croupe, nous serraient de leurs bras amaigris…
Un aigle tournoya sur nous, mais pas un cri
Pour saluer son vol ne sortit de nos lèvres.


À l’horizon fumant où son feu se cachait
Tel un héros vaincu qui cède et qui recule,
L’orage se mêlant au fauve crépuscule
Apprêtait au soleil un monstrueux bûcher.

Alors, sous ce ciel morne où l’air même somnole
Et que semble accabler un éternel remords,
Tu surgis, ô Timgad, blême comme la mort,
Pareille à quelque immense et triste nécropole.

Et comme, brusquement, sur ton cirque désert
Le tonnerre ébranla tes pierres les plus fortes,
Je compris, tout à coup, que je touchais tes portes
À ce rouge nuage où grondait Jupiter.



DANS LA VILLE



Timgad, enfin c’est toi, debout, qui t’échelonnes,
La brique saigne auprès de tes marbres jaunis
Et brûlant de clarté, saturé d’infini,
L’impérissable azur vibre entre tes colonnes.

Tandis que, dans la plaine immense, un chameau beugle
Tourné vers ton silence et ton isolement,
Tes grands arcs de triomphe à l’horizon fumant
Fixent le crépuscule avec des yeux d’aveugle.


C’est toi, voici tes murs et tes dalles immenses
Où je cherche le sang des taureaux écorchés…
Des lézards fuient parmi les tables du marché
Et le vent éternel disperse les semences.

L’herbe pousse et disjoint les mosaïques, l’herbe
Foisonne dans les bains, déborde les autels
Et les chardons autour de tes dieux immortels
Dressent les bleus piquants de leurs têtes superbes.

Le vent seul fait sonner la tribune aux harangues
Et le théâtre vide et le cirque désert,
Le vent seul retentit sur le forum où l’air
A tant vibré du choc des races et des langues.

Il passe et couche l’herbe aux ruines des portes
Où l’ornière des chars arrête et fait songer,
Il passe et dans cette herbe où je le vois plonger
Va chercher le silence en marche des cohortes.


Il règne. Tout est vide et béant. Il s’écoule
Sous l’arc qui sonne ainsi que la voûte des ponts
Et, plus fort que le cri dont nous l’interrompons,
Il remplit l’horizon d’une rumeur de foule.

La ruine déserte et solitaire est pleine
De ses bondissements et de son hurlement
Tandis que le soleil allonge lentement
L’ombre des fûts brisés au milieu de la plaine.

Et voici que passant le cirque des montagnes,
Couleur des gorges d’or où son vol triompha,
Un petit aigle roux venu de Maafa,
Avant de retrouver son aire qu’il regagne,

Vient planer longuement sur la triste broussaille
Où tout l’orgueil romain gît en morceaux épars,
Et, sous son aigre appel, secouant les lézards,
Le marbre de Trajan se souvient et tressaille.



L’APRÈS-MIDI



J’imagine l’après-midi…
Ô soleil sur les mosaïques
Parmi les marbres attiédis !

Menant son tonnerre assourdi
Un char fait son bruit héroïque
En traversant Thamugadi.

Ô claire villa, je recrée
Tes portiques et ton jardin
Et ta solitude sucrée.


Et je me retrouve soudain
Dans ton ombre tiède et dorée
Où l’Amour m’accueille, badin.

J’entends une flûte qui lutte
Avec des rires et je vois
Le bras nu du joueur de flûte.

Un baiser traverse parfois
L’hymne à Vénus qu’il exécute…
Vais-je reconnaître ces voix ?

Un bleu papyrus se balance
Sous le jet d’eau qui se répand,
Tinte, se tait, puis recommence,

Et, si je soulève le pan
De ce rideau lourd de silence,
J’aperçois un buste de Pan.


Je ne vois encore personne.
On rit derrière le rideau,
J’écoute ce rire qui sonne.

L’esclave grec tourne le dos
Et joue. — Il parle, elle frissonne
Tandis qu’il touche à ses bandeaux.

Il est gras et glabre, il promène
Sur la nuque les doigts hardis
De sa main massive et romaine.

Et la douce flûte redit
Son hymne à l’Anadyomène…
J’imagine l’après-midi.

De quoi parlent-ils ?… De théâtre,
D’un vers d’Horace, d’un bouffon…
Les marbres dans l’eau sont bleuâtres


Et j’écoute le bruit que font
Les pigeons qui viennent s’ébattre
Sur le bord du bassin profond.

Les voix sont molles d’indolence
La flûte danse et rebondit,
Le jet d’eau, comme elle, s’élance.

J’imagine l’après-midi,
Un char ébranle le silence…
Qu’il fait bleu sur Thamugadi !



LES COLONNES



Irrespirable vent, solitude embrasée…
Là-bas, monte l’appel désespéré d’un treuil,
          Comme si le cri de l’orgueil
Persistait à travers tant de grandeur brisée !

Une fraîche statue à la clarté surgie
Semble sourire encore à l’azur retrouvé :
Oh ! cette aisselle bleue et ce beau bras levé…
Est-ce du sang des dieux que la terre est rougie ?

Le vent du Sud, le vent venu des gorges rudes
Et du désert perdu sous les sables brûlants,
          Le vent, d’un inlassable élan,
Remplit d’un bruit de mer l’immense solitude.


Il s’engouffre aux tombeaux où la Mort même est morte
Et sonne aux bains déserts où nous nous réfugions.
Un épervier lointain plane au-dessus des portes :
          Ô Rome, où sont tes légions ?

Et, tièdes d’un passé grandiose, accablées,
Toutes, de leur pâleur tragique d’ossement,
Immobiles, là-bas, dans leur isolement,
— Ô douloureux cortège, ô livide assemblée —

Les colonnes debout en face de la nuit,
          Contre l’azur impérissable,
Dans ce cirque où le vent seul exalte son bruit
          Mêlé de lumière et de sable,

Tes colonnes partout, ô Timgad, se levant
Du forum au théâtre et du temple au prétoire,
Taciturnes témoins que délègue l’histoire,
Laissent leurs pierres d’or me parler dans le vent.



SOLITUDE



J’ai crié dans le vent des herbes murmurantes,
En plein forum, le nom des dieux et des césars,
          Que surgit-il ?… une tarente,
          Qu’ai-je fait sortir ?… un lézard !

J’ai crié par dessus ces herbes recourbées
Vers ton ombre géante et seule, ô Scipion !
          Qu’apparaît-il ?… un scarabée,
          Que vois-je venir ?… un scorpion.

Ô Timgad, morne cirque où, seul, le vent s’entête,
Où les marbres brisés jaunissent au soleil,
Au milieu des pavots velus comme des bêtes,
Rien ne rompt désormais ton éternel sommeil !


De l’aube, qui sur toi fond, plus prompte que l’aigle,
Jusqu’au soir plus furtif que le chacal rampant,
Tu reposes, inerte et blême, sous la règle
Que le silence impose à ton renoncement.

Oh ! je n’oublierai pas ton profil héroïque,
Ni le long cri du vent sous tes arcs désertés,
Ni sur le bleu pavé de quelque mosaïque
L’œil toujours glauque et pur des tritons de l’Été.

Sans doute, n’es-tu plus qu’une immense dépouille
Dans une plaine aride où seul règne le vent,
Mais, tes dieux ligottés de lichen et de rouille,
Puis-je encore affronter leur silence émouvant,

Sans revoir, tout à coup, dans ton cirque sans arbres,
Au milieu des licteurs et des chevaux piaffants,
Rome écouter du fond de sa chaise de marbre
Au cri de ses buccins barrir tes éléphants ?



LAMBÈSE



Ô Lambèse, voici ta limpide indulgence…
Non loin de tes tombeaux écroulés de sommeil,
Tu laisses ruisseler ton petit vin vermeil
Quand au brûlant relai chauffe la diligence.

Oh ! dans ton air léger quelle douce allégeance !
La table où je m’attarde a des ronds de soleil ;
Tonnelle aux liserons, quel suave conseil
Me glisse ton frelon qui ronfle comme en France.


Mais voici que, solide, à l’horizon surgi,
Ton prétoire sanglant haussant son mur rougi
Dresse sa majesté sévère dans les ronces.

La Louve, alors, aboie aux trompettes du camp,
Lambèse, et dans ma voix je fais en t’évoquant
Sonner ton nom romain comme un vieux sou de bronze.



POUR LE SCHAH DE PERSE





LE POÈTE



Sous la luisante soie et sous la laine molle
Le poète au milieu de son étroit jardin
Où le papillon rouge au miel des fleurs se colle
Écoute son jet d’eau, une rose à la main.

Il regarde pâlir les furtives nuances
Dont l’heure, tour à tour, farde son horizon
Jusqu’à ce que la lune épanchant le silence
Vienne d’un lait d’azur enchanter sa maison.


Le papillon posé sur la rouge tulipe,
La grenade qui s’ouvre aux couteaux de midi,
Le liseron fermé que le matin défripe,
Animent seuls le fond de son rêve engourdi.

Tout gagne à son regard une étrange fortune :
Qu’il écrive, on entend le frelon bourdonneur,
Le nénuphar qui songe est un grand bol de lune,
Et l’œil de la princesse est un puits de bonheur.

On voit se dérouler de merveilleuses fables,
Pleines de cruauté, d’amour et de désir,
Qu’il déroule au milieu de jardins ineffables
Comme la robe à fleurs qu’arbore le vizir.

Des arbres à poison versent d’âpres délices,
Des bourreaux, des bouffons et de rouges soldats
Entourent en riant l’estrade des supplices
Où les calmes héros se haranguent tout bas.


La mer gronde et ruisselle au fond de ses histoires.
Il sait dire la guerre avec ses chars de faux,
Et l’averse des dards sur la montagne noire
Des éléphants portant les princes triomphaux.

L’amour est dans sa voix si profond et si triste
Qu’en l’écoutant s’émeut l’ermite émacié
Et que le dur calife à qui nul ne résiste
Sent son cœur s’amollir sous son corset d’acier.

Ainsi fumant la pipe où se jaunit son pouce,
Assis devant ses fleurs il compose en rêvant,
Auprès de son jet d’eau, qu’éparpille ou rebrousse,
Parfois, dans le silence, un coup brusque du vent.

Souvent, il s’interrompt et sa main artisane,
Balançant le verset qu’il scande et qu’il redit,
Fait briller en glissant sur sa barbe persane
La pierre où dort le feu des jardins interdits.


Et toute la beauté du monde qu’il reflète
Semble se recueillir quand il prend près de lui,
Pour moduler ses vers, sa flûte de poète,
Rivale au bec d’argent du rossignol des nuits !



ZINA



Zina, je ferais des lieues
Pour revoir le charme étrange
De ton sein couleur d’orange
Éclairé de perles bleues,

Toi dont les amants ne sont
Qu’ouvriers de ton plaisir,
Que ce soit le grand vizir
Ou le marchand de poisson,

Toi chez qui le prince chauve
Des solitudes sans bornes
Heurta le tourneur de corne
Qui sortait de ton alcôve !


Moi qui ne puis, pauvre et nu,
Qu’imiter sur mon roseau
Les bruits de feuillage et d’eau
Des pays que j’ai connus,

J’avais si bien su te dire
La tristesse de tes dunes
Et le lever de la lune
Devant ton premier sourire,

Que tu me gardas trois jours,
Moi, le poète en haillons,
Pour éblouir de rayons
Ta solitude d’amour,

Et que, malgré sa colère
Et les lances de l’escorte,
Tu fis refuser ta porte
Au capitan des galères.



PIERRERIE



Je t’aime parce que tu es douce et petite
Et que tu as le goût des pierres précieuses
— Opale, péridot, cymophane, hématite —

Ô toi, si près de leurs ardeurs silencieuses !



TAPISSERIE



Des enfants portent des fruits bleus
        Et violets des îles,
Deux amoureux baissent les yeux
        Sur leurs mains inutiles.

Ils descendent en habits d’or
        D’une longue galère.
D’où viennent-ils ? De Labrador,
        De l’Inde ou de Phalère ?…


Un singe coiffé d’un turban,
        Dans ses petites paumes,
Derrière eux porte en titubant,
        Un miroir et des baumes,

Tandis que, là-bas, les attend
        Sous sa tente orangée,
Prince du golfe, un noir sultan
        Qui croque des dragées.


Caresse des vents oiseleurs
        Sur les roses humides,
Dauphins sautant parmi les fleurs,
        Enchantements d’Armide !


Gouffres de silence, jardins
        Bleus de valériane
Où dansent, fervents baladins,
        Les jets d’eau d’Ariane,

Suave éternité d’azur
        Où le rêve se plonge,
Vergers marins où l’on va, sur
        Le corail et l’éponge,

Jours innombrables et profonds
        Où chaque heure se pose
Plus légèrement que ne font
        Des pétales de rose,

Enchantez-moi d’un horizon
        Qui n’a jamais de rides,
Jardins où brûle la Toison,
        Suaves Hespérides !



ORIENT



I

Le soleil découpait sous les voûtes fétides
D’ardentes places d’or où rêvaient les chameaux,
Et les femmes ainsi que des cariatides
Soutenaient leur pensée obscure, sans un mot.

Parfois, la rue en pente ouvrait des précipices
De lumière où la mer balançait les bossoirs,
Le parfum des jasmins et l’odeur des épices
Montaient alors, mêlés aux sirènes du soir.


Ah ! l’ivresse aux pavés de mon pas qui titube
Vers les seuils de luxure où grondent les tambours,
Et les paniers pesants du bronze des jujubes
Comme des boucliers luisant aux carrefours !

Des jasmins s’effeuillaient sur des portes sanglantes
Qui, farouches ainsi que des captifs muets,
Sonnaient au tintement de leurs chaînes, et, lentes,
Se plaignaient dans le bruit de leurs fers remués.

Des ânes bleus passaient sous des portes arquées.
Parfois, dans un rayon, je voyais luire au bord
Des nattes, se touchant sur le seuil des mosquées,
La sandale de bois et la babouche d’or.

Le poivre, le safran, l’orange, la verveine
M’offraient tous leurs parfums ainsi que des joyaux
Et des enfants mêlaient à l’ombre des fontaines
La fraîcheur de leur rire à la fraîcheur de l’eau.


De vieux enlumineurs vers moi tournaient la tête
Et je voyais alors au bord des yeux profonds
Tanguer des palanquins sur la houle des fêtes
Où la foule acclamait la pourpre des bouffons.

Leur front était pareil à la mer éternelle,
Eux qui, graves, mettaient, dans leur sérénité,
Plusieurs lunes d’été pour peindre une prunelle,
Plusieurs hivers pour peindre une lune d’été.

Et près d’eux, des amants pensifs, que ne dérange
Ni le cri des âniers, ni le chant des conteurs,
Dorés par son reflet mordaient la même orange
Et se donnaient des noms d’étoiles et de fleurs.


II

J’ai grelotté d’amour devant ces femmes tristes
Dont les yeux éperdus mirent le Sud mouvant
Et la mélancolie errante de ces pistes
Où la dune flottante ondule aux mains du vent.

J’ai penché sur la nuit des prunelles lointaines
Ma face d’étranger brunie au vent des mers,
Mais tous les chercheurs d’or et tous les capitaines
Auraient en vain sondé ces océans amers.


Le silence posait sur leurs lèvres muettes
Un doigt d’airain que rien n’aurait pu déplacer,
Et les marchands du port riaient, mais les poètes
Méditaient longuement devant ces yeux glacés.

Debout en voile noir, farouches élégies,
Sur un seuil où le feu troublait comme du sang
Elles faisaient parfois gémir de nostalgie
Les archets promenés sous leurs doigts frémissants.

Comme je rapportais l’or sanglant des captures
Dont j’aurais pu bourrer la gueule des canons,
J’ai dormi tout un soir parmi leurs chevelures
Et bercé mon ivresse au charme de leurs noms.

Ah ! ramène-moi donc vers les formes sereines
De ce port que la mer pavoise de couleurs
Et poignarde à jamais du cri de ta sirène
Ce golfe où n’ont flotté que des barques de fleurs.


Et peut-être, Orient, dans la cale profonde
Où des trésors lointains attendent dans la nuit,
Laisserai-je mourir aux confins de ce monde,
Comme un vizir déchu, mon somptueux ennui !



DYONISIAQUE


I

Ô Phallus, sois le dieu de ce pays brûlant
Où la vigne s’enroule aux vagues éloquentes
Et qui sous l’olivier mêle avec tant d’élan
Aux cornes d’or du bouc la cuisse des bacchantes.

Que les adolescents qui contemplent la mer
Et regardent bleuir les roches violettes
Te portent en argent sur leur sein jeune et clair
Où tu luiras parmi les autres amulettes.


Ici l’œil est plus vif et le corps dans ses jeux
Est prompt à s’animer au sang dont tu l’enfièvres,
Ô ma terre où l’Amour dans les soirs orageux
Accouple encor, parfois, les pâtres et les chèvres.

Ta fauve odeur parmi cette race s’épand,
Ô Phallus, et mêlée à tes dyonisies,
Tu l’échauffes aux bonds de la danse que Pan
Mène au mugissement des conques cramoisies.

Ô Phallus, sois le dieu de ce pays brûlant
Où, mêlant ses doigts roux aux bagues de tes vrilles,
J’ai, sous les ceps velus, vu Priape au beau flanc
S’empourprer des couleurs joyeuses dont tu brilles !

Ranime en plein midi ton superbe tison…
Sous les cheveux bouclés, aux tempes, le sang frappe,
Qu’il est bon d’être nu, terre, sur ta toison
Et de sucer ton jus aux grains bleus d’une grappe !


La chair épanouie au soleil s’animant
Est pleine d’une ardente et divine jeunesse,
Ô Phallus, cependant que ton fourmillement
Pousse le chaud satyre à chercher la faunesse.

Aussi, roi des midis où ton pouls violent
Gronde aux tambours qu’exalte une ardeur génésique,
Tandis que la lumière à l’amour se mêlant
Ruisselle autour des corps ainsi qu’une musique,

Ô Phallus ! sois le dieu de ce pays brûlant !


II

Et je te ferai peindre au mur de ma maison
Au-dessus de ce banc tourné vers l’horizon
D’où, chaque jour, je vois la mer entre les branches
Aux sombres oliviers mêler des voiles blanches.
Ô signe d’abondance et de fécondité !
Et les adolescents d’un beau chœur enchanté
Viendront autour de toi dans mon jardin s’ébattre
Au son doux et lointain d’une flûte de pâtre
Et te chanter à l’heure où, dans l’air bleuissant
Monte, beau phallus d’or, le signe du croissant.



À Edmond Jaloux.



SOUS L’ŒIL DES HUBLOTS


Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
Stéphane Mallarmé.




SOUS L’ŒIL DES HUBLOTS



J’ai le goût des pays étranges et malsains,
Embarquons-nous, veux-tu, pour leur splendeur lointaine
Nous coucherons tout nus sur des tables d’ébène
          Et nous aurons pour traversins
          Des traversins de porcelaine !

Partons ! le continent s’effrite, triste et vieux.
La sombre fable perd son parfum qui s’évente,
Les temples ruinés sont dans la mer vivante
          Et les hommes sont las des dieux
          Qu’ils ont faits de leur épouvante.


Fuyons la vieille Europe où tout n’est que dégoût
Et qui bâille à la lune aux rengaines tziganes…
Là-bas, c’est le Bengale et les roses afghanes,
          Là-bas, on mange le sagou
          Et le nid bleu des salanganes !

Parmi les océans où flotte leur splendeur,
Des paquebots plus blancs que les yachts légendaires
Nous porteront, un soir, vers les débarcadères,
          Où l’Amour cache son odeur
          Sous la robe des bayadères.

Si tu savais, le ciel sur la brousse est si beau !
La pourriture d’or au soleil s’évapore,
La mer fouille le golfe ainsi qu’un madrépore
          Tandis que les grands paquebots
          Surgissent devant Singapore.


La Mort de ses chemins ténébreux et profonds
Traversera souvent ceux de notre aventure…
Peut-être verrons-nous sous une lune obscure
          La lividité du typhon
          Apparaître dans la mâture.

Ô l’étouffante nuit sur le pont. Le kaki
D’un passager claquant de fièvre jusqu’aux moelles,
Les pankas agitant leurs fantômes de toiles,
          Yokohama ! Nagasaki !
          Mers rouleuses sous tant d’étoiles !…

Songe aux puissants jardins qui nous accueilleront.
Nous souperons à la lueur des photophores,
Si loin de vos fadeurs, Venises et Bosphores,
          Et nous aurons sur notre front
          Une couronne de phosphores.


L’âpre touffeur du soir sur Saïgon jauni,
L’odeur de la mousson qui glisse entre les mangues
Et bouscule au Yang-tsé le lourd sampan qui tangue
          Mêleront un goût d’infini
          Au fruit posé sur notre langue.

Alors, le monde ouvert devant nous, peu à peu,
Se livrera bientôt, moins terrible et moins rogue,
Et dans l’enivrement que sait verser la drogue
          Du Fleuve jaune au Fleuve bleu
          Nous irons, poussant la pirogue !

Je veux, la forêt vierge où nul ne pénétra,
Où le tigre est un dieu vivant et redoutable,
Là, la Peste avec vous monte en croupe ou s’attable.
          Là, le tout puissant Choléra
          Est respecté comme un notable.


Et peut-être, mon âme, atteindrons-nous à temps
Ces pays dont l’odeur porte au cœur et soulève
Pour voir moisir parmi le pouls fiévreux des sèves
          Les dieux peints les plus rebutants
          Que l’homme ait tirés de son rêve.

Sans doute, auprès de nous quelque blanc d’Occident
Rira-t-il de leur corps si lourdement hommasse
Et de toute l’horreur tragique qui s’amasse
          Dans la bouche bée où les dents
          Luisent au seuil de la grimace !

Mais nous, nous nous tairons devant eux, simplement,
Par respect pour ceux-là, qui, si près de leur terre,
Cernés par tant de nuit et par tant de mystère
          Surent donner à leur tourment
          Ces tristes formes solitaires.



OPIUM



Ô caravane du thé,
De l’ivoire et de la soie,
Laisse enfin que je m’assoie
Sur tes coussins enchantés,

Et donne à ce cœur plus sombre
Que le vieux monde croulant
Ton opium étincelant
Qui revêt d’or même l’ombre.


Comme tu viendras à bout
De ma peine européenne
Avec la pipe d’ébène
Et la pipe de bambou,

Flûtes pour les soirs obliques
Où tout écœure et fait mal,
Ô beau remède animal,
Trouvaille diabolique !

Oh ! dans tes brûlants tombeaux
Tendus de pourpre et de cuivre,
La chair, comme elle s’enivre
De tes chants tristes, si beaux,

Musique obscure et profonde
Qui, dans ses enchantements,
Enveloppe infiniment
La tristesse du vieux monde.


Aussi, l’Opium, ai-je fait
Avec tes flûtes magiques
Un orgue mélancolique
— Bouddah régnant au buffet —

Dont je veux sous les étoiles
Tirer des airs inouïs,
Ô toi dont n’auront joui
Néron ni Sardanapale !



HORIZONS



I

Nous allions vers la nuit, las du morne Occident.
Je ne sais quel fardeau glissait de nos échines
À chaque bond du pouls fiévreux dont les machines
Ébranlaient le bordage et l’entrepont grondant.

De l’or brûlait aux yeux des femmes, cependant
Que la carte du ciel que le soir imagine
Évoquait le Brésil, les Antilles, la Chine
Et les terres de cuivre et les terres d’argent.


Muets, nous appuyant au bord des bastingages
Nous retenions les mots impuissants des langages
Devant tant de splendeur et tant de majesté,

Lorsque, croulant, tragique, aux limites du monde,
Nous vîmes, tout à coup, dans le ciel exalté
Le soleil monstrueux crever la mer profonde.


II

Ô capitaine, ouvre tes cartes maintenant !
Voici les régions profondes du silence,
Après les Hyades d’or la Grande Ourse s’élance
Et la nuit a rompu les pourpres du ponant.

Quel ordre au pavillon du porte-voix tonnant
Jeter dans cette halte où le rêve balance ?…
Là-bas, la chair plus neuve a tant de succulence
Et les fruits ont un goût étrange et surprenant.


Je songe à de grands lacs dont le calme s’étale
Dans la touffeur des solitudes végétales
Où les panthères et la fièvre vont rampant,

Où, dans les courtes nuits, entre les fleurs vireuses,
L’éclair illuminant les jungles ténébreuses
Révèle au fond de l’eau le sommeil des serpents.


III

Ou plutôt non, promène-moi de seuil en seuil,
Allons du ciel polaire à la mer la plus chaude
Et que ce fier vaisseau qui, d’aube en aube, rôde
Ignore à tout jamais la douceur de l’accueil.

As-tu pour cinquante ans de vivres et d’orgueil
Et des soutiers tannés que plus rien ne corrode ?…
Je ferai devant Dieu brûler la plus belle ode
Tandis que l’océan roulera mon fauteuil !


Les gouffres délivrés des frayeurs anciennes
Nous berceront au long des nuits musiciennes,
Et, par les soirs hantés de fièvre et de typhons,

Aventuriers guéris de la vieille épouvante,
Sans fin, nous traquerons les horizons profonds
De cette solitude éternelle et mouvante.



NOSTALGIE



Oh ! ne plus rêver, mais vivre,
Mais sortir de ce sommeil ;
Comme la bête se livre
Offrir sa chair au soleil !

Là-bas, un grand port balance
Des mâts, du feu, des couleurs.
Écoute dans son silence
Jaillir l’appel des ailleurs.


Laisse-toi prendre à la toile
Que tendent sur l’horizon
Les cordages pleins d’étoiles.
— Dis, là-bas, que de frissons !

Ô berceuse des mâtures,
Odeur des vieilles Ceylan !
Nous dénouerons la ceinture
Du Zodiaque brûlant.

Là-bas, c’est le risque immense,
Le sang plus vite bondi,
Ce sont les chaudes démences
Et le démon de midi.

Ce sont d’autres simagrées
Plus redoutables encor…
Ô solitudes tigrées
Où l’Amour cherche la Mort !


Là, plénitudes physiques,
Loin des comptoirs et des bars
Nous trouverons des musiques
Plus fortes que des regards,

Et, dans les nuits de phosphore,
Sous les caoutchoucs cuivreux,
Elles brasseront, sonores,
Notre sang riche et fiévreux.

Allons, l’ennui s’effiloche…
Entends-tu le cri que font
Les sirènes et les cloches
Au bord des risques profonds ?

Signe au bas de cette feuille
Tes congés et tes adieux,
Vois comme la mer t’accueille
De ses gongs mélodieux.


N’hésite plus à la porte
Des horizons enchantés,
Et que le diable t’emporte
Vers de noires voluptés !



LES CONQUÉRANTS



Nous apportons au fond de nos caisses profondes
           L’amertume et l’alcool
Et nous venons vers eux, las de courir le monde,
           Pour un suprême viol !

Notre ivresse, déjà, d’une haleine fétide
           Empeste les jardins
Où les femmes rêvaient, jaunes cariatides,
           Sous les arbres à pain.


Bientôt, elles viendront toucher loin de la hutte
           Nos casques d’hommes blancs,
Bientôt, nous les aurons dans nos poignes de brute,
           Les doux poignets tremblants,

Et les hommes, bientôt, pour nos laines communes,
           Donneront sans compter
Tous leurs barils de nacre où le lait de la lune,
           À jamais, est resté !

Et nous leur offrirons de belles carabines
           — Nos Winchester charmants —
Afin que dans les soirs où l’absinthe embobine
           Ils se tuent promptement.

Nous construirons un bar lourd comme ceux de Londres,
           En acajou massif,
Et là, tout à loisir, comme nous saurons tondre
           Ces grands diables naïfs !


Que l’Océan rageur sur les brisants déferle,
           Malmenant nos engins,
Nous aurons son corail et ses plus grosses perles
           Pour un verre de gin.

Allons ! faisons puer de notre gazoline
           Le lac si bien conquis
Et que notre remords à tout jamais décline
           À l’aube du wisky !



MASSILIA



Ô vieux port embrouillé de fils comme pelote,
            Où les clairs mouchoirs de l’adieu
Devant les yeux blasés et calmes des pilotes
            Flottent si blancs dans l’air plus bleu,

Vieux port qui sens le sel, les algues et les huîtres,
            Toi qui branlant, ridé, bruni,
Chaque soir en rêvant mêles aux vieilles vitres
            Tant de cuivre et tant d’infini,


Voici la rue ombreuse et fraîche où tu roucoules
            — Mandolines, accordéons —
Tandis que, séculaire, au clocher des Accoules
            L’heure sonne sur tes balcons.

Voici devant tes seuils où les vieillards se taisent
            Plus boucanés que leur culot,
Ton œillade espagnole et tes grâces maltaises,
            Ton tambourin et tes grelots.

Que la mer secouant ton vieux môle déferle…
            Ici, c’est en gilet à fleurs
Derrière son rideau de bambou et de perles
            Le barbier, ce gras enjôleur.

C’est l’oiselier qui traite avec les capitaines,
            C’est le soutier nègre ou chinois
Qui dans le bar puant boit des liqueurs lointaines
            En pensant à ses dieux de bois.


C’est le jeune gabier vendant sa pacotille
            Pour aller voir dans les tripots
La fille aux bas flambants dont l’œil brûle et pétille
            Et qui montre toute sa peau.

Ce sont tes vieux hôtels derrière les platanes
            Où, sur les dauphins familiers,
La sirène accoudée a l’air d’une sultane
            Lourde de fruits et de colliers…

Là, tu pinces pour moi tes ronflantes guitares,
            Là, tu laisses sur l’indigo
Flotter, rouges ainsi que des drapeaux barbares,
            Les mantilles du fandango.

Une main sur la hanche, en silence, tu tangues ;
            Tes jupons gonflent leur ballon.
Je t’entends renforcer à tes appels de langue
            Le claquement de tes talons.


Ton écharpe s’allume à travers les fumées
            Où je vois ta peau se rosir
Et les tambours chauffés aux paumes animées
            Semblent le pouls de ton plaisir !

Puis, tu rêves au fond de tes fraîches ruelles
            Contre le store où tu posas
D’une main paresseuse aux grâces sensuelles
            Le citron sur l’alcarazas,

Guettant en récitant ton chapelet d’olives,
            Toute tremblante de ton vœu,
Celui qui va tigrer tes prunelles pensives
            De son maillot rayé de bleu.



LA DANSEUSE AUX BAS ROUGES



Toi qui sur la table d’un bouge
Dansais devant les matelots,
Si nue avec tes longs bas rouges
Flambant ainsi que des brûlots,

Mais gardant toujours, sous le casque
De tes cheveux bleus trop huilés,
Dans ta lourde pâleur de masque
D’immenses yeux inconsolés,


Brune fille à la peau de cuivre
Sentant le musc et le tabac
Qui, devant tous ces hommes ivres,
Regardais, si triste, là-bas,

Sans voir, à travers les fumées,
Brûler ainsi que des tisons
Les ivresses envenimées
De tous ces traqueurs d’horizons,

Se peut-il qu’un jour je t’oublie
Toi, qui, dans ce bouge empesté,
Mêlas tant de mélancolie
Aux gestes de la volupté !



SAINT JEAN



Voici, sous le gratin des rouilles séculaires,
Ton fort se couronnant d’hirondelles, voici
Sous le sourcil obscur de ton créneau noirci
Les siècles mélangés de faste et de colères…

Toute brûlante encor du reflet des galères
Qui, jadis, balançaient leurs fanaux d’or ici,
Ta muraille a gardé cet éclat adouci
Que Puget mit aux yeux de ses sirènes claires.


Dans les trous de boulet de ton rouge granit
L’hirondelle au printemps revient faire son nid
Et, toujours vigoureuse au vent dur qui te fouette,

Tu regardes dans l’aube où tu te ranimas,
À travers l’embrouillis des vergues et des mâts,
L’hirondelle à longs cris saluer la mouette.



ALLONS, RETENTISSEZ…



Allons, retentissez, sifflet des capitaines,
Pourpre des pavillons, claquez au vent latin,
Il semble qu’une ardeur magnifique et lointaine
Jaillit de l’ombre avec les clairons du matin.

Il monte de la mer une odeur fabuleuse,
Les chevaux du soleil foulent les goémons,
Et, des huniers vibrants où la voile se creuse,
Les mousses éperdus reconnaissent tes monts.


Ils entendent déjà, tandis que tu t’allumes,
Les marteaux du radoub vaincre la nuit qui meurt
Et le sombre arsenal tout rougeoyant d’enclumes
Plein de son rêve épique élever ses rumeurs.

Le cri de la vigie a déchiré leur gorge,
Leur sein tressaille aux trous de leurs maillots tigrés
Et le fracas mêlé des cloches et des forges
Émeut déjà la harpe immense des agrès.

Tandis que, balancés sur ces eaux éternelles
D’où tes dômes mêlés de vergues vont sortir,
Ils sentent lentement monter dans leurs prunelles
L’orgueil d’Alexandrie et la splendeur de Tyr.



LE RETOUR DES MARCHANDS



Nous t’acclamons, Marseille, assise sous ton arbre,
                 Le bel olivier argenté,
Blanche et pareille au fond de ta chaise de marbre
                 À la déesse de l’Été.

Tu domines du front le bronze des balustres
                 D’où, nous tes fils, nous t’exaltons,
Et l’émail de la mer timbre ta chaise illustre
                 D’une guirlande de tritons.


Pour te fêter, sur nous flotte l’azur arabe,
                 Le bleu des mers grecques, l’éclat
Des longues îles d’or peintes sur l’astrolabe
                 Et que notre course encercla.

Pensifs, nous t’apportons, rois de la mer foncée
                 Où l’aube allume les requins,
La suave couleur des printemps de Phocée
                 Avec les saphirs africains.

Devant toi, nous voici, nous, les marchands sagaces,
                 En bonnets d’or sur nos balcons ;
Et, fiers d’avoir dompté la trombe et les sargasses,
                 Taciturnes, nous débarquons.

Nous débarquons, fiévreux, sous nos lourdes pelisses,
                 Des pépites dans nos barils,
Las d’avoir affronté des mers rondes et lisses
                 Et plus brûlantes que des grils.


Nos yeux ont contemplé Byzance et Trébizonde
                 Et sur nos brigantins adroits
Nous avons pu toucher, ô Marseille, le monde
                 Aux plus secrets de ses endroits.

Il nous suffit, au fond de nos chambres de poupe,
                 De fermer les yeux pour revoir
Les pachas plus sanglants dans leurs coussins de pourpre
                 Que les grands nuages du soir.

Et pour goûter avec une âpre frénésie
                 Devant nos lits d’aventuriers
L’odorant souvenir des jardins où l’Asie
                 Mêle la colombe aux lauriers.

Maintenant, nous voici ; notre équipage danse
                 Autour de tes arbres fleuris
Et notre or alourdit tes cornes d’abondance
                 Et dans ta chaise tu souris.


La mer qui vient lécher ta sandale s’est tue
                 Autour de nos rouges vaisseaux ;
Les lanternes de poupe au poing de leurs statues
                 Attestent son suprême assaut.

Dans ton hôtel, déjà, l’intendant des galères
                 En habit brodé nous attend…
Vers toi, nous hausserons encor nos coupes claires
                 Avec un vivat éclatant,

Tandis que les valets de nos oiselleries
                 Feront crier et se bouffir
Et s’agiter dans l’or de leurs plumes fleuries
                 Les lointains oiseaux de saphir.

Voici. Les négrillons dont l’aigrette brandille
                 À chaque pas sur le turban
T’apportent la goyave avec la grenadille
                 Gonflés de soleil et flambant.


On débarque déjà la cargaison qui brille
                 Et nous, pieux, nous déposons
Les cartes, le compas et cette arbalestrille
                 Qui mesura tant d’horizons.

Et nos mains, pour prouver le péril de nos œuvres,
                 Ajoutent à notre butin,
Au milieu des joyaux et de l’or, cette pieuvre
                 Que nous trouvâmes, un matin,

Au sortir d’une mer fabuleuse et fétide
                 Où la poupe entière plongeait,
Collée aux seins dorés de la cariatide
                 Que sculpta le jeune Puget !



UNE FLÛTE EN MER



Oh ! souviens-toi, la nuit tombait sur l’entrepont
Où les chevaux liés tremblaient entre leurs planches
Et brassant leur odeur, savonneuses et blanches,
Les lames franchissaient les rambardes, d’un bond…

Aux lampes des hublots allumant ses écumes,
          La mer se révéla dans sa lividité,
          Et devant son gouffre nous eûmes
Le regret des jardins que nous avions quittés.


Alors comme fut douce, à cette heure de peine,
          Pour nos cœurs d’angoisse envahis
          L’humble flûte de ce spahi
Cueillie et peinte un soir sous les palmes lointaines

Qui, sous les yeux profonds des chevaux, élevant
Son émouvant murmure où tant d’âme s’exhale,
Vint mêler au fracas de la mer et du vent
Le souvenir des feux sur les dunes natales.



NEKTAREB


Ô dieu, chef des secrets du Nord et du Midi,
Toi dont l’aube a bleui la nudité poreuse
Et qui prêtes sans fin ta grande oreille creuse
Au silence éternel des sables interdits,
Ô dieu, chef des secrets du Nord et du Midi !

Tu sondes l’infini des dunes familières,
Immobile, accroupi, les mains sur les genoux ;
La caravane ondule au fond des sables roux,
Ô triste effort humain, ô faible fourmilière…
Et tu jettes encor ta grande ombre sur nous.


À peine puis-je atteindre à tes talons de pierre
Que trempèrent la lune et le vent de la nuit,
À peine puis-je, ô dieu, sans cligner des paupières
Voir ces yeux devant qui tant de soleils ont fui.
La Nuit seule a baigné tes aisselles de pierre.

Ceux qui t’ont, lentement, siècle à siècle, érigé
Entre la terre étroite et le ciel sans limites,
La hyène les aura depuis longtemps rongés…
À peine savons-nous le langage et les mythes
De ceux qui t’ont dans l’aube, Insensible, érigé.

J’implore vainement tes pierres éternelles
Et ta face lointaine au rêve aérien.
Quel échafaud puissant me montera vers elle ?
Mais rien ne peut répondre à ma prière, rien…
J’implore vainement tes pierres éternelles !



TOI QUI PARS VERS LE NORD…


Toi qui pars vers le Nord et les plaines de glace
Emporte vers ces bords mes regrets éternels :
Je suis las du soleil sur les maisons de sel
Et des dieux engloutis que la méduse enlace.

Ici le vieil azur n’est jamais adouci
Et son néant royal pèse, implacable et calme,
Sur les sables figés autour des mornes palmes…
Et la mer toujours chaude est immobile, ici.


De ce ciel sans pitié dont la lumière atterre
Tombe tant de tristesse et tant de cruauté
Que les hommes fuyant ses éclats redoutés
Bercent dans le sommeil un oubli solitaire.

Oh ! la mélancolie affreuse des étés,
Et ce que sur l’ennui des golfes et des dunes
Versent en s’élevant ces formidables lunes
Vers qui meuglent sans fin les troupeaux hébétés !

Villes mortes que, seul, le silence contemple,
Et qui sous la torpeur d’un ciel indifférent
Attestent le néant des rêves les plus grands
Et laissent le chacal errer parmi les temples…

Ainsi, sur cette terre où les dieux sont traqués
Plus rien de ce que l’homme a bâti ne subsiste,
Et le nomade, seul, qui s’entête et persiste
Accroche au maigre alfa sa tente aux durs piquets.


Il s’acharne malgré le vent âpre et torride
— Dieu rouge et tout puissant de ces immensités ! —
Et répond d’une triste et sauvage fierté
Au silence éternel des horizons arides.

Si je quitte l’horreur de la plaine et des monts
Pour gagner vers le Nord une mer qui halète,
Je vois sous la splendeur de ses nuits violettes
Les chevaux du soleil souffler sur leur timon.

Ô terre, terre d’or qui, de loin, encourage
Les marins, fascinés comme par la Toison,
À ramer vers ta rive et vers ton horizon,
Dis-moi, quelle Circé règne sur tes mirages ?

Pour me lier à vous, sans un secret remords,
Vénéneux végétaux pareils à des reptiles,
Et vous, arbres de fer dont les fruits inutiles
Sont bleus comme le lait funèbre de la Mort,


Pour me lier à vous, ruines, plaines mornes
Où les chiens en hurlant poursuivent les troupeaux,
Implacable soleil qui traque sans repos
L’homme égaré d’ennui dans les steppes sans bornes,

Ô ma terre, il me faut cette obscure démence,
Ce désir d’infini qui ravage mes yeux
Dans cette solitude où le néant commence
Et qui mêle son vide et ma tristesse immense
À la mélancolie éternelle des dieux !